« Le territoire est l’affaire des femmes, des enfants et des vieux. Les hommes doivent partir, prendre la route, traverser les frontières et gagner leur vie loin d’ici. C’est comme ça, un homme qui reste dans le territoire commence à boire et à faire des bêtises. Nous sommes forts et vigoureux, il nous faut partir et voyager pour canaliser notre énergie. Les hommes ne doivent revenir ici qu’en fin de vie1. »
L’espace est un enjeu majeur dans le vécu et la constitution d’un groupe, qu’il soit nomade ou sédentaire (Bernus, 1999), le « territoire » et la « frontière » participent pleinement à l’élaboration d’une société et des personnes qui en sont membres.
Le propos de cet article concerne précisément le lien étroit qui opère entre le sujet mohawk et le territoire/frontière pour produire femmes et hommes, enfants et « aînés ». La problématique de la subjectivation entame la compréhension d’une société et d’une culture dans sa chair la plus intime. Se demander « comment on devient ? » interroge l’ensemble des mécanismes qu’a une société, et une culture, pour se déployer. Il s’agit de mettre au jour ce qui fait la personne dans une perspective existentielle à partir d’une analyse anthropologique : ainsi nous abordons un champ très large qui va des attitudes aux goûts et qui tâche de comprendre non pas uniquement ce qui fait sens dans une société, mais ce qui « est » pour elle. Comment se réalise-t-elle en produisant de la personne, des pensées et des objets qui s’articulent entre eux pour donner un ensemble complexe que l’on qualifie par des termes étroits comme « société », « culture », « traditions » ?
Le peuple mohawk, qui fait l’objet de cette étude, est l’une des six nations composant l’illustre, et presque homérique, Confédération iroquoise. La réflexion de cet article est le produit d’un travail ethnographique réalisé dans la réserve mohawk de Kahnawake au Québec. Cette communauté est installée sur les bords du Saint-Laurent, en face de Montréal depuis la fin du 17e siècle. Les groupes iroquois sont disséminés entre les États-Unis et le Canada regroupés principalement à l’intérieur de territoires aux contours physiques et juridiques encadrés par la Loi sur les Indiens. La colonisation a profondément ébranlé le mode de vie de ces populations qui semblent vivre désormais dans un environnement matériel et culturel nord-américain. Rien visuellement ne paraît distinguer la réserve de Kahnawake des villages de la Province du Québec ou des États américains environnants. A la perte de l’indépendance se sont agrégés d’autres phénomènes tels que la décomposition partielle des règles de parenté, l’introduction de la propriété privée, etc. Et pourtant, l’ethnographe est très vite marqué par la force de tempérament de ces Mohawks, femmes et hommes, qui bien que se mouvant dans une matérialité nord-américaine n’en demeurent pas moins farouchement iroquois. Or, le rapport que ce peuple cultive avec son territoire et la frontière constitue un point d’ancrage solide pour la préservation de son « mode d’être, de penser et d’agir », notamment parce qu’il permet la pérennisation de la production des sujets tels qu’elle est envisagée par les canons culturels de cette population. C’est en s’inscrivant dans l’espace et dans une temporalité que le sujet s’accomplit. L’espace iroquois est territorialisé, c’est-à-dire délimité et balisé. Le « pays » mohawk constituait l’ancienne « Porte de l’Est » de la Ligue des Cinq Nations, qui était l’extrémité Est du territoire de la Confédération. Néanmoins, si les frontières ont changé, si les espaces ne sont plus les mêmes, l’articulation entre les Mohawks et leurs frontières demeure une constante. S’il ne s’agit plus pour les hommes d’être les sentinelles de la Confédération, ils agissent et se déplacent en conformité avec ce qu’exige leur genre. De même qu’on ne voit que peu de femmes cultiver les jardins autour des villages, pour autant elles demeurent femmes parce qu’elles ont intégré une hexis de l’espace qui est sans équivoque.
