Les manuscrits de Léonard de Vinci ont provoqué une véritable ferveur éditoriale dans la seconde moitié du xixe siècle. En effet, plusieurs campagnes photographiques ont produit, outre les positifs imprimés sur papier, des milliers de négatifs sur support en verre et nitrate de cellulose, réalisés surtout grâce à la technique à la gélatine bromure d’argent, la plus avancée de l’époque. Ces plaques de verre sont extrêmement intéressantes, tant pour l’histoire des techniques photographiques et photomécaniques de l’époque, que pour les études sur Léonard de Vinci stimulées par la redécouverte et la diffusion de ses manuscrits. Elles sont toutes réalisées à une échelle 1:1, restituant ainsi une image à haute définition de l’état de conservation des manuscrits à cette époque, et fournissant souvent des images plus nettes que les originaux qui ont quelquefois subi des détériorations dues au temps et à certaines interventions de restauration trop invasives. Les recherches ont, jusqu’à présent, contribué à mettre au jour une grande partie des négatifs en nitrate de cellulose relatifs aux manuscrits de Windsor (seulement l’Anatomie A), au Codex du Vol des Oiseaux et au Codex Arundel, réalisés par Giovanni Piumati et par le prince russe Teodor Sabachnikoff. On connait également trois séries de plaques photographiques pour l’édition du Codex Atlanticus réalisées par les éditions Hoepli : deux séries partielles de plaques photographiques de Giovanni Beltrami et une autre, encore anonyme, conservée au Warburg Institute de Londres. On dispose enfin de la collection de plaques de la Reale Commissione Vinciana réalisée entre 1913 et 1919.
La production d’une telle quantité de matériel photographique est une opération sans précédent, générant la collection – qui reste à ce jour encore la plus complète – de reproductions d’œuvres de Léonard de Vinci, même par rapport à l’édition nationale moderne de ses manuscrits. Pendant des années, ce matériel a été la référence pour les chercheurs du monde entier qui se sont adressés à la Commission pour obtenir des images des manuscrits, ou même étudier directement les plaques.
Fac-similé et photographie : des enjeux techniques et scientifiques
Dans la seconde moitié du xixe siècle, les développements des techniques d’impression photographique favorisent la diffusion à large échelle des reproductions d’œuvres d’art, ce qui permet leur circulation hors des musées. Le rôle culturel et social de la photographie, mis en évidence par Walter Benjamin dans son essai de 1936 intitulé L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, se concrétise dans la réalisation de fac-similés de livres rares et de documents manuscrits : finalement, grâce aux reproductions photomécaniques, ces œuvres deviennent plus accessibles aux chercheurs1.
Dans ce contexte de renouveau des instruments d’étude, dont bénéficient des disciplines telles que la codicologie, la diplomatique et la paléographie, le cas de la reproduction en fac-similé du corpus entier des manuscrits de Léonard de Vinci joue un rôle paradigmatique. En effet, il s’agit d’un ensemble important de manuscrits inédits, difficilement reproductibles en typographie, dispersés dans différentes régions d’Europe et dont, avant les impressions, on ne connaissait que quelques extraits, publiés dans des études pionnières telles que celle de Giovanbattista Venturi et de Guglielmo Libri. À part ces travaux et le Traité de la peinture, les carnets et dessins de Léonard de Vinci ne sont pas accessibles hors des bibliothèques dans lesquelles ils sont conservés2.
Les chercheurs de la seconde moitié du xixe siècle devinent immédiatement les potentialités de la photographie : ils encouragent l’expérimentation des techniques d’impression photomécaniques afin d’établir quelle serait la meilleure pour reproduire ces feuillets complexes. La photographie permet également de réunir enfin le corpus entier des manuscrits de Léonard, de le contextualiser et de commencer des études systématiques.
L’impression d’un fac-similé est un processus éditorial extrêmement complexe, dont le déclic photographique n’est que la première d’une série d’opérations mécanographiques nécessaires à graver les matrices chalcographiques (sur bois, sur cuivre, à l’eau-forte, etc.). La réalisation d’une matrice est systématiquement confiée aux mains expertes d’habiles copistes et graveurs : même mécanisée, la technique chalcographique ne peut se passer de l’intervention manuelle du graveur. Dans certains feuillets extrêmement complexes, comme ceux de Léonard de Vinci qui associent texte et image de manière très variée et articulée, ces opérations se révèlent particulièrement délicates. En effet, pour pouvoir bien les comprendre, les feuillets doivent être reproduits de manière photographique, ce qui rend indispensable un système de cartographie des contenus transcrits (fig. 1 et 2).
