En 1570 paraît, sous les presses de Thiebolt Berger à Strasbourg, le manuel d’escrime de Joachim Meyer, intitulé Gründtliche Beschreibung der freyen Ritterlichen unnd Adelichen Kunst des Fechtens. L’ouvrage est très richement illustré de gravures en pleine page, dont l’invention est attribuée à Tobias Stimmer et qui ont été gravées par son atelier. L’ouvrage contient soixante-quatre xylographies réparties dans les cinq chapitres, quelquefois reproduites plusieurs fois, et ordonnées par des lettres de l’alphabet. La première partie de l’ouvrage traite du maniement de l’épée longue, la deuxième du dussack (une épée à lame incurvée), la troisième de la rapière, la quatrième de la dague et de la lutte, la cinquième du bâton.
Comme nous l’apprennent les recherches biographiques d’Olivier Dupuis, Joachim Meyer est né à Bâle vers 1537 et meurt un an après la parution de l’ouvrage, en 15711. Coutelier de formation, il aspire très tôt à enseigner l’escrime dans une cour princière : ce traité et ses illustrations se révèlent une manière de montrer qu’il mérite le titre de maître d’armes et qu’il est digne de faire partie d’une cour raffinée du Rhin supérieur. Installé à Strasbourg à partir de 1560, on sait qu’il y organise des rencontres d’escrime et qu’il forme des élèves. En 1568, il rédige un premier traité d’escrime, resté manuscrit, à l’attention de son jeune élève, le comte Otto von Solms-Sonnenwalde (1550-1612), qui se trouve alors à Strasbourg pour terminer ses études2. Ce manuscrit, richement illustré à l’encre et à l’aquarelle, sert de base théorique pour la rédaction du traité imprimé qui nous intéresse. Ce dernier est, quant à lui, dédié au comte palatin Johann Casimir von Pfalz-Simmern, au service duquel est alors employé Otto von Solms-Sonnenwalde3. Il paraît clair que l’objectif de la rédaction du traité imprimé en 1570 ainsi que sa dédicace ont pour objectif la captatio benevolentiae du comte palatin. À la suite de l’impression du traité (après le 24 février 1570, d’après la préface), au cours de la même année, Joachim Meyer entre au service du duc Johann Albrecht I zu Mecklenburg (1525-1576), en tant que maître d’armes4. Meyer meurt l’année suivante, vraisemblablement des fatigues du voyage entre Strasbourg et Schwerin, où se trouve la résidence du duc.
Meyer confie la réalisation des illustrations à Tobias Stimmer (Schaffhouse, 1539-Strasbourg, 1584) et leur gravure à l’atelier de l’artiste. Tous deux sont d’origine suisse, ce qui est peut-être une des raisons de leur collaboration. Jusqu’à présent, cette attribution traditionnelle est fondée sur le style de Stimmer, sa culture, et au fait que les graveurs, identifiés par leurs monogrammes, sont tous de son atelier5. En effet, l’artiste s’était déjà fait connaître pour ses portraits à la mode italienne (même avant de se rendre à Côme pour copier la série de Paolo Giovio) et, surtout, pour la décoration de la façade (de 1568 à 1570) de la maison de Hans von Waldkirch à Schaffhouse. Cette maison a ensuite été appelée « Zum Ritter » en hommage à la thématique allégorique des vertus du chevalier, que l’artiste développe autour du soldat romain Marcus Curtius, dont l’honneur, le courage et le sacrifice ont permis de sauver Rome6. La façade a été peinte a fresco comme en Italie, dans un style antiquisant, à la fois dans l’ornementation qui rappelle les frises des sarcophages romains, dans les anatomies des personnages qui imitent la sculpture antique et dans l’architecture vitruvienne. De plus, l’effet de perspective du chevalier en mouvement donne l’impression qu’il « sort » de la façade et fond sur le passant, créant ainsi une transition entre l’architecture et l’espace urbain, typique du maniérisme italien7. Notre contribution vise à montrer que cette thématique du chevalier héroïque, présente dans le texte et surtout dans les illustrations8, constitue un fil conducteur du traité de Joachim Meyer. À la croisée entre vertus guerrières traditionnelles, exemplum humaniste et géométrisation des arts mécaniques, nous verrons que ce traité est emblématique du phénomène de libéralisation des sciences et techniques dans le contexte des cours européennes de la Renaissance.
L’escrime, un art de cour entre exemplum et arts libéraux
Avec la large diffusion, dès le xve siècle, des armes à feu portatives, le statut social et culturel des princes chevaliers médiévaux change progressivement, surtout en Italie : leurs activités guerrières physiques se restreignent de plus en plus au cercle de la cour, laissant la place aux armées de métier qui mènent désormais des batailles de masse, considérées par ailleurs comme beaucoup plus cruelles et meurtrières9.