Dès lors, on peut se demander comment ce rapport à l’espace continue de fournir un socle solide pour la production des sujets et des genres en dépit des changements consécutifs à la colonisation ?
L’analyse qui sera faite ici portera sur la personne adulte et se déclinera en trois points : en premier lieu, il sera question de la notion iroquoise d’Orenda qui sous-tend le sujet dans son essence et son action. Ensuite, l’analyse portera sur le rapport conjoint qui unit la femme adulte au territoire et à la frontière. Dans un troisième point, l’attention se fixera autour des cadres spatiaux à travers lesquels le genre masculin émerge.
Sujet, espace et « Orenda » : une anthropologie de l’action
La personne iroquoise trouve son principe d’individuation dans son Orenda. C’est une force qui donne son orientation à l’existence et qui permet la réalisation de chaque élément, hommes, animaux ou inanimés. C’est l’Orenda qui fait croître le maïs et les enfants, c’est l’Orenda qui fait voler les oiseaux ou monter les fleurs (Driving, Hawk, 1995). Hewitt (Hewitt, 1902) définit cette entité comme énergie spirituelle qui donne vie à chaque élément qui le possède. Cette force est la condition primordiale d’existence, le noyau essentiel du vivant : « Nous sommes ce que nous sommes parce que notre Orenda fait cela de nous. Si ton Orenda s’en va, tu es mort. Ton cœur ne bat plus et tu n’es plus rien2 ». Il est à la fois le principe qui oriente la personne et le résultat de cette orientation. En ce sens, l’Orenda implique une temporalité simultanée puisqu’il est autant l’énergie du départ que l’acte abouti, l’être fini. S’il donne une orientation aux actions, celles-ci sont libres de modifier le monde à leur manière. Ainsi l’Orenda est autant fatalité et destin que liberté et contingence. Il unit dans la personne ces paradoxes et donne à l’existence toute sa nuance. Dès lors, le monde est composé d’êtres en actions qui ne sont pas finis, à la fois déterminés et libres. Le principe vital est un mouvement à travers lequel la chose finie est en même temps sa genèse incomplète, mais parfaite parce que vouée à s’accomplir. Ainsi chaque élément du vivant contient sa cause et agit en propre. Or, c’est par les pratiques que l’Orenda se réalise et que le sujet émerge du néant. Grâce à l’action le sujet se génère lui-même et se manifeste au monde. Les actes donnent au sujet la possibilité de se réaliser faisant du corps l’élément matériel qui accomplit l’Orenda. L’Orenda est le départ et la fin de l’action. Le dunamis et l’entelecheia d’Aristote3, l’intention « puissante » et l’objectif. Le sujet se construit dans un principe actif qui associe son Orenda au corps pour réaliser sa totalité, sa nature individuelle et irréductible. Ainsi il revient à l’ethnographe de considérer cette société à l’aune de ce qu’elle déploie dans le réel ou l’imaginaire.
Accorder la primeur à une analyse symbolique reviendrait à nier ou au moins à minimiser le caractère fondamental de l’« être au monde » dans son action et dans la modification qu’il apporte au monde et à lui-même. Il convient alors de ne pas analyser la société, les rituels, les comportements humains comme on le ferait avec un système de significations. La culture est certes un système de sens mais pas uniquement. Elle prend corps dans le monde et le transforme. On ne peut, par exemple, circonscrire le rituel à une simple « dialectique liturgique », qui ferait de l’ethnologue l’interprète de ce langage. Le cérémoniel s’inscrit comme interface entre le « réel » et le spirituel avec l’intention d’agir sur ces deux domaines. Le symbolique contenu dans les enchaînements cultuels renforce la performance des actes. Chaque geste, s’il a un sens que l’on peut interpréter, doit modifier le monde, préserver la communauté, convaincre la ou les divinités. Il a un écho qui résonne à travers l’univers. Ainsi il nous revient de comprendre en quoi il modifie la matière et les pensées. Le collectif « Matière à penser » propose une analyse du sujet à partir de l’incorporation de conduites sensori-motrices étayées par l’environnement matériel (Julien, Rosselin, 2005). Jean-Pierre Warnier a mis l’accent, dans ces travaux, sur l’articulation entre culture matérielle et pratiques subjectivantes pointant les limites d’une compréhension axée uniquement sur le discursif et le symbolique (Warnier, 1999), (Bayart et al., 2004). On ne peut pas, par exemple, borner l’analyse de la décapitation d’un roi à ses aspects figuratifs, sans quoi nous risquerions d’évacuer du fait toute son ampleur phénoménale. De même qu’il n’est pas possible de réduire le monarque à l’incarnation d’un pouvoir, parce qu’il est le titre en action dans sa singularité, préparé tout au long de sa vie à intégrer les habitus de sa fonction à travers un processus de subjectivation propre. Il fait donc corps avec le logos, capable de faire et de défaire la loi. En ce sens, il est le phronimos aristotélicien4.
