On a beaucoup écrit sur la nature chez Rousseau. Pourtant, un aspect majeur a été laissé de côté par les commentateurs. Il s’agit des rapports entre la nature et le gouverneur, en tant que producteur d’énoncés de vérité dans Émile ou de l’éducation. Michel Foucault a beaucoup travaillé sur la notion d’« énoncé de vérité ». Pourtant, il cite peu les grands philosophes ou les grands textes. Le corpus qu’il constitue est en partie fait d’archives – du moins dans une grande partie de son œuvre, celle qui précède les cours au Collège de France. Certains concepts qu’il a forgés permettent de relire, ou de lire autrement, les philosophes du passé. Ils soulèvent de nouvelles questions à partir des grandes notions de la philosophie, comme la vérité et le pouvoir. Foucault, en effet, a posé le problème du fonctionnement des énoncés dans le jeu de la vérité, notamment à travers la problématique des formes de discours que la vérité fait fonctionner comme vrais. Dans l’Émile, la complexité du système énonciatif rend compte de ce jeu de la vérité étudié par Foucault et pose un problème qui relève de la manifestation de la vérité indexée à la subjectivité. L’énonciateur, qui est autant une figure de l’auteur que celle d’un gouverneur, se porte garant d’une connaissance qui porte une vérité sur le genre humain. Il fait autorité, dans le sens où il y a un lien entre la figure du gouverneur en tant qu’instance énonciative et la vérité. Le gouverneur a pour tâche de transmettre une vérité qu’il sait et qui peut être utile à ceux qui liront Émile ou de l’éducation :
Si peut-être le double objet qu’on se propose pouvoit se réunir en un seul, en ôtant les contradictions de l’homme on ôteroit un grand obstacle à son bonheur. Il faudroit pour en juger le voir tout formé ; il faudroit avoir observé ses penchans, vû ses progrès, suivi sa marche : il faudroit, en un mot connoitre l’homme naturel. Je crois qu’on aura fait quelques pas dans ces recherches après avoir lû cet écrit (Rousseau, 1969, Livre 1, p. 251).
La Préface de l’Émile affirmait déjà sensiblement la même chose : « On ne connoit point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. (…) Je puis avoir très-mal vu ce qu’il faut faire, mais je crois avoir bien vu le sujet sur lequel on doit opérer » (Rousseau, 1969, Livre 1, p. 242). Ces textes appellent deux remarques. D’abord, un jeu de la vérité particulièrement complexe est en marche dès le début de l’Émile. Ensuite, l’éducation selon la nature est en opposition avec les formes d’éducation qui se pratiquaient à l’époque de Rousseau. À l’intérieur même de cette opposition, de cet affrontement avec ses contemporains, Rousseau entend faire de l’éducation un processus de dévoilement de la vérité que le genre humain pourra reconnaître et valider. Cet impératif de la vérité joue sur deux axes. Le premier concerne le gouvernement des enfants par la manifestation de la vérité de la nature, telle qu’elle sera énoncée par le gouverneur tout au long du roman d’éducation. Le gouverneur est en charge de dévoiler la vérité et de la dire exhaustivement. Le second axe porte sur la possibilité, pour l’éducation1, de manifester la vérité sur le genre humain. Le roman d’éducation, avant même les Confessions, tend à dévoiler l’homme dans sa vérité, c’est-à-dire l’homme élevé selon les principes édictés par la nature. La nature fait ainsi l’objet d’un savoir, d’une compétence de la part du gouverneur.
