Ce volume a pour objectif de présenter la multiplicité des approches permettant d’estomper les frontières entre sciences, savoirs et arts. Depuis le début du xxe siècle, de Gaston Bachelard à Lorraine Daston, en passant par Alexandre Koyré ou Georges Canguilhem, l’histoire « philosophique » et l’histoire « scientifique » des sciences a peu à peu cédé la place à une histoire des savoirs1. Cette nouvelle discipline ouvre le champ à de nombreuses approches historiques, permettant de contextualiser non seulement les productions savantes, mais également les circulations, les pratiques, la genèse et le fonctionnement des institutions, les phénomènes d’appropriation et de compréhension des savoirs en société. À la faveur de cette ouverture épistémologique, on peut constater, en parallèle, depuis quelques décennies, un nouvel intérêt de la part des historiens de l’art pour les sciences et techniques, nourri de formations interdisciplinaires et de collaborations entre spécialistes des divers savoirs.
Les articles de ce volume font état de la diversité de ces approches historiques, caractéristique de la richesse de l’actualité scientifique. Les auteurs proviennent de diverses disciplines historiques et scientifiques, leurs sujets sont difficilement classifiables dans les frontières épistémologiques traditionnelles. Nous avons tout de même opté pour une certaine homogénéité chronologique, c’est-à-dire la première modernité, afin de pouvoir explorer, au fil du volume, les articulations complexes entre arts libéraux, arts mécaniques, philosophie et théologie, sans oublier le regard sur l’historiographie et l’évolution de nos propres pratiques.
Enola Pellegrini s’intéresse à l’astronomie à travers le parcours de Maria Clara Eimmart, qui fut la première à établir une étude exhaustive des phases de la Lune au xviie siècle. Cette contribution met aussi en lumière la production artistique de cette astronome de Nuremberg – elle a peint ses observations –, dans le contexte du foisonnement intellectuel de la société savante de l’époque, notamment suite à la mise au point de la lunette astronomique, puis à la diffusion du télescope. Ce portrait apporte, en outre, des éléments utiles à l’étude de la place des femmes dans cette communauté scientifique européenne du xviie siècle.
La contribution de Di Fan explore un tout autre domaine scientifique de la même période, celui de la philosophie naturelle, à travers l’analyse d’un type d’objet très souvent utilisé alors en pharmacopée et collectionné dans les cabinets de curiosité : le bézoard. Généralement méconnue aujourd’hui, qualifiée par les experts comme un « objet-frontière », cette concrétion organique et minérale, provenant souvent d’Orient, était très recherchée pour ses innombrables vertus. À partir d’exemples provenant de Kunst- und Wunderkammern germaniques, Di Fan retrace l’histoire savante et culturelle de ces objets, sans oublier les modalités artistiques de leur mise en valeur dans les collections (certains bézoards étaient par exemple pourvus de montures orfévrées ou intégrés à des coupes extrêmement raffinées, dont l’iconographie doit se comprendre au regard des théories savantes concernant la concrétion).
Notre contribution propose ensuite une analyse détaillée des gravures du traité d’escrime de Joachim Meyer, intitulé Gründtliche Beschreibung der freyen Ritterlichen unnd Adelichen Kunst des Fechtens, paru à Strasbourg en 1570. C’est Tobias Stimmer qui a fourni les dessins des gravures, certainement en étroite collaboration avec l’auteur du traité. En effet, on retrouve à la fois dans le texte et dans les images une approche renouvelée de l’escrime, qui devient à la Renaissance un art de cour sophistiqué. De plus en plus technique et théorisée, l’escrime se transforme en art presque libéral, faisant appel à la grammaire, à la philosophie aristotélicienne, aux arts visuels et, surtout, aux mathématiques. Cette transformation, qui coïncide avec l’apparition des armes à feu, participe d’un changement plus large du statut des princes pour lesquels tout l’univers de la guerre glisse dans la sphère technique, allégorique, philosophique et symbolique. Les gravures de Tobias Stimmer sont particulièrement emblématiques de ce phénomène et proposent de nouvelles stratégies visuelles de « réduction en art » des gestes techniques.