C’est donc au regard de cette position épistémologique que nous devons interpréter les mobilités et les pratiques des Mohawks, prenant en compte le caractère hautement subjectivant de l’Orenda.
L’Orenda implique une action créatrice faisant du mouvement un fondement de l’existence. Cette force s’intègre entièrement dans les processus de subjectivation parce qu’elle en justifie, explicitement ou non, les fondements. C’est par ailleurs à partir de cette entité spirituelle que l’on peut comprendre les fonctions de la mobilité dans les classifications des éléments du vivant (Blanchard, 1980). Le rapport à l’espace et à la frontière, au regard de ce qu’est l’Orenda, donne aux Mohawks les moyens de performer et de valider les genres. Nous allons donc nous pencher sur cette question en serrant au plus près les attitudes et leurs liens avec la culture matérielle.
Espace contraint, espace féminin
Gynécée, confinement, contraintes sont des termes auxquels le genre féminin est souvent renvoyé. Un espace de relégation dans lequel la femme/mère Iehonteri : ios exerce ses habitus liés à une maternité domestique. Le titre de ce passage ne veut pas évoquer l’idée d’une mise à l’écart de la femme. La domesticité iroquoise, qui rime certes avec la condition féminine et la maternité, est une domesticité de contrôle et de sagesse, de raison et de tempérance : le cerveau est l’organe féminin, la raison est vertu de femme. L’espace dans lequel la femme mohawk est contrainte n’est pas une prison, sa situation une incarcération. Le territoire matrice de vie place la femme dans le champ du pur. La femme ne se situe pas dans le registre de la pollution ou d’une humanité imparfaite mais bien au contraire, elle est fierté de la nation, conservatrice de la morale.
L’essence de la femme passe par un rapport étroit, pas seulement métaphorique, avec le territoire. Si elle est mythologiquement liée à la Terre Mère Istanhahagam, elle agit de sorte à honorer ce lien céleste qui l’unit naturellement par son Orenda et son corps au territoire pourvoyeur de vie. L’horticulture participait à la « fabrication » du genre féminin jusqu’au début du 20e siècle : manipulation des outils, portage des enfants, travail de la terre, cueillette. La condition féminine se déployait dans les pratiques horticoles et le travail de la terre. Aujourd’hui cette activité a largement laissé la place à la diversité professionnelle : comme nombre de mes interlocutrices, les femmes mohawks sont chefs de bande, professeurs, médecins, mères au foyer, vendeuses, avocates, directrice de centre culturel, etc. Néanmoins, toutes ont une pratique de l’espace qui ne dément pas leur Orenda, demeurant au possible dans la localité et dans l’enclos sacré du territoire. La législation du « statut d’indien », formulée par le Conseil de Bande, exclut toute personne mariée avec un « non indien » s’installant à l’extérieur de la réserve. Ce critère de domiciliation met au ban de nombreuses femmes qui ont établi demeure hors de Kahnawake laissant peu de chance à un éventuel retour. Même si cette loi ne procède pas de la « tradition », car émanant d’une institution dite « progressiste5 », elle s’insère dans une logique de l’espace qui contraint les Mohawks à « réfléchir à deux fois » avant d’élire domicile au-delà de la frontière territoriale. L’une de mes interlocutrices X s’est retrouvée dans cette situation privée de sa citoyenneté mohawk après un mariage avec un Québécois. Je l’ai rencontrée alors qu’elle tentait de négocier avec le Conseil de Bande son retour dans la réserve après son divorce. Elle m’a confié son désespoir sur le chemin du retour vers Montréal, s’irritant qu’une Mohawk puisse avoir son statut mis en balance contre la liberté de résidence. Le