La nature comme manifestation de la vérité
Les scènes dans lesquelles le gouverneur explique comment la nature agit posent le problème de la manifestation de la vérité en tant que propriété conférée par Rousseau à la nature. Il faut savoir lire les énoncés de la nature, c’est la tâche assignée au gouverneur dans l’Émile. La nature n’a pas de secret, mais si l’on ne sait pas lire les énoncés de la nature, on ne peut en saisir les principes. En conséquence, parler de la nature comme manifestation de la vérité oblige à admettre un langage de la nature. Elle apparaît comme un corpus, à partir duquel le gouverneur tire des énoncés qui sont des principes d’éducation. Le propos de Rousseau ne vise pas à identifier l’auteur de ce corpus, mais à faire émerger la figure du gouverneur comme instance capable d’accéder aux principes de la nature qui sont inscrits dans l’homme. D’où la nécessité de bien observer l’enfant : « Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très-assurément, vous ne les connoissez point » (Rousseau, Préface de l’Émile). Mais en quoi consiste ce langage de la nature ?
Lire le langage de la nature, c’est observer la marche des progrès de l’enfant. Cette compétence et ce savoir se révèlent nécessaires au gouvernement des autres : « [c]omment, en effet, pourrait-on gouverner les hommes, sans savoir, sans connaître, sans s’informer, sans avoir une connaissance de l’ordre des choses et de la conduite des individus ? Bref, comment pourrait-on gouverner sans connaître ce qu’on gouverne, sans connaître ceux qu’on gouverne, et sans connaître le moyen de gouverner et ces hommes et ces choses ? » (Foucault, 2012, p. 6). Ces questions sont fondamentales dans la perspective du traité d’éducation. Affirmer la nécessité de l’inscription de l’éducation dans l’ordre de la nature en tant qu’autorité revient, dans l’Émile, à affirmer que l’éducation, en tant que gouvernement d’autrui, est le lieu de la manifestation de la vérité. Parler de l’homme, élaborer un dire-vrai sur l’homme, semble être le problème majeur de Rousseau, depuis le second Discours : « C’est de l’homme que j’ai à parler, et la question que j’examine m’apprend que je vais parler à des hommes, car on n’en propose point de semblables quand on craint d’honorer la vérité » (Préface du Discours sur l’origine de l’inégalité), jusqu’aux Rêveries, et bien sûr aussi dans les Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi » (Les Confessions, Livre premier). En quel sens le contexte éducatif de l’Émile permet-il à Rousseau de dire la vérité sur l’homme, une vérité autre que celle du second Discours ou des Confessions ? La question est paradoxale, puisque l’éducation d’Émile est fictionnelle, alors que l’autobiographie prétend à la véridicité. Dans les Confessions, Rousseau voulait prouver sa bonne foi, son bon caractère, ses bonnes intentions : une vérité sur lui-même. Dans l’Émile, c’est son anthropologie, sa théorie de l’être humain et celle de la nature. Cette théorie, dans le traité d’éducation, pose un problème qu’il est possible de formuler avec les mots de Foucault : « [d]ans quelle mesure l’art de gouverner les hommes implique quelque chose comme une manifestation de vérité » (Foucault, 2012, p. 51) ? Cette question est celle de l’alèthurgie.
L’acte alèthurgique
L’alèthurgie dit « le dévoilement de la vérité », la « découverte de la vérité » et la « production de la vérité » (Foucault, 2008, p. 77). Dans les cours au Collège de France prononcés entre 1982 et 1984, Foucault a introduit ce terme, forgé sur le terme grec alêtheia qui signifie « vérité ». En tant que concept, l’alèthurgie pose le problème de la manifestation de la vérité du point de vue des procédures qui la manifestent et de son rôle dans la direction d’autrui. Pour entrer dans cette notion, Foucault étudie les tragédies Ion d’Euripide et Œdipe Roi de Sophocle. Ion doit apprendre la vérité sur sa naissance s’il veut un jour exercer la parrêsia : « il s’agit donc de quelqu’un qui est à la recherche de sa naissance, qui ne sait pas qui est sa mère, et qui veut par conséquent savoir à quelle cité et à