Joachim Meyer, dès les premières phrases de la dédicace, déplore la montée du « schedliche geschütz », de l’arme à feu mauvaise, et rappelle que le peuple germanique a une longue et prestigieuse tradition de l’escrime, que ce soit dans les jeux de chevalerie ou dans la pratique de l’escrime guerrière, qu’il convient de transmettre à la jeune génération. Mais loin de se limiter à un conservatisme « nationaliste », il est le deuxième auteur germanique à présenter la rapière d’origine méditerranéenne, après Paulus Hector Mair au début des années 1550. Dans son introduction au troisième chapitre dédié à la rapière, Meyer justifie l’introduction de cette arme à la lame plus légère, à la garde plus élaborée et plus ornée, qui peut donc se porter à la cour, et qui sert surtout à se défendre (au quotidien) et pour les duels : son usage devient fréquent hors de l’Empire et les Allemands doivent donc absolument connaître son maniement, et même dépasser en habileté les étrangers10.
Le goût croissant pour les armes d’apparat s’explique au moins en partie par l’évolution des comportements à la guerre : tandis que l’héroïsme individuel disparaît progressivement du théâtre des opérations militaires, l’habileté et même la virtuosité dans le maniement des armes se donnent régulièrement en spectacle dans la ville et à la cour. Il serait inutile de chercher dans la rapière de la fin de la Renaissance l’héritière des fortes épées qui servent à affronter les robustes protections des cavaliers cinquante ans auparavant11. Désormais, la garde se complique : elle se dote d’un nombre croissant de ramifications qui la transforment en cage, en panier, à la base des lames serpentines fabriquées par des maîtres12. L’escrime de duel devient alors l’expression chevaleresque du nouveau siècle. Elle connaît une fortune croissante certainement parce qu’elle véhicule une forte valeur distinctive : la maîtrise des bottes secrètes permet aux aristocrates qui les ont apprises dans les salles d’armes de garder leur avance sur les hommes du commun, même ceux qui sont passés par l’armée13.
Utilisée seule ou avec un poignard qui va par la suite devenir une véritable dague, l’épée de ville fait l’objet d’une considération croissante dès 154014. L’évolution rapide des armes blanches (les grandes épées que l’on tient à deux mains laissent place à des armes d’estoc comme de taille plus spécialisées et mieux adaptées aux usages) donne une idée de la vitesse avec laquelle de nouvelles conceptions du combat se répandent dans les cours et les centres de production. Elle témoigne aussi de changements dans les coutumes et les goûts, et quelquefois dans les comportements sociaux et les conceptions éthiques, en dépit de la fortune littéraire persistante des poèmes de chevalerie italiens qui contribuent à conserver jalousement les vestiges d’un passé proche – et pourtant déjà mythique – revisité à travers les illustrations des œuvres de l’Arioste et du Tasse, célébrant la gran valor de’ cavalieri antiqui15.
Les traités, de plus en plus nombreux, promulguent des principes généraux et enseignent des formules particulières de bottes secrètes, d’estocades, de parades ou de gardes qui, dans les gravures qui les illustrent, font quelquefois ressembler les combattants à des danseurs16. De fait, le duel subit un processus de ritualisation constant et attentif de la part des rédacteurs de traités, des moralistes et des hommes de loi, qui en viennent à transformer le combat en une sorte d’acte mondain dans lequel priment le respect réciproque, la courtoisie, la loyauté, les belles manières, un peu comme si les combattants se trouvaient sur une scène pour un spectacle17.
Cette transformation accompagne un changement plus ample du statut des princes pour lesquels tout l’univers de la guerre glisse dans la sphère technique, allégorique, philosophique et symbolique. Désormais, les vertus guerrières du chevalier du Moyen Âge rejoignent les vertus savantes des philosophes, les triomphes ne sont plus guerriers mais poétiques et techniques. En témoignent par exemple les représentations allégoriques des deux triomphes monumentaux de l’empereur Maximilien Ier : Der Triumphzug (1512-1519) et Der große Triumphwagen (1522), gravés par Albrecht Altdorfer, Albrecht Dürer et Hans Burgkmair sous les conseils de l’humaniste Wilibald Pirckheimer. Sur le premier ensemble, on peut voir une série de chars dont les roues, qui prennent la forme d’engrenages fantaisistes, symbolisent l’importance des sciences et techniques dans la formation du prince, mais aussi dans la pratique guerrière (fig. 1). Sur le char du deuxième ensemble, on voit l’empereur assis et couronné par les différentes vertus d’un bon souverain, mais le char est conduit par Ratio, la personnification de la raison mathématique (fig. 2).
Dans le Proemio du traité d’escrime de Camillo Agrippa (Trattato di Scientia d’Arme, Rome, Antonio Bladio, 1553), l’auteur écrit : « La science des armes consiste principalement en la Justice, ensuite en l’Intelligence et troisièmement en la Pratique »18. Les qualités d’un prince escrimeur sont donc, dans l’ordre, la vertu morale, l’intelligence et, enfin, la pratique. Depuis l’Antiquité, la vertu morale a toujours été la première qualité d’un guerrier et, à la Renaissance, faute de distinction sur le champ de bataille, l’exemplum moralis se concrétise désormais souvent par les collections d’armes rappelant les vertus guerrières des ancêtres, de vaillants combattants historiques ou mythiques, ou encore de peuples exotiques19. En témoignent les deux plus riches collections d’armes de l’époque, la Heldenrüstkammer de l’archiduc Ferdinand II du Tyrol au château d’Ambras et celle de Ferdinand Ier de Médicis aux Offices, à Florence.