territoire est vu et vécu (si ce n’est explicitement, au moins implicitement) comme une Longue-Maison collective. Le lien au local est donc très étroit impliquant aussi une approche énergétique qui répond à des considérations spirituelles. Les pratiques s’indexent sur l’administration des fluides vitaux qui parcourent ou occupent ces espaces. Les processus sociaux et économiques rendent compte d’un système dynamique dans lequel chaque élément est disposé avec congruence pour maintenir un savant équilibre des forces vitales dans leurs mobilités. La loi sur le statut prend donc partiellement appui sur ces considérations spatiales même si elle constitue dans son ensemble une entorse aux libertés de mouvements des Iroquois. Toujours est-il qu’elle renforce indubitablement le lien qui unit la femme au « domicile collectif ». On pourrait encore avancer que mon interlocutrice amplifie son statut « d’étrangère » en franchissant quotidiennement la frontière, mobilisant par là des pratiques de l’espace qui définissent le genre masculin. L’administration des déplacements ne correspond pas uniquement à des critères d’identification des genres, mais répond à des nécessités de gestion des essences du vivant. En respectant les règles de mobilité, les personnes performent leur genre tout en assurant le transit et la conservation des fluides vitaux. La femme mohawk est responsable du foyer et de sa bonne gestion. Elle doit tirer, si possible, ses revenus du local du fait de son lien privilégié avec la terre. Elle doit tempérer les ardeurs belliqueuses des hommes de passage dans le village.
Les « modes d’être » contemporains peuvent témoigner de cette logique atténuant les conséquences de la colonisation et l’effectivité de la rupture avec des pratiques précoloniales. Bien que traduisant l’imbroglio culturel et politique qui caractérise la réserve laurentienne,
Christine Zacharie Deom, chef de bande, avocate, catholique, cultive des pratiques de soi sur soi qui la conforme aux canons culturels de son peuple. Le contrôle drastique de sa mise comme de ses postures, son langage compassé, rendent compte de cette fonction d’autorité morale que doivent exercer la femme et la mère dans le « foyer ». Elle occupe sa fonction de chef de bande tout en assurant la défense, sur le plan juridique, des revendications du Conseil de Bande à l’égard des gouvernements fédéral et provincial. Elle assume une posture genrée qui est celle de la mère de clan (elle est d’ailleurs issue d’une famille de chefs traditionnels) véritablement inscrite dans le territoire où elle exerce une grande partie de ses activités. Les multiples faces de son investissement à l’intérieur des murs de la réserve lui donnent un profil qui répond de manière adéquate aux attentes d’un système qui peut-être pensé comme une « économie d’énergies ». Elle est mère et fait fructifier la vie. En tant que salariée, elle génère une richesse depuis le cœur du territoire. Enfin, du fait de son engagement politique, elle raccorde sa personne aux devoirs de gestion du territoire qui incombent aux femmes. Le souci de soi dont elle fait preuve s’indexe sur un ethos de la femme/mère responsable de la vie et conservatrice des forces vitales à l’intérieur du « récipient6 » ou du « foyer » qu’est le village. Cette performance de soi, qui implique une inscription profonde et continue dans le local, est la condition d’une bonne validation du genre. La femme incarnant la morale ancestrale, « vérité » politique, doit veiller au respect de la loi dans la communauté. Le contrôle de l’espace à l’intérieur des frontières est bien le rôle de la femme qui se réalise ainsi. L’usage d’automobiles à gros cylindrés est un outil de cette régulation. Ces véhicules font partie