« Mettre à la disposition de l’Union européenne un bras armé […] si cette force armée doit dépendre d’un Conseil européen dont un tiers de ses membres est résolument neutraliste et ne veut intervenir dans aucune opération, ça veut dire exactement comme si on avait une équipe de joueurs de football qui, dans un match décisif, reste sur le terrain avec une moitié des joueurs qui se couche et ne participe pas à la partie. On devine d’avance quel sera le résultat de cette partie… » (Jacques Baumel, « L’Identité européenne de défense », in Pascallon et al., (1999), p. 94).
C’est par cet avertissement teinté de scepticisme que l’ancien ministre Jacques Baumel accueillait l’adhésion de pays de tradition neutre au sein de l’Union européenne (UE). Le continent européen est de loin celui où la neutralité est la plus présente. En effet, il compte huit pays neutres : la Suisse, le Liechtenstein, la Moldavie, l’Autriche, la Suède, la Finlande, l’Irlande, et Malte, les cinq derniers étant aujourd’hui membres de l’Union. Les conventions V et XIII de La Haye du 18 octobre 1907 ont fondé le droit international sur la neutralité, définissant celle-ci comme l’absence d’intervention d’un État dans un conflit armé. Ainsi, un pays neutre doit se conformer à une série de devoirs contraignants : devoir d’abstention1, en ne soutenant aucun État partie à un conflit ; devoir de défense2, en assurant seul la sécurité de son propre territoire ; devoir d’impartialité3, en traitant de manière équivalente tous les États.
En dépit de cette reconnaissance par le droit international, le concept de neutralité revêt différentes formes, issues d’une histoire et de causes différentes. Certains des États neutres de l’Union disposent d’une neutralité juridique, c’est le cas de l’Autriche qui a adopté une loi constitutionnelle le 5 novembre 1955 en ce sens, et de Malte. D’autres se contentent d’une neutralité de fait, c’est le cas de la Suède, de la Finlande et de l’Irlande. Les conditions de son adoption furent également bien différentes. Le statut de neutre fut, dans la plupart des cas, un choix volontaire de politique internationale, afin de se tenir à l’écart des conflits européens. Au contraire, les neutralités autrichienne et finlandaise, bien plus récentes, sont de purs produits de la guerre froide, imposées à l’issue de la seconde guerre mondiale à des nations vaincues ou occupées. Loin de constituer un cadre unique, la neutralité recouvre des situations bien contrastées. Trois de ces États, la Suède, la Finlande et l’Autriche, intègrent l’Union européenne (UE) en 1995, alors qu’elle s’était dotée deux ans plus tôt d’une compétence pour les questions de sécurité et, surtout, de défense4. Ils rejoignent l’Irlande, membre de la Communauté économique européenne (CEE) depuis 1973, portant le nombre d’États neutres au sein de l’Union à quatre, soit plus d’un cinquième des membres d’alors.
Cette adhésion semble en apparence contradictoire avec le principe de neutralité tel que défini jusqu’alors. À ce titre, la contradiction n’a pas échappé aux autorités européennes de l’époque. En effet, la Commission européenne manifeste initialement ses doutes lors d’avis rendus en août 19915 et en juin 19936 : elle affirme que les mesures imposées par la neutralité permanente risquent d’être incompatibles avec l’intégration dans la nouvelle Union européenne (UE). La gestion de la dichotomie manifeste entre l’adhésion à une Union européenne (EU) compétente pour les questions de sécurité et de défense, et l’existence d’une tradition neutraliste, a abouti à une réinterprétation progressive du concept de neutralité, à même d’influencer l’évolution de la politique européenne de sécurité et de défense7 (PESD) dans un sens particulier.
Le monde de la recherche s’est relativement peu questionné sur l’évolution de la neutralité après l’adhésion à une organisation telle que l’Union européenne, et sur l’influence du neutralisme sur cette dernière. De même, la plupart des études existantes ont pour particularité de se concentrer sur l’évolution de la politique de sécurité d’un seul ou de quelques pays neutres8. Aussi, la présente étude souhaite aborder la question sous un angle quelque peu différent, en prenant en compte une approche globale incluant l’ensemble des États, sans ignorer leurs différences, tout en dégageant les principales évolutions chronologiques de ce concept depuis 1989.