À Ambras, l’archiduc Ferdinand II du Tyrol a passé sa vie à collectionner des armures à valeur historique et encomiastique. La plupart des armes a été conservée et la collection originelle nous est connue grâce au catalogue qu’en a dressé son secrétaire Schrenck von Notzing, l’Armamentarium heroicum, publié après la mort de l’archiduc (Innsbruck, 1601)20. Il s’agit du premier catalogue imprimé et illustré d’une collection d’armes princière. Il comporte cent-vingt-cinq planches – gravées sur cuivre par Dominicus Custos d’après des dessins de Giovanni Fontana – représentant des personnages célèbres (empereurs, rois, princes, etc.), tous revêtus des armures exposées à Ambras et décrivant leurs qualités morales d’hommes de guerre.
Aux Offices, les armes ont été disséminées avec le temps et l’on ne retrouve qu’un reflet de la richesse de la collection dans les archives et dans le décor à fresque21. On y voit le goût pour l’exotisme, avec la mise en valeur des qualités des guerriers indigènes, ou encore les grands personnages de l’histoire représentés par l’épée de Charlemagne ou du casque d’Hannibal.
Enfin, les deux collections d’armes sont flanquées de galeries de portraits représentant des guerriers vertueux, qui revêtent la même fonction d’exemplum22. En effet, au xvie siècle, sur le modèle élaboré par l’humaniste Paolo Giovio, les galeries de portraits d’hommes illustres servent généralement à élever moralement le spectateur qui les contemple et s’inspire de leurs vertus. Ces portraits sont d’ailleurs, pour la plupart, représentés de profil, comme sur les monnaies et médailles de l’Antiquité qui servaient déjà à véhiculer l’effigie et, surtout, les qualités des hommes illustres.
On sait que Tobias Stimmer s’intéresse beaucoup à cette thématique du portrait comme exemplum. D’une part, il peint deux médaillons à l’antique, représentant les effigies du stratège Démosthène et de l’orateur Cicéron, sur la façade de la maison de Schaffhouse, en lien avec la carrière politique du commanditaire Hans von Waldkirch. D’autre part, en hiver 1569-1570, juste avant la réalisation des gravures du traité imprimé de Joachim Meyer, il se rend à Côme afin de copier la galerie de portraits de Paolo Giovio23.
À partir du milieu du xve siècle, le maniement de l’épée devient donc progressivement un art de cour sophistiqué, de plus en plus technique et théorisé, un art de plus en plus libéral, faisant désormais appel à la grammaire, à la philosophie aristotélicienne, aux arts visuels et, surtout, aux mathématiques. C’est également le moment de l’essor de toutes les sciences et techniques, à mi-chemin entre arts mécaniques et arts libéraux, liées aux stratégies militaires (la balistique, l’architecture des fortifications, la machinerie de guerre, etc.). Beaucoup d’auteurs de traités qui, comme Joachim Meyer, déplorent l’apparition des armes à feu, s’adaptent à ce nouveau contexte. Camillo Agrippa, par exemple, affirme dans la dédicace à Côme Ier de Médicis de son Trattato di scientia d’arme :
C’est parce qu’il me semble, Mon Seigneur Très Illustre et Très Excellent, qu’il ne reste de bon du bel ordre militaire ancien, à cause de l’invention moderne diabolique de l’artillerie, que le duel24.
Dans la gravure placée avant le Proemio du même traité, l’auteur se représente la rapière au côté, en grande discussion avec des personnages vêtus à l’antique, commentant à ses auditeurs le fonctionnement d’instruments mathématiques (notamment une sphère de son invention) (fig. 3).
La réduction en art
La rationalisation et la géométrisation des sciences et techniques liées à la guerre a pour objectif, d’une part, de les « libéraliser » et, d’autre part, de les transmettre plus aisément (ces savoirs étaient essentiellement transmis auparavant par l’oral et la pratique). C’est ce qu’on appelle la réduction en art, du latin « ad artem redigere » : rassembler des savoirs, les mettre en ordre méthodique à l’aide des mathématiques, de la rhétorique, de la figuration25.
Aux xve et xvie siècles, les traités d’escrime ne sont pas des outils didactiques en soi, mais sont liés à l’enseignement pratique spécifique du maître d’armes, dont le statut professionnel s’affirme progressivement en cette même période. Ceci dit, on y retrouve des enjeux similaires liés à la réduction en art : pour l’escrime, qui est un art du mouvement, et du mouvement précis, les auteurs de traités ont dû codifier les gestes afin de les décrire et de les classer sur le papier. La plupart des traités exploite l’illustration pour accompagner le texte, selon des modalités différentes, selon les traditions. Mais les illustrations peinent à représenter sur une surface plane les deux enjeux majeurs de l’escrime : la précision du placement et la célérité du mouvement. Ces enjeux sont d’ailleurs les mêmes pour d’autres arts du mouvement, comme la danse, dont les illustrations présentent le même type d’expérimentation formelle26.
