De tout l’espace caucasien, le pays avec lequel l’Iran partage les plus longues frontières est l’Azerbaïdjan1. L’effondrement de l’Union soviétique place la République islamique dans un cadre géopolitique radicalement « nouveau, inédit, riche à la fois d’opportunités et de menaces » (Keskin, 2008, p. 50). Le massif montagneux du Caucase représente pour elle, principalement, un lieu de mémoire, à la fois historique et culturel. Elle tente de s’ajuster au paysage post-soviétique, géographiquement morcelé et parcouru de zones d’instabilité potentielles. Téhéran, qui n’a pris conscience que tardivement des mutations en cours, s’efforce de devenir l’un des pôles d’attraction régionaux. Le nationalisme persan considère le Caucase comme une extension du bassin de sa culture propre, tout en attachant une importance particulière au pays du Feu - dénomination parfois utilisée pour désigner l’Azerbaïdjan. Son approche des relations avec son voisin septentrional n’est pas dominée par les considérations idéologiques auxquelles on pourrait s’attendre, mais plutôt par un certain pragmatisme. L’interface entre Téhéran et Bakou, peu explorée dans le monde universitaire francophone, est très intéressante pour comprendre les enjeux géopolitiques de cette région du monde. Une approche fine est possible notamment par l’exploitation et la traduction de la presse locale. Bien qu'il soit nécessaire de les passer au tamis d'une méthode historique rigoureuse, les ressources documentaires sont abondantes.
Pays assez méconnu en Europe, l’Azerbaïdjan nouvellement indépendant est un État laïc qui se tourne vers l’Occident et développe prioritairement ses rapports avec les États-Unis. Il entretient de bonnes relations avec Israël et se veut très proche de la Turquie. Cependant, la qualité de ses relations bilatérales avec l’Iran est cruciale, non seulement dans le domaine de la politique étrangère et de la préservation des intérêts vitaux, mais aussi parce qu’elle engage l’avenir des deux nations et leur existence même. L’Iran est devenu, depuis février 1979, une République islamique animée d’ambitions qui inquiètent, le régime des mollahs étant considéré comme susceptible d’user de son influence sur divers mouvements extrémistes à l’étranger. Ces divergences idéologiques sont parfois à l’origine de tensions dans les rapports entre Téhéran et Bakou, nourrissant leur mésentente. Elles ont souvent entraîné les deux pays à choisir des lignes de conduite opposées, reflétant parfois imparfaitement les intérêts nationaux de chacun d’entre eux. Les facteurs confessionnels et économiques s’entremêlent dans le fonctionnement des relations bilatérales, sur fond de partage des ressources en hydrocarbures. La pomme de discorde représentée par la Caspienne, singulière mer intérieure au confluent d’enjeux d’ordre divers pèse de manière significative dans l’espace entre Caucase et golfe Persique.
Évolution de la position iranienne à l’endroit de l’Azerbaïdjan
La nature des échanges bilatéraux connaît des fluctuations, Téhéran s’efforçant séculairement d’influencer la politique intérieure du pays du Feu. Les affinités historiques, culturelles et religieuses multiples entre les deux États n’impliquent pourtant pas l’établissement de synergies, les choix de développement opposés occasionnant plutôt des frictions.
L’entrelacement historique des peuples d’Iran et d’Azerbaïdjan
La qualité des relations de voisinage revêt une grande importance dans le domaine de la politique étrangère et de la préservation des intérêts nationaux, parce qu’elle engage l’avenir des deux nations dans leur existence même. Leurs caractéristiques, leurs ressources naturelles, leur proximité avec d’autres pôles, les répercussions différenciées de la concurrence mondiale, font que les échanges entre irano-azerbaïdjanais déteignent à leur tour sur la définition des objectifs des autres puissances régionales. L’existence d’atavismes géopolitiques hérités d’autres nations introduit une strate supplémentaire de complexité dans les relations bilatérales. Sur ce qui est aujourd’hui le territoire de la République islamique, la présence perse est, au cours des siècles, concurrencée tour à tour par celle des Grecs, des Romains, des Arabes, des Turcs et des Russes [Fig.1]. Ces derniers mettent un terme, par leur méthode de pénétration progressive, à plusieurs siècles de souveraineté des monarques persans. C’est durant le règne de la dynastie Qadjar, sous Mohammed Shah, que l’Iran perd définitivement ses dépendances caucasiennes au profit de la Russie. Ultérieurement les deux guerres irano-russes au début du 19e siècle – 1804-1812 puis 1826-1828 – entraînent une autre tragédie pour l’Azerbaïdjan : de facto indépendants, les khanats2 sont incorporés à la Russie tsariste. La famille royale au pouvoir est supplantée par les Pahlavi. Le peuple azerbaïdjanais se trouve divisé, ce qui le conduit à construire son avenir en suivant des directions différentes de part et d’autre de l’Araxe3. Cette rivière sépare en effet les deux pays et détermine leur frontière depuis le traité de Turkmenchay signé en 1828 à l’issue d’une guerre russo-iranienne4, situation qui reste inchangée jusqu’à nos jours. Elle revêt une importante force symbolique.