de la culture matérielle féminine. La femme investit l’espace de la réserve chaque jour par ses déplacements ponctuels et réguliers (la voiture n’est pas l’apanage de la femme mohawk, mais il est manifeste qu’elle est un outil essentiel de sa construction). Les déplacements dans la réserve de ces femmes qui y circulent, pour maintes raisons, contribuent non seulement à ce qu’elles occupent l’espace, mais aussi à ce qu’elles en réactivent la force. Le « sujet femme » dans sa diversité se construit dans un rapport immédiat à cet espace qui est sillonné par elle en voiture ou à pied (comme Corissa jeune vendeuse). Le déplacement, comme le contrôle vestimentaire de soi, répondent à une logique d’ordonnancement et de purification : en contrôlant sa mise et son espace, on les ordonne tout en les préservant des souillures (Kauffman, 1997). C’est en cela que la femme exerce sur place une autorité qui est celle de la morale. L’espace foulé du pied ou des roues est inspecté et investi par celles qui, adultes, pourront choisir les chefs « traditionnels » ou les destitueront : « Nous avons conscience de ce que nous sommes, nous les femmes de Kahnawake. Nous sommes responsables de ce qui se passe ici. On porte le pantalon. Tu regardes sur les autres et tes voisins pour prendre soin d’eux ou les défendre. C’est de notre responsabilité aussi de veiller à apprendre la langue de nos ancêtres. Moi je suis catholique mais je sais ce que je dois faire. On regarde les uns sur les autres. C’est notre rôle de femme de contrôler le territoire. On a les décisions à prendre et c’est lourd des fois sur nos épaules7 ». J’ai fait l’expérience un an plus tard de cette emprise des femmes sur l’espace de la réserve en me faisant interroger au bord de la route par une petite jeune femme sortie d’un « pick-up », sur les raisons de ma présence dans la maison d’un ancien. Une fois rassurée, elle m’a tout simplement souhaité la bienvenue non sans préciser que les femmes sont bien dans la réserve et qu’elles ont l’œil ouvert. Voici donc un exemple parmi d’autres de ce que constitue cette vigilance féminine sur la réserve. La maîtrise des lieux et de leurs corps est au cœur des pratiques de subjectivation des femmes mohawks qui doivent établir avec « l’espace domestique » une relation faite d’intimité et de proximité sensible.
Les femmes de Kahnawake, toutes différentes, ont ceci en commun qu’elles ont une pratique du territoire qui produit et conserve leur féminité, l’espace sacré du territoire est le leur. Le déplacement à l’intérieur de la frontière est quotidien pour elles : on se rend sur son lieu de travail, on visite des amis, on fait ses achats quotidiens à la boulangerie ou on se rencontre au salon de thé. En se mouvant à l’intérieur de la frontière, elles se construisent en tant que responsables de la société et du territoire. L’espace domestique est de leur ressort, non pas comme une relégation, mais au contraire, comme une consécration du genre féminin, qui par son action ordonne et purifie le territoire de la réserve : corps et objets de la féminité sont la mesure de la morale, le diapason de l’ordre qui est création de soi et du monde.
L’homme : passeur de frontières
Alors que le sujet féminin devient dans une action intra-muros, l’homme/ guerrier Rateri :ios (Celui qui porte le fardeau de la Paix, ce terme confond « homme » et « guerrier ») accomplit sa nature dans un espace plus lointain au-delà de la frontière : guerriers en expéditions, chasseurs, ouvriers ou diplomates. Ce rapport dynamique à l’espace implique une mobilité forte qui est la réalisation même de l’orenda masculin. Je vais limiter ici mon analyse à deux figures : celle du guerrier, d’une part, celle de l’ouvrier du fer, d’autre part.