Pour ce qui concerne la question du placement, Tobias Stimmer est l’un des premiers artistes à expérimenter le quadrillage au sol. Il semble qu’avant lui, on ne trouve qu’un quadrillage rudimentaire dans les illustrations de l’Opera Nova d’Achille Marozzo (Modène, Mutina, 1536) et un sol rayé de lignes verticales chez Hector Mair en 1540 dans son Opus amplissimum de arte athletica (Codex Vindobensis, Bibliothèque nationale, Vienne27). Comme le remarque Pascal Brioist, le quadrillage du sol est un moyen simple d’indiquer le placement des pieds, quadrillage qui va d’ailleurs en se complexifiant avec le temps afin de figurer, à l’aide de courbes, les déplacements des pieds28. Mais la solution du quadrillage ne provient pas de la tradition iconographique de l’escrime : Stimmer, et avant lui les dessinateurs de Marozzo et Mair, sont vraisemblablement allés chercher cette solution dans la tradition picturale. En effet, le sol quadrillé fait partie des éléments utilisés pour figurer la perspective linéaire, depuis l’expérience de la tavoletta de Filippo Brunelleschi en 1415 et sa théorisation dans le De Pictura de Leon Battista Alberti (1435). Rappelons que, pour les peintres de la Renaissance, l’introduction de la géométrie dans les compositions graphiques et picturales fait également partie d’un processus de « libéralisation » de la peinture et participe à l’élévation sociale du peintre, d’artisan manuel à intellectuel. Pour Joachim Meyer et Tobias Stimmer, l’utilisation systématique du quadrillage va aussi vraisemblablement au-delà de la solution pratique : c’est une manière d’introduire visiblement un contenu libéral dans une discipline qui tend à se théoriser.
D’un point de vue pratique, le quadrillage géométrique permet, à l’aide de la perspective linéaire, d’indiquer la profondeur de la scène et de représenter les bras tenant les armes en trois dimensions. Dans les gravures de Tobias Stimmer, on retrouve le choix de cette solution géométrique dans certaines illustrations (fig. K, p. XVII « Vom Versetzen » ; fig. B, p. XIX’ « Vom Versetzen » ; fig. I, p. XCXIX, « Das dritte theil dises Buchs »). Elle permet non seulement de représenter le placement des pieds des combattants, mais aussi de placer plusieurs groupes simultanément, sans nuire à la lisibilité de l’ensemble.
Quelquefois, on retrouve d’autres lignes tracées, indiquant la cible des coups sur le corps de l’adversaire, comme dans la figure A (p. III « Von der theilung des Danns »). Dans la figure A (p. LXI’ « Das dritte Theil dises Buchs »), on voit Joachim Meyer désignant à un élève une cible circulaire ; on retrouve aussi des lignes de cibles dessinées sur les figures des statues de soldats romains, placés sur des socles dans la partie gauche de la scène (fig. 4).
Au sol de cette même figure, outre le quadrillage, on voit des silhouettes de pieds, comme pour indiquer des placements successifs (on les retrouve aussi dans la figure B, p. XXII « Fechten mit der halben Stangen »). Dans le cas du groupe du fond, les traces de pas sont reliées par des lignes aux pieds du combattant concerné. Cette astuce, apparemment inédite alors, permet de résoudre le problème de représenter simultanément plusieurs mouvements très rapides29. On retrouve plus tard cette solution dans le traité d’Henry de Sainct-Didier (voir par exemple f. 21v. et 52v.), mais l’auteur précise par des numéros l’ordre du mouvement des pieds (fig. 5)30.
Tobias Stimmer va plus loin dans ses expérimentations pour représenter géométriquement le geste : dans la figure F (p. LXXIIII’, « Das dritte theil dises Buchs »), il trace des lignes circulaires et semi-circulaires au sol afin de montrer le glissement des pieds. La même année, on retrouve cette formule plus développée et plus explicite dans le traité de Giacomo di Grassi dont Stimmer a pu s’inspirer (ou l’inverse)31.
Certains auteurs contemporains, comme Camillo Agrippa et Jerónimo Sánchez de Carranza, choisissent d’aller plus loin dans la représentation géométrique des gestes d’escrime. Camillo Agrippa, par exemple, dit dans son Trattato di scientia d’arme : « J’ai dit que cette profession se gouverne seulement avec des points, des lignes, des temps, des mesures et ainsi de suite, qui naissent de considération mathématique, ou plutôt seulement de la géométrie32 ». Joachim Meyer et Tobias Stimmer, eux, ont fait le choix du compromis efficace entre la représentation convaincante du mouvement en trois dimensions et la rationalisation géométrique des prises. En effet, la représentation des corps en perspective, et en particulier des bras, exige une grande maîtrise de la part de l’artiste et une collaboration étroite entre lui et l’auteur du texte. Quelquefois, comme dans le traité d’Agrippa, le dessinateur vénitien Antonio Pinargenti a dû représenter la même prise sous plusieurs angles pour expliciter le texte. Tobias Stimmer et Joachim Meyer n’ont pas eu besoin d’avoir recours à la multiplication des points de vue : même sur les scènes à plusieurs combattants dans un décor en perspective, ceux-ci sont tous différents et les prises également.