Aussi importantes soient-elles, les transcriptions et traductions de l’œuvre de Léonard de Vinci réalisées entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, comme celles de Jean-Paul Richter3 ou d’Edward McCurdy4, finissent par les dénaturer complètement en les sortant de leur contexte et en fragmentant les contenus. Grâce à la photographie, désormais capable de reproduire en copie anastatique un manuscrit, les problèmes éditoriaux se déplacent sur la question du meilleur moyen d’assembler la transcription et les images. En effet, à partir des années 1870, cela a été le principal sujet de discussion entre chercheurs.
Gilberto Govi fait office de pionnier : il est le premier à proposer le projet d’une édition en fac-similé des œuvres du maître. En outre, son Essai édité en 1872 comporte une sélection de feuillets du Codex Atlanticus5. Le travail de Govi suscite d’ailleurs des discussions et des critiques sur la valeur codicologique et paléographique d’une opération de sélection brutale des feuillets d’un manuscrit, au nombre de 24 ici, mais constitue en réalité un test fondamental pour comprendre comment arriver à son édition intégrale, que ce soit pour le rendu chromatique et graphique des techniques d’impression, ou pour les critères éditoriaux à adopter dans les transcriptions et commentaires des feuillets6. Pour l’impression, il avait décidé de recourir à la technique du collotype, dans sa variante Albertotype, développée par l’imprimeur milanais Angelo della Croce, médaillé d’argent à l’Exposition industrielle de Milan en 1871 pour sa technique de reproduction photolithographique7.
Si l’histoire des éditions en fac-similé des manuscrits de Léonard a déjà été écrite dans ses grandes lignes, nous analyserons ici en détails les plaques de verre, en nous arrêtant sur les choix inhérents au processus d’impression des négatifs afin de les contextualiser plus précisément8.
La publication du Codex Atlanticus : un enjeu politique et culturel entre France et Italie
Dès la publication de l’essai de Gilberto Govi, un projet de publication du Codex Atlanticus est présenté au ministre Cesare Correnti, qui, par le biais du ministère de l’Éducation, doit promouvoir et financer l’entreprise de publication. Il n’y a pas de résultats immédiats : organiser un tel projet au niveau ministériel n’est pas une tâche facile. Le programme italien est alors devancé par une initiative similaire du gouvernement français, qui confie à l’éditeur français Ravaisson Mollien la publication des carnets de Léonard de Vinci conservés à l’Institut de France. Ils sont imprimés entre 1881 et 1891.
Gilberto Govi avait déjà commencé à travailler sur les transcriptions des codex français en 1852 mais, comme le note Antonio Favaro dans sa biographie professionnelle :
industriellement parlant, à cette époque, les moyens dont disposait la technologie, c’est-à-dire il y a soixante-dix ans, n’étaient pas de nature à pouvoir concevoir une reproduction en fac-similé des manuscrits de Vinci. En fait, il y avait déjà eu des publications de dessins de divers types, plus ou moins heureusement reproduits, à partir de 1647, mais pas, du moins pour autant que nous le sachions, de véritables écrits, de sorte que les quelques lignes reproduites, par exemple par Amoretti, n’étaient pas rendues de manière à donner envie de faire quelque chose de similaire.
Favaro conclut en affirmant qu’à son avis, le but initial de Govi était l’étude des manuscrits et non leur édition complète, pour laquelle il pensait peut-être à des publications partielles commentées – comme l’avaient fait Venturi et Libri9.