L’action de l’homme au-delà de la frontière territoriale répond à la nature substantielle de son genre, sous-tendue par son Orenda. La nature de la femme est chtonienne, celle de l’homme est fluidique. Or, c’est en vertu de cette essence « flottante » et « instable » que l’homme doit s’accomplir dans le déplacement et dans le franchissement de la frontière. Dès lors, le rayonnement d’action de l’homme peut être élevé.
Le rituel permet d’actualiser et d’activer cette disposition mobile de l’homme et donne aux gestes une efficacité sur le spirituel et sur le temporel. Lors de la cérémonie des récoltes, au crépuscule d’octobre, hommes et femmes prennent position alternativement. L’action rituelle de l’homme réactive son orenda itinérant pour le rendre efficient dans le spirituel : de haute stature, le regard farouche, le visage concentré et la voix cassée par les chants et les discours, le chef pénètre en tête du cortège masculin dans la Longue-Maison où attendent les femmes. Il tient dans sa main droite un hochet avec lequel il scande la mesure. Les hommes entament une danse circulaire accompagnée de cris répétés, de gestes et de regards menaçants. Les « techniques du corps » et les « techniques de soi » mises en forme lors de la cérémonie subjectivisent les hommes en guerriers et en chasseurs. Ils interprètent et réactivent leur essence et exercent, par ces gestes, une action performante sur le monde des esprits ainsi que sur le temporel. La danse est l’action de mobilité fertilisante, les gestes et les contenances sont actions de violence et de vigueur. Ainsi ils rendent grâce aux divinités et à la fertilité. Ils assurent également la prodigalité de la terre pour l’année à venir. Enfin, ces mouvements permettent une incorporation inconsciente (ou consciente) de l’état de mobilité qui fait le genre masculin. C’est par un lien quasi analogique que les personnes et les éléments se favorisent mutuellement. Il faut, par ailleurs, que les pratiques des êtres humains les conforment à leur nature. Si ces pratiques favorisent les futures récoltes, c’est en vertu de la complexion mobile de l’homme et chtonienne de la femme : l’homme en tant que nature mobile cultive une proximité avec l’orage et la foudre, les cours d’eau et la pluie. La femme entretient un rapport essentiel avec la Terre Mère. C’est en vertu de ces principes d’association que les actions des uns et des autres prennent un caractère sacré. Le temps profane n’existe pas et l’orthopraxie rituelle se retrouve, de manière différente, dans les actes du quotidien afin de conserver la performance spirituelle et d’assurer l’équilibre cosmique.
Si le temps du rituel fait l’objet d’une observation systématique en anthropologie, du fait de la densité des éléments culturels convoqués, le temps de l’ordinaire ne constitue pas moins un moment privilégié de l’analyse : les actes sont habitudes, les gestes deviennent invétérés. C’est dans ce moment que l’habitus s’intègre et que la norme se pose comme repère. Or, il est manifeste chez les Iroquois qu’il n’y a pas de distinction entre les temps profane et sacré. Les actes du quotidien ne sont ni anodins ni prosaïques. Chacun agit de sorte à maintenir l’équilibre cosmique en réalisant son Orenda. Dès lors, la matérialité du quotidien permet cette mise en action qui engendre le sujet escompté.