Tobias Stimmer, un artiste de renom sensible à l’humanisme
Si l’on compare les illustrations des deux traités de Joachim Meyer, l’un manuscrit (1568) et l’autre imprimé (1570), on comprend vite qu’ils n’ont pas la même destination. Le traité manuscrit montre des couples de combattants en mouvement, en couleurs, mais sans aucun décor ni artifice géométrique. On le sait, il est destiné à l’usage exclusif (ou presque) de son élève, Otto von Solms-Sonnenwalde, qui l’emporte avec lui quand il quitte Strasbourg en 1569. Il semble évident que Tobias Stimmer est déjà l’auteur des dessins du manuscrit : d’une part, le style des dessins et des gravures est très similaire, les dessins à l’encre et à l’aquarelle sont de très bonne qualité et sont précis dans la gestuelle tout en décrivant de façon convaincante le mouvement des combattants. D’autre part, et cela résout définitivement la question, on retrouve plusieurs groupes à l’identique dans les deux traités : pour ne citer que deux exemples, le groupe combattant au fol. 52r du manuscrit est reproduit sur la gravure B (p. IIII « Von Häwen ») (fig. 6-7) ; le groupe au fol. 73r du manuscrit est reproduit sur la gravure p. L’ (« Das dritte theil dises Buchs ») (fig. 8-9)33. Or, il est très peu probable que le manuscrit ait circulé de manière à influencer plusieurs ateliers d’artistes, et encore moins que ce soit Joachim Meyer qui ait conservé les dessins préparatoires du premier artiste pour les donner en modèle à Tobias Stimmer.
On comprend alors que les deux types d’illustrations, du même artiste, correspondent à deux destinations différentes : le manuscrit cherche à rassembler, comme un pro memoria, les enseignements que Meyer a dispensés à son élève, tandis que le traité imprimé, et voué, par conséquent, à une grande diffusion, cherche à atteindre un public de cour ou un protecteur princier. En effet, Joachim Meyer et Tobias Stimmer ont adapté l’organisation du texte et le style d’illustration du traité imprimé à la destination recherchée. Comme l’ont noté les chercheurs spécialistes de l’escrime, le texte du traité imprimé est plus strictement réorganisé et rationalisé34. Quant aux illustrations de ce dernier, elles reprennent les groupes dynamiques du manuscrit, les rassemblent dans un décor antiquisant tout en leur ajoutant les artifices de réduction en art que nous avons évoqués précédemment. Les illustrations du traité imprimé ne sont donc pas seulement des supports techniques pour le texte. Elles annoncent des ambitions clairement humanistes.
En outre, dès le frontispice, on trouve un riche décor qui fait référence à l’Antiquité : grotesques et putti arborant des couronnes de laurier encadrent des combattants nus sur les côtés – afin d’exalter le combat corps à corps –, et surmontent une scène représentant une salle d’armes avec des escrimeurs vêtus, cette fois, à la mode contemporaine. Ces derniers s’affrontent devant une stèle portant le symbole néoplatonicien du carré inscrit dans un cercle, préfigurant la volonté de l’auteur de réduire en art la discipline (pour Platon, toutes les formes du monde proviennent et peuvent se réduire à des formes géométriques parfaites reflétant la perfection divine).
Sur la page suivante, le blason de Johann Casimir von Pfalz-Simmern est encadré par quatre allégories, reconnaissables à leurs attributs traditionnels : en haut les vertus cardinales du Courage (avec la peau de lion rappelant Hercule et le bouclier) et de la Prudence (avec le serpent et le miroir), en bas les allégories de la Paix (tenant un casque rempli de fleurs et d’oiseaux, brandissant un rameau d’olivier) et de la Guerre (revêtue d’une armure, tenant une épée et entourée d’armes). Ces personnifications sont vêtues à l’antique, laissant voir un sein nu, deux d’entre elles portant des couronnes de laurier (le Courage et la Paix), la Guerre portant une armure et un casque romains. Le reste du décor est composé de grotesques, des motifs de vases inspirés des frises des sarcophages romains et de motifs architecturaux à l’antique comme des triglyphes. Tobias Stimmer choisit vraisemblablement d’encadrer le blason de ces motifs rappelant l’antique afin de montrer les qualités humanistes du prince, mais aussi de rappeler ses vertus chrétiennes. Signalons que l’on retrouve les mêmes personnifications des vertus cardinales du Courage et de la Prudence, au sommet de la façade de la maison « Zum Ritter » de Schaffhouse, accompagnées des mêmes attributs et pratiquement dans la même posture (fig. 10-11). Non seulement ce détail permet finalement d’attribuer définitivement les dessins des gravures du traité imprimé à Tobias Stimmer, mais cela confirme la similitude entre la thématique humaniste du programme iconographique de la façade et des illustrations du traité.
Dans les illustrations suivantes, les références à l’Antiquité et à Vitruve sont nombreuses : on retrouve des architectures de différents ordres vitruviens, rappelant divers types d’édifices antiques comme un amphithéâtre (fig. A, p. III « Von der theilung des Manns »), un temple (fig. C, p. VII « Von den Legern »), un stade (fig. B, p. VI « Von den Legern ») dont l’obélisque central, la meta, participe visuellement à séparer les groupes de combattants, quelques ruines, un édifice rappelant le Panthéon (fig. F, p. VIII’ « Von den Legern » ; vu de l’intérieur fig. D, p. VII’ « Das vierde theil dises Buchs »), une sorte de viaduc (fig. G, p. XIII’ « Von den Häuwen »), des murailles d’enceinte (fig. D, p. XVII), des fontaines et des caryatides (fig. E, p. XXXIIII « Aus den Legern zu fechten » ; fig. B, p. XIX’ « Vom Versetzen » ; fig. A, p. XVII « Das vierde theil des Buchs »), des sphinx (fig. B, p. LIII « Das dritte Theil dises Buchs »), des colonnes torsadées (fig. C, p. LXIII « Das dritte Theil dises Buchs »), des satyres (fig. E, p. LXIX’ « Das dritte Theil dises Buchs »).
