Contexte historique1
Le recueil de dessins conservé au Cabinet des Estampes et des dessins de Strasbourg sous la cote MAD 440 se compose de 25 feuillets reliés entre eux2. Le recueil est anonyme et non daté, mais les indices matériels, épigraphiques et stylistiques permettent de dater sa réalisation vraisemblablement autour de 1600, en Toscane. Il s’agit de dessins représentant un tour pour l’ivoire, vu dans son ensemble, explosé en pièces détachées, et fonctionnant grâce à la main du tourneur. Ces dessins plutôt techniques sont accompagnés de modèles d’objets d’art en ivoire pouvant être fabriqués à l’aide de la machine.
Le travail de l’ivoire dans l’émulation entre les cours germaniques et italiennes
L’ivoire tourné est une technique conçue pour la première fois vers 1570, semble-t-il, par Giovanni Ambrogio Maggiore de Milan qui se serait inspiré de dessins de Leonard de Vinci pour inventer un tour conçu spécialement pour l’ivoire, et même un tour permettant de faire des ovales3. Ces inventions lui ont permis d’entrer, en 1573, au service de Guillaume de Bavière (1579-1598), à la cour de Munich, et de former plusieurs élèves qui ont diffusé cet art essentiellement dans deux des principales cours germaniques, Dresde et Prague. Georg Wecker est l’un d’eux. Il entre au service de la cour de Dresde en y amenant un tour de son invention pour le prince Auguste de Saxe4. Hans Wecker, son fils, devient ensuite le tourneur de la cour de Prague, au service de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg (1576-1612), qui tourne lui-même des défenses entières et devient grand collectionneur d’ivoires tournés5. Son statut d’artiste de cour est confirmé par l’empereur Matthias (1612-1619) le 16 mars 1614 qui lui concède un salaire de 20 guldens par mois6. Il convient de préciser que, dans toute l’Europe, le tournage de l’ivoire reste un art exclusivement de cour, en raison de la préciosité du matériau, de la rareté du tour spécifique et de la complexité de la technique. Le parcours de ces quelques rares spécialistes du tour d’ivoire correspond également aux principaux centres de fabrication d’ivoire tourné en Europe : Munich, Dresde et Prague. Cependant, en 1595, on retrouve Giovanni Ambrogio Maggiore au service du grand-duc de Florence, Ferdinand Ier de Médicis (1587-1609), avant d’être recommandé au cardinal Francesco Maria del Monte à Rome, sans que l’on sache s’il s’y est vraiment rendu7.
Le premier filigrane du recueil renvoie au milieu florentin. Or, dans la seconde moitié du xvie siècle, à Florence, le travail de l’ivoire est inexistant dans les ateliers de cour, qu’il s’agisse des ateliers du grand-duc François Ier de Médicis (1574-1587) au Casino di San Marco, ou de ceux de son successeur, Ferdinand Ier, aux Offices8. À cette époque, les ateliers de cours florentins se distinguent surtout pour l’art de la mosaïque de pierres dures qui, comme l’ivoire tourné, résulte d’une association entre ingegno artistique et virtuosité technique, sans oublier le rôle de la machine, en l’occurrence de complexes scies à eau pour lesquelles les archives regorgent d’informations9.
On sait pourtant que François Ier de Médicis commence à percevoir à Florence un intérêt pour l’ivoire à partir de 1582, lorsqu’il reçoit du duc Guillaume V de Bavière une boule en ivoire et ébène réalisée par Giovanni Ambrogio Maggiore. À la suite de ce cadeau, exposé dans la Tribune des Offices, Ferdinand Ier crée, en 1587, sans grand résultat, un atelier composé d’artistes allemands qui travaillent surtout l’ébène, et tournent, en moindre mesure, l’ivoire. En réalité, on y fabrique surtout des touches de claviers, des instruments de musique, des manches de couteau, ou encore de simples boules. En 1595, il appelle même le maître milanais à son service, sans que cela n’induise véritablement d’impulsion dans la production de l’atelier.