C’est à partir de la notion d’espace et de frontière que le « sujet actif matérialisé » se réalise. La contrainte de l’espace pèse sur la personne de l’homme mohawk en le poussant à quitter l’environnement domestique dans lequel il ne peut devenir pleinement. La matérialité qui s’articule avec la personne crée du sujet guerrier et chasseur, diplomate ou ouvrier : Lafitau apporte un témoignage détaillé des raids iroquois (il s’agit des habitants de Kahnawake) au 18e siècle. On apprend notamment que le guerrier mohawk faisait des expéditions le sommet de son existence et en tirait toute sa gloire personnelle (Lafitau, 1980)8. La matérialité dans laquelle s’activait le guerrier mohawk s’alignait sur les nécessités de la mobilité. S’il n’emportait que peu de choses avec lui, le canoë était le moyen de transport privilégié. L’enveloppe matérielle qui l’entourait était principalement composée par ses armes : arc, casse-tête, javelot, cuirasse légère. C’est à la conjonction du corps, de l’objet, de l’action et du symbole que le sujet apparaît. Si, d’un effet réciproque résulte le ballon et le footballer (Miller, 1987), le guerrier émerge d’un commerce entre son corps et les armes, entre sa motricité et celle de ses semblables. Les guerriers en expédition agissaient de concert dans une sociomotricité (Parlebas, 1981) maîtrisée. L’usage des armes était ciblé et prémédité. Le casse-tête, par exemple, figurait presque le genre masculin du fait de son rôle dans l’action guerrière. Il était utilisé pour ouvrir la boîte crânienne de l’ennemi afin d’en faire jaillir l’« esprit raisonnable » aweriasa qui y siège. Le geste de frapper le crâne de l’adversaire touche au fondement même de son existence. S’il survit à cette agression, le crâne du guerrier a laissé échapper le cœur de la volonté et des désirs de la personne (Hewitt, 1895). L’action commune du déplacement s’appuie sur une connaissance pointue du vaste environnement extra muros dans lequel les guerriers ont des points de repère absolument imperceptibles pour le profane (Lafitau s’étonnait de sa propre cécité à l’endroit de l’observation). Par ailleurs, la mobilité guerrière repose sur la discrétion qui implique une profonde interconnexion motrice des acteurs.
Le passage de la frontière a ceci de constructif qu’il produit une personne dans ses actions et dans son rapport à la culture matérielle. Le guerrier mohawk fonde sa subjectivité sur la connaissance des territoires extra muros dans lesquels il se meut avec habileté pour chasser ou mener des expéditions guerrières. Ce sont les sens de l’homme qui sont façonnés par cette affinité qui lie l’homme/guerrier à l’environnement forestier nord-américain. La motricité du guerrier repose sur un « savoir-faire » du déplacement en groupe, et souvent sur l’eau, à tel point que les Mohawk ont été recrutés régulièrement pour servir de guide dans les armées britanniques (Beauvais, 1928).
Le Mohawk contemporain n’est pas moins attaché au déplacement qu’il ne l’était au 18e siècle. C’est aujourd’hui dans les hauteurs des constructions ferrées ou dans l’exercice de la diplomatie que les sujets hommes réalisent leur Orenda (Je ne traiterai pas ici de la question des diplomates). Le corps de l’homme, comme dans un contexte de guerre, fait l’objet d’un traitement associé à une matérialité limitée qui contraste avec la densité matérielle qui se confond avec la condition féminine. De même que le guerrier décrit par Lafitau, le travailleur des hauteurs, l’Iron Worker, passe la frontière avec un bagage « léger ». Le paquetage vestimentaire qu’il emmène avec lui est lié à son activité : casque, harnais de sécurité, gants, pantalons amples de travail, chaussures de sécurité. L’inventaire de sa « culture matérielle » renvoie à une profession, à des actes et des sentiments : marcher en funambule sur des barres, forger, porter, fumer, affronter l’angoisse du vertige etc. L’homme mohawk devient ce qu’il fait de son corps dans un nomadisme professionnel qui le contraint à s’activer hors de son territoire et qui lui permet de rencontrer d’autres hommes. Il est en prise avec le monde, les peurs et l’éloignement. Ce qui lui permet d’être en tant que guerrier, c’est la domestication de soi et de ses angoisses : « Tu crois que je n’avais pas peur du vide ? Je suis fait comme toi. Ceux qui disent que les Indiens n’ont pas peur du vide croient que nous ne sommes pas faits de la même manière. Ça fait partie du travail, sauf que nous devons la contrôler. Les Mohawks sont des guerriers et ils ne renoncent pas parce qu’il faut monter en hauteur9. » L’homme est guerrier non parce qu’il fait la guerre, mais parce qu’il contraint son corps de sorte à pouvoir supporter le voyage et l’abnégation. En circulation, en transit, à travers des « non-lieux » (Auger, 1992) ou des espaces de l’altérité, à travers l’épreuve de l’extraversion l’homme s’insère dans un cycle énergétique d’importation de richesses (de fertilité) à l’intérieur du foyer collectif.
