Au commencement des Trente glorieuses, le décorateur français se définit comme le spécialiste de l’aménagement intérieur coordonnant divers métiers du second œuvre architectural. La désignation professionnelle architecte d’intérieur s’impose progressivement mais ce titre non réglementé renvoie-t-il pour autant à de nouvelles pratiques ? Historiquement, la décoration envisagée comme une branche de l’architecture repose sur l’articulation des composants fixes et mobiles1 de l’espace intérieur et suppose d’œuvrer en architecte2 selon Maurice Dufrène en 1913, d’organiser l’espace ou encore d’équiper3 comme l’exprime Le Corbusier en 1925. En revanche, la décoration dans sa dimension péjorative relève d’une activité ornementale en soi récusée par les modernes4. La transformation sémantique du décorateur en architecte décorateur puis architecte d’intérieur éviterait cette confusion. Si la nuance lexicale s’observe dans les discours, tout n’est pas si tranché ou antinomique en pratiques. La terminologie relève d’une stratégie de différenciation professionnelle5 et d’une volonté collective de statuer sur les spécificités d’une profession connexe6 à celle de l’architecte elle-même en pleine mutation7. Mobilisé au sein de grandes opérations publiques pendant les années 1950, le décorateur élargit le champ de ses activités se situant, lors des années 1960, au carrefour de l’architecture intérieure et du design. La Société des artistes décorateurs8 (SAD) révèle ces changements en raison de son rôle historique majeur dans les constructions identitaires professionnelles par le biais de ses salons et des engagements de ses membres. Notre hypothèse est la suivante : la mise en avant de la conception d’équipements modernes et de nouveaux systèmes modulaires habitables aux salons de la SAD a participé à l’émergence du groupe professionnel des architectes d’intérieur et à l’autonomisation progressive de l’architecture intérieure. L’étude des archives de la SAD9 et des articles de presse spécialisée permet de dégager deux temps forts entre 1953 à 1969 délimitant les deux points principaux de cette communication.
Tout d’abord, il sera question de l’évolution de la décoration moderne architecturale au cours des années 1950. Elle constitue une étape importante vers la reconnaissance de l’architecture intérieure dans la division du travail que se partage architectes et décorateurs. Le second point porte sur les salons des années 1960 et les expérimentations plus indépendantes de l’architecture. Ces recherches ne s’opposent pas à celles sur les surfaces architecturales toujours menées par les décorateurs et artistes plasticiens. Ces dernières témoignent de la synthèse des arts toujours à l’honneur aux salons de 1965 et 1967.
D’un point de vue méthodologique, l’histoire et la sociologie des professions10 fournissent des outils d’analyse pour saisir la notion de groupe professionnel11, l’autodéfinition et l’interaction des groupes. Il s’avère pertinent d’ouvrir l’histoire des arts décoratifs à celle des sociétés professionnelles. Les évolutions programmatiques, esthétiques et techniques des salons de la SAD, indissociables des pratiques12, éclairent un moment crucial de spécialisation professionnelle dans le domaine de la conception globale des intérieurs.
Vers une architecture d’intérieur (1953-1961)
En 1947, l’Exposition internationale de l’urbanisme et de l’habitation propose d’articuler l’urbanisme, le bâtiment, le logement et la décoration afin de définir les méthodes de la reconstruction orchestrée par l’État. Les aménagements d’appartements-témoins des chantiers menés par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme13 aux salons des arts ménagers ou encore les thèmes des salons de la SAD, attestent du rapprochement des décorateurs vers les architectes14. Au cours des années 1950 marquées par la diffusion du mouvement moderne15 et l’urgence sociale, les décorateurs affirment leurs compétences techniques alors même que les conditions de projétation architecturale sont en train de changer. Jacques Dumond, figure centrale de la SAD à cette époque, se prononce en faveur de l’équipement intégré :
Accord qui se traduit le plus souvent par une extension du rôle de ce dernier [le décorateur] amené à régler lui-même au moins l’ordonnance intérieure des locaux et à inscrire dans le rythme architectural la plupart des meubles conçus à cet effet, à réduire, enfin autant qu’il se peut, le nombre et la variété des autres16.
