Formé à l’École nationale des arts décoratifs, Maurice Dufrène (1876-1955) débute sa carrière au tournant des xixe et xxe siècles, à l’époque de l’Art nouveau, notamment comme l’un des principaux collaborateurs de la galerie La Maison Moderne de Julius Meier-Graefe (1867-1935)1. Évoluant stylistiquement à l’aube des années 1910 et figurant parmi les premiers représentants de ce qui prendra rétrospectivement le nom d’Art déco, il fait partie des personnalités phare du milieu des arts décoratifs français durant plusieurs décennies, et expose encore ses œuvres, en certaines circonstances, quelques années après la Seconde Guerre mondiale2. Au sein d’une carrière s’étendant sur un demi-siècle, l’historiographie a en grande partie retenu sa collaboration avec les Galeries Lafayette, en tant que directeur artistique des ateliers d’arts appliqués « La Maîtrise », créés en 1922 et dont le pavillon érigé à l’occasion de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, à Paris, fut particulièrement remarqué3. Alors que le contexte dans lequel Dufrène mène son activité au cours de la décennie qui précède demeure bien moins connu, il ne s’agit pas moins de l’une des périodes les plus fécondes de sa carrière. C’est en effet dans le cadre de la société Maurice Dufrène et Cie, active de 1912 à 1921, installée dans un hôtel particulier au 22, rue Bayard à Paris, que le décorateur crée notamment certains modèles de meubles et d’objets parmi les plus caractéristiques de sa production. En l’absence d’archives provenant directement de cette entreprise, c’est par le croisement de sources diverses que l’on peut tenter d’en reconstituer en partie l’histoire. Parmi elles, le contenu d’un dossier relatif au 22, rue Bayard, conservé au Département d’Histoire de l’Architecture et d’Archéologie de la Ville de Paris, constitué pour l’essentiel de photographies prises en 1918 par Charles Lansiaux (1855-1939) pour le Casier archéologique et artistique de la Ville de Paris, est un témoignage visuel particulièrement rare, invitant à revenir sur cette période centrale dans la carrière du décorateur.
Un hôtel particulier pour une société de décoration
Afin de mieux cerner l’intérêt des documents que cet article entend étudier, il convient dans un premier temps de revenir sur l’histoire de la société Maurice Dufrène et Cie qui, en raison d’une dispersion des informations, ne peut être reconstituée que de façon fortement parcellaire. Dans les catalogues des expositions, alors que le nom de Dufrène était précédemment associé aux adresses de ses domiciles parisiens successifs4, c’est semble-t-il à l’occasion du Salon d’Automne de 1912 que le 22, rue Bayard est mentionné pour la première fois5. Lors de cette manifestation, le décorateur présente notamment un aménagement de bibliothèque en noyer sculpté et ciré appartenant à un certain Paul Watel qui, s’avérant être bien plus qu’un simple client, a fait partie quelques mois plus tôt des trois associés fondateurs d’une société en nom collectif, la Maurice Dufrène et Cie. Le 13 juillet 1912 est en effet signé un acte, enregistré le mois suivant au tribunal de commerce de la Seine, ayant pour objet la création de cette entreprise « se rattachant à l’ameublement, à l’architecture, à la décoration intérieure ou extérieure et, d’une façon générale, à l’art décoratif dans toutes ses applications », et comportant trois dirigeants6. Maurice Dufrène, qui apporte notamment « sa compétence artistique et technique, sa personnalité », en est le directeur artistique et s’associe à deux hommes, Étienne Leroux et Paul Watel. Peu d’éléments ont été retrouvés au sujet de Leroux, qui est désigné « directeur commercial ou technique » et