On trouve aujourd’hui, dans les collections médicéennes, au Palais Pitti, un ensemble d’ivoires tournés qui ressemblent fort aux modèles dessinés dans le recueil de Strasbourg. Mais ceux-ci proviennent du sac de Cobourg, où règne le duc Johann Casimir de Saxe-Cobourg (1566-1633), issu d’une branche cadette de la famille de Saxe qui règne à Dresde. Certains de ces objets sont même signés de la main du duc. Ils ont été pris par Mathias de Médicis en 1632 et ramenés à Florence, où ils ont inspiré, par la suite, des tourneurs germaniques au service des grands-ducs de Médicis10.
Pour revenir à notre recueil, notre hypothèse est donc qu’il a été réalisé dans ce contexte d’émulation entre les cours de part et d’autre des Alpes, peut-être par un artiste germanique, voire par Giovanni Ambrogio Maggiore en personne (il meurt en 1598), qui aurait voulu présenter son invention mécanique ainsi que les fruits de sa technologie au grand-duc de Florence, à moins qu’il n’ait caressé un projet éditorial.
Concernant les échanges artistiques entre Florence et les trois cours germaniques en question, on sait qu’ils sont extrêmement riches à cette époque, surtout pour ce qui concerne les arts dits « mineurs ». Concernant Prague, l’empereur et les grands-ducs de Toscane échangent notamment nombre de cadeaux diplomatiques témoignant de leur propre supériorité culturelle11. On sait également que Rodolphe II engage des artistes provenant de la cour de Florence afin de concurrencer les Médicis : Daniel Fröschl, par exemple, illustrateur naturaliste aux Offices, obtient la charge d’intendant (antiquarius) des collections de l’empereur12. Il est l’auteur de la seule partie conservée de l’inventaire des collections de Rodolphe II datant des années 1607-161113, dans lequel il met en œuvre le savoir acquis au service des Médicis.
Les relations artistiques et culturelles sont tout aussi intenses entre Florence et Dresde dans la deuxième moitié du xvie siècle, au point que Dresde est alors communément appelée la « Florence sur l’Elbe », malgré la différence confessionnelle des deux cités. En effet, ces échanges avec l’Italie restent possibles malgré la Réforme en raison du statut adiaphorique des œuvres culturelles tels que les objets d’arts mineurs ou les traités savants, en même temps que nécessaires, afin de ne pas rester en reste face à la concurrence culturelle qui s’établit entre les cours européennes14.
Les princes germaniques, la mécanique et la perfection
Lorsque Giovanni Ambrogio Maggiore invente son tour pour l’ivoire, la pratique manuelle chez les princes germaniques connaît déjà une certaine tradition, ce qui n’est pas du tout le cas en Italie. En effet, on sait que l’empereur Maximilien Ier (1493-1519) pratique lui-même le tournage du bois. Il installe en 1503 dans le château d’Innsbruck un tour dans une petite salle, dans laquelle « unser Kurzweil haben mügen15 ». On conserve d’ailleurs une boule de bois de sa main portant l’ordre de la toison d’or qu’il reçoit en 151816. Par ailleurs, dans son plan idéal de Kunstkammer encyclopédique, Samuel Quiccheberg (1565) propose une bibliothèque ainsi que des ateliers de toutes les professions dont un atelier de tournage17. On conserve également le célèbre banc à tréfiler d’Ecouen, fabriqué pour l’usage personnel du prince-électeur Auguste de Saxe (1553-1586), qui n’a que peu à voir avec l’instrumentum d’un artisan plus ordinaire18. Comme le dit Philippe Cordez dans son essai d’anthropologie des techniques, de par son ornementation complexe et précieuse de marqueterie et de métal gravé à l’eau forte, et en raison de sa mécanique « ostensiblement puissante » (avec une crémaillère et un boîtier de manivelle innovants), cet objet participe de la mise en scène des capacités du prince, même si aucun des souverains n’aurait été capable de mettre en marche un tour sans instruction professionnelle ou même de créer de fragiles créations en ivoire19. En 1576, par exemple, Guillaume V de Bavière offre un tour à la cour d’Auguste de Saxe à Dresde, mais en lui conseillant d’attendre l’arrivée de Georg Wecker pour lui expliquer la machine20.