La neutralité et la rupture stratégique de 1989 : la conception traditionnelle remise en cause
La conception traditionnelle de la neutralité est encore largement présente au sein des pays neutres en 1989, en vertu d’un certain effet d’hystérésis. C’est ainsi qu’en 1989, dans sa demande d’adhésion à la Communauté économique européenne (CEE), l’Autriche affirmait :
En présentant cette demande, l’Autriche part du principe que son statut internationalement reconnu de neutralité permanente, fondé sur la Loi Fédérale Constitutionnelle du 26 octobre 1955, sera maintenu et que, en tant que membre des Communautés européennes en vertu du traité d’adhésion, elle continuera d’être en mesure de remplir ses obligations juridiques découlant de ce statut de neutralité permanente et de poursuivre sa politique de neutralité9.
Toutefois, les changements stratégiques en Europe ne tardent pas à redéfinir les priorités des neutres. En effet, la fin de la guerre froide fait perdre à la neutralité son « conflit de référence »10, tout particulièrement pour la Finlande et l’Autriche, mais aussi pour la Suède et l’Irlande, qui ne peuvent plus jouir de leur position non-alignée s’appuyant sur l’impartialité supposée qui découlait de leur posture. La chute du mur de Berlin et la dissolution du pacte de Varsovie deux ans plus tard provoquent une rupture stratégique nette : défense et sécurité n’ont plus nécessairement le même rapport que par le passé et surtout, la sécurité revêt des formes multiples. Les défis sécuritaires ne sont plus perçus comme correspondant à l’équilibre des puissances et à la dissuasion, mais à la prévention des conflits et la gestion de crise. Le contexte sécuritaire apparaît quant à lui très incertain : la concentration d’arsenaux conventionnels et nucléaires à Kaliningrad perdure depuis l’époque soviétique, les États nordiques ont des doutes sur l’avenir des relations entre la Russie et les pays baltes, l’Autriche s’inquiète de la crise yougoslave, etc.
Les nouveaux types de conflits, tel le terrorisme, sont des éléments qui ont permis l’émergence d’un débat au sein des trois États neutres candidats à l’Union européenne (UE) sur les perspectives de leurs doctrines stratégiques. Ainsi, le premier ministre suédois Carl Bildt expliquait dans sa déclaration de principe du 4 octobre 1991 que « la formulation de la politique étrangère et de sécurité suédoise changera dans une Europe en changement », que le terme « politique de neutralité » n’était plus adéquat et qu’il préférait dorénavant parler d’une « politique étrangère et de sécurité suédoise ayant une identité européenne »11. Ce changement d’état d’esprit se retrouve dans les nouveaux documents stratégiques nationaux des neutres, réalisés à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Par exemple, la doctrine stratégique finlandaise met désormais l’accent sur les tensions dans l’environnement proche du pays, qu’il s’agisse des relations entre la Russie et les États baltes, la Pologne, ou encore la Géorgie12. Le document stratégique suédois, quant à lui, identifie aussi les autres risques et menaces auxquels la Suède fait face : crises et conflits armés, prolifération des armes de destruction massive, terrorisme, approvisionnement en ressources naturelles, cybersécurité, pandémies, catastrophes environnementales et changement climatique (France [de] et Witney, 2012, p. 75). Ces perceptions se retrouvent dans pratiquement tous les documents doctrinaux de l’époque, y compris la doctrine de l’Union européenne (UE) de 200313, prouvant la tendance à la convergence des neutres avec les autres États de l’Union, en matière de perception des risques et des menaces. Aussi 1989 représente le véritable point de départ d’un processus de remise en question stratégique de la neutralité, qui se concrétise par l’adhésion à l’Union.