apporte son « expérience des affaires et son activité ». Il apparaît toutefois qu’il travaillait déjà pour Dufrène depuis quelque temps : en témoignent, d’une part, un reçu adressé par le décorateur le 25 août 1911 à l’un de ses clients, le chimiste et biologiste Gabriel Bertrand (1867-1962)7, portant la signature de Leroux, et, d’autre part, la mention de ce personnage, dès 1911 et début 1912, en tant que collaborateur, pour la création d’étoffes et de décorations murales, à l’occasion d’envois au Salon de la Société des artistes décorateurs et au Salon d’Automne8. Ne se cantonnant donc pas aux fonctions administratives et techniques qui lui sont assignées dans l’acte de création de la société, telles qu’établir les devis, surveiller les chantiers en cours ou assurer les réparations des machines9, Leroux a également une pratique artistique, participant par exemple, selon certains articles de presse10, à la création de la bibliothèque aménagée pour Paul Watel, ensemble précédemment cité, alors considérée par Louis Vauxcelles comme « le chef-d’œuvre de Maurice Dufrène11 ». Paul Watel, troisième homme à l’origine de l’affaire qui s’installe alors au 22, rue Bayard, dans un hôtel particulier appartenant à la veuve d’un médecin, le docteur Adolphe Nivert, en est désigné « directeur financier et comptable », fournissant, de fait, le capital de la société, à hauteur de 500 000 francs12. Il apparaît dès lors tel une sorte de mécène, tout en y trouvant certainement son propre intérêt pécuniaire. Il sollicite par ailleurs le décorateur pour l’ameublement de son hôtel particulier du 30, avenue Marceau, non seulement pour la bibliothèque déjà évoquée13, mais aussi pour d’autres réalisations, notamment une salle à manger reproduite en 1921 dans la revue Art et décoration14. En 1917, des dissensions apparaissent au sein de l’entreprise, opposant Dufrène et Watel à Leroux, dont la nature exacte demeure inconnue, mais qui causent une « mésintelligence [empêchant] le fonctionnement de la société et […] de nature à porter préjudice aux intérêts des associés et des tiers15 ». La dissolution et la liquidation de l’affaire sont prononcées le 8 mai par le tribunal de commerce de la Seine, avant qu’un accord, acté le 22 mai, ne soit trouvé, Leroux se retirant contre compensation financière16. Un peu plus de deux ans plus tard, alors que Watel part à son tour de l’entreprise, Dufrène trouve un nouvel associé en la personne du constructeur aéronautique Pierre Levasseur (1890-1941), ce qui permet la création, durant l’été 1919, d’une nouvelle société, cette fois en commandite simple, qui se porte acquéreur du fonds de commerce, et poursuit, sous le même nom, les mêmes activités17. Alors que l’entreprise était précédemment locataire de l’hôtel particulier du 22, rue Bayard, la Maurice Dufrène et Cie l’achète auprès de la veuve Nivert, à la toute fin de la même année, pour la somme de 500 000 francs18. Toutefois, malgré les commandes reçues et un chiffre d’affaires assez élevé réalisé au cours de l’année 1920, l’entreprise fonctionne à perte, comme indiqué dans le procès-verbal de l’assemblée générale qui se tient le 2 mars 1921, lors de laquelle sont votées sa dissolution et sa liquidation19. Pourtant, c’est à peu près deux semaines plus tard que la Maurice Dufrène et Cie ouvre dans ses locaux, pour une durée de deux mois, une exposition qui, bien qu’elle ne soit jamais évoquée comme telle, ni dans la presse20, ni dans le carton d’invitation imprimé en cette occasion21, était certainement destinée à liquider les fonds de la société. C’est du reste quelques mois plus tard, à l’automne, que Dufrène débute sa longue collaboration avec les Galeries Lafayette22.