Les Azéris au sud demeurent dans le monde islamique et appartiennent, plus largement, à la civilisation orientale. Leurs compatriotes au nord sont contraints de rejoindre la Russie, et se rattachent, à travers elle, à une certaine branche de la culture européenne. Une forte population parlant le turc azerbaïdjanais vit à l’intérieur des frontières iraniennes. Il est difficile de la chiffrer avec exactitude, elle est évaluée dans une fourchette de 25 %. Du fait de cette proportion, son rôle dans le pays n’est pas négligeable. Conjointement aux Perses, elle joue un rôle majeur dans l’appareil de l’État. Ce segment de la société iranienne constitue un obstacle sérieux dans les relations irano-azerbaïdjanaises et l’incertitude autour de ses ambitions engendre une attitude de méfiance mutuelle. L’influence des Azéris est telle qu’elle donne lieu à de puissants sentiments anti-azerbaïdjanais parmi les autochtones persans et autres. Ceux-ci considèrent que les Azéris se sont appropriés les leviers du pouvoir en Iran, ce qui dans une certaine mesure est exact. Ces derniers représentent une composante majeure de ce pays, étant fortement présents dans les rouages de l’État, de l’armée, de l’économie, de la culture et bien entendu de la religion. L’actuel chef spirituel, l’ayatollah Seyyed Khamenei, ainsi qu’une grande partie du clergé iranien sont d’origine azérie. Elle est particulièrement bien représentée parmi les officiers de l’armée nationale, atteignant 80 % dans les forces aériennes. Le degré élevé d’intégration des Azéris dans la société de leur pays hôte – les familles mixtes ne sont pas rares – ne les empêche pas de préserver farouchement leur indépendance. En revanche, les tentatives iraniennes visant à étendre un culte rigoriste en Azerbaïdjan sont mal acceptées par son voisin.
Regards de Téhéran sur l’émancipation progressive des Azerbaïdjanais
Après l’effondrement de l’Empire russe, le 28 mai 1918, le Conseil national d’Azerbaïdjan du Nord déclare son indépendance. Contrariant le gouvernement nouvellement formé dans sa tentative d’établissement de relations diplomatiques normales avec les pays voisins, l’Iran exprime son inquiétude quant à la formation d’un État portant le nom « Azerbaïdjan ». Téhéran prévoit que cette jeune entité exercera tôt ou tard une influence sur la partie peuplée d’Azéris comprise dans le territoire iranien. Au printemps 1920, la Russie, désormais communiste, prend le pouvoir manu militari en Azerbaïdjan, c’est-à-dire dans la partie nord récemment érigée en République5. Les frontières sont alors hermétiquement fermées. Jusqu’à l’émiettement de l’Union soviétique, l’Iran entretient des relations avec l’Azerbaïdjan via le Kremlin.