quelle communauté sociale il appartient. Et pourquoi veut-il le savoir ? Il veut le savoir précisément pour savoir s’il a le droit de parler » (Foucault, 2008, p. 69). À propos de la découverte de la vérité de la naissance athénienne de Ion, Foucault précise que tout ce qui n’est pas su par les personnages devra être dit2, et « ce passage du lieu où se dit oraculairement la vérité à la scène politique où se tient le langage raisonnable du gouvernement, ne pourra se faire que si le dieu et la femme, l’homme et la femme, le père et la mère disent, dans l’aveu de ce qu’ils ont fait, la vérité de la naissance de leur fils » (Foucault, 2012, p. 77). La pièce met en scène trois dire-vrai, « celui de l’oracle, celui de l’aveu et celui du discours politique » (ibid.), qui sont aussi trois types de discours qui fonctionnent comme vrais, en raison d’instances et de mécanismes qui distinguent les énoncés vrais des énoncés faux. Pour Foucault, dans la tragédie d’Œdipe, l’énoncé de vérité ne cache rien, mais il n’est pas immédiatement lisible : Ion doit partir en quête de ce qui dévoile la vérité et se mettre dans une situation permettant d’avoir accès à la vérité. À propos de la « lecture aléthurgique » d’Œdipe roi (Foucault, 2012, p. 24), Foucault ne cherche pas à montrer qu’à travers « les masques que portent les acteurs, la tragédie donne à entendre et (…) donne à voir du vrai » (ibid.). En ce sens, toute tragédie grecque est une alèthurgie. Pour Foucault, la tragédie de Sophocle, non seulement dit vrai, mais « elle représente le dire-vrai. Elle est en elle-même une manière de faire apparaître du vrai, mais elle est aussi une manière de représenter la manière dont (…) la vérité est venue au jour » (Foucault, 2012, p. 25). Dans Œdipe, c’est la péripétie. C’est aussi la reconnaissance : « non seulement la fortune des personnages se renverse, mais ce qu’on ne savait pas au départ se trouve découvert à la fin ». À partir de cette reconnaissance, Foucault articule les manifestations de la vérité au « problème de la technique, des procédures et des rituels par lesquels s’opère effectivement la reconnaissance dans cette tragédie, les procédés de manifestation de la vérité » (ibid.). Il souligne l’insistance bien connue sur la question de savoir ce qu’Œdipe pouvait ne pas entendre, ou ne pas ignorer.
Un autre problème est celui des procédures : « comment les choses étaient-elles dites, quelle était la véridiction ou quelles étaient les véridictions qui cheminaient ainsi à travers la tragédie d’Œdipe et qui rendent peut-être compte des rapports étranges qu’il y a, dans le personnage même d’Œdipe, dans le discours d’Œdipe, entre l’exercice de son pouvoir et la manifestation de la vérité ou les relations que lui-même entretenait à la vérité » (ibid.) ? Foucault l’appelle la « mécanique de l’alèthurgie » (Foucault, 2012, p. 27), mécanique qui, dans la tragédie de Sophocle, prend la forme d’une série d’emboîtements entre les discours divins, les prophéties et les choses visibles. La parole juste à laquelle il faut se soumettre apparaît dans cette complémentarité-là. Cette parole juste est la vérité et elle est « la loi, le lien et l’obligation propre à la vérité » (Foucault, 2012, p. 29). La parole juste naît de ces ajustements entre les discours et les faits observables. Chaque manifestation de la vérité se divise en deux parties qu’il faut reconstituer : « l’ajustement des deux moitiés authentifie ce qui s’est passé et valide leur lien » (Foucault, 2012, p. 32). Il n’est ni possible ni souhaitable, dans le cadre de cet article, de reprendre la longue analyse de l’alèthurgie des dieux et celle des esclaves.
La tragédie d’Œdipe et le concept d’alèthurgie permettent ici à Foucault de poser le problème de la conjonction entre le pouvoir et le savoir, entre le gouvernement de l’autre et la vérité que l’on sait. En partant des textes classiques, Foucault constate que le dire-vrai « s’autorise, pour se présenter comme énonciation, manifestation de la vérité, d’un pouvoir qui est toujours antérieur ou en tout cas extérieur à celui qui parle » (Foucault, 2012, p. 48).