Bien que la Maurice Dufrène et Cie ne soit au départ que locataire de l’immeuble du 22, rue Bayard, des travaux sont rapidement engagés, le décorateur concevant dès 1912 le dessin d’une nouvelle façade. Le cliché qui en fut pris en 1918 par Charles Lansiaux (fig. 2) demeure à ce jour le seul témoignage photographique d’époque retrouvé montrant cette façade, tout du moins dans son ensemble. Une vue rapprochée de la porte d’entrée en fer forgé fut en outre publiée en 1919 dans La Renaissance de l’art français et des industries du luxe, sans que la légende l’accompagnant, se contentant d’un laconique « porte d’hôtel », ne mentionne sa localisation23. Des documents conservés au Centre d’archives d’architecture contemporaine sont presque parmi les seuls permettant d’évoquer les travaux réalisés. Leur présence dans le fonds Granet est quelque peu obscure, rien ne permettant de véritablement déterminer un quelconque degré d’implication d’André Granet (1881-1974) dans les travaux concernés. Elle pourrait toutefois être reliée à la réalisation par cet architecte, à la même époque, de l’hôtel particulier du 30, avenue Marceau, pour Paul Watel, soit l’un des associés de la Maurice Dufrène et Cie. Quoi qu’il en soit, ces documents consistent, d’une part, en un bleu d’architecte comportant la signature de Dufrène et montrant l’élévation du bâtiment, sur deux étages et, d’autre part, quatre plans, se rapportant au sous-sol, au rez-de-chaussée, au premier étage et aux combles, datés des 6 et 16 septembre 1912, réalisés par un certain P. Boudard, architecte parisien exerçant au 72, rue de Miromesnil24. Instructifs quant à l’organisation spatiale des locaux, notamment en ce qui concerne les deux niveaux – rez-de-chaussée et premier étage – où se déployaient les différentes pièces composant les showrooms, au sein desquels Dufrène présentait à sa clientèle des aménagements d’intérieurs complets, tels ceux visibles, plus tard, dans les clichés pris par Charles Lansiaux. Il fallut visiblement attendre un certain temps avant que le chantier ne soit pleinement achevé, et il semble ne l’avoir été que peu de temps avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. En effet, un article du journaliste André Warnod (1885-1960), publié le 9 juin 1914 dans le journal Comœdia, indique que la « maison » dans laquelle Dufrène a installé son activité n’est, à cette date précise, « pas encore tout à fait terminée ». Le journaliste précise :
[…] on ne peut donc encore en avoir une impression juste, alors qu’elle est livrée aux ouvriers, que les meubles ne sont pas à leurs places, que des échelles et des échafaudages dressent leurs arabesques imprévues.
Mais telle qu’elle est, on peut prévoir qu’elle sera une manifestation très significative et très importante qui ne manquera pas d’avoir d’excellents résultats25.
Il est possible que les deux photographies qui illustrent cet article, montrant l’aménagement d’une chambre d’homme, aient été prises au sein du 22, rue Bayard avant même l’achèvement complet des travaux, mais il faut attendre les suites de la guerre pour vraiment trouver, de façon plus explicite, des témoignages visuels des showrooms en question.
L’inscription au Casier archéologique de Paris et du département de la Seine
Ainsi, si les showrooms de Dufrène semblent n’avoir été achevés qu’à l’aube de la guerre, le décorateur n’en eut pourtant pas moins l’occasion, bien que de façon fortement ralentie, de poursuivre certaines de ses activités durant le conflit. Mobilisé, il parcourt la France à partir de 1915 en tant que « convoyeur militaire de munitions et de matériel26 ». Affecté début 1917 au premier groupe d’aviation comme contrôleur des hélices, il se retrouve à l’hôpital militaire auxiliaire de Saint-Leu-la-Forêt, pour faiblesse générale, du 3 septembre au 2 octobre27. Mais il a également l’occasion, lorsqu’il est à Paris, de donner des conférences28, ou même, le 13 décembre 1916, de proposer aux membres de l’Académie des arts de la fleur et de la plante29 une visite de l’hôtel particulier de la rue Bayard, celui-ci connaissant déjà une certaine visibilité.
C’est justement en 1916 qu’est créé le Casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine, lancé à l’initiative de l’architecte-voyer Louis Bonnier (1856-1946). Placé sous l’égide de la Commission du Vieux Paris, il avait pour objectif la réalisation d’un inventaire architectural et urbain de ce que l’on dénommait déjà le « Grand Paris », et fut constitué jusqu’en 192830. Cet inventaire ne manquait pas, dans certains cas, de porter son intérêt sur certaines réalisations parmi les plus récentes. C’est dans ce contexte que Maurice Dufrène fut sollicité en 1918 pour y faire figurer l’édifice du 22, rue Bayard, non seulement pour sa façade, mais aussi pour livrer un témoignage des aménagements intérieurs dits « modernes » que l’on pouvait y trouver. Parmi les près de 2 000 dossiers du Casier archéologique et artistique, aujourd’hui conservés au Département d’Histoire de l’Architecture et d’Archéologie de la Ville de Paris, celui se rapportant au 22, rue Bayard contient en particulier une lettre adressée par Dufrène à Bonnier, datée du 22 octobre 1918 (fig. 1)31. Écrite sur un papier à en-tête dessiné par le décorateur, l’un des trois connus pour la Maurice Dufrène et Cie32, elle est informative quant à l’organisation de la visite dans ses locaux :
Monsieur Bonnier.
