Introduction
Notre contribution est issue de notre thèse en criminologie1 qui porte sur l’expérience policière des interactions avec la population dans l’espace public. Inscrite dans une perspective qualitative, inductive et compréhensive, l’analyse de ces rencontres particulières et des routines d’interactions qui se laissent voir s’appuie sur la sociologie des interactions d’Ervin Goffman (1973, 1974, 1991). Cette approche microsociologique a justifié une récolte de données par observations in situ et entretiens informels dans quatre services de police répartis sur deux zones de police locale dans la région bruxelloise2. La période d’observation s’est étalée sur une année, d’octobre 2010 à octobre 2011, durant laquelle nous avons été présente sur quatre « sites » policiers. Les policiers qui font l’objet de cette étude sont issus de deux groupes a priori différents dans la police locale : il s’agit d’une part de policiers patrouilleurs attachés aux services d’intervention qui prennent en charge les missions d’urgence (appel au 101). Le référentiel professionnel des patrouilleurs s’inscrit dans le modèle de police traditionnel (réactivité, approche symptomatique, légalisme, isolement). D’autre part, de policiers de quartier attachés aux services de quartier dont le référentiel doit s’inspirer du modèle de police de proximité (prévention, résolution des problèmes, partenariat).
Et si les pratiques policières sont bien au cœur de notre recherche doctorale, nous profitons de l’occasion qui nous est donnée ici pour déplacer quelque peu le point focal sur nos propres pratiques de chercheur. Nous proposons d’y accéder en questionnant les émotions qui ont marqué notre expérience de criminologue en situation d’immersion parmi des policiers. Alors que nous nous étions préparée à l’idée d’être éventuellement « secouée » par des paroles ou des gestes des policiers, au cours de plusieurs interventions policières observées nous avons été littéralement saisie et submergée d’émotion. Selon les circonstances, cette « submersion » s’est exprimée tantôt à travers nos mots, tantôt nos silences. Nous avons vécu ces moments comme autant d’échecs professionnels, comme l’expression d’une faille contrariant notre idéal de neutralité de chercheur (totalement remis en question depuis) au contact des acteurs observés. Mais cette déception n’a constitué qu’une première étape dans notre expérience des émotions. D’autres étapes ont suivi au long de notre processus de recherche, non sans difficulté, qui nous ont permis de saisir nos émotions et de leur accorder délibérément une fonction analytique.
Nous voulons souligner dans cette contribution la démarche qui nous a permis de nous reposer sur les émotions, éprouvées et subies dans un premier temps, pour questionner autrement, dans un second temps, les pratiques des acteurs observés. Cette transition nous l’avons réalisée progressivement, du temps de l’observation à la rédaction de la thèse. Nous avons expérimenté comment le ressenti du chercheur, ce qu’il éprouve dans son corps, donne aussi accès à une compréhension des réalités sociales observées sur le terrain d’enquête (Jaspart, 2010).
Pour exposer notre propos, nous évoquons, tout d’abord, les particularités d’un terrain d’enquête en milieu policier. Ensuite, nous accédons aux conditions de l’observation qui imposent au chercheur de suivre le rythme des acteurs observés. L’inconfort des situations d’immersion surprend parfois le chercheur jusqu’à être débordé par ses émotions. Pour illustrer ce troisième temps, nous recourons à un extrait du carnet de terrain. Nous proposons alors un retour sur le contexte qui accueille le processus de recherche, de l’observation à l’analyse des données. Et nous soulignons la transformation par laquelle l’émotion subie par la chercheuse devient une clé d’analyse des pratiques policières étudiées. Pour terminer, nous concluons sur la nécessité d’une analyse compréhensive.
Le milieu policier, un terrain particulier
Dès lors que nous avions le projet de récolter des données au plus près, nous devions définir plus spécifiquement un « terrain ». Le terme « terrain », ou « field », est largement répandu dans la littérature scientifique, tout en faisant l’objet de questionnements variés (Cefaï, 2010 : 222). Démontrant en cours d’expérience d’observation une tendance à le personnaliser (« notre » terrain), nous avons retenu la suggestion du géographe Rétaillé, formulée au départ d’une réflexion sur l’expérience qu’un chercheur peut faire du terrain : « Sous le terrain, il y a l’expérience, et par l’expérience est située l’activité produisant la connaissance. C’est ainsi que le chercheur est au terrain (un peu comme “au charbon” et beaucoup comme au laboratoire) et non pas “sur” le terrain, dominateur et sûr de son expertise » (Rétaillé, 2011 : 3).
En effet, cet usage se présente à nous comme un rappel de la vigilance à avoir par rapport au terrain. D’une part, quant à notre absence de maîtrise de ce qui s’y déroule et donc quant à la possibilité d’être confrontée à des « glissements de terrains » (Durand, 2001 : 127). Et d’autre part, cet usage prudent du terme « terrain » nous rappelle aussi la nécessité de préserver notre éveil à l’imprévisible et l’inattendu.