De la neutralité à la non-alliance, l’évolution discrète de la doctrine stratégique des neutres
En 1993, le Parlement européen croit bon de préciser que les États de tradition neutre « doivent, dès leur adhésion, être disposés à participer pleinement et activement à la politique étrangère et de sécurité commune telle qu’elle est définie dans le Traité sur l’Union européenne et être en mesure de le faire » (Bourlanges, 1993, p. 5). Même flexible, l’acception de la neutralité qui prédomine semble difficile à concilier avec une ambition européenne pour la sécurité et la défense. Pourtant, malgré ces craintes, les États neutres acceptent tous de participer à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) naissante, aucun des trois pays n’ayant demandé une clause d’opting out sur ce sujet, contrairement au Danemark, pourtant non-neutre puisque membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Le Parlement européen, l’année suivante, reconnaît la bonne volonté des neutres lorsqu’il se « félicite que tous les pays candidats avec lesquels des négociations d’adhésion ont été engagées soient disposés sans réserve à faire les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune contenues dans le Traité sur l’Union européenne »14. L’Autriche, dont la neutralité repose sur des bases juridiques constitutionnelles, réalise des adaptations légales, en prenant en compte les réserves de la Commission européenne15. Après une première réforme constitutionnelle en 1994, autorisant le pays à participer à des embargos économiques, une seconde est adoptée en 1997 dans le sillon du Traité d’Amsterdam, permettant la participation aux missions de Petersberg16. Dès 1994, la Commission des affaires étrangères et de la sécurité du Parlement européen constate également que « la notion de neutralité n’est plus utilisée comme élément de la politique de sécurité. […] Dans ce contexte, on doit noter les déclarations faites par les gouvernements de la Suède et de la Finlande de leur intention de participer pleinement et activement à la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne » (Rossetti, 1994, p. 52).
Malgré un principe de neutralité toujours réaffirmé, tous les États neutres acceptent de participer aux missions de Petersberg, après leur intégration dans l’Union en 1997 par le Traité d’Amsterdam. Le parlement autrichien affirme clairement, en 2001, que l’isolationnisme militaire n’est pas une option : « The security situation of a European state today can no longer be considered in isolation. Instabilities and dangers in Europe or at the European periphery affect the security situation of all European states. The new challenges and risks to security policy cannot be dealt with by individual states alone, but only through international co-operation in the spirit of solidarity »17. On trouve ainsi des troupes autrichiennes déployées au sein de la mission Althea de l’Union européenne (EU) en Bosnie (à hauteur de 300 hommes) en 200418, tandis que Malte participe à l’opération Atalante dans la Corne de l’Afrique, via l’envoi de quelques officiers (France [de] et Witney, 2012, p. 59 et p. 67). Il en va de même pour l’Irlande, qui participe à l’opération Althea à hauteur de 40 hommes, ainsi que, de manière marginale, de la Finlande (ibid. p. 63). La Force européenne de réaction rapide, non permanente, bénéficie tout autant de l’engagement des neutres : l’Autriche lui fournit 2 000 hommes, comme la Finlande, tandis que l’apport de la Suède est à hauteur de 1 500 hommes. La participation est plus limitée de la part de l’Irlande (850 hommes) (Enos-Attali, 2011, p. 79-80). Cette évolution porte nettement atteinte au noyau dur de la neutralité, qui imposait de se maintenir en dehors de tout conflit : les États se retrouvent également en dehors des obligations de traitement égal des acteurs.