C’est Gustavo Uzielli, après la parution des premiers volumes de l’édition Ravaisson Mollien des manuscrits français, qui s’engage activement dans la promotion d’un programme d’acquisition photographique des manuscrits de Léonard de Vinci, en vue de leur publication intégrale en fac-similé. Il propose, afin d’essayer les techniques de reproduction photomécanique, de partir d’une série de feuillets inédits conservés à la bibliothèque de l’Accademia de Venise, qu’il considère comme un début de traité de mécanique10. En réfléchissant aux diverses expériences passées et présentes de publication de l’œuvre de Léonard, il comprend certains risques tels que la décontextualisation des textes, comme dans le travail de Jean-Paul Richter, qui n’a publié un riche appareil iconographique qu’en annexe du volume. Il est également très critique et incisif envers les résultats obtenus par Ravaisson Mollien, coupable, d’après lui, d’avoir réalisé ses fac-similés en utilisant du papier industriel de mauvaise qualité et une technique d’impression bon marché, c’est-à-dire le procédé photoglyptique d’Arosa inventé par Tessier du Motay – un procédé qui, dans les deux volumes publiés jusqu’alors, a produit des images très délavées11. Gustavo Uzielli, qui est très au fait des techniques de reproduction photomécanique, est enclin à expérimenter les procédés d’impression chromolithographique qui, bien qu’encore imparfaits, lui semblent néanmoins les plus adaptés à la reproduction des feuillets de Léonard, considérant que leur seule limite reste le coût élevé de l’exécution. Ce n’est en effet pas une décision facile à prendre :
Il existe, comme on le sait, de nombreuses méthodes, telles que le procédé Scamoni, le procédé aux sels de chrome ; il y a la photoglyptie avec le procédé Woodbury, et ainsi les procédés Goupil, Dujardin, Durand et Baldus, il y a l’Albertotipia ou phototypia, également avec diverses modifications, il y a la photolithographie avec les procédés Poitevin, Asser et Osborne, et d’autres, sans parler des divers procédés de chromolithographie, encore coûteux et imparfaits12.
La critique d’Uzielli n’épargne même pas le procédé photolithographique utilisé par Angelo Della Croce pour l’impression de l’essai de Govi car, là-aussi, les fac-similés sortent plutôt délavés13.
Les épreuves de Gilberto Govi et d’Angelo della Croce datent de 1872 et Gustavo Uzielli, écrivant en 1884, reconnait que les techniques photolithographiques – y compris celle développée par Della Croce – ont effectivement beaucoup progressé au cours des dernières années. Il joint d’ailleurs à son article un essai sur une épreuve qu’il a réalisée en utilisant une évolution de la technique photolithographique, similaire à l’Albertotipia de Della Croce, à partir d’une photographie prise par le célèbre photographe et éditeur vénitien Ferdinando Ongania14. Ce tirage est reproduit en inversant le négatif, de sorte que la feuille puisse être lue de gauche à droite. Uzielli conclut ses remarques en se référant à l’abbé Ceriani, préfet de la Biblioteca Ambrosiana et expert en reproductions en fac-similé à l’aide de procédés de photogravure. En fait, en 1872, au moment de l’essai de Govi, il avait déjà exprimé son intention d’entreprendre la publication du Codex Atlanticus en fac-similé. Enfin, Uzielli interpelle le gouvernement italien en soulignant que la publication des manuscrits de Léonard de Vinci est une opération patriotique et pointe l’Accademia Nazionale dei Lincei comme la seule institution culturelle possédant l’expertise appropriée pour une édition aussi complexe que le Codex Atlanticus15.
Les discussions sur les possibilités de publication du Codex Atlanticus durent quelques années, d’abord parce que son volume est tel qu’il nécessite un financement important, difficile à obtenir. Dans une lettre au ministre Cesare Correnti, Gustavo Uzielli tente de quantifier le financement nécessaire : en prenant comme référence l’engagement du gouvernement français pour les manuscrits de l’Institut de France, il estime un coût de 100 000 lires, à répartir en tranches de 10 000 lires par an, pour un projet dont la réalisation prendrait dix ans16.