Nous devions tout d’abord préserver notre appréhension du terrain de toute vision pessimiste. En effet, la police est un milieu d’observation qui peut être qualifié de difficile « sous le triple rapport de l’accès au terrain, de la collecte des données et de la réception des résultats » (Monjardet, 2005 : 14). Même s’il parvient à pénétrer cette institution, le chercheur s’expose à la difficulté de ne pas avoir accès à l’information, d’être mal accepté dans les murs : « There is a difference between access and cooperation » (Fielding, 2006 : 281). De plus, Monjardet souligne qu’il est compliqué pour un chercheur d’organiser la diffusion de ses résultats dans l’institution et d’en accuser une réception qui ne procède pas d’une disqualification. Brodeur disait déjà : « L’action policière est un objet qui oppose une résistance délibérée au projet de connaître » (Brodeur, 1984 : 9).
Parmi des inspecteurs d’intervention et de quartier : une question de rythmes
Accompagner des policiers c’est faire l’expérience de la cadence de leurs activités. Chaque métier policier tient son tempo. Les patrouilleurs passent d’une intervention à l’autre sans pouvoir anticiper ni leur durée, ni le rythme auquel elles se succèdent. Les policiers sont happés par un incessant mouvement irrégulier tant les tâches qu’ils ont en charge sont variées. Les policiers sont envoyés sur des « missions » suite à des problèmes liés à la circulation et sont attendus pour faire un « constat d’effraction », ou parce qu’une voiture est garée devant un garage. Les policiers sont aussi appelés pour des situations qui concernent la santé des gens : une personne saoule en rue, une vieille dame perdue en rue, une chute dans un couloir, un jeune est blessé au couteau, etc. Dans certaines situations, les policiers sont appelés par des personnes qui veulent porter plainte : voleur « maintenu » dans un magasin, « vol » de deux vélos, « dégradation » sur une porte de garage, etc. À d’autres moments, ils sont appelés pour mettre fin à une situation : une personne ne veut pas quitter l’hôpital, des parents téléphonent car leur fils saoul a tout cassé chez eux, « tapage » nocturne, etc. De plus, les patrouilleurs prennent l’initiative de se mettre en mouvement face à une variété de situations : au bord d’un grand axe routier, un homme est couché les pieds hors de la voiture, un vieux monsieur se gare dans le sens contraire à la circulation, la porte passager d’une voiture stationnée est ouverte, des jeunes gens traversent la rue en poussant la chansonnette trop fort, un cycliste passe au rouge, une voiture a franchi une ligne blanche, « contrôle » de plusieurs jeunes gens dans une voiture à l’arrêt dans un parking en plein air, etc.
De leur côté, les inspecteurs de quartier fixent leurs heures de « sortie » en rue selon leur programme du jour. Les inspecteurs de quartier organisent leurs tâches avant de quitter le commissariat. Ils sont essentiellement confrontés à des tâches administratives et, une fois en rue, les mots que les passants leur adressent ponctuent la « tournée » balisée préalablement. Les policiers des services de quartier vont d’un bon pas régler leurs tâches : rendre des avis sur des demandes de domiciliation, enquêter sur un mariage blanc, rendre un avis sur les critères définissant un logement ou sur les questions de sécurité et de salubrité, contrôler des commerces, effectuer une opération de vérification d’informations liées à une activité de terrorisme ou de prostitution, rendre une carte d’identité, convaincre une personne recherchée de se présenter à la police, procéder à une enquête de naturalisation ou de cohabitation, enquêter sur les traducteurs judiciaires, etc. Contrairement à leurs collègues de l’intervention, les inspecteurs de quartier passent plus de temps au bureau qu’en rue.
Nous faisons l’expérience d’un rythme différent auprès des policiers d’intervention et auprès des policiers de quartier. Chacun de ces deux rythmes nous demande un effort d’adaptation : les cadences d’activité et leurs changements sont tellement différents de nos habitudes, la concrétude de ces métiers nous est totalement étrangère. Tout au long de la période d’observation, nous sommes constamment « en suspension », pas réellement à notre aise mais pas non plus en difficulté. Nous faisons l’expérience de l’inconfort. Nous pensons en particulier aux situations où nous avons en quelque sorte été prise de court par les évènements, ne sachant plus où nous mettre, ne sachant plus que faire ou que dire.
Ménage à trois, une chercheuse sous pression
D’une part, un milieu professionnel particulier, d’autre part, la cadence inconfortable de l’exercice d’observation, sans compter notre face à face avec les personnes que les policiers rencontrent. En cours d’observation, alors que nous sommes une chercheuse en action face à des interactions police‑population, nous faisons l’expérience que nous aussi nous vivons ces interactions. Bien que notre positionnement de principe soit la distance émotionnelle, et l’absence de participation active au déroulement des situations observées, nous nous laissons surprendre par nos émotions, jusqu’à être débordée par celles‑ci. Voici un extrait de notre carnet de terrain en guise d’illustration :
Depuis quelques jours, je redoute le débordement, de prendre une part active aux interventions policières, de me « mêler » à ce que je voudrais « juste » observer.