En acceptant de participer aux missions de Petersberg, les neutres forgent un nouveau concept implicite, celui de la non-alliance. Il concentre les restrictions imposées aux États sur deux points : l’interdiction d’adhérer à une alliance militaire et le refus de contracter un accord de défense mutuelle. « Sweden’s security policy is currently described in the following terms […] Sweden does not participate in military alliances. […] a common European defence of the member states’ territory is not compatible with this aspiration »19. Dans le Livre blanc irlandais sur la politique étrangère de 2000, on retrouve également ces deux seuls éléments20. Si la plupart des principes traditionnels de la neutralité se sont estompés, elle persiste à l’état résiduel, à un niveau variable selon les États. L’Irlande et Malte ont signé, respectivement en 2002 et en 2003, une déclaration dans laquelle ils soulignent leur tradition de neutralité dans le cadre de leur participation à l’Union européenne (EU), tandis que l’Irlande seule obtient en 2009 de la part de l’Union des garanties spécifiques relatives à son statut sous la forme d’une exception sur la défense commune. À l’opposé, la Suède, la Finlande et l’Autriche n’ont émis aucune réserve spécifique au regard de la clause de solidarité et de la disposition d’assistance mutuelle incluses dans le Traité de Lisbonne du 3 décembre 2007, qui précèdent la dénonciation du Traité de Bruxelles modifié21. L’Autriche, la Finlande et la Suède refusent d’apparaître comme un obstacle aux avancés de l’Europe de la défense et ont pour but, au contraire, d’y peser ; elles se distinguent de l’Irlande et Malte, plus soucieux de respecter les derniers avatars de la neutralité.
Le maintien de la neutralité résiduelle provient avant tout de l’opinion publique, qui y demeure attachée comme élément traditionnel de la culture stratégique, même pour l’Autriche et la Finlande, dont le principe est plus récent. La neutralité reste un fondement puissant de la culture nationale pour la plupart des États visés, en tant que « métaphore identitaire »22. 69 pour cent de la population autrichienne préféraient renoncer à l’adhésion à l’Union européenne (UE) plutôt que d’abandonner la neutralité, selon un sondage de 1992 (Dumoulin et Remacle, 1998, p. 347). De même, le 9 juin 2001, les Irlandais rejetaient par référendum le Traité de Nice, en partie par crainte d’un abandon de la neutralité de leur pays (Orban, 2003, p. 93). L’on peut également noter qu’en 2012, l’Irlande est le seul pays de l’Union où seule une majorité relative de l’opinion publique se déclare favorable à l’adhésion à une politique commune de défense et de sécurité23. Cette défiance vis-à-vis d’un abandon formel de la neutralité s’est également manifestée à l’occasion de l’évocation d’une possible adhésion à l’Alliance atlantique. Durant la campagne présidentielle finlandaise de 1999-2000, la possibilité de rejoindre l’Alliance atlantique émerge dans le débat public. Ce projet ne rencontra guère de succès, compte tenu de son rejet massif par la population, au regard des sondages (Clerc, 2002, p. 311). Si la Russie n’a émis aucune objection à l’adhésion des neutres à l’Union européenne (EU), donc à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), il n’en est pas de même vis-à-vis de l’Alliance atlantique. L’ambassadeur russe à Helsinki affirmait pendant cette période que les relations finno-russes se détérioreraient en cas d’entrée de la Finlande dans l’Alliance, ce que la Finlande n’ignore pas, compte tenu de son voisinage avec la Russie (Ibid, p. 318).
Le « neutralisme », une culture stratégique originale dans l’Union européenne (UE)
Si la neutralité est abandonnée au profit d’un principe de simple non-alliance, ce nouveau paradigme impacte la construction de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) dans la mesure où il s’oppose aux liens entre l’Union et les alliances militaires régionales, pourtant fondamentales dans le cadre d’une architecture européenne de sécurité. Le Traité de Maastricht faisait de l’Union de l’Europe occidentale24 (UEO), une alliance, le « bras armé » de l’Union européenne (UE). Cette dernière pouvait dès lors décider de faire appel aux moyens de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) pour remplir telle ou telle mission en son nom. Les pays de tradition neutre étaient censés approuver le recours à une organisation dont ils n’étaient pas membres, laquelle devait ensuite élaborer et mettre en œuvre une politique de sécurité et de défense pour le compte de l’Union européenne (UE). Ces États étaient par conséquent cantonnés à la seule décision politique initiale, sans influence réelle au sein de L’Union de l’Europe occidentale (UEO). Pour autant, les neutres, comme tous les États membres de l’Union européenne (UE), disposaient d’un droit de veto sur la base de l’intergouvernementalisme qui préside aux décisions prises dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), avec la possibilité de bloquer tout recours à l’Union de l’Europe occidentale (UEO). C’est dans cet état d’esprit que les quatre pays neutres, ainsi que le Danemark, ont exprimé leur rejet d’une Union de l’Europe occidentale (UEO) militarisée lors du débat sur la Conférence intergouvernementale (CIG) qui s’est tenue au Parlement européen le 14 mars 1996 (Clerget, 2012, p. 95). Après ce rejet, Suède et Finlande publient un mémorandum le 25 avril 199625, exprimant leur vision d’une Europe de la défense n’admettant que les missions de Petersberg au sein de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), et qui est directement à l’origine de l’inscription de ces missions dans le Traité d’Amsterdam26.