Ce « pouvoir antérieur » est une notion particulièrement intéressante pour penser, chez Rousseau, la nature en tant qu’autorité de référence. Il rend possible la proposition de voir, dans ce rôle du gouverneur, la continuité d’un « processus multiple et complexe qui a été capital pour l’histoire de la vérité dans nos sociétés » (Foucault, 2012, p. 29). Cette figure du gouverneur est, stricto sensu, la condition de l’émergence de la vérité de la nature, de la vérité de ce qu’il convient de faire pour gouverner les hommes, de la vérité de ce que doit être leur éducation. Le dire-vrai s’authentifie de sa vérité dans « cette identification entre celui qui parle et sa source, l’origine, la racine de la vérité ». C’est particulièrement frappant chez Rousseau, parce que l’alèthurgie que nous identifions dans l’Émile tourne autour « du moi-même, du lui-même, du je, à travers un certain nombre de processus et de phénomènes » (ibid.). Dans le traité de Rousseau, la vérité implique un sujet qui peut dire « je » et « moi-même » ; la fonction du gouverneur est aléthurgique, dans le sens où la vérité se manifeste par son intermédiaire. Le gouverneur d’Émile est aussi sujet dans une relation qui vise à conduire l’autre et « sujet par lequel, pour lequel et à propos duquel se manifeste la vérité » (Foucault, 2012, p. 79). Cette circularité entre le gouverneur et la nature permet de lire Émile ou de l’éducation comme une proposition vraie pour le genre humain. Le gouverneur se présente comme celui qui sait ce qu’est l’enfance et il produit des énoncés pour dire ce qu’il y a de vrai à connaître sur ce sujet. Sur ce point, la notion d’« énoncé » se révèle pertinente pour comprendre en quel sens la nature est à l’origine d’un discours de vérité dans l’Émile.
L’énoncé de vérité et le gouverneur
Dans les analyses de Foucault, la notion même d’« énoncé » n’est pas l’énoncé tel qu’il est théorisé par la linguistique. L’énoncé n’est guère réductible aux mots, aux phrases ou aux actes de langage. Foucault a relevé que le problème de la vérité se pose à partir de certaines formes de discours et de ceux qui les créent. Certains types de discours produisent de la vérité et des effets de vérité, en se distinguant d’autres énoncés qui, eux, seraient des énoncés faux. Rousseau s’est bien entendu confronté au problème de la forme du discours, comme cela a été établi dans les études rousseauistes. Mais il est possible de poser autrement le problème, fondamental dans l’Émile, de l’énoncé de vérité et de la manifestation de la vérité en se référant au concept d’alèthurgie, car il permet de penser l’exigence de vérité du point de vue de la nature, en tant qu’autorité garante des propositions éducatives de Rousseau.
À partir des énoncés de vérité, il s’agit, dans l’Émile, de « reconstituer un autre discours, de retrouver la parole muette, murmurante, intarissable qui anime de l’intérieur la voix qu’on entend, de rétablir le texte menu et invisible qui parcourt l’interstice des lignes écrites et parfois les bouscule » (Foucault, 2001, p. 735). Postulons que dans l’Émile, cette parole murmurante est celle de la nature, offerte au gouverneur pour qu’il la rende audible à l’humanité. D’où cette précision fondamentale dans la préface : la partie systématique du traité d’éducation n’est « autre chose que la marche de la nature » (Rousseau, 1969, Préface, p. 242). Le traité de Rousseau relèverait d’un discours dans lequel la tâche assignée au gouverneur consiste à « saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement ; de déterminer les conditions de son existence, d’en fixer au plus juste les limites, d’établir ces corrélations aux autres énoncés avec lesquels il peut être lié, de montrer quelles autres formes d’énonciation il exclut » (Foucault, 2001, p. 734). Si le gouverneur se doit d’interpréter le discours de la nature, les énoncés qui disent les principes d’une éducation naturelle impliquent de « saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité de son événement » (Foucault, 1969, p. 42). On peut donner ce sens aux adresses au lecteur, au guidage méthodologique qui revient régulièrement dans Émile ou de l’éducation : « remarquez que ce n’est pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c’est la nature elle-même qui l’indique » (Rousseau, 1969, Livre 3, p. 428). La nature dit une marche à suivre qu’il faut déchiffrer et cette tâche de déchiffreur est assignée au gouverneur.