Dans les années 1980, lorsque le pouvoir central en URSS commence à s’affaiblir, le peuple d’Azerbaïdjan s’efforce d’établir des contacts avec ses compatriotes, « frères et sœurs » vivant de l’autre côté de la rivière-frontière Araxe. Quand la République islamique fait part à Mikhaïl Gorbatchev de l’irritation que lui inspire la campagne en cours au pays du Feu en faveur d’un « Azerbaïdjan uni » comprenant les Azéris du sud, celui-ci prend des mesures coercitives pour la faire cesser. Le 31 décembre 19896, les revendications n’ayant pas été satisfaites, la foule entreprend de détruire des fils de fer barbelés, démarche qui angoisse les autorités iraniennes. Leur principal objectif est d’éviter une éventuelle unification du Sud et du Nord des territoires peuplés d’Azéris. Une partie des cadres iraniens promeut l’idée de l’annexion de ce qui était « terre ancienne de l’Iran » – la République d’Azerbaïdjan – à leur nation (Izvestia, 27 novembre 1991). Les cercles dirigeants ne soutiennent pourtant pas cette conception dans leur ensemble. Le régime théocratique tente donc d’attirer son voisin dans son orbite politique afin de neutraliser autant que possible son ascendant sur la population turcophone de l’Iran, en particulier les minorités ethniques. Pareille entité politique est considérée comme un mauvais exemple pour l’ensemble du système en place à Téhéran, fondé sur le principe de la domination des valeurs religieuses (Nasibli, 2001, p. 146). Dans l’ordre des facteurs de déstabilisation perçus, vient ensuite la menace séparatiste de la part des Azéris vivant dans le nord du pays. Ces turcophones d’origine, bien que largement persianisés, sont aux yeux des Iraniens des « Turcs azerbaïdjanais » (Izvestia, le 27 novembre 1991). Leur groupe ethnique constitue une part importante de la population de l’Azerbaïdjan iranien dans les provinces de l’Ouest, de l’Azerbaïdjan oriental, Zanjan et Ardebil, et bien au-delà dans les provinces de Qazvin, Hamadan, Gilan, au Kurdistan, dans la ville sainte de Qom (Naipaul, 1981, p. 134) et la capitale Téhéran. Nasib Nasibli explique que des spécialistes iraniens de sciences politiques étudient de manière approfondie tous les aspects de l’existence du pays du Feu. Le nouvel État indépendant depuis 18 octobre 1991 est considéré comme une menace, son voisin estimant que c’est de là que partent tous les encouragements reçus par le Mouvement national de l’Azerbaïdjan du Sud7. Chaque changement de pouvoir à Bakou suscite des préoccupations nouvelles quant à l’avenir des relations bilatérales. Sous le Front populaire, les discours d’Eltchibey sur la question des Turcs en Iran contribuent à attiser les passions dans un contexte déjà difficile. Ses idées sont amplifiées et déformées par les médias iraniens. L’Iran ne faisait aucun mystère de son attitude hostile au changement d’alphabet planifié par Bakou. L’écriture cyrillique devant être abandonnée, Téhéran aurait souhaité qu’elle soit remplacée par une graphie persane ou arabe. Les nationalistes azerbaïdjanais privilégient le panturquisme et décident d’adopter l’alphabet latin8 comme c’est le cas dans toutes les Républiques turcophones et adoptent le système de notation arabo-persan. L’inclinaison en faveur d’Ankara explique la politique pro-arménienne de l’Iran : la solidarité islamique et même chiite s’efface derrière les contraintes géostratégiques (Adelkhah, 1993, p. 113). Des groupes de membres du clergé iranien s’introduisent sur le territoire afin de propager des valeurs islamiques parmi les différentes catégories de population, employant à la fois la persuasion et l’achat de conversions. L’Iran implante en outre à Bakou plusieurs journaux et magazines publiés en langue locale. L’orientation de sa politique est conditionnée par son désir affiché d’agir en « frère aîné » (Nasibli, 2000, p. 71). L’analyste américain Svante Cornell avance que l’Iran représente pour Bakou une menace beaucoup plus grande que la Russie puisque celle-ci accepte pleinement son indépendance, alors que Téhéran continue de voir dans l’Azerbaïdjan une menace pour son intégrité territoriale (525-ci Qazet, 2 avril 2002). Officiellement, Bakou n’a jamais exprimé une quelconque revendication quant au sort des Azéris d’Iran. Le rapprochement entre l’Azerbaïdjan et l’Iran est un sujet de préoccupation pour les États-Unis. L’instrumentalisation des velléités indépendantistes des Azéris vivant en territoire iranien est régulièrement envisagée par Washington comme l’un des moyens de déstabilisation du régime théocratique. Bakou reconnaît pourtant clairement les frontières internationales de la République islamique et se déclare attachée aux principes de l’intégrité territoriale et de l’inviolabilité des frontières.