Autour de 1600, les tours ainsi que les œuvres d’art en ivoire acquièrent désormais une signification toute particulière dans les échanges de cadeaux diplomatiques : ils deviennent des témoins du statut nobiliaire et de l’excellence culturelle du prince qui les offre21. Pour preuve, comme le signale Klaus Maurice, le duc Maximilien Ier de Bavière (1573-1651) signe ainsi une œuvre qu’il a tournée en 1608 : « Ebur ars nobilitat, artem Auctor Maximilianus Dux Bavariae22 ».
Au nord des Alpes, les plus éminents théologiens de la Renaissance, comme Érasme, Luther ou Nicolas de Cues, prônent les travaux manuels comme des activités saines et même méditatives. Ces activités servent donc l’éducation de la noblesse, car elles contribuent au renforcement des vertus princières telles que la persévérance et la dextérité23. De fait, le tournage de l’ivoire est un art exclusivement de cour, réservé à la noblesse, essentiellement pour deux caractéristiques : la première est la complexité de la technique et de la machine, et la seconde est la nature et la forme du matériau24. Comme nous l’avons évoqué avec l’exemple du banc à tréfiler d’Ecouen, la maîtrise de la mécanique puissante et/ou sophistiquée participe du phénomène plus ample (et bien connu) de transposition des vertus guerrières de la noblesse médiévale vers l’humanisme, les sciences et les techniques, en raison notamment de la large diffusion, dès le xve siècle, des armes à feu portatives25. Le rôle de la machine devient donc crucial, au-delà même de sa fonctionnalité réelle26. Ce n’est donc peut-être pas un hasard si le premier prince tourneur semble être justement celui que l’on appelle le « dernier chevalier », l’empereur Maximilien Ier.
Pour ce qui est de la nature et de la forme du matériau, l’ivoire est organique, blanc, lisse et très précieux. Il est bien plus difficile à tourner que le bois à cause de sa dureté et de sa forme courbe27. Toute la dextérité du tourneur réside donc dans le fait de faire oublier cette forme courbe originale, tout en créant des formes parfaitement arrondies (en décentrant certaines parties). Or, si l’on observe les nombreux ivoires tournés de cette époque, leur perfection se manifeste certes par leur couleur, mais surtout par leurs formes régulières, symétriques et géométriques, avec une prédilection pour les cinq solides platoniciens28. Dans la bibliothèque de la Kunstkammer de Dresde, le traité sur les tours de Jacques Besson (Theatrum instrumentorum et machinarum, 1578) se trouve d’ailleurs juste après celui de l’orfèvre polyvalent Wenzel Jamnitzer, Perspectiva Corporum Regularium (Gènes, 1582)29, qui propose aux artistes des formes géométriques complexes obtenues à partir de solides réguliers, afin de représenter par ces seules formes des significations métaphysiques et théologiques30. Ce choix des formes géométriques parfaites disparaît ensuite avec la diffusion de cet art, vers 1610, à des ateliers non plus exclusivement de cour (mais toujours de grand luxe), ce qui tend à confirmer le lien entre la perfection de la géométrie et le pouvoir princier. Dans cette deuxième période stylistique, qui perdure jusqu’au xviiie siècle, c’est au contraire la forme courbe de la défense d’ivoire qui est exploitée, pour créer des scènes décentrées et dont la gravité semble être mise en danger sans la dextérité du tourneur. Les objets deviennent alors narratifs, comportant souvent des scènes historiées et de nombreux ornements décoratifs. Ce changement stylistique très net nous permet également de dater assez précisément le recueil de Strasbourg après 1570 (date de l’invention de la technique) et avant 1610.
Les ivoires tournés de la fin du xvie siècle sont donc le résultat de la combinaison de la sophistication de la machine, de la virtuosité du geste du tourneur, de l’exclusivité du matériau et de ses significations métaphysiques et théologiques. On comprend bien pourquoi cet art a rencontré un tel succès au Nord des Alpes. En l’espace d’un siècle, tous les princes d’Europe tournent : Louis XV, Louis XVI, le tsar Pierre le Grand, les rois du Danemark, de Suède, etc. Klaus Maurice n’a-t-il d’ailleurs pas dit que la révolution industrielle n’a pu commencer que lorsque les Princes ont cessé de travailler sur leurs tours ?