L’instance narrative de l’Émile n’est pas l’auteur des principes qu’elle énonce, mais en est peut-être le sujet. Sur ce point, Foucault pose une question cruciale pour relire l’Émile : « qu’est-ce que c’est que ce double sens du mot “sujet”, sujet dans une relation de pouvoir, sujet dans une manifestation de vérité ? » (Foucault, 2012, p. 79). Foucault s’intéresse à cette insertion du sujet dans les procédures de manifestation de la vérité. Les phrases citées, comme celles de la préface de l’Émile, relèvent de cet acte de vérité à l’intérieur duquel le sujet est opérant, dans une relation que Rousseau institue dans le but de gouverner les enfants. L’hypothèse d’une procédure de manifestation de la vérité de la nature dans l’Émile implique de s’interroger sur le rôle du sujet qui manifeste cette vérité ‒ le gouverneur ‒ en tant qu’opérateur de la vérité, en tant que spectateur et en tant qu’interprète de cette manifestation de la vérité (ibid.). La vérité de la nature, dans l’Émile, implique la manifestation de l’ordre naturel. Le gouverneur montre comment il suit cet ordre et il prend le lecteur à témoin de la vérité qu’il lui met sous les yeux :
Apprenez-lui donc prémiérement ce que sont les choses en elles-mêmes, et vous lui apprendrez après ce qu’elles sont à nos yeux (…) Vous voyez que jusqu’ici je n’ai point parlé des hommes à mon élêve, il auroit eu trop de bon sens pour m’entendre ; ses rélations avec son espéce ne lui sont pas encore assés sensibles pour qu’il puisse juger des autres par lui. Il ne connoit d’être humain que lui seul, et même il est bien éloigné de se connoitre : mais s’il porte peu de jugemens sur sa persone, au moins il n’en porte que de justes. Il ignore quelle est la place des autres, mais il sent la sienne et s’y tient. Au lieu des loix sociales qu’il ne peut connoitre nous l’avons lié des chaines de la nécessité. Il n’est presque encore qu’un être physique ; continuons de le traitter comme tel (Rousseau, 1969, Livre 3, p. 458).
Dans ce texte, comme dans maints passages de l’Émile, le gouverneur apparaît comme un opérateur de la vérité qui montre au lecteur comment les choses se passent pour l’enfant, si l’on suit l’ordre de la nature. Il explique que l’enfant, en tant qu’être sensible, n’est pas capable de comprendre les relations morales entre les hommes. Écrire sur l’éducation est une démarche qui fait apparaître des vérités sur l’homme. Quant au lecteur, il est ce témoin dont l’alèthurgie a besoin : Rousseau écrit « vous voyez » une bonne quinzaine de fois dans l’Émile. Le lecteur est celui qui voit, qui constate et qui juge : « c’est au lecteur à juger si j’ai réussi » (Rousseau, 1969, Livre 1, p. 255). La posture de vérité que se donne le gouverneur pose le problème suivant : dans quelle mesure la nature, en tant que manifestation de la vérité, peut-elle justifier qu’un homme en dirige un autre ?