L’évolution de cette partie turbulente du monde post-communiste a des effets directs ou indirects sur le développement des nations frontalières. L’Iran, en tant que voisin méridional de l’Azerbaïdjan, tente une intervention diplomatique dans ce conflit. Téhéran fait part de son inquiétude quant au rapprochement géographique des combats de sa ligne de frontière. Elle souhaite éviter que le conflit du Haut-Karabakh ne dégénère et ne crée des flux de réfugiés ou d’autres appels d’air potentiellement déstabilisants sur ses confins du nord-ouest (Djalili, 2005, p. 6). La République islamique apporte en revanche une aide humanitaire aux personnes déplacées sur le sol même du pays du Feu, en construisant des camps. Ce soutien n’est pas dénué d’intentions prosélytes. La pratique religieuse de populations récemment sorties du système collectiviste, entraînées par le nouveau régime au pouvoir à Bakou dans la mouvance occidentale, paraît en effet insuffisante, voire hérétique, au clergé perse.
Les relations irano-azerbaïdjanaises entre attirance et répulsion
La disparition du système soviétique et de ses ramifications internationales a entraîné la formation d’un vide idéologique dans la région. Parmi les communautés musulmanes nouvellement indépendantes se diffuse l’idée que l’islam comblera cette lacune. Cette conviction est particulièrement forte en Iran. Les perspectives d’amélioration offertes autrefois par le communisme militant s’étant effacées, un certain nombre de populations démunies en Eurasie pourraient se tourner vers l’espérance spirituelle propre au chiisme tel qu’il est pratiqué à Téhéran. De nombreux croyants redécouvrent la foi de leurs ancêtres, une fois levées les interdictions qui pesaient sur les différents cultes sous le régime officiellement athée qui les conditionne depuis des décennies. En Azerbaïdjan, les mentalités sont façonnées par la persuasion, et éventuellement une certaine coercition9, s’exerçant sur plusieurs générations. Cet apprentissage de la vie moderne laisse des traces dans la société contemporaine, la rendant assez imperméable aux tentations fondamentalistes. Le modèle turc, sous ses aspects politiques et confessionnels, est perçu comme le repoussoir absolu par Téhéran, qui souhaiterait que son régime théocratique soit le parangon imité par l’Azerbaïdjan. La question, bien matérielle, de la Caspienne, de son statut et du partage de ses ressources s’entremêle à ces préoccupations spirituelles. Les champs religieux culturels et économiques ne sont jamais entièrement disjoints dans cette zone du monde, en particulier entre les peuples dont les racines s’enchevêtrent, leurs relations oscillant du fusionnel au conflictuel.
Les divergences idéologiques dans la sphère religieuse
La situation géographique et historique de l’Iran fait de l’islam le ciment de la cohésion nationale. En effet, dès avant la Révolution islamique de 1979, la politique traditionnelle de Téhéran revêtait déjà une dimension chiite. Celle-ci se manifestait très souvent par des ingérences dans les affaires des pays voisins10. La sanctuarisation du chiisme dans l’État-nation doit, aux yeux des ayatollahs, dépasser le sol national et concerner l’univers de cette mouvance de l’islam dans son ensemble, notamment dans le monde duodécimain11. Lors de la rédaction du projet de Constitution en Azerbaïdjan, Téhéran manifeste son mécontentement de la politique « anti-religieuse » de son voisin, qui choisit une voie laïque et démocratique à l’instar de la Turquie. Les articles 18 et 48 de ce texte instituent de manière précise la séparation du religieux et du politique dans le pays et garantissent la liberté de conscience12. L’Iran considère cette orientation comme contraire aux intérêts des peuples des deux nations chiites (Entessar, 1999, p. 157). Aucun culte n’est élevé au rang de religion officielle et les autorités de Bakou se gardent bien dans la sphère publique de privilégier telle ou telle confession, même si implicitement elles reconnaissent le lien étroit entre identité azerbaïdjanaise et islam (Balci, 2008, p. 115). La vie religieuse en Azerbaïdjan a d’abord été influencée par la politique tsariste. La russification intensive affaiblit graduellement l’autorité du clergé et le nombre des croyants. Le gouvernement soviétique promeut ensuite avec persévérance un modèle de société sécularisé. La ligne suivie par Moscou à l’égard des musulmans du pays du Feu est plus ou moins répressive selon la nature du régime en place.