On trouve aussi des éléments de végétation méditerranéenne : un palmier (fig. F, p. VIII’ « Von den Legern »), des pins parasols (fig. B, p. III’ « Das vierde theil dises Buchs » ; fig. A, p. XVII « Das vierde theil des Buchs » ; fig. C « Fechten mi der halben stangen »). Malgré cette volonté d’exotisme, Stimmer ne peut s’empêcher d’agrémenter les scènes d’éléments décoratifs locaux : une tour de château fort (fig. G, p. XIII’ « Von den Häuwen » ; fig. H, p. XLI’ « Fechten aus den Legern » ; fig. K, p. XLVIII « Das dritte theil vom Schwert » ; fig. P, p. X’ « Von vier Häwen »), une église à clocher pointu (fig. C, p. V « Das vierde theil dises Buchs »), un fronton à pignon surmonté d’un nid de cigognes (fig. I, p. XXXV’ « Das vierde theil dises Buchs »).
Trois gravures se démarquent des autres : il s’agit de portraits de Joachim Meyer vêtu à l’antique. Sur la première gravure (p. L’ « Das dritte theil dises Buchs ») (fig. 9), on voit le maître d’armes vêtu d’une cuirasse romaine et des caligae, dans une posture dynamique, devant une pergola recouverte de feuillage et surmontée de vases fleuris, comme dans les jardins arcadiens (on aperçoit d’ailleurs cette pergola au fond des décors des fig. I, p. XCXIX « Das dritte theil des Buchs » et fig. B, p. III’ « Das vierde theil dises Buchs »). Un paon vient compléter le décor, comme dans les mosaïques des villas romaines. Derrière le maître, deux élèves observent et imitent la pose. La deuxième gravure (p. CI « Das dritte theil dises Buchs ») montre Joachim Meyer dans la même tenue, dans un décor naturel et prenant une pose en brandissant deux armes différentes. La troisième (p. CVI « Das dritte theil dises Buchs ») le montre toujours dans sa tenue antique, cette fois dans un décor urbain : il s’agit d’une place à l’architecture antiquisante (comme en témoigne l’édifice rond rappelant le Panthéon) dans laquelle s’affrontent deux groupes d’escrimeurs séparés visuellement par l’architecture. Tous les personnages sont aussi vêtus à l’antique. Ces trois gravures ne sont pas numérotées et ne sont donc pas des supports aux explications textuelles : elles expriment plutôt une vocation humaniste de placer l’auteur et son savoir dans une tradition romaine antique.
Si l’on regarde de plus près toutes les gravures, on remarque d’ailleurs que Joachim Meyer est toujours présent dans les illustrations, soit en train de combattre, soit en train de dispenser des enseignements. Il est bien reconnaissable : barbu (signe de sagesse et de maturité), richement habillé (son pourpoint présente des crevées sur les épaulettes et sur le gilet) et sa gestuelle est particulièrement éloquente (fig. A, p. III, « Von vier Häwen »). Meyer devient à son tour un exemplum moralis, l’un des derniers combattants germaniques au corps à corps issu de la tradition de l’Empire romain. Il s’agit là d’une différence notable par rapport au manuscrit de 1568, dans lequel les personnages ne sont pas identifiables. Il paraît donc clair, comme nous l’avons dit précédemment, que le traité imprimé doit participer de son autopromotion afin d’acquérir le statut de maître d’armes et entrer au service d’une cour princière.
Cette hypothèse est encore renforcée par la présence fréquente, dans les gravures (fig. A p. III « Von der theilung des Manns » ; fig. B, p. XIX’ « Vom Versetzen » ; fig. G, p. XII « Von Häuwen » ; fig. E, p. LXIX’, « Das dritte Theil dises Buchs » ; fig. D, p. XCII, « Das dritte theil dises Buchs »), d’un prince spectateur, très vraisemblablement le dédicataire Johann Casimir du Palatinat (fig. 12-13). Ce dernier est représenté, soit en train de manger, soit en train d’observer les combattants sur une tribune, en compagnie de courtisans – qui se distinguent par leurs couvre-chefs –, ce qui ne manque pas de rappeler le nouveau contexte de la discipline qui se restreint progressivement aux jeux de cour. On retrouve d’ailleurs trois courtisans parmi les escrimeurs dans la gravure B (« Das dritte theil dises Buchs », p. LIII), bénéficiant de l’enseignement de Joachim Meyer.
On retrouve presque toujours d’autres spectateurs : en plus de souligner la portée pédagogique des leçons, ces spectateurs renvoient à l’univers du théâtre et du spectacle si chers aux cours de la Renaissance. De fait, Joachim Meyer lui-même organise à Strasbourg, à plusieurs reprises, des spectacles de combat auquel participe le grand public35. Outre les spectateurs, l’aspect théâtral des combats d’escrime est souligné par plusieurs éléments récurrents : les décors, la musique et quelques détails animés pittoresques.