Si les liens entre les mathématiques et les arts de la Renaissance ont toujours été connus et sont maintenant bien étudiés depuis plus d’un siècle, l’article d’Alexander Neuwahl revient sur la genèse d’un véritable monument de l’historiographie, le traité intitulé De Divina Proportione du moine toscan Luca Pacioli, illustré par Léonard de Vinci. En réalité, sous ce titre se cachent trois parties autonomes, dont la première, le Compendium de divina proportione, concerne le rapport de proportion parfait et l’utilisation de la perspective linéaire. La deuxième partie, intitulée Tractato de l’architectura, discute les idées de Vitruve sur l’application des mathématiques à l’architecture. La troisième partie, intitulée Libellus in tres partiales tractatus divisus quinque corporum regularium et dependentium, est la traduction en langue vulgaire du traité de l’artiste Piero della Francesca, le De quinque corporibus regularibus. L’œuvre compte enfin un appendice de vingt-trois tables qui illustrent la construction des lettres majuscules de l’alphabet, ainsi que les célèbres gravures des polyèdres. Alexander Neuwahl rassemble pour la première fois, en une synthèse organique, toutes les études contemporaines sur le traité, le plus souvent fragmentaires, ce qui lui permet ensuite d’analyser avec beaucoup d’originalité les modalités de réalisation des dessins géométriques de Léonard de Vinci, aussi techniques qu’artistiques.
Toujours à propos de Léonard de Vinci, Martina Simeone et Lucrezia Iacuzzi étudient ses dessins chorographiques sur le parcours du fleuve Arno. En exploitant les nouvelles technologies et leur expertise en géographie, elles réussissent à reconstituer le paysage toscan de la Renaissance afin de pouvoir localiser exactement le projet de canalisation du fleuve que Léonard de Vinci propose aux corporations d’artisans de Florence et de Prato dans la première décennie du xvie siècle. En croisant ces résultats avec les études de paysage du maître, ses dessins de machines excavatrices et de nombreuses sources d’archives, cet article offre une vision inédite sur la faisabilité de l’un des projets les plus ambitieux de Léonard de Vinci.
Enfin, l’article d’Andrea Bernardoni a pour objet un fonds de plaques photographiques conservé au Museo Galileo de Florence, reproduisant à la fin du xixe siècle les manuscrits à peine découverts de Léonard de Vinci afin de faciliter leur diffusion. Ces plaques, en plus d’apporter de nouvelles connaissances sur les techniques photographiques et photomécaniques de l’époque, sont une source très précieuse sur les manuscrits originaux qui ont souvent été mal conservés par la suite, ou restaurés de manière trop invasive.
À travers les questionnements techniques de l’époque sur la manière de reproduire le plus objectivement possible les manuscrits, l’auteur retrace les pratiques des chercheurs spécialistes de Léonard de Vinci du xixe siècle à nos jours.
La ligne éditoriale de la revue prévoit la publication, en plus des articles du dossier thématique, d’une source inédite. Dans la continuité du sujet, nous publions intégralement un recueil de dessins anonymes, conservé au Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg. Il s’agit d’un ensemble de dessins de la fin du xvie siècle, représentant les mécanismes d’un tour pour l’ivoire, ainsi qu’une série de modèles d’objets réalisés à l’aide de la machine, et deux portraits de l’artiste au travail sur ce même tour. Non seulement ces dessins sont à la fois des dessins techniques et des dessins artistiques, mais ils concernent un art très particulier, le tournage de l’ivoire, considéré à l’époque autant comme une science spéculative et technique réservée à une élite que comme une pratique artistique. Nous tenions à publier une source purement visuelle et non textuelle, afin de témoigner ultérieurement de la diversité des supports d’études à disposition des historiens, au sens le plus large du terme.