Après l’indépendance se produit une vague de réislamisation dans les régions situées le plus au sud, du fait de leur proximité géographique avec l’Iran. Le président H. Aliyev déclare « notre identité nationale est fondée sur des valeurs islamiques, mais avant tout morales ». Il exprime le souhait de réaliser une synthèse harmonieuse entre apports occidentaux et substrat traditionnel (Murinson, 2012, p. 206). Il s’agit naturellement d’une pétition de principe officielle, et non d’une description exacte de la réalité sur le terrain. La coopération religieuse étatique relève des services diplomatiques de la République islamique, de son ambassade ainsi que de ses centres culturels et d’autres mouvements privés. Le guide de la République, l’ayatollah Ali Khamenei, la plus haute autorité religieuse officielle, bénéfice de l’appui de l’ambassade iranienne à Bakou pour la diffusion de ses idées et doctrines qui régissent le régime des ayatollahs en Iran. Certains jeunes Azerbaïdjanais s’enthousiasment pour les études théologiques à Qom et Mashhad notamment. Ils reçoivent, sous couvert d’éducation religieuse, une imprégnation culturelle visant à les façonner selon le modèle islamique chiite persan. Revenus au pays, ils demeurent sous l’influence de leurs enseignants et de leurs camarades, et tentent d’imposer à leur entourage les méthodes qu’ils ont apprises. La fonction principale de leur réseau de prédicateurs est d’intensifier la persianisation interne de leur pays. Entre 2001 et 2009, ce groupe, fort de son expérience dans les établissements religieux iraniens créé Parlayan Gunes (Le soleil brillant) qui se fait connaître sous le nom d’Association culturelle et éducative. Cette organisation diffuse livres, brochures, journaux et magazines, documentaires sur les questions religieuses, clips et longs-métrages, élabore des sites internet et médiatise son action à travers des conférences, des débats et des tables rondes scientifiques. Les ambitions de Téhéran ne se bornent cependant pas à l’espace du religieux, mais peuvent prendre un tour très concret dans les domaines économiques et énergétiques. Les hydrocarbures présents dans la mer intérieure dont les deux pays sont riverains suscitent des convoitises.
L’espace caspien, support de dissonances entre voisins
Les changements politiques suite à la dislocation du bloc soviétique obligent l’Azerbaïdjan et l’Iran à définir une politique nouvelle à l’égard de la Caspienne. Juridiquement, les deux nations défendent des points de vue divergents quant à l’organisation de l’exploitation des ressources : l’une se fonde sur le principe du condominium, l’autre sur celui du partage des ressources (Djalili, 2001, p. 184). Le 20 septembre 1994, après la signature par Bakou du « contrat du siècle » prévoyant l’exploitation des gisements dans son secteur de la mer Caspienne, l’attitude de l’Iran à l’égard du gouvernement change radicalement. La question de l’extraction des richesses naturelles offshore et de leur transit revêt essentiellement un caractère géopolitique. Les enjeux dépassent les éventuelles difficultés matérielles de raccordement, de mise aux normes et d’entretien de tubes. Le pays du Feu a parfaitement conscience du potentiel que représente la manne pétrolière et tend naturellement à l’instrumentaliser pour s’assurer une place avantageuse au sein de l’espace régional. Avant le coup de poker d’Heydar Aliyev, il était initialement prévu qu’une compagnie iranienne NIOC participe à ce groupement pétrolier à la hauteur de 5 %. Les Occidentaux exercent avec succès des pressions menant à l’exclusion de la République islamique de ce marché. Se conformant aux volontés des États-Unis, l’Azerbaïdjan est contraint de priver l’Iran de sa participation prévue aux projets pétroliers. Sa réaction, prévisible, consiste à réactiver l’épineuse question du statut de la mer Caspienne. En avril 1995, le gouvernement islamique déclare qu’il ne reconnaîtra pas le « contrat du siècle » (Aslanli, 2005, p. 134). Cette situation tendue donne une nouvelle impulsion aux relations entre l’Arménie et l’Iran, qui revêtent désormais le caractère de « rapports privilégiés ». Le second devient le deuxième partenaire commercial du premier13, juste après la Russie, les partenaires entretiennent des contacts politiques à des niveaux élevés. Le président Rafsandjani aspire également à la constitution d’un axe destiné à contrecarrer la direction Bakou-Ankara-Washington. Afin d’apaiser Téhéran a lieu le 4 juin 1996 à Bakou la signature d’un contrat auquel NIOC14 participe avec 10 % des parts dans le projet gazier d’extraction et d’exploitation en Azerbaïdjan sur le champ de Shah-Deniz15. Une autre participation de la même entreprise est officialisée le 17 janvier 1997 à Paris, quand la SOCAR signe le contrat Lenkaran-Talysh-Deniz avec les compagnies pétrolières françaises « Elf Aquitaine » et « Total » (Mehr News Agency, 3 février 2009). L’Iran compte parmi les nombreux pays qui se sont offerts à acheter du gaz au consortium d’exploitation de Shah-Deniz.