Pour ce qui est des décors, on retrouve plusieurs amphithéâtres, des gradins çà et là, un stade, des rideaux entourant la scène. Dans la figure A (p. III « Von der theilung des Manns ») par exemple, le maître d’armes se tient au centre de la composition ; dans la partie supérieure de l’image, on voit une scène de repas entre princes qui observent les combattants et, sur la gauche, une petite scène de combat à mains nues dans une sorte d’amphithéâtre à l’antique dans lequel ont pris place quelques spectateurs dont deux musiciens. Dans d’autres gravures, comme par exemple la fig. H (« Das dritte theil dises Buchs »), c’est l’agencement du décor architectural qui fait immédiatement penser aux décors traditionnels du théâtre éphémère de la Renaissance italienne : les scene di città, les scènes urbaines.
Au xvie siècle, en Italie, les spectacles théâtraux ont surtout lieu dans les cours intérieures des palais des commanditaires, devant une loggia ou un autre type d’architecture qui rappelle l’Antiquité. Contrairement au théâtre de rue médiéval, les humanistes italiens théorisent un nouveau lieu théâtral fermé, généralement dans une cour princière et doté d’une picturatae scenae facies, une scène peinte qui rappelle la scenae frons classique et qui représente un décor urbain à l’antique, peint en perspective et dont le point de fuite se trouve généralement au niveau de la vue du prince. On installe aussi des rideaux autour de la scène pour permettre aux acteurs d’entrer et sortir sans être vus. En général, les spectateurs sont placés dans des tribunes surélevées sur les côtés36. Pour les commanditaires de haut rang, ce sont des architectes de renom qui dessinent ces décors : Baldassare Peruzzi, Aristotele da Sangallo, Bernardo Buontalenti, Giorgio Vasari, pour ne citer que quelques noms célèbres. On conserve encore un exemple sur pied, l’un des premiers théâtres couverts pérennes, le Teatro Olimpico de Vicence réalisé par Andrea Palladio à partir de 1580 et achevé par Vincenzo Scamozzi à sa mort. On y retrouve la scène de ville idéale en perspective, dont l’architecture est inspirée de Vitruve37.
Pour ce qui est de la musique, deux musiciens apparaissent fréquemment, soit parmi les spectateurs, soit sur une tribune au centre en train de jouer (fig. A p. III « Von der theilung des Manns » ; fig. D, p. XCII, « Das dritte theil dises Buchs » ; fig. I, p. XXXV’, « Das vierde theil dises Buchs » ; fig. K, p. XXXIX’, « Fechten mit dem langen Spih ») : un joueur de flûte traversière et un joueur de tambour. Ce dernier instrument fait partie de ceux qui accompagnent traditionnellement les arts militaires, pour donner le rythme – et le courage – aux combattants. La flûte traversière, au contraire, est plutôt rare dans l’iconographie musicale de la Renaissance : elle est citée la première fois dans le traité d’organologie de Sebastian Virdung (Musica getutscht…, Bâle, M. Furter, 1511, s.n.) comme étant un instrument exclusivement militaire. Les théoriciens de la musique Martin Agricola et plus tard Michael Praetorius nomment cet instrument « Schweizer Pfeiff » et l’associent justement aux mercenaires suisses38. Ces deux instruments sont par ailleurs particulièrement adaptés à ce contexte puisqu’on les joue surtout à l’air libre39. Il semble donc que la présence de ces musiciens confère un caractère guerrier aux exercices d’escrime ou aux duels qui ont lieu dans la ville ou à la cour.
Quelques détails pittoresques, enfin, viennent conférer un côté facétieux et ludique aux scènes : un courtisan endormi à table, des paysans venus de manière impromptue assister au spectacle (l’un d’eux porte encore son fléau) (fig. C, p. V, « Das vierde theil dises Buchs »), un combat de chiens imitant leurs maîtres escrimeurs, un oiseau, un chat en train de faire sa toilette, un singe spectateur, animent ici et là les gravures.
Tobias Stimmer est très certainement celui qui a déterminé le choix des éléments à connotation antique et italienne dans les gravures. En plus d’être sensible à l’humanisme, comme on le voit déjà sur la façade de la maison « Zum Ritter » de Schaffhouse, il a vraisemblablement effectué un voyage dans le nord de l’Italie avant celui qu’il entreprend à Côme40. À cette période, il collabore étroitement avec l’humaniste et poète strasbourgeois Johann Fischart, qui a voyagé en Toscane. Pour aller plus loin, il semble licite de penser que Joachim Meyer soit redevable à Tobias Stimmer de la thématique humaniste de l’exemplum, absente du manuscrit de 1568 mais développée dans la préface et répétée au début de chaque nouveau chapitre du traité imprimé. On l’a vu avec l’iconographie de la maison « Zum Ritter » de Schaffhouse, cette thématique du chevalier valeureux porteur de vertus morales à imiter est une thématique chère à l’artiste. En outre, le voyage à Côme que Stimmer entreprend, juste avant l’impression du traité, est commissionné justement par Johann Fischart qui lui demande de copier la série de portraits d’homme illustres de l’humaniste Paolo Giovio, série de portrait qui sert d’exemplum, de modèle à suivre pour tout gentilhomme41.