L’art de gouverner les hommes
À partir de ce problème, on peut à nouveau reprendre les analyses de Foucault. Comparer Œdipe et le gouverneur a nécessairement des limites ; mais Œdipe « peut devenir celui qui sait à partir de son non-savoir » (Foucault, 2012, p. 56). De même, dans l’Émile, le gouverneur devient celui qui sait. Cette transformation est une métamorphose, concept que nous empruntons à Didier Moreau (2013). Elle est possible grâce à la capacité du gouverneur à percevoir les signes, les indices et les repères de la nature. Le concept d’alèthurgie permet ainsi de saisir le processus même de la transformation chez celui qui a un pouvoir et qui devient celui qui sait, sans passer par un savoir théorique. Le gouverneur devient celui qui sait lire le livre de la nature, il sait l’éducation du genre humain ; sa capacité à déchiffrer les signes que la nature envoie lui confère une compétence pour diriger autrui. Les analyses qui précèdent nous permettent d’affirmer la superfluité, pour diriger autrui, de tout savoir spéculatif, puisque tous les savoirs du gouverneur viennent de la nature. Ce savoir et cette compétence du gouverneur ne relèvent donc pas d’une tekhnê au sens d’« un savoir technique, un savoir-faire, qui autoriserait un apprentissage, un perfectionnement, des lois, des recettes, des manières de faire » (Foucault, 2012, p. 51). L’expression de « tekhnê » peut être prise dans un autre sens : l’art de gouverner les hommes, l’art de diriger les âmes par la vérité. Le concept foucaldien d’alèthurgie nous y mène. Dans l’Émile, le gouvernement par la vérité dit et dévoile le passage du « je » figure de l’auteur, en gouverneur ; il inscrit le passage, comme dit Foucault, d’un non-savoir à un savoir, ou plutôt, d’un non-savoir à une autorité pour gouverner. Ce passage peut être pensé en termes d’alèthurgie, dans cette métamorphose d’un « je » identifiable à l’auteur (« je me suppose moi-même doüé de toutes ces qualités »), où se joue l’autorité même de celui qui gouverne Émile. Rousseau expose, dans l’Émile, la création du gouverneur et élucide la dimension relationnelle de l’éducation par la vérité :
Je ne parle point ici des qualités d’un bon gouverneur, je les suppose, et je me suppose moi-même doüé de toutes ces qualités. En lisant cet ouvrage on verra de quelle libéralité j’use envers moi. Je remarquerai seulement, contre l’opinion commune, que le gouverneur d’un enfant doit être jeune, et même aussi jeune que peut l’être un homme sage. Je voudrois qu’il fut lui-même enfant s’il étoit possible, qu’il put devenir le compagnon de son élêve, et s’attirer sa confiance en partageant ses amusemens. Il n’y a pas assés de choses communes entre l’enfance et l’age mur pour qu’il se forme jamais un attachement bien solide à cette distance. Les enfans flatent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais. On voudroit que le gouverneur eut déja fait une éducation. C’est trop ; un même homme n’en peut faire qu’un : s’il en faloit deux pour réussir, de quel droit entreprendroit-on la prémiére ? (Rousseau, 1969, Livre 1, p. 265).
En suivant les analyses foucaldiennes de la tragédie d’Œdipe, on peut interpréter ce texte comme la « transformation de celui qui ne savait pas en celui qui sait »3 (Foucault, 2012, p. 55). C’est tout le problème de l’éducation, précise Foucault. C’est aussi celui de la démocratie : « [c]e sont tous ces problèmes de la technique de transformation du non-savoir en savoir qui sont (…) au cœur du débat philosophico-politique, du débat pédagogique, du débat rhétorique, du débat sur le langage et l’utilisation du langage dans le 5e siècle athénien » (ibid.). Dans l’Émile, ce que Rousseau s’attribue lui-même, ce n’est pas un savoir mais des « qualités » qui apparaissent comme des conditions, dans la fiction de l’Émile, de la manifestation de la vérité. L’une de ces qualités est la jeunesse, qui permet une relation d’attachement entre l’enfant et son guide, mais surtout parce qu’elle suppose une égalité, au sens de Rancière (Rancière, 1987, p. 123), entre celui qui enseigne et celui qui apprend. Il eût fallu que le gouverneur fût « aussi jeune que peut l’être un homme sage », ou mieux encore « qu’il fut lui-même enfant s’il étoit possible ».
Conclusion
Pour conclure, dire que dans l’Émile l’éducation est un acte alèthurgique, revient à dire qu’elle consiste en un gouvernement de l’autre selon la nature et qu’elle rend possible la manifestation de la vérité sur le genre humain. Le roman d’éducation en est la démonstration. Au lecteur de reconnaître la vérité de ce qui est dit. Quelle est cette vérité ? L’éducation selon la nature ne consiste pas en une transformation de l’homme ancien en un homme nouveau mais, dans l’Émile, elle est la manifestation de ce que la nature ordonne (au sens d’un ordre naturel) ; selon le modèle de la chenille dont la vérité consiste non pas à être papillon mais à le devenir. D’où ce choix du gouverneur : élever un enfant dès sa naissance, suivre « dès l’enfance un jeune homme qui n’aura point receu de forme particuliére » (Rousseau, 1969, Livre 4, p. 550), le choisir avant même qu’il ne soit né. La manifestation de la vérité est la métamorphose, qui n’est pas l’effacement de ce qui est. Elle n’est ni l’éviction du passé, ni la correction d’une nature corrompue. La métamorphose ne corrige pas les erreurs, mais elle donne forme à l’accomplissement de ce qui doit être (la nature) et de ce qui peut être (tel individu en fonction de sa nature propre). En d’autres termes, la métamorphose est la manifestation d’une vérité, celle de la perfectibilité de l’homme, dont l’éducation doit penser les conditions de possibilité de son développement :
Chacun avance plus ou moins selon son genie, son goût, ses besoins, ses talens, son zéle, et les occasions qu’il a de s’y livrer. Je ne sache pas qu’aucun philosophe ait encore été assés hardi pour dire : voila le terme où l’homme peut parvenir et qu’il ne sauroit passer. Nous ignorons ce que nôtre nature nous permet d’être ; nul de nous n’a mesuré la distance qui peut se trouver entre un homme et un autre homme (Rousseau, 1969, Livre 1, p. 281).
La prégnance d’une nature qui ne saurait être définie comme un ensemble de déterminismes nous met sur la voie d’une éducation métamorphique permettant d’accéder à la perfectibilité immanente de l’homme. La métamorphose évite d’assigner un terme à l’éducation de l’homme, puisque « [n]ous ignorons ce que nôtre nature nous permet d’être ». L’un des buts de l’éducation consiste à poursuivre la fin d’être toujours soi, chaque métamorphose étant à la fois perfection de soi-même et affirmation de la cohérence du moi. L’éducation métamorphique est peut-être la seule voie possible pour ne pas être en contradiction avec l’éducation naturelle. Elle nuance la « tentation pygmalionesque » (Martin, 2010, p. 304) du gouverneur « partout lisible dans l’Émile, qui n’est pas seulement une expérimentation pédagogique rendant ses droits à la nature mais bien aussi une expérience sur la nature » (ibid.). Le concept de métamorphose, en mettant un terme à la menace de l’éclatement du sujet, évite l’écueil de la contradiction, conséquence malheureuse qui naît de la contradiction des trois éducations : celles de la nature, des choses et des hommes4. La difficulté demeure de maintenir une cohérence dans la perfectibilité entendue à la fois comme attribut de l’être humain et comme but éducatif. Foucault frôle ce problème quand il évoque, chez Tertullien, la métaphore de la croissance des êtres vivants :
Au fond, quand on prend un animal, bien sûr l’animal depuis le moment de sa naissance jusqu’à sa maturité, c’est bien le même, c’est bien sa nature. Il n’en reste pas moins que rien de ce qu’il fait à l’état adulte, il ne pouvait le faire à l’état naissant. C’est en quelque sorte, à l’intérieur d’une seule et même nature, le passage d’une nature à une autre, c’est-à-dire un passage de l’un à l’autre à l’intérieur d’une même nature, et, dit-il, quand les animaux sont à l’état naissant, ils ne peuvent ni voir ni marcher. Et qu’est-ce que doit être leur formation ? C’est une transformation radicale qui va leur donner, à eux qui sont ce qu’ils sont, tous ces pouvoirs qu’ils n’avaient pas en naissant, ils étaient aveugles, ils trébuchaient, ils se traînaient (Foucault, 2012, p. 120).