Cher Monsieur,
On me fait part de l’intention que vous avez de faire visiter mon hôtel à un groupement. Je suis très touché et honoré de ce témoignage d’intérêt et je puis vous assurer de mon entière disposition.
Toutefois, mon hôtel ayant été déménagé cette saison dernière pour les motifs que vous savez, il est dans un état de déménagement et de réinstallation bien peu favorable à une visite profitable. Plusieurs pièces sont vides et à l’état de chantiers. Si cela était possible il serait préférable que cette visite se fasse à la fin de novembre, époque à laquelle tout sera remis en place et en partie renouvellé [sic].
Je demeure néanmoins tout disposé à vous ouvrir toutes grandes les portes si pour des raisons particulières vous ne pouvez attendre jusqu’à cette date.
Je vous remercie de votre confiance et vous assure, cher Monsieur, de mes très respectueux et très sympathiques sentiments.
Maurice Dufrène
22 octobre 1918
Ainsi, bien que l’on ne sache pas à quel moment précisément Dufrène fut contacté, les raisons qu’il invoque afin de repousser la rencontre envisagée sont probablement liées aux perturbations engendrées par le conflit sur le point de s’achever. C’est en effet au sortir de la guerre que la visite a lieu, le dossier du Casier archéologique et artistique comportant l’inscription suivant, au crayon à papiere : « Visite n° 97 / 27 Nov 1918 ». Ce n’est donc qu’un peu plus de deux semaines après la signature de l’armistice que huit photographies sont prises au 22, rue Bayard. Outre un plan cadastral33, les autres éléments du dossier consistent en effet en huit photographies34 accompagnées d’une liste précisant, pour chaque cliché, le sujet représenté ainsi que deux numéros, l’un correspondant au numéro du négatif, l’autre se rapportant au numéro de la plaque de projection réalisée pour les présentations effectuées lors des séances de la Commission du Vieux Paris35. Ce document mentionne également l’auteur de ces prises de vues, à savoir Charles Lansiaux, de fait l’unique photographe employé pour les reportages du Casier archéologique et artistique, tout du moins jusqu’à son départ en retraite en 1923, son employé Édouard Desprez lui succédant alors dans cette tâche36. L’un des clichés montre ainsi la façade de l’hôtel particulier occupé par la Maurice Dufrène et Cie, façade dessinée par le décorateur, telle qu’elle apparaissait également sur le bleu d’architecture précédemment cité, daté de 1912, mais agrémentée ici de drapeaux et fanions évoquant la victoire toute récente des Alliés (fig. 2). À gauche, se distingue en outre l’entrée du 22 bis, rue Bayard, faisant partie du même ensemble mais portant alors l’enseigne d’un autre locataire, le « Garage Bayard ». Les photographies suivantes proposent en quelque sorte une visite d’une partie de l’édifice, invitant d’abord à pénétrer les lieux par un escalier (fig. 3), montrant ensuite les abords, au rez-de-chaussée, d’un autre escalier, à la rampe sculptée (fig. 4) et menant à l’antichambre du premier étage, visible dans un autre des clichés pris par Lansiaux (fig. 5). Quatre autres photographies montrent enfin les aménagements complets de pièces. On ne peut pas précisément les localiser au sein de l’hôtel particulier, mais elles étaient probablement situées au premier étage. Ainsi en est-il d’une chambre à coucher (fig. 6), d’un cabinet de travail (fig. 7) et d’un boudoir (fig. 8), qui peuvent indifféremment correspondre aux pièces désignées au premier étage sous le qualificatif de « chambre » dans le plan dressé par l’architecte Boudard en septembre 1912. Un dernier cliché montre, de façon assez singulière, l’aménagement d’une salle de billard dans la continuité de laquelle s’ouvre une autre pièce, semblant correspondre à un bureau (fig. 9). Alors que se distingue, en partie supérieure, ce qui paraît être une verrière, cet espace pourrait tout à fait correspondre à celui qui, dans le même plan de Boudard, est désigné en tant que « vérandah », ouvrant sur une antichambre.