En outre, il est intéressant de noter que, en partie grâce à cette collaboration avec l’artiste humaniste, le traité de Joachim Meyer devient le fruit de deux traditions textuelles et visuelles, germanique et italienne42. D’une part, Joachim Meyer présente sa discipline un peu comme une grammaire, en mettant l’accent sur le lexique germanique de l’escrime : dans la préface, il annonce qu’il rédige un manuel « afin de présenter le vocabulaire (de l’escrime) et la bonne manière d’en parler »43. Le Fechtbuch (Ms.Var.82) de Joachim Meyer conservé à Rostock (un manuscrit non illustré, daté de 1570, rassemblant une compilation de plusieurs sources sur l’escrime ainsi que des chapitres de son invention) contient notamment un poème en vers qui est un commentaire de Johannes Lichtenauer, datant du milieu du xive siècle et qui établit le vocabulaire de l’escrime germanique pour les générations suivantes44. Cette manière d’appréhender le discours technique trouve des correspondances chez de nombreux auteurs de traités techniques germaniques, et ce dans d’autres disciplines. D’ailleurs, Joachim Meyer précise, dans l’introduction du premier chapitre de son traité, qu’il s’inspire des innovations dans l’écriture des autres arts et pratiques :
Par conséquent, il m’a semblé nécessaire et bon de commencer par cette arme (l’épée) et d’en parler rapidement, mais clairement de la même façon qu’avec les autres arts et pratiques. En premier lieu, présenter la terminologie et son langage technique, qui ont été inventés par les maîtres de cet art avec une diligence toute particulière, afin que l’on puisse en apprendre et en saisir le plus rapidement et le plus promptement. En deuxième lieu, expliquer et interpréter cette terminologie afin que chacun puisse correctement comprendre sa signification45 .
En effet, à l’imitation des grandes entreprises modernes de valorisation du vernaculaire, en Italie notamment (Dante, De vulgari eloquentia ; Pietro Bembo, Prose nelle quali si ragiona della volgar lingua), les auteurs germaniques cherchent à établir ou à restaurer une terminologie technique, souvent à l’aide des langues antiques : par exemple, beaucoup de textes de médecine utilisent le latin, le grec, l’hébreu et même l’arabe. Ainsi, le polygraphe colmarien Laurent Fries publie une pharmacopée pentaglosse dont la préface précise la nécessité et l’urgence d’une telle entreprise46. Comme l’écrit Jean-Marie Valentin, ces entreprises remplissent un double objectif : fournir à un public non-latiniste des textes techniques (l’aspect commercial n’est pas à négliger non plus) et revendiquer l’égale valeur des langues (surtout la dignité de la langue nationale germanique)47.
D’autre part, le traité imprimé de Joachim Meyer s’inscrit dans la tradition italienne des traités techniques exploitant l’image comme support indispensable à la compréhension des explications textuelles, sur le modèle de Fiore dei Liberi48. Camillo Agrippa, par exemple, dans son Trattato di scientia d’arme, renvoie systématiquement aux images « per intelligenza migliore49 ». Joachim Meyer recourt lui aussi largement aux illustrations pour appuyer ses explications : les gravures sont très nombreuses, en pleine page, et fonctionnent avec un système de renvoi de lettres dans le texte adjacent.
Conclusion
L’analyse des gravures du traité imprimé nous apprend que Tobias Stimmer en est sans aucun doute l’auteur. Il est également déjà l’auteur des dessins en couleurs du manuscrit de 1568. On comprend aussi que Tobias Stimmer et Joachim Meyer ont dialogué afin de proposer un traité adapté à sa destination courtisane, dont la thématique principale est l’exemplum moralis qui, après l’apparition des armes à feu et des armées de métier, devient souvent le substitut symbolique aux gloires guerrières des princes. Ce thème rejoint également la préoccupation politique des empereurs germaniques successifs, de rappeler l’origine antique glorieuse de l’Empire. La dimension théâtrale des représentations gravées fait également écho au nouveau statut de l’escrime au sein de la cour. Cette destination courtisane explique non seulement les nombreux éléments du décor inspirés de l’Antiquité, mais aussi le caractère très technique des représentations, en accord avec l’humanisme et l’italianisme qui imprègnent désormais les milieux de l’élite savante européenne.
Grâce à cet ouvrage, Joachim Meyer qui se fait représenter dans les gravures lui-même comme un exemplum moralis, espère à la fois s’attirer la captatio benevolentiae du dédicataire – ou de son cercle – et justifier son ambition au titre de Maître d’armes. Tous ces efforts ne restent pas complètement vains puisqu’il réussit, quelques jours avant de mourir, à entrer au service du duc Johann Albrecht I zu Mecklenburg à Schwerin, un des princes les plus cultivés et raffinés de l’Empire germanique, bercé de culture humaniste, comme en témoignent ses travaux architecturaux au château de Schwerin et à sa résidence de Wismar, ainsi que son mécénat actif dans les arts et les sciences50.