La question des relations avec l’Alliance atlantique s’est également posée, dans la mesure ou le Traité de Maastrict cite explicitement la solidarité atlantique27. L’existence d’accords de partenariat entre les États neutres et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), via le Partenariat pour la paix (PPP), permet d’accroître l’interopérabilité et d’assurer une participation de ces pays à certaines opérations. Toutefois, l’Autriche et l’Irlande subordonnent leur soutien à une action militaire à l’accord préalable de la communauté internationale. Le Livre blanc irlandais affirme participer « […] in multinational peace support, crisis management and humanitarian relief operations in support of the United Nations and under UN mandate, including regional security missions authorised by the UN »28. Celui de l’Autriche « The use of military force remains a measure of last resort and may only be applied in accordance with the principles of the United Nations »29. L’Autriche a ainsi refusé l’utilisation de son espace aérien par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) lors des bombardements contre la Yougoslavie de 1999, invoquant l’absence de mandat des Nations Unies (Lange, 2006, p. 79).
Aussi, les États de tradition neutre ont cherché à développer prioritairement l’aspect « sécurité » de l’Union européenne (UE), au détriment de l’aspect « défense ». Pendant la Conférence intergouvernementale (CIG) d’Amsterdam, ces pays rejettent l’idée d’une fusion pure et simple entre l’Union européenne (UE) et l’Union de l’Europe occidentale (UEO), afin de lutter contre une militarisation de l’Union européenne (UE) et de promouvoir un rôle interventionniste de l’Union en matière de maintien de la paix. Plutôt qu’une intégration de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) dans l’Union européenne (UE), la seconde a repris à son compte les missions de Petersberg puis absorbé les organes subsidiaires de la première en 1999, contribuant directement à sa disparition30. Les neutres permettent à l’Union de développer son rôle en matière peace-keeping et, dans le même temps, parviennent à freiner le développement d’une défense commune. Le rejet d’une militarisation complète de l’Union s’accorde bien plus avec l’image neutraliste à laquelle ces pays tiennent mais, surtout, les États neutres restant de petits pays sur le plan militaire, leur configuration est optimale pour jouer un rôle actif dans les dimensions non-militaires de la sécurité31. Partant, la gestion civilo-militaire des crises leur permet de prendre part aux décisions politiques sans remettre en question leur statut officiel de neutre. Il est notable que la présidence finlandaise de l’Union européenne (UE) affiche au second semestre de 1999 une vision non militaire de l’Union, souhaitant que la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) se limite au maintien de la paix plutôt qu’à son rétablissement, alors même que les missions de Petersberg prévoient justement le rétablissement de la paix, donc des missions de combat. De même, la présidence suédoise du premier semestre 2001 souhaite, avec plus de nuance, qu’il existe une égalité entre gestion civile et militaire des crises (Orban, 2003, p. 95). La question de la défense mutuelle reste également taboue pour certains États, en particulier l’Irlande. Lors du sommet de Nice de décembre 2000, le gouvernement de Dublin indiquait déjà qu’il refuserait toute clause de défense mutuelle (ibid., p. 93), élément réaffirmé lors de la Conférence intergouvernementale (CIG) de Bruxelles de 2003 et confirmé par la dérogation obtenue en 2009. En revanche, l’Autriche, la Suède, la Finlande et Malte ont accepté le principe de l’inclusion de la défense collective dans le traité, lequel souligne toutefois que celle-ci se fait dans le respect des traditions de chaque État, formulation qui présente une certaine ambiguïté.