*
Notice technique31
Description sommaire
Strasbourg, Musées de la ville, Cabinet des Estampes et des Dessins, MAD 440 ; in-folio, 42,4 x 29cm ; 31 ff. + 2 ff. ; fin xvie s. – début xviie s., Italie.
Support
Papier ; vergeures, pontuseaux et filigrane ; montages de papiers collés (vergeures et pontuseaux, filigrane pour certains).
Technique
Lavis, mine de plomb, encre noire (ff. reliés) ; lavis, mine de plomb, encre noire et sanguine (montages)
État de l’album
Bon état de conservation, traces d’humidité et de moisissures inactive (bande de 2-3cm en bas des feuillets reliés et libres et dans le coin inférieur droit ; les ff. libres présentent également une importante auréole à mi-hauteur, depuis leur centre jusqu’au côté droit où l’eau a effacé le dessin) ; 9 cahiers manquants et un cahier lacunaire ; 2 ff. libres et 1 bifeuillet vierge détaché de la reliure.
Organisation de l’album
Absence de foliotation ; A5, B6, C-D0, E-G6, H-N0, O2 (ff. 1-5 ; 6-11 ; 12-17 ; 18-23 ; 24-29) + 2 ff. (a et b) : 5 cahiers de 3 bifeuillets et 6e cahier lacunaire et détaché de la reliure, contre-gardes collées, deux feuillets libres ; montages à la colle ; 42 × 28 cm ff. reliés, 41,5 × 29,8 cm f. a (artiste au tour), 40,5 × 30,5 cm f. b (vue du tour)
Contenu
Premier ensemble de dessins au lavis brun et mine de plomb, homogène et directement exécutés sur les feuillets des cahiers A et B de l’album (f. 2, ff. 5-11), quelques inscriptions manuscrites ; montage de dessins de plusieurs mains, collés sur les feuillets des cahiers E-G (ff. 15-28), exécutés au lavis (brun, gris ou bleu), mine de plomb ou sanguine (f. 28), une inscription manuscrite (f. 28).
Reliure
Reliure en parchemin fin et clair, plats en carton, couture tournante autour de nerfs en cuir de bœuf, 6 nerfs saillants sur le dos ; décor à la roulette ou au plioir (emboîtement de deux cadres composés de trois lignes, reliés entre eux par les angles ; quatre lignes simples tracées depuis les angles qui s’interrompent avant d’atteindre le centre du plat) et estampe à froid, probablement postérieur32 (4 fleurons rassemblés au centre et 4 identiques aux angles du plus petit cadre, 4 fleurs) ; tranches teintées de couleur violette (et non les ff. libres a et b) ; cordons destinés à la fermeture, probablement jaunes à l’origine et collés sous la garde ; petite restauration de renforcement et remplacement des cordons ; seconde moitié xvie siècle – première moitié xviie siècle.
Possesseurs
Inscriptions manuscrites sur la première contre-garde ; tampon « R. G. C. » de la collection du chevalier Gian-Carlo Rossi33 (au revers de chaque dessin) ; tampon du « Städtische Kunstgewerbe Museum Strassburg » avec inscription manuscrite « Inv. No. 440 » (f. 3v) et étiquette décollée ; traces de piqûre sur les contours du dessin du f. b (vue du tour).