Le shift3 se déroule sans accro jusqu’à cette intervention pour un conflit entre une jeune femme et un jeune homme d’une vingtaine d’années tous les deux, néerlandophones et qui vivent en couple. Il est alors un peu plus de 20h, il fait nuit, cela fait 8h que les deux policiers que j’accompagne sont en service. Sur place au bas de l’immeuble où habite le jeune couple, les deux policiers que j’accompagne retrouvent une autre patrouille composée d’un homme et d’une femme, Anita. Anita prend la jeune femme en charge, les trois autres inspecteurs se rapprochent du jeune homme. Dès les premiers échanges entre les policiers et le jeune homme dans le hall de son habitation, cette intervention s’annonce particulière. En effet, alors que le jeune homme est agité, qu’il parle fort, qu’il est visiblement énervé, les policiers portent leur attention sur ce qu’il dit, ils lui parlent doucement et posent des gestes d’apaisement (un policier tient la main du jeune homme pour le calmer). Or, des interventions précédentes ont mis en évidence que les policiers s’attachent prioritairement à dominer et maîtriser la tension car elle est porteuse de risques d’atteinte à leur intégrité physique. Et que pour ce faire ils manifestent des signes verbaux et physiques (parler plus fort, se positionner à 20 cm du visage d’une personne, donner l’injonction de se calmer, etc.) comme autant de rappels de leur autorité. Ici, des signes d’empathie sont proposés par les policiers dès l’entame de l’interaction. Quelques instants plus tard, dans l’appartement du couple, les policiers sont encore en discussion avec le jeune homme. Ce dernier est très ému, il a pleuré, les policiers l’ont calmé. La jeune fille entre dans l’appartement accompagnée d’une policière, elle veut prendre ses affaires et retourner ensuite chez ses parents. À cet instant, la tension du jeune homme remonte d’un coup, il recommence à parler fort et fait mine de se rapprocher d’elle. Le jeune homme est immédiatement attrapé par les policiers, il est immobilisé, couché à plat ventre sur son divan, maîtrisé par une technique de clés au niveau du cou et des bras, et menotté. À la vue de cette scène, la jeune fille lâche les affaires qu’elle est en train de rassembler et se rapproche de son compagnon maintenu par les policiers, visiblement très inquiète et attristée du sort qui lui est réservé…
…À ce moment précis je m’adresse à la jeune femme sur un ton soutenu, peut‑être même suis‑je en train de parler fort, je lui dis dans un néerlandais approximatif de retourner prendre ses affaires, elle hésite encore, sur le même ton je lui dis encore « wat wil je ? [que veux‑tu ?] ». La policière l’aide à empaqueter ses affaires, elles finissent par quitter l’appartement. L’intervention durera encore longtemps et se poursuivra au commissariat.
À ce moment précis, nous référant à cet extrait du carnet de terrain, nous voulons que la situation s’apaise et que la policière s’efforce de convaincre la jeune fille de rassembler ses affaires le plus rapidement possible. Car nous croyons comprendre que tant que cette jeune fille sera dans la pièce, le jeune homme restera nerveux et la prise d’immobilisation qu’il subit ne se desserrera pas. Nous n’en pouvons plus d’observer ce qui nous semble être de la passivité de la part de cette policière. Et ce que nous redoutons arrive : nous perdons notre calme et de quelle façon ! Dans un premier temps, nous ne sommes pas inquiète de l’impression que nous laissons à cette jeune fille ou aux policiers, nous sommes totalement centrée sur nous‑même qui subissons cette montée d’émotion. Mais très rapidement nous vient un sentiment désagréable : d’une façon manifeste nous n’avons pas été à la hauteur de nos ambitions de neutralité et de distance émotionnelle. À ce moment, nous ne savons plus comment « faire » le terrain ou comme le dit Fielding : « playing the field » (Fielding, 2006 : 287).
Dans le fond, en interaction avec les policiers que nous observons, nous devons rapidement admettre que nous jouons la carte de l’aisance en espérant l’induire en retour chez les personnes en face de nous. Cette stratégie n’est en réalité pas différente de celle que nous mettons en place dans n’importe quelle autre circonstance de rencontre : « Les méthodes de travail de l’observateur sont celles de la vie quotidienne et de toute interaction ordinaire » (Piette, 1996 : 69). Et dans pareilles circonstances, nous voulons éviter d’avoir l’air « gauche », de faire « piètre figure » (Goffman, 1974 : 11). De façon similaire, parmi les policiers, nous voulons éviter de susciter plus de méfiance que les policiers n’en ont sans doute déjà à notre égard, nous l’intruse dans leur groupe professionnel. Tout au long de la période d’observation, les policiers observés essaient d’évaluer à quelle « distance » nous nous tenons d’eux. Ils nous posent des questions sur notre vie familiale, sur notre opinion de leur métier. Ils se demandent à quoi va servir notre recherche, comment nous allons procéder, de quoi nous allons tenir compte, si leurs comportements nous choquent… Et pour préserver le terrain, maintenir les possibilités d’