Les choix thématiques des salons prouvent le vif intérêt pour les équipements publics et les normalisations industrielles qui transforment progressivement le paysage architectural français17. À ce titre, la présidence de Jacques Mottheau18 et la vice-présidence d’André Renou19 ouvrent un nouveau chapitre dans l’histoire de la Société. Ils consacrent le Salon de 1953 au secteur de l’hôtellerie et du tourisme en pleine expansion20. Jacques Hitier y présente une chambre-type d’un hôtel économique et le bungalow de vacances du Touring Club de France d’une surface de 10m2, industrialisé par Tubauto, éditeur spécialisé dans l’équipement des collectivités. Tandis que René-Jean Caillette expose du mobilier de série combinable pour chambre d’hôtel, édité par la Manufacture du Meuble de France (MAF) et déclinable dans les logements de classes moyennes. Les décorateurs modernes adaptent le mobilier aux nécessités de confort, de coût et d’économie d’espace. L’organisation générale du Salon, dirigée par l’architecte André Bertrand avec le concours de plusieurs décorateurs, est le résultat des collaborations professionnelles que la SAD souhaite favoriser avec les architectes au-delà des portes du Grand Palais.
En 1954, les nouvelles conditions socio-économiques conduisent le bureau de la SAD21 à choisir pour thème du Salon : la jeunesse dans son cadre de vie. La manifestation s’ouvre plus largement aux logements des jeunes ménages, des étudiants et des enfants, au mobilier scolaire de série ou encore aux prototypes architecturaux de programmes publics. Parmi les collaborations marquantes dans le domaine de la production industrielle, Jacques Hitier22, décorateur actif au Havre, aménage une école préfabriquée avec des chaises économiques en tube métallique et chêne contreplaqué verni (fig. 1). Le mobilier répond aux exigences de la grande série et rejoint les motivations du concepteur de l’équipement, l’architecte Félix Brunau, en termes d’économie, de mise en œuvre et de performances des matériaux. Cet architecte urbaniste, chargé de la planification de la reconstruction du Havre à partir de 1941, travaille avec l’architecte en chef Auguste Perret, président de l’Ordre des architectes23. La SAD veut aussi statuer sur les décorateurs et défend la création d’un Ordre. La reconnaissance des pouvoirs publics n’aboutit pas. Mais cela ne freine en rien les processus de légitimation de la profession engagés par l’Union des artistes décorateurs créateurs d’ensemble (UADCE) et la SAD. Les collaborations avec l’architecte y contribuent, comme celles de l’architecte Urbain Cassan24 et des décorateurs de la SAD pour le Foyer des Lycéennes inauguré à Paris en mars 1954. La commande de cet équipement par le ministère de l’Éducation nationale inclut l’aménagement intérieur. Cinq ensembles, réalisés au Foyer et exposés au Salon de 1954, sont respectivement confiés à René-Jean Caillette25, Jacques Dumond26, Jacques Hitier, Jean Lesage et André Preston. Le programme se limite à la conception de mobilier standard proche des recherches pionnières pendant l’entre-deux-guerres de René Gabriel et Francis Jourdain.
Toujours au Salon de 1954, la section entièrement dédiée à l’architecture scolaire rend compte de l’actualité des constructions françaises au moyen de photographies et de maquettes. Elle atteste de la place prise par les décorateurs sur le nouveau marché du mobilier universitaire. La résidence Jean Zay à Antony (1954-1955) de l’architecte Eugène Beaudouin en est un exemple emblématique. En effet, les équipes participantes au concours doivent être composées d’un architecte constructeur associé à un architecte décorateur créateur et membre d’une association professionnelle. Il en va de même des équipes organisées pour l’aménagement intérieur de la résidence universitaire du campus Paris-Orsay ou de la Maison de la Tunisie à la Cité internationale de Paris en 1952. Bien que de petite série, le mobilier d’Antony est adapté à la production industrielle. Conçu par Jean Prouvé, Charlotte Perriand et des décorateurs de la SAD (dont Raphaël), le style d’ameublement varie d’une cellule-type à une autre. Ce concours représente un modèle d’échanges professionnels, sans confusion entre les rôles de chacun, qui relève de ce que les membres de l’UAM nommaient « le jeu d’équipe ». Les relations entre décoration moderne et architecture au Salon de 1954 se prolongent à l’extérieur du Grand Palais par le jardin et l’équipement sportif de Jacques Dumond et Jacques Hitier avec le concours de la Direction générale de la Jeunesse et des Sports. Le visiteur découvre aussi le Centre culturel des jeunes conçu en préfabriqué par l’architecte André Hermant et le décorateur Gérard Jourdan à partir des éléments de la maison Formes utiles. André Hermant, inscrit à l’atelier d’Auguste Perret à l’École spéciale d’architecture en 1933, oriente ses recherches sur les nouveaux matériaux et procédés de construction depuis 1945 notamment au Havre.