Relevé des dessins
Cahier A
- f. 1 : vierge
- f. 2r : portrait en pied de l’artiste avec outils et objets sur table
- f. 3 : vierge
- f. 4 : vierge
- f. 5r : éclaté – table du tour et éléments
Cahier B
- f. 6r : éclaté – pièces du tour avec lettres et inscriptions ponctuelles
- f. 7r : éclaté – pièces du tour
- f. 8r : pièces du tour
- f. 9r : pièce du tour
- f. 10r : pièce du tour
- f. 11r : éclaté – pièce du tour ; deux esquisses à la mine de plomb non réalisées
Cahiers C et D manquants
Cahier E
- f. 12 : vierge
- f. 13 : vierge
- f. 14 : vierge
- f. 15r : vase, boule piques, escaliers – montage (23 +/- 0,2 × 41,8 cm)
- f. 16r : vase, boitier couronnée de fleur, escalier – montage (22 +/- 0,2 × 42 cm)
- f. 17r : miroir – montage (23 +/- 0,5 × 42 cm)
Cahier F
- f. 18r : pot couronné de fleur, sphère piques, escalier – montage (21,7 × 35,2 +/- 0,2 cm)
- f. 19r : vase plat, pièce orfèvrerie, tige, boule piques, tiges – montage (17,6 +/- 0,2 × 27,2 cm) ; gaufrage avec une spatule des parties non ombrée, passé à travers le papier du cahier et par conséquent exécuté après montage
- f. 20r : pied, objet à facettes trouées imbriquées, escalier très long – montage (17 +/- 0,2 × 29,8 cm)
- f. 21r : grand vase – montage (22 ×34 cm)
- f. 22r : objet religieux couronnée d’une croix – montage (18,8 × 35,2 +/- 0,2 cm)
- f. 23r : coupe ondulante – montage (20,8 × 28,3 +/- 0,2 cm)
Cahier G
- f. 24r : coupe à faces – montage (18 +/- 0,3 × 27,1 cm)
- f. 25r : petit pot, longue pointe – montage (20,6 × 28,8 cm)
- f. 26r : petits pots bleus – montage (19,5 +/- 0,2 × 27,8 cm)
- f. 27r : pied triangulaire, colonne, boule à piques, couronnement en escalier – montage (16 +/- 0,5 × 27 +/- 0,2 cm)
- f. 28r : pot – montage (18,3 × 26,5 +/- 0,1 cm)
- f. 29 : vierge
Cahiers H, I, J, K, L, M et N manquants
Cahier O
- f. 30 : vierge
- f. 31 : vierge
Relevé des filigranes
1. Cahiers reliés de l’album
Même filigrane présent de manière cohérente et systématique :
fleur de lys dans un ovale, surmontée d’une étoile (h. 4,2 ; l. 3,8 / h. avec étoile 6,6 cm)
2. Montages
Présence de plusieurs filigranes différents dont la lecture est parfois rendue difficile par l’épaisseur des deux papiers, voire le filigrane de la fleur de lys présent dans celui du cahier relié :
- fleur/oiseau ? dans un cercle (D. 4,8 cm) : f. 15 (excentré à droite)
- aigle à une tête dans un cercle (D. 4,8 cm) : f. 17 (excentré à gauche)
- soleil dans un ovale (l. 4,6 x h. 4,9 cm) : f. 20 (excentré à droite)
- soleil dans un cercle (D. 3,5 cm) : f. 26 (un peu excentré à gauche)
- sirène dans un cercle (D. 3,6 cm) : f. 28 (un peu excentré à gauche)
3. Feuillets libres
- lion rampant dans un écu couronné (h. 6,2 ; l. 4,3 ; h. avec couronne : 7,7 cm) : f. a (artiste au tour)
Historique et provenance
En l’absence de signature ou de mentions manuscrites portées par l’artiste sur les pages de l’album, il est difficile d’établir avec certitude la paternité et l’origine des dessins qu’il renferme. Les recherches sur sa provenance ne permettent malheureusement pas de remonter au-delà du milieu du xixe siècle et d’apporter des éléments de réponse.
L’album, aujourd’hui inventorié sous le numéro « MAD 440 », a été acquis par la ville de Strasbourg pour intégrer la bibliothèque spécialisée adjointe à l’Hohenhole Museum, le nouveau musée des Arts décoratifs inauguré en 1887. Cette institution est, dès sa préfiguration, envisagée comme un lieu de formation placé au service des métiers d’art et de l’artisanat locaux34. Aussi n’est-il n’est pas étonnant de retrouver la trace de cet achat, non pas dans les registres du musée, mais dans ceux de la bibliothèque, dont les collections constituent un répertoire de modèles et de formes réunies à des fins pédagogiques : les dessins d’objets tournés en ivoire et les planches concernant le tour de l’artiste lui-même auront très certainement motivé l’acquisition de cet album. Il est ainsi acheté à Stuttgart à un certain B. Schlesinger pour la somme de 35 marks35.