Ainsi, l’homme/guerrier Rateri : os émerge dans un rapport à la frontière qui est celui du passage. Le franchissement régulier de la limite territoriale est autant un acte de subjectivation masculine qu’un moyen pour générer et alimenter les dynamiques sociales, économiques et politiques construites sur une logique de circulation des fluides vitaux et de leur conservation. Qu’il soit guerrier ou ouvrier, le genre masculin s’affirme dans une pratique de l’espace qui implique un déplacement, un va-et-vient du domicile (le territoire) vers des horizons où il s’établit de manière provisoire. Il tire de ses « aventures10 » (Louis, 2013) des expériences subjectivantes qui lui permettent de s’accomplir dans le « mouvement » qui caractérise son genre tout en souscrivant, par cette orthopraxie de l’espace, à une narration de soi qui fait écho à l’ordre universel, à la « Vérité fondamentale » contenue dans chaque élément du vivant.
Conclusion
Le rapport à l’espace, la mobilisation d’une « culture matérielle », organisent les champs de production du sujet investissant ses ressorts « sensori-affectivo-moteurs » permettant également l’émergence des genres chez les Mohawks en vertu de canons culturels guidés par des considérations hautement spirituelles qui nécessitent des mobilités différenciées. La frontière territoriale sépare les domaines d’accomplissement des genres féminins et masculins.
Les femmes iehonteri :ios s’accomplissent dans la limite intra-muros parce qu’elles cultivent un rapport au territoire étroit et essentiel. L’action de la femme est une appropriation et une mise en ordre de cet espace interne, quasi-sacré, dans lequel elle exerce une autorité morale. C’est à partir de son affinité presque substantielle avec le territoire et son emprise sur son corps, que la femme est en prise permanente avec le domaine hiératique, que la mère de clan peut nommer les chefs traditionnels, condamner ou absoudre.
L’homme chasseur/guerrier, et tous ses alter ego (ouvrier, diplomate), empruntent une mobilité qui traverse la frontière, réalisant un Orenda fluide et insaisissable à travers une matérialité épurée, qui leur permettent de capter des « énergies vitales » (viande, captifs, argent, biens de consommation etc.) qu’ils vont ramener à l’intérieur du foyer dans l’espace féminin. Cette logique spatiale qui préside à la distinction des genres s’intègre dans des considérations plus vastes concernant l’ensemble du système de gouvernance des hommes et des biens dans les territoires iroquois qui activent hommes et femmes dans des savoirs faire qui situent les sujets dans un rapport étroit avec la morale, le Kanigol : io, le « Bon Esprit ». Chaque personne est comptable de ses gestes devant la société et devant le spirituel. Le sujet apparaît sous le jour d’une éthique, d’une production de soi qui relève du « souci de soi » (Foucault, 1984). Son existence est une œuvre dont il serait l’auteur, la guidant suivant une morale, une esthétique qui ferait de lui l’exemple d’une humanité accomplie : celle des Onkwe Oweh, « Véritable-Être-Humain ». Nous avons pris le parti de défendre une compréhension des genres à travers la praxis, la performance, au même titre que Judith Butler. Néanmoins, nous affirmons une certaine permanence dans les modes de production et de catégorisation des genres à partir de la problématique spatiale. Il serait intéressant d’évaluer sur le même critère spatial l’évolution des modes de gouvernances, nombreuses et concurrentes dans les réserves mohawks, afin de savoir s’ils procèdent d’une rupture, d’une permanence ou au contraire s’ils ne s’organiseraient pas plutôt à partir de réajustements et d’adaptations.