S’inspirant de l’expérience française et de l’essai de Govi, Uzielli propose deux stratégies de publication possibles. L’une est la réalisation d’un fac-similé sur le modèle des éditions de Ravaisson Mollien, adapté au format de l’œuvre de Govi, qui aurait compacté toutes les pages du codex en 4 volumes de 400 pages chacun17. L’autre possibilité prend en compte le fait que le Codex Atlanticus comprend 1 600 dessins : les volumes à produire pourraient donc être au nombre de 16, de 400 pages chacun en laissant les versos vierges, ou 8 si les versos sont utilisés pour les transcriptions18. Uzielli considère d’ailleurs les problèmes liés aux techniques de reproduction photographique, soulignant, par exemple, que la photolithographie permet d’imprimer les feuillets à l’endroit ou à l’envers sans surcoût. La différence de dépense entre les deux solutions, estimée à une fois et demie, tiendrait alors uniquement au nombre majeur de feuilles utilisées et au processus d’impression. La référence aux 1 600 dessins à reproduire est intéressante, car elle suggère déjà une volonté de paginer, dans la version imprimée, les planches composées par Pompeo Leoni, comme cela a effectivement été le cas lors de la restauration du codex dans les années 196019.
La dernière décennie du xixe siècle est une période cruciale pour les études sur Léonard de Vinci. Alors que l’Accademia Nazionale dei Lincei et le gouvernement italien s’organisent pour récupérer les ressources nécessaires à la publication du Codex Atlanticus, outre-alpes sortent, après les manuscrits de l’Institut de France, les fac-similés du Codex sur le Vol des Oiseaux (1893), les Cahiers d’Anatomie A (1898) et B (1901) et les folios inédits de Windsor (1901). Ces opérations ont été possibles grâce à l’apport économique décisif du prince russe Theodor Sabachnikoff qui, avec Giovanni Piumati, a poursuivi de manière indépendante le projet d’édition des codex de Léonard, soutenu par des éditeurs tels que le Français Edouard Rouveyre ou la maison Roux et Varengo de Turin20. En 1891, Luca Beltrami publie également le Codex Trivulzianus, avec une reproduction en fac-similé d’Angelo Della Croce.
Alarmé par l’efficacité et l’esprit d’entreprise des éditeurs français, Gilberto Govi tente de faire pression sur le ministre Cesare Correnti, par l’intermédiaire du comte Giulio Porro, afin de publier le Codex Atlanticus. Cet épisode illustre bien le climat d’attente et de protagonisme nationaliste qui a entouré la publication des manuscrits de Léonard, en particulier du Codex Atlanticus. Govi, impliqué personnellement, élabore à son tour un devis pour la publication, qu’il estime à environ 200 000 lires, soit le double de celui d’Uzielli. Govi est particulièrement préoccupé par l’éditeur Ravaisson Mollien, qui a intitulé ses fac-similés « Le manuscrit de Léonard de Vinci », laissant entendre qu’il veut poursuivre la publication des manuscrits de Vinci. Govi se sent même obligé d’écrire à nouveau à Porro pour qu’il intercède auprès du préfet de la Biblioteca Ambrosiana, Antonio Ceriani, afin d’empêcher toute tentative étrangère de photographier le Codex Atlanticus21. L’histoire de cette publication, qui aboutit finalement entre 1894 et 1904, est bien documentée, même si des lacunes subsistent dans certains passages clés. En croisant la correspondance des membres de l’Accademia Nazionale dei Lincei avec celle du préfet Ceriani, nous avons pu reconstituer les événements complexes qui ont finalement conduit à l’aboutissement du projet.
L’année qui suit la publication de l’essai de Gustavo Uzielli (1885), l’Accademia Nazionale dei Lincei est invitée par le ministre Michele Coppino, qui a repris l’initiative de Cesare Correnti, à commencer à travailler à la publication du Codex Atlanticus22. La transcription du manuscrit est confiée à Gilberto Govi, tâche interrompue par sa mort prématurée en 1890. L’Accademia Nazionale dei Lincei s’adresse alors à Giovanni Piumati, un paléographe qui semble le plus compétent, compte tenu des transcriptions qu’il a réalisées pour les autres fac-similés de Léonard23. L’organisation de la campagne photographique, confiée à deux imprimeurs différents, comme en témoignent les tampons sur les fac-similés, a également été très exigeante. Les 94 premiers feuillets ont été imprimés par la firme Martelli e Figli à Rome, en utilisant 200 clichés photographiques, tandis que les 307 feuillets restants, pour lesquels environ 600 clichés ont probablement été nécessaires, ont été confiés à l’artiste milanais Giovanni Beltrami, qui a réalisé les tirages dans la fabrique d’Arturo de Marchi à Milan. Les 1 381 planches ainsi produites ont ensuite été divisées en 35 fascicules de 40 articles chacun, dont le premier a été présenté à l’Accademia Nazionale dei Lincei par le sénateur Francesco Brioschi en 189124. L’ensemble de la série a ensuite été publié trimestriellement par l’éditeur milanais Hoepli, entre 1894 et 1904. Les trois ans qui séparent la présentation du premier numéro et le début de la distribution peuvent s’expliquer, en l’absence de documents, par le temps de transcription du manuscrit, puisque Giovanni Piumati a reçu la commande précisément en 1891. L’ensemble de l’opération d’édition, comme nous l’apprend une note de 1909 sur un nouveau projet – l’acquisition photographique des autres manuscrits vinciens – a coûté 500 000 lires, dont 200 000 ont été alloués à l’éditeur Hoepli25.
La naissance de la Reale Commissione Vinciana
Dans le sillage de la publication du Codex Atlanticus, grâce à l’insistance de l’Accademia Nazionale dei Lincei et des commissaires qui ont supervisé l’édition, une commission ministérielle est formée pour acquérir l’ensemble de l’œuvre de Léonard de Vinci dispersé dans diverses institutions européennes, afin d’en initier une étude et une publication systématiques : la Reale Commissione Vinciana, c’est-à-dire la Commission Royale De Vinci.
En 1905, sous la présidence de Pietro Blaserna de l’Accademia Nazionale dei Lincei, les chercheurs Giovanni Piumati et Luca Beltrami, ainsi que le sénateur Luigi Roux, ont commencé à travailler sur le projet d’acquisition photographique de tous les manuscrits de Léonard. La réalisation du projet se heurte à diverses difficultés, qui conduisent à la refondation de la Commission en 1911, et au remplacement de certains membres. La première réunion de cette nouvelle bouture a lieu le 2 février dans les locaux de l’Accademia Nazionale dei Lincei à Rome, sous la présidence de Pietro Blaserna, et permet aux commissaires Mario Cermenati, Giovanbattista De Toni, Guglielmo Romiti et Adolfo Venturi de se rencontrer. Venturi et le président Blaserna sont les seuls membres restants de la Commission de 1905 ; Luca Beltrami a démissionné pour cause d’inefficacité, tandis que Giovanni Piumati n’a pas été renommé26. Les secrétaires sont Roberto Cao Pinna et Roberto Gambigliani Zoccoli. Dans le procès-verbal du 2 février 1911, les commissaires confirment le programme de travail qui comprend l’acquisition photographique des manuscrits, la compilation des index du Codex Atlanticus, confiée à Piumati, et la collecte de la bibliographie léonardienne à publier en annexe des fac-similés27. Le premier objectif était également la publication d’au moins un des codex pour le 400e anniversaire de la naissance de Léonard de Vinci en 1919.
Adolfo Venturi a informé la Commission du nombre de manuscrits inédits encore à publier en Italie et conservés dans des bibliothèques italiennes et étrangères, estimé à environ 250 feuillets, principalement sur des thèmes artistiques. Afin de les acquérir rapidement, il propose une campagne photographique menée avec plusieurs opérateurs, de manière à collecter le matériel dans l’année. Venturi s’est également penché sur les critères d’acquisition en précisant que :
- les prises de vue doivent être réalisées sur des plaques de même format que les manuscrits photographiés, de manière à faciliter la reconstitution des cahiers ;
- les filigranes doivent également être photographiés, avec des prises de vue ad hoc ;
- les photographes doivent être formés de manière à pouvoir noter sur chaque plaque les indications sur les mesures techniques adoptées par Léonard, et reproduire les tirages avec les mêmes tons de couleur que les originaux.
La commission décide donc d’acquérir non seulement des œuvres inédites, mais aussi de lancer une nouvelle campagne photographique de tout le matériel connu de Léonard, en ne laissant de côté que le Codex Atlanticus, qui vient d’être publié par l’Accademia Nazionale dei Lincei. Le projet étant très coûteux, on décide de rédiger un document justifiant ce choix, étant donné qu’une grande partie du matériel a déjà été photographié par Giovanni Piumati, à qui il aurait pu être racheté à un prix inférieur28. Cette précaution était d’autant plus nécessaire qu’il avait également été décidé de ne pas accepter l’offre d’Edmondo Solmi, un autre ancien membre illustre de la commission, qui proposait de transcrire gratuitement les feuillets de Windsor, la plupart de ceux du Soreth Kensington Museum (où étaient conservés les codex Forster), et ceux du British Museum (gardien du Codex Arundel 263)29. La décision de ne pas tenir compte de tous ces travaux antérieurs, qui étaient de grande qualité, devait être bien justifiée. La ligne de conduite était qu’il fallait réaliser l’édition complète des manuscrits de Léonard à partir de matériaux homogènes fabriqués avec les mêmes techniques et critères d’acquisition, et il en allait de même pour les transcriptions.
La commission a ensuite commencé à envoyer des demandes de devis à différents studios photographiques, mais l’estimation des coûts d’une telle entreprise était difficile et des firmes comme les photographes Coen de Venise n’ont pas répondu à l’invitation. D’autres professionnels importants, comme le cabinet Alinari-Anderson, le studio Carlo Brogi de Florence et le cabinet Alfieri Lacroix de Milan, ont répondu que, malgré les précisions apportées sur les différents points du devis, ils estimaient ne pas disposer d’éléments suffisants pour évaluer les coûts30.
Seuls les cabinets Danesi et Liebman à Rome et l’Institut des arts graphiques de Bergame ont produit des devis. L’analyse et l’évaluation de leurs propositions n’ont pas été faciles car, outre le coût des séances de photos, il fallait également prendre en compte les frais de déplacement et les indemnités journalières des opérateurs. Le devis de l’Institut des arts graphiques était supérieur de 7 000 lires à celui proposé par Danesi, mais cette dernière société n’a pas précisé si sa proposition incluait les frais accessoires31. Finalement, la commission a décidé de confier la campagne photographique aux deux sociétés et a rédigé un cahier des charges qui a été signé à la fin de 1912. Il précisait que les entrepreneurs devaient livrer deux tiers des travaux en 1913, à partir de mai, et l’autre tiers en juin 1914. Les photographies devaient être réalisées sur des plaques de verre au bromure d’argent inaltérables, en conservant le format des originaux. Pour les seules acquisitions dans les institutions étrangères, on estimait qu’il faudrait environ 4 000 plaques et il était spécifié que les photographes devaient développer autant de plaques que nécessaire pour la reproduction en couleur des images32.
Une campagne photographique européenne
La tournée européenne sur les sites des manuscrits de Vinci comprenait des campagnes photographiques dans les villes de Paris, Chantilly, Londres, Windsor, Norfolk, Chatwortk, Oxford, Hambourg, Munich, Weimar, Vienne, Budapest, Milan, Turin, Venise, Florence, Modène et Vinci. À la fin, les négatifs sur verre devaient être remis à la commission, accompagnés de deux tirages positifs de chaque feuillet, l’un dans le sens normal et l’autre en miroir pour faciliter la lecture de l’écriture de Léonard.
Les commissaires ont commencé à organiser la partie administrative de l’appel d’offres, le principal écueil étant de trouver les fonds nécessaires à la colossale campagne photographique. Ce problème a été résolu grâce à un don inattendu de 100 000 lires, l’équivalent d’environ 380 000 euros aujourd’hui, de la part du sénateur Giuseppe Emanuele Modigliani, qui s’est mis à la disposition de la Commission pour gérer personnellement son utilisation33. Une des conditions implicites pour l’utilisation de cette donation, selon une lettre de l’honorable Trabaldi lue lors de la réunion du 17 décembre 1912, était qu’une partie de la somme soit utilisée pour acquérir le matériel de Giovanni Piumati : la collection de photographies, les transcriptions et l’appareil critique, sur lequel le savant piémontais travaillait depuis des années.
Les photographes Raffaele Gherardelli (Arti grafiche, Bergame) et Archimede Andreani (société Danesi, Rome), munis d’un équipement volumineux, ont alors commencé leur tour d’Europe afin de réaliser la « colossale » campagne photographique, avec toutes les difficultés que comportait une telle entreprise, menée à une époque – entre 1913 et 1915 – où le moyen de transport le plus rapide était le train34. Un tableau récapitulatif des travaux livrés à la Commission par la société Danesi le 20 juin 1914 recense 2 194 négatifs de différents formats et 4 388 tirages photographiques35. La technique photographique était déjà très développée à l’époque, mais nécessitait encore un équipement volumineux et complexe. Comme les négatifs devaient être développés et vérifiés sur place, les photographes devaient également installer un laboratoire photographique portable avec des bacs à laver et des supports pour sécher et fixer les négatifs. Aucune trace n’a été trouvée d’une quelconque collaboration avec des photographes britanniques. La taille d’une entreprise comme Danesi, probablement à l’avant-garde en Italie, comptant des dizaines d’employés à son service, suggère que la troupe de photographes travaillait indépendamment dans une pièce de la bibliothèque aménagée en chambre noire.
On trouve une information curieuse et intéressante dans une note compilant les prises de vue, qui souligne le professionnalisme des photographes et la difficulté de mener une telle campagne : elle fait référence à la présence dans l’usine Danesi de 36 plaques autochromes au format 10 × 12 cm, qui ne figuraient pas dans le cahier des charges et dont on ne trouve aucune autre référence dans les documents de la commission. Les autochromes en question ont ensuite été remis à la Commission et sont encore conservés aujourd’huidans ses archives36. Il s’agit probablement d’une initiative autonome des photographes qui ont voulu compléter les annotations sur les couleurs – qui se trouvent dans les marges de chaque planche du fac-similé – par des diapositives en couleur des dessins les plus beaux et les plus développés (fig. 3).
Début de l’édition de l’œuvre manuscrit de Léonard de Vinci et fin de la Commission
Entre 1915 et 1918, la commission interrompt les travaux. Elle ne les reprend qu’après la guerre lorsque, sous la direction de Cermenati, la publication des fac-similés commence enfin. L’impression a d’abord été proposée à maison d’édition Zanichelli, qui, après une évaluation des coûts de production, a toutefois décidé d’y renoncer. Elle a donc finalement été confiée à la société Danesi. Ce choix a fait l’objet d’un procès-verbal lors de la réunion du 25 février 1919, et a été présenté comme le plus prudent : ce sont les photographes de Danesi qui avaient déjà noté sur les négatifs les couleurs nécessaires à l’impression37. Compte tenu de la charge financière considérable pour l’imprimeur-éditeur, Danesi a proposé à la Commission de publier également, à ses frais, une édition populaire des manuscrits de Léonard, destinée à la publicité et à la diffusion auprès du grand public. Ce projet n’a toutefois pas été poursuivi.
Après les années consacrées à la campagne photographique et l’important travail de transcription et de planification éditoriale, les éditions de la Reale Commissione Vinciana ont sorti la publication du Codex Arundel en 4 volumes entre 1923 et 1930. Sortent ensuite, entre 1930 et 1936, les feuillets manquants du Codex sur le vol des oiseaux et les Codex Forster (I, II, III). Suivent les Codex A et B de l’Institut de France entre 1936 et 1941 ; les dessins artistiques édités par Adolfo Venturi, publiés en sept fascicules entre 1928 et 1952 ; les dessins géographiques édités par Mario Baratta en 194138. Pour cause de faillite à la fin des années 1930, la société Danesi laisse la place au Poligrafico dello Stato, ne conservant que le travail photographique pour la préparation des clichés des dessins à inclure dans la transcription.
La Commission de Vinci était en possession de plus de 5 000 images qui constituaient un noyau documentaire spécialisé sur Léonard de Vinci unique au monde. Elle recevait continuellement des demandes de chercheurs intéressés par le matériel photographique : il a donc été décidé d’accorder à des chercheurs sélectionnés la possibilité de consulter le matériel photographique en vue d’échanger des informations avec eux afin de progresser dans l’interprétation de la pensée et de l’œuvre de Léonard39. C’est le cas de Girolamo Calvi qui, bien qu’ayant quitté la Commission, a continué à utiliser ses documents pour ses propres recherches40.
Elle indique que Monseigneur Carusi et les autres membres de la Commission ont déjà transcrit les 12 codex de l’Institut de France, mais que ce travail, ainsi que les photographies, bien que prêts à être publiés, sont abandonnés dans les locaux de la Commission. Au fil des années, Brizio indique que la dernière publication de la Commission remonte à 1941, que le matériel photographique se détériore et que les transcriptions sont dépassées. Pour ces raisons, la Commission a été invitée à reprendre le travail de publication dans l’espoir d’initier également une collaboration avec l’Ente Raccolta Vinciana, l’autre institution d’études sur Léonard qui a vu le jour à Milan en 1905, parallèlement aux événements de Rome.
Comme le montrent les documents de l’Accademia Nazionale dei Lincei et les archives de la Commission de Vinci, même si des initiatives ont été discutées à plusieurs reprises et des expositions et des publications ont été encouragées41, le travail éditorial sur les fac-similés de Léonard n’a pas été repris avant qu’Augusto Marinoni ne commence à travailler sur les transcriptions pour les éditions modernes en fac-similé, publiées par la maison d’édition Giunti à Florence en 196042.
Les plaques et les archives de la Commission De Vinci sont depuis restées dans un état de semi-abandon, d’abord dans les locaux de la Commission sur la Piazza della Bocca della Verità à Rome, puis depuis les années 1980 dans les entrepôts de la Biblioteca Nazionale Centrale à Rome.
En 2018, un projet a été lancé pour récupérer, restaurer et numériser ce matériel, qui a été reconditionné et archivé dans les locaux du Museo Galileo de Florence, l’actuel siège de la Commission. Des copies numériques des plaques ont été archivées dans un dépôt et une vitrine numérique a été construite dans laquelle les images à haute résolution et leurs métadonnées associées peuvent être consultées. Bien que certaines pièces aient été perdues et d’autres gravement endommagées, cette collection de plaques photographiques reste toujours le corpus le plus complet de documents de Léonard de Vinci. Ce fonds est également très précieux pour l’histoire des techniques photographiques d’impression photomécanique, présentant dans certains cas plusieurs tirages négatifs avec différentes variantes de couleur et des signes de traitement manuel, permettant de reconstituer tout le processus d’impression des fac-similés à partir du moment de la prise de vue.
Tab. 1 : Nombre de plaques par manuscrit de Léonard de Vinci.
Codex Arundel | 519 |
Codex Atlanticus | 416 |
Codex Forster I | 103 |
Codex Forster II | 300 |
Codex Forster III | 164 |
Manuscrit A | 128 |
Manuscrit B | 29 |
Manuscrit C | 57 |
Manuscrit D | 19 |
Manuscrit E | 163 |
Manuscrit F | 193 |
Manuscrit G | 189 |
Manuscrit H | 286 |
Manuscrit I | 280 |
Manuscrit K | 246 |
Manuscrit L | 191 |
Manuscrit M | 176 |
Codex Leicester | 80 |
Codex Trivulziano | 105 |
Codex sur le Vol des Oiseaux | 50 |
Manuscrit Urbino 1257 | 587 |
Collection de Windsor | 1050 |
Tab. 2 : Nombre de plaque par institution qui les a réalisées.
Kunsthalle, Hambourg | 19 |
Archivio di Stato, Florence | 19 |
Musée Bonnat, Bayonne | 55 |
Musée des Beaux-Arts, Budapest | 14 |
Musée Condé, Chantilly | 4 |
Chatsworth House, Bakewell | 66 |
Archivio della Fabbrica San Pietro, Vatican | 16 |
Rheinisches Museum, Cologne, | 11 |
Biblioteca Laurenziana, Florence | 14 |
Galleria degli Uffizi, Florence | 125 |
Santa Maria Nuova, Florence | 8 |
British Museum, Londres | 107 |
Oppenheimer House, Londres | 8 |
Archivio Gonzaga, Mantoue | 46 |
Biblioteca Ambrosiana, Milan | 196 |
Eglise de S. Celso, Milan | 3 |
Sambach Museum, Munich | 13 |
Brown University, New Port | 4 |
Metropolitan Museum, New York | 17 |
Christ Church, Asmolean Museum, Oxford | 76 |
Bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, Paris | 11 |
Louvre, Paris | 98 |
Accademia Nazionale dei Lincei, Rome | 4 |
Biblioteca Hertziana, Rome | 6 |
Galleria Corsini, Rome | 26 |
San Giovannino, Santa Maria sopra Monte, Varese | 8 |
Biblioteca Reale, Turin | 40 |
Real Accademia, Venise | 105 |
Bibliothèque Albertina, Vienne | 6 |
Gallerie Liechtenstein, Vienne | 6 |