Par conséquent, les architectes et décorateurs engagés sur les grands chantiers publics sont bien présents aux salons de cette décade. La volonté d’accéder à la commande publique explique les revendications du décorateur en tant que technicien. Le vocable, en phase avec la terminologie ministérielle des concours, s’adapte à la nouvelle production industrielle et planification. Les mutations de la commande et du marché de la construction influent sur la principale stratégie de la SAD, parfois paradoxale, qui consiste à défendre des collaborations plus encadrées et un champ professionnel plus large. Et cela dans un contexte où la maîtrise d’œuvre publique et la conception architecturale vont échapper de plus en plus aux architectes27. Si le décorateur souhaite collaborer, il intervient très rarement en amont du projet. Néanmoins, il se positionne favorablement sur le marché de la réhabilitation et des maisons individuelles28 en tant que principal maître d’œuvre.
En 1956, le Salon est dédié au cadre de vie de la femme. L’organisation générale de Jacques Dumond démontre une ambition architecturale grandissante dans la mise en espace des ensembles. Le catalogue d’exposition le proclame avec force29 : les décorateurs modernes ne décorent plus. Ils rejettent en effet l’héritage du tapissier du xixe siècle et de l’ensemblier triomphant à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Ils n’identifient plus leur métier à la conception sur-mesure d’intérieurs luxueux mais reprennent les principes des architectes décorateurs parmi les plus engagés au sein de l’UAM et de la SAD pendant l’entre-deux-guerres. Les décorateurs réaffirment les principes d’harmonisation rationnelle de l’espace interne par le refus d’une surcharge ornementale30 et l’accord fonctionnel avec le cadre bâti. Un foyer féminin dans une grande entreprise, aménagé par Jacques Dumond, côtoie une salle à manger en acajou verni et métal poli de Jean Lesage. Le living room pour jeune couple moderne de Maurice Barret, équipé rationnellement, est accompagné d’une maquette d’architecture. Si leurs rapports ne sont pas toujours étroits, décorateurs et architectes modernes partagent des principes de conception constructive et spatiale déjà énoncés pendant les années 1930. Par exemple, la plupart des intérieurs modernes du Salon réduisent le meuble à trois fonctions : équiper en libérant l’espace au sol, définir des zones d’activités et assurer la mobilité des usages. Un meuble-cloison, formé à partir d’un système d’étagères combinables et juxtaposables, organise l’espace et s’adapte aux nouvelles distributions des appartements31. Le meuble de rangement intégré est conçu pour la série et l’adaptation à tout cadre architectural. Le meuble séparatif, suspendu ou mobile s’apparente à un élément de construction. Bien que l’intégration architecturale soit factice sur les stands du Salon, elle légitime32 implicitement les pratiques réelles du décorateur en tant qu’architecte d’intérieur. Au Salon de 1959, intitulé Formes et présentations d’aujourd’hui33, la valeur organisationnelle prime encore. Le machinisme ne fait plus polémique. Concevoir le cadre de vie moderne, dans un contexte industriel renouvelé, implique de concrétiser le dessein historique des réformateurs des arts appliqués à harmoniser toutes les productions. Pour y parvenir, le décorateur collabore aussi avec l’industriel34. Au Salon de 1959 et surtout en 1961, de grandes firmes35 s’imposent en finançant l’organisation du Salon et ses prototypes mobiliers.