La neutralité au sein de l’Union se prête relativement mal à la mise en perspective d’une typologie, dans la mesure où il s’agit d’un processus en évolution permanente depuis 1989. Toutefois, nous pouvons tenter d’esquisser une typologie provisoire. Aussi, la Suède et la Finlande présentent un certain nombre de points communs, malgré les divergences initiales entre une neutralité suédoise choisie et une neutralité finlandaise subie. L’absence de règle juridique contraignante leur a permis à toutes deux une adaptation souple au nouveau contexte sécuritaire post-bipolaire. Dans les deux cas, la participation aux missions de Petersberg s’est faite sans restriction et ces États se sont tous deux illustrés par l’octroi d’effectifs importants aux opérations européennes. L’Irlande correspond à un cas opposé aux deux pays nordiques. En effet, l’on constate une participation moindre aux missions de l’Union européenne (UE) et à ses forces, et un rappel systématique aux fondements de leur neutralité à l’égard des institutions européennes. L’Autriche correspond quant à elle à une situation intermédiaire, dans la mesure où le niveau de sa participation aux opérations de l’Union est tout aussi importante que celle des pays nordiques, mais que sa neutralité garde un fondement juridique contraignant.
La neutralité, loin des clichés d’un statut intangible constituant une relique du passé, s’est révélée un concept particulièrement malléable. Les fonctions traditionnelles de la neutralité sont devenues de plus en plus évanescentes après l’adhésion à l’Union européenne (UE), même si les États ciblés continuent de revendiquer officiellement leur neutralité, compte tenu de l’attachement que les opinions publiques nationales y accordent. Il demeure que les principales fonctions de la neutralité ne sont plus remplies, si bien que le concept a été réinterprété, évoluant vers la simple non-alliance.
Aussi, l’on peut distinguer une période allant de 1989 à 1999, où s’engage un processus de réflexion interne sur la nature de la neutralité et une adaptation, y compris juridique dans le cas de l’Autriche, à l’adhésion à l’Union compétente, qui se poursuit jusqu’à l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam en 1999 et l’intégration des compétences de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) dans l’Union européenne (UE). En effet, la remise en cause la plus fondamentale de la neutralité n’a paradoxalement pas été induite par l’adhésion de 1995. S’il était fait allusion à la perspective d’une politique de défense commune pouvant conduire, le moment venu, à une défense commune, ni les objectifs, ni les aspects militaires de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), n’étaient encore vraiment évoqués. C’est le Traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997 et entré en vigueur en 1999, qui a véritablement mis en place les instruments d’une politique européenne de sécurité et de défense. Après cette date, les documents doctrinaux stratégiques des neutres connaissent une actualisation dans un sens d’une plus grande convergence avec les autres États de l’Union. Dans le même temps, la phase qui s’ouvre après Amsterdam est aussi celle de la cristallisation de la neutralité sur le seul principe de non-alliance, expliquant jusqu’à nos jours la non-adhésion à l’Alliance atlantique.
Si la confrontation entre les approches des États alliés et celles des États neutres a débouché sur un processus constructif, des différences notables de vision de la neutralité résiduelle subsistent toujours entre les États, la Suède et la Finlande souhaitant peser au sein de la politique de sécurité et de défense commune, tandis que l’Irlande n’y intervient que plus timidement, l’Autriche et Malte se situent au milieu du spectre. Leur point commun étant qu’ils privilégient tous l’orientation de l’Europe de la défense vers une direction plus civile que militaire. L’étude de l’évolution stratégique des États neutres prouve l’existence d’un double niveau d’influence. Si l’impact de l’Union européenne (UE) a été considérable dans la remise en cause de l’acception traditionnelle de la neutralité, l’adhésion d’États neutres a également influencé l’élaboration de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). L’adoption acceptée sans réserves par quatre des cinq post-neutres d’une forme ambiguë de défense collective dans le Traité de Lisbonne prouve que l’évolution du concept de neutralité est loin d’être terminée.