Si les photographies prises par Lansiaux ne sauraient évidemment pas rendre compte des showrooms de Dufrène dans leur intégralité – les aménagements présentés étaient de toutes manières, régulièrement renouvelés –, elles n’en restent pas moins la principale source visuelle à leur sujet, complémentaire d’autres documents plus épars. Ainsi, la revue Art et décoration publie un article de Dufrène en mai 1921 dans le cadre de son « enquête sur le mobilier moderne », agrémentée d’assez nombreuses illustrations37. Si plusieurs de ces clichés furent peut-être pris au sein des locaux de la Maurice Dufrène et Cie, déjà dissolue à ce moment précis, l’un deux seulement, montrant un « Angle de hall », comporte en légende la mention « Hôtel de Maurice Dufrène »38. Différents éléments présents dans cette photographie, notamment une vitrine dont seule une petite partie se distingue, se retrouvent dans une vue bien plus large du même espace, publiée dans un portfolio présenté par Henri Clouzot (1865-1941) et intitulé Le style moderne dans la décoration intérieure39. Ce croisement des sources permet donc d’identifier le lieu représenté, soit l’une des pièces du 22, rue Bayard, que l’on retrouve du reste, sous un autre angle de vue, dans une autre planche du même portfolio40. Il correspond, de toute évidence, au vaste espace en deux parties désigné en tant que salon et salle à manger dans le plan de Boudard, mesurant plus de 70 m2 et occupant ainsi plus d’un tiers des locaux aménagés au rez-de-chaussée. Cette même pièce peut encore être identifiée dans deux autres photographies, l’une publiée en 1925 dans un ouvrage de Léon Moussinac41, l’autre, en couleur, parmi les autochromes exposées entre 1921 et 1923 au Salon du Goût français, aujourd’hui conservés au Musée des arts et métiers à Paris42. Si bien des intérieurs aménagés par Dufrène furent à l’époque publiés sans précision de lieu, il est probable que plusieurs d’entre eux soient localisés rue Bayard. Tel est notamment le cas d’autres pièces encore qui ont été également publiées dans le portfolio de Clouzot43, comportant aux murs des éléments de décoration fixe similaires à ceux visibles, pour des ameublements différents, dans certains des clichés pris par Lansiaux en 1918. Ainsi, les photographies réalisées à l’initiative du Casier archéologique et artistique dans les showrooms de Dufrène au sortir de la Première Guerre mondiale s’intègrent à la reconstitution d’une documentation livrant un témoignage d’une période particulièrement féconde au sein de la carrière du décorateur.
Une période féconde dans la carrière de Maurice Dufrène
C’est finalement par le croisement de sources iconographiques assez dispersées, dont celles précédemment étudiées, qu’il est permis d’avoir une vision plus complète de la production, luxueuse et diversifiée, de Maurice Dufrène à cette période bien précise. Les rapprochements possibles sont assez nombreux. Plusieurs meubles et ensembles photographiés par Lansiaux en 1918 sont ainsi connus ou identifiables dans d’autres contextes. On peut notamment y reconnaître des modèles déjà plus anciens, dessinés par le décorateur avant la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire durant les années où, prônant des applications décoratives plus sobres et rationnelles, il fait partie de ceux qui, assez tôt, assurent une transition de l’Art nouveau à l’Art déco. Ainsi, une vitrine visible à gauche dans l’antichambre du premier étage (fig. 5) est identique à celle réalisée dès 1911-1912 pour Gabriel Bertrand44, conservée aujourd’hui au musée d’Orsay45. Dans la même pièce, la grande lampe électrique visible à l’arrière-plan est quant à elle documentée dès 191346 tandis que l’amas de coussins brodés avoisinant relève d’un goût que le décorateur développe dès la même époque47. De même, dans la partie droite du cliché montrant la salle de billard (fig. 9) figure la moitié d’un fauteuil, coupé par le cadrage, modèle se retrouvant parmi les illustrations d’un article de Dufrène dans Art et décoration en 191348. Un autre modèle de fauteuil encore, visible dans le cabinet de travail (fig. 7), agrémentait déjà une chambre à coucher en 191449. Néanmoins, nombre des œuvres alors proposées aux visiteurs correspondaient à des modèles créés bien plus récemment, se caractérisant parfois par des références plus appuyées aux styles de la fin du xviiie siècle et du début du xixe, du style Louis XVI au style Empire, en particulier pour des meubles aux pieds cannelés ou encore par l’usage de motifs d’enroulements. Tel est par exemple le cas du boudoir alors photographié par Lansiaux (fig. 8), que l’on retrouve exposé quelques mois plus tard au Salon de la Société des Artistes décorateurs de 191950.
Ainsi, bien que se déroulant à une date bien précise, le 24 novembre 1918, la campagne photographique réalisée au 22, rue Bayard à l’initiative du Casier archéologique et artistique offre un panorama assez diversifié des produits proposés par la Maurice Dufrène et Cie depuis sa création, panorama qui, pour les dernières années d’existence de l’entreprise, se complète des sources postérieures évoquées plus haut. Il est également intéressant d’établir un parallèle entre cette documentation iconographique et une bonne partie des œuvres de Dufrène que conserve le Musée des Arts décoratifs à Paris. Le fonds en question est en effet issu de plusieurs donations successives, effectuées entre 1968 et 1987 par la famille de Pierre Levasseur, d’abord par son épouse, puis par Colette Levasseur, fille du couple51. L’ensemble comporte notamment une chambre à coucher en palissandre et ébène de Macassar destinée à l’usage personnel des Levasseur52, d’un modèle dont la diffusion et la visibilité sont également attestés dans d’autres contextes53. Toutefois, bien d’autres éléments issus de ces donations s’avèrent soit plus singuliers, soit détachés de tout aménagement intérieur précis. En effet, bien que ces réalisations ne soient pas désignées comme telles au moment de leur entrée dans les collections54, nombre d’entre elles correspondent à n’en pas douter à des objets qui étaient restés dans la famille à la suite de la fermeture en 1921 de la société dont Pierre Levasseur avait été l’un des liquidateurs. Elles apparaissent tels les rares vestiges matériels du « fonds d’atelier », livrant un témoignage, certes ténu, du mode de fonctionnement de la Maurice Dufrène et Cie. Ainsi, des essais de décors en papier gouaché appliqués sur des vases blancs55 se révèlent être les maquettes de certains modèles dessinés par Dufrène pour la manufacture de Sèvres à partir de 191456. En matière de céramique toujours, six « pendentifs » peints et pas moins de 110 petits carreaux dorés et peints57 sont également identifiables comme ayant été produits à Sèvres en 191458 : destinés à l’ornementation de meubles, les mêmes carreaux, disposés en frise, se rencontrent dans le décor d’une vitrine en loupe d’amboine, exposée à la Panama-Pacific International Exposition de San Francisco en 191559. Le fonds Levasseur comporte aussi de nombreux éléments en bronze doré – quatre sonnettes, huit pendentifs, six anneaux et 25 poignées de tirage60 – employés par Dufrène pour ses diverses créations mobilières : les mêmes modèles d’anneaux et de poignées sont par exemple utilisés pour les meubles composant le cabinet de travail (fig. 7) et la chambre à coucher (fig. 6) photographiés par Lansiaux en 1918. De nombreux échantillons textiles, de dimensions variées, sont également conservés et se présentent tels qu’ils étaient probablement proposés aux clients de la Maurice Dufrène et Cie. Les motifs de certains d’entre eux sont d’ailleurs rendus visibles dans les clichés qui nous occupent, que ce soit celui d’oiseaux parmi les feuillages, tendu aux murs de la chambre à coucher (fig. 6), ou celui formé de feuilles de ginkgo, connu dès 1909 dans la production de Dufrène61, toujours utilisé neuf ans plus tard pour la garniture du fauteuil et de la chaise longue disposés dans le boudoir (fig. 8). Citons encore, dans le fonds Levasseur, des meubles miniatures qui ne dépassent pas une douzaine de centimètres de haut, certainement utilisés au sein de l’entreprise pour composer les maquettes d’aménagements intérieurs.
Malgré ces différentes découvertes et la documentation rassemblée, il reste beaucoup à apprendre quant à la manière dont Dufrène menait alors son activité. Celle-ci était en tout cas assez diversifiée, le décorateur œuvrant pour une clientèle aisée, par exemple le banquier David David-Weill (1871-1952)62, et fournissant même des meubles et des textiles pour les décors d’un film, Narayana de Léon Poirier (1884-1968)63. Peu d’informations ont été retrouvées à propos des divers collaborateurs dont le décorateur put alors s’adjoindre les services, mais il est possible de lister quelques noms, comme ceux de Félix Bellenot (1892-1963)64, d’Henri Lebasque (1865-1937)65, ou encore de Suzanne Guiguichon (1900-1985) qui affirma bien plus tard avoir travaillé dans les ateliers de la rue Bayard avant de suivre son ancien professeur à « La Maîtrise66 ». Le passage, dans la carrière de Dufrène, des locaux de la rue Bayard à ceux de l’atelier d’art appliqué des Galeries Lafayette au 36, rue Blanche, ne doit d’ailleurs pas être totalement vu comme une rupture. Ainsi, au commencement de la collaboration avec le grand magasin parisien, un exemplaire de la même chambre à coucher que celle des Levasseur se retrouve exposé fin 1921 au Salon d’Automne, mais avec désormais la mention au catalogue de son édition par les Galeries Lafayette67. De fait, nombre de modèles déjà produits à l’époque de la Maurice Dufrène et Cie se retrouvèrent peu de temps après sur les stands de « La Maîtrise ». Si l’on en revient par exemple aux prises de vues réalisées pour le compte du Casier archéologique et artistique en 1918, plusieurs meubles composant ces aménagements, comme le fauteuil et la sellette visibles dans l’antichambre du premier étage (fig. 5), se reconnaissent, dans des variantes plus ou moins identiques, au sein des tout premiers catalogues commerciaux diffusés en 1922 par les Galeries Lafayette68.
Conclusion
L’activité que le 22, rue Bayard avait abritée entre 1912 et 1921, et dont le Casier archéologique et artistique avait pourtant souhaité fixer le souvenir, fut finalement assez vite oubliée. Alors que l’immeuble est finalement revendu en 1923 par la Maurice Dufrène et Cie à une antiquaire, Marianne Kinceler69, on précise, dans La Renaissance de l’art français et des industries du luxe, que celle-ci « a acheté, 22, rue Bayard, à quelques pas des Champs-Élysées, l’ancien hôtel du décorateur Maurice Dufrène, qu’elle a rempli de magnifiques spécimens de l’art chinois70 ». La photographie venant illustrer cet article71, rendant visible la marchandise en question, fut prise dans le salon, laissant encore apparaître aux murs et au plafond des éléments de décoration fixe antérieurement créés par Dufrène. Kinceler loue ensuite les locaux au couturier Daniel Gorin, qui engage en 1927 des travaux visant à la transformation de l’espace intérieur et à une surélévation d’un étage72. En 1933, l’édifice abrite l’Association française de gymnastique harmonique d’Irène Popard (1894-1950)73, restée célèbre pour la méthode d’expression corporelle qu’elle y enseignait. Enfin, en 1936, Radio-Luxembourg, rebaptisée RTL en 1966, s’installe dans l’immeuble. Si la façade dessinée par Dufrène est, à ce moment-là, toujours visible, le souvenir de son auteur est désormais bien loin. En effet, alors qu’une nouvelle phase de travaux est engagée à partir de la fin des années 1960, la documentation relative à la délivrance du permis de construire n’évoque plus qu’« un hôtel de style néo-égyptien [sic] datant du début du siècle » ou, pire encore, « un ancien hôtel particulier de style indéfinissable74 ». Outre une surélévation de plusieurs étages, le projet mène à la pose en façade, en 1972, d’un « habillage », aujourd’hui bien connu, conçu par Victor Vasarely (1906-1997). Ce n’est que lorsque RTL quitte ces locaux que la dépose de l’œuvre de Vasarely, en 2017, laisse réapparaître certains des ornements architecturaux dessinés plus d’un siècle plus tôt par Dufrène, depuis détruits avec l’ensemble du bâtiment, hélas, faute de protection patrimoniale. Leur disparition rend, de fait, plus précieuse encore la documentation historique et iconographique rassemblée au sujet du 22, rue Bayard à l’époque de son occupation par la société Maurice Dufrène et Cie.
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