Le relevé des marques de collectionneurs au sein de l’album apporte peu d’informations mais il permet toutefois d’identifier son précédent propriétaire. En effet, au verso de chacun des feuillets portant un dessin est apposé le tampon violet du chevalier Gian-Carlo Rossi dont la collection a été dispersée, également à Stuttgart, en 188636. Cet amateur de numismatique, qui collectionnait les dessins des artistes italiens du xve au xviie siècle, se dessaisit alors de l’album et de plus de 150 dessins de l’école italienne, parmi lesquels figure le nom de grands maîtres : la vente ne compte pas moins de 1 546 items37. S’il est impossible de retracer la provenance de cet album avant qu’il entre en possession de ce collectionneur, son étude matérielle permet toutefois de préciser son contexte de création.
Étude matérielle
Le MAD 440 se présente sous la forme d’un album de dessins à la reliure légère qu’il était à l’origine possible de fermer à l’aide de cordons. Aisément transportable, solide et soigné, sans pour autant avoir reçu l’attention accordée aux ouvrages précieux, il s’apparente à la fois aux carnets de modèles dans son contenu et au projet éditorial dans son format. Il renferme un ensemble cohérent de cahiers au papier vergé portant le même filigrane, quatorze dessins sur papier collés et deux feuillets libres. Cependant, la tranchefile désormais trop importante pour le contenu de l’ouvrage et les fils de reliure maintenant libres révèlent que l’on ne conserve aujourd’hui plus que le tiers de l’album38.
La coloration des tranches en rouge – qui déborde sous les montages dont ni les papiers collés, ni les feuillets libres ne portent de trace – indique que l’album était vraisemblablement un grand carnet vierge dans lequel l’artiste a réalisé ses dessins39. Par la suite, il aura été complété par deux dessins libres, d’un format légèrement supérieur, qui y ont été placés comme dans un portfolio, ainsi que par des montages collés sur les feuillets vierges. Les papiers de l’album, aussi bien celui des cahiers reliés que ceux des montages ou des feuillets libres, portent tous la trace d’une exposition à l’eau qui a par endroit lessivé les dessins et provoqué une infestation de moisissure aujourd’hui inactive : cet ensemble était par conséquent déjà constitué à une date ancienne.
Le relevé des filigranes des papiers de l’album n’apporte mal-heureusement pas de résolution franche à la question de la chronologie40. Le papier des cahiers reliés porte le même filigrane figurant une fleur de lys placée dans un cercle surmonté d’une étoile qui suggère une production en Italie centrale, plutôt au début du xviie siècle41. En revanche, les autres marques présentes dans les papiers collés sont, d’une part, illisibles ou rarement complètes en raison du montage, et au demeurant assez communes. Tout au plus peut-on se risquer à avancer pour les filigranes représentant un soleil dans un cercle une origine toscane localisée à Colle Val d’Elsa. Les deux feuillets libres, quant à eux, ne portent pas de filigrane identifiable42 : il est donc impossible d’affirmer si les dessins qu’ils portent ont été réalisés au même moment et dans la même région que ceux de l’album.
Certains éléments invitent du reste à distinguer deux moments dans la constitution de cet ouvrage. La cohérence matérielle de l’album et l’homogénéité du rendu au lavis brun sur les cahiers reliés laissent penser que l’artiste qui l’a constitué a réalisé cet ensemble de dessins directement dans son carnet, auquel a pu être soustraite une partie aujourd’hui disparue43. La comparaison avec les feuillets libres tendrait à rapprocher les deux grands dessins du même artiste, qui les aurait exécutés à un autre moment et peut-être même dans une région différente où il aurait acheté un nouveau papier. Les montages apparaissent pour leur part bien moins cohérents, tant dans la technique que dans la réalisation que l’on pourrait attribuer à plusieurs mains : ces dessins pourraient être le fruit d’un ou plusieurs compléments du contenu du carnet, après sa cession ou la mort de son auteur. Ainsi, cet album a pu être envisagé au départ comme un projet éditorial que l’artiste aurait magnifié en y associant son portrait et la représentation de son outil de travail, mais qui n’aurait pas été mené à son terme ; il aurait alors connu une seconde vie en tant que recueil de modèles.
*