Pendant les années 1950, les questions liées à la professionnalisation sont largement débattues en dehors des assemblées générales de la SAD36. Parmi les sociétaires mobilisés, Jacques Dumond37 participe régulièrement aux Congrès de l’Union internationale des architectes (UIA). En 1953, il y affirme officiellement le rôle du décorateur « comme complément direct de l’architecte38 ». Il réclame des relations étroites et souligne la nécessité d’intervenir en amont du projet de maîtrise d’œuvre. L’incompréhension des architectes français se révèle encore plus forte auprès des architectes étrangers qui assurent presque systématiquement l’aménagement intérieur et la décoration de leur construction. La hiérarchisation française des spécialisations professionnelles étonne et prend à contre-pied la célèbre expression d’Ernesto Nathan Rogers Dal cucchiaio alla città en 1952 dans la Charte d’Athènes. Néanmoins, un appel de la SAD est lancé aux architectes dans la revue Mobilier et décoration en avril 195539 à l’occasion du IIIe Congrès de l’UIA. Tout en respectant les limites imposées par les architectes, les décorateurs peuvent qualifier l’espace intérieur grâce à leur maîtrise spécifique de la lumière, de la couleur, des usages et de l’ameublement :
Les décorateurs, spécialistes de l’aménagement intérieur, comprenant parfaitement les limites que se sont tracées les architectes, déplorent néanmoins de voir abandonner l’œuvre au moment le plus délicat de sa réalisation. En effet, le « cadre de la vie » est à peine ébauché quand l’architecte livre à l’usager les quelques pièces nues qui déterminent le futur logis. […] La spécialisation est devenue obligatoire. Les artistes-techniciens qui se sont consacrés à ces recherches doivent collaborer activement à l’édification de la nouvelle cité, pour qu’elle assure à l’homme tous les bienfaits que la connaissance actuelle permet d’envisager40.
Pour que ces compétences soient reconnues, la volonté de porter un titre clairement défini et protégé par la loi motive les actions de la SAD notamment auprès de la commission de professionnalité du ministère du Travail. Ses représentants, Paul Beucher, alors directeur de l’école Boulle, et André-Louis Pierre, peintre-verrier chargé des questions professionnelles, utilisent les dossiers biographiques des sociétaires afin d’élaborer un référentiel d’activités. Après s’être mobilisés en faveur d’un diplôme unique de décorateur-créateur de modèles et d’ensembles aux côtés des principaux représentants institutionnels des arts appliqués, les syndicats se réorganisent en faveur d’une reconnaissance statutaire auprès des pouvoirs publics et dialoguent avec l’Ordre des architectes. En plein cœur des débats, le premier livre d’or de la SAD publié en 1960 commence par la définition professionnelle du décorateur :
Véritable « chef d’orchestre » de la forme et de la couleur, […] collaborateur étroit de l’architecte, conseiller de l’usager, il aura donc à résoudre des problèmes qui lui demandent une formation et des connaissances variées. L’évolution des fabrications de série pour l’ameublement d’après ses créations ou celles de ses confrères le conduira peut-être à agir aussi comme décorateur-conseil, sorte d’avocat de la demeure, au même titre qu’en d’autres domaines l’avocat-conseil ou l’ingénieur-conseil41.
L’auteur, André-Louis Pierre, distingue l’architecte qui conçoit des boîtes du décorateur qui « organise dans la boîte les éléments intérieurs42 ». À partir de photographies des réalisations de sociétaires, il illustre la diversité des champs d’intervention qui existait déjà pendant la première moitié du xxe siècle : palais nationaux, administrations, firmes industrielles, bureaux de banques, grands hôtels, art sacré, établissements d’enseignement, décors et costumes de théâtre, modèles pour l’industrie. Si les termes décorateur ou décoration sont encore employés pour désigner des conceptions appliquées à l’architecture et à l’objet, le nouveau syndicat de 1961 change de terminologie. Le groupe professionnel est désormais représenté par le syndicat des créateurs d’architecture intérieure et de modèles (CAIM). Joseph-André Motte, qui a collaboré avec de nombreux architectes et présidé la SAD en 1968, pointe la division professionnelle au sein de la maîtrise d’œuvre. Il insiste sur la place de l’architecte d’intérieur dès l’avant-projet :
À l’ingénieur qui élabore le programme et à l’architecte qui le met en forme, les deux se trouvant pris au départ, entre les deux forces conjuguées des données administratives et techniques, il [le décorateur] apporte sa connaissance profonde des besoins de l’homme, le sens de l’humain qui est sa véritable vocation, appuyé sur des connaissances concrètes afin de créer le beau et l’utile dans le plan43.
Dans un premier temps, les décorateurs se positionnent en faveur d’une plus grande intégration architecturale par les meubles, les équipements, l’agencement spatial et l’animation de surfaces. Ils évoquent une décoration d’architecte comme Jacques Dumond :
J’ai donc été amené à penser la décoration en architecte, je ne conçois pas qu’il puisse en être autrement pour moi, et ceux de mes élèves de l’École des arts décoratifs qui viennent travailler chez moi y reçoivent cette même formation44.
Cette approche justifie les termes clairs et valorisants d’architecte d’intérieur. Dans un second temps, surtout au milieu des années 1960, la réaffirmation d’une subjectivité de l’intérieur et l’approche ambiantale prennent une importance proportionnelle à la critique du fonctionnalisme moderne. Les créateurs redéfinissent leur lien à l’architecture et à l’espace.
Vers l’émancipation de la décoration architecturale ?
Le contexte socio-économique et technologique florissant des années 1960 favorise la démocratisation de la décoration et du design en France45.
Dédié au quotidien de la vie d’un homme moderne, le Salon de 1961 se recentre sur le potentiel des matériaux traditionnels ou nouveaux. Cette volonté est encore plus perceptible en 1963 par la mise en valeur du bois et produits dérivés, des produits verriers, du rotin, des matières lamifiées, de l’acier inoxydable, de l’aluminium et des textiles synthétiques. Les thèmes de recherche tentent de démontrer les déclinaisons techniques et esthétiques possibles, du meuble à la cloison, de l’objet à l’espace.
Au Salon de 1965, la décoration architecturale prédomine et les collaborations techniques s’observent à nouveau sous la forme de prototypes architecturaux. Mais c’est surtout le renouveau des surfaces architecturales qui caractérise ce Salon. À l’instar d’André Simard et Alain Ferré, l’usage expressif et fonctionnel du plâtre est exploré pour des murs équipés. Dans la nouvelle section murs plâtre du Salon, des artistes proposent leurs récentes recherches architectoniques : Jacques Bertoux, du collectif pluridisciplinaire l’Œuf, un mur à utilisations variables ou encore le sculpteur Jean-Pierre Demarchi, une étude de liaison intérieur-extérieur dont la partie inférieure est en plâtre moulé. Antoine Philippon et Jacqueline Lecoq conçoivent un décor total autour du motif en pointe de diamant inversée, du bahut suspendu en passant par les lambris muraux jusqu’au plafond46.
Au Salon L’Art de vivre de 196747, les études structurelles et décoratives se multiplient sur les surfaces et renouvellent l’intégration entre l’architecture et les arts appliqués. L’affirmation de l’ornementation architecturale et du revêtement mural plus sculptural font du mur vivant le thème du Salon en faveur d’une « décoration structurelle, aérienne, spatiale48 ». Indépendamment de l’ap-partenance de l’œuvre aux diverses catégories, nommées dans le catalogue, art mural, décoration murale, architecture ou architecture intérieure, Michel Jankowski49 insiste sur l’intégration :
L’animation des surfaces murales rejoint des préoccupations plus architecturales que décoratives. L’architecture intérieure, quand elle s’affirme résolument actuelle, attache plus d’importance aux surfaces et aux volumes qu’à tout ce que l’on peut ajouter dessus ou dedans. C’est un souci de vérité qui est à la base de cette conception. C’est aussi une tendance de synthèse qui rapproche dans une même œuvre l’extérieur de l’intérieur, le squelette et la peau, la structure et l’épiderme. L’un et l’autre dans certains cas-limites, ne faisant qu’un50.
Suivant une approche décorative globale, Antoinette Rigaud-Monin et Gérard Torrens aménagent un salon de lecture « démeublé », revêtu de lambris laqués orange. La perception du volume cubique du salon est modifiée par cette double peau. L’ouverture plus grande à l’art mural et la pluridisciplinarité artistique51 est attestée dans la section particulière des matériaux (métaux, Formica, bois, mosaïque de Briare, plâtre, lin, produits verriers, fibrociment, cuir, ardoise, tapisserie). L’Atelier de Malherbe présente un claustra intérieur conçu par le sculpteur Charles Gianferrari (membre du Mur Vivant et de l’Œuf52) composé d’éléments de verre pivotants et combinables. De nombreux ensembles aménagés par les décorateurs sont animés de plafonds conçus par des artistes comme celui de Joseph-André Motte par André Borderie. La vingtaine de plafonds en plâtre présentés renforce le caractère architectural des stands. La modularité structurelle des revêtements répond à celle des meubles et des nouveaux systèmes habitables. Les éléments du jeune designer Christian Adam par exemple (fig. 2), montrent l’influence des units expérimentales de l’italien Joe Colombo. Au-delà d’une conception du décor réduit au pur embellissement, l’utilisation optimale de l’espace habitable explique la modularité d’éléments mobiliers définissant, selon les besoins et les usages, des relations plus libres entre contenu et contenant. Elle redéfinit ainsi la hiérarchie entre l’architecture et l’espace intérieur. Si la maison préfabriquée de loisirs trouve toujours une place au SAD53, force est de constater l’importance prise par les recherches plus indépendantes du cadre architectural.
Le Salon de 1969, sous la présidence de Jacques Dumond, montre la part croissante de l’animation murale autour du thème de la lumière qui préoccupe tout autant l’architecte, l’artiste, le designer que l’architecte d’intérieur. Néanmoins, c’est l’expérimentation de systèmes modulaires en mousse synthétique (des « sièges-sol ») qui singularise ce Salon. Par exemple, la cellule d’habitation de Christian Adam, édité par Charron avec le concours des sièges Zol et des mousses NB plastiques, se compose d’éléments qui, juxtaposés au sol et au mur, créent des volumes variables. L’architecture devient mobilier ou le mobilier se fait architecture. Des coussins sur rayonnages verticaux de Patrice Collet et Jean-Claude Ponthus coulissent jusqu’au sol. Yves Christin aménage une aire de repos à partir de sièges nacelles accolés, édités par Airborne. Christian Ragot et Michel Cadestin signent un puzzle d’éléments en mousse tendue de jersey qui se compose selon les besoins ou l’espace disponible. Leur Alcôve 2000, de mousse en boudins couvrant sol et murs, est très remarquée par la presse tout comme la sculpture habitable en bois laqué de Roger Lecal, sorte de fauteuil relax à deux étages. Ces exemples d’environnements offrent une typologie nouvelle de mobilier adapté à des usages multiples et des espaces faits depuis l’intérieur. L’avènement de systèmes d’aménagement plus évolutifs place l’usager dans un rôle actif. Il manifeste une forme de libération de l’art décoratif historiquement gouverné par l’architecture.
Pour conclure
Depuis l’entre-deux-guerres, les principes rationalistes modernes dans l’aménagement intérieur ont déplacé les prérogatives stylistiques du décorateur vers des préoccupations plus techniques et spatiales. Dans le contexte favorable jusqu’aux chocs pétroliers, cette spécialisation s’affirme progressivement sur un nouveau marché de services dont témoignent les salons de la SAD. Les processus de reconnaissance professionnelle par rapport aux architectes, indiqués dans les changements terminologiques, seront plus conflictuels après les chocs pétroliers. Outre la mobilisation collective des décorateurs et les problématiques professionnelles, la présentation scénographique des ensembles aux salons de la SAD a participé au processus d’émancipation des intérieurs. Ce phénomène plus large s’observe dans l’histoire de l’architecture et du design radical54 des années 1960. L’architecture intérieure s’affirme comme une discipline et pratique de l’espace. Plus récemment, Roberto Zancan envisage « l’architecture par l’intérieur [comme] un épicentre, […] un laboratoire à partir duquel repenser toutes les disciplines de l’espace55 », ouvrant l’intérieur vers d’autres redéfinitions56 conceptuelles parfois réconciliées avec la décoration et pertinentes à l’échelle urbaine.