Au cours de l’été 1997, la signature des contrats pétroliers à Moscou et à Washington portant sur l’exploration des champs pétroliers dans le secteur azerbaïdjanais de la mer Caspienne exaspère Téhéran. La prise de position officielle adoptée par cette capitale aux Nations unies est emblématique de son attitude à l’égard du statut juridique de la mer Caspienne16. En effet, la politique américaine d’isolement de l’Iran dans l’espace régional ne lui permet en effet pas de concrétiser ses ambitions. En 2000 et 2001, un certain nombre d’incidents graves surviennent dans la mer intérieure, il s’agit de provocations initiées par la République islamique. Le 23 juillet 2001, la méfiance réciproque atteint son point culminant quand un navire iranien enjoint un bateau de prospection pétrolière venu d’Azerbaïdjan de s’éloigner de ses « eaux territoriales »17. Cette intervention est précédée de mises en garde par Téhéran, ainsi que de survols du bateau de la British Petroleum par un avion militaire iranien. Bakou dénonce vigoureusement une violation de son espace aérien et de la part de la Caspienne qu’elle estime lui appartenir18. En dépit des manœuvres dilatoires tentées par la République islamique, l’inauguration de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan le 25 mai 2005 symbolise le triomphe de la diplomatie des États-Unis dans la région. L’Iran ne s’aperçoit pas immédiatement que la Russie a simultanément décidé de contrôler son approvisionnement en hydrocarbures provenant de la zone Caspienne et réorienté ses priorités stratégiques sur sa « zone proche »19. Ces deux déconvenues essuyées par sa politique étrangère portent un coup sévère à l’axe Moscou-Téhéran.
Le manque de moyens financiers de Téhéran et la politique d’isolement pratiquée par les États-Unis à son encontre sont des obstacles difficiles à surmonter, d’autant que les évolutions politiques au sein de l’espace régional ne lui sont pas forcément favorables. Dans les faits, la diffusion du chiisme à l’iranienne ne correspond pas aux espérances placées dans le peuple azerbaïdjanais, géographiquement situé de part et d’autre de l’Araxe. La Russie, de par son rôle d’éducatrice exercée durant la longue phase du communisme, ainsi que par l’habileté de sa ligne suivie à l’ère post-soviétique, joue le rôle d’un tiers incommode dans les relations entre un Azerbaïdjan en devenir et la puissance régionale sur la défensive qu’est l’Iran. Sa diplomation éprouve quelques difficultés à résoudre une équation incluant des paramètres complexes : impossibilité de s’immiscer dans les affaires de certaines nations désireuses de rester sous l’influence de Moscou et constat que celles qui souhaitent s’en dégager marquent une nette préférence pour les puissances occidentales, tout particulièrement les États-Unis. Bakou, à travers ses régimes successifs, s’efforce toutefois de maintenir des échanges courtois avec son puissant voisin. L’angle particulier des relations irano-azerbaïdjanaises permet de jeter un éclairage particulier sur une partie particulièrement active de l’échiquier eurasiatique, dynamisant l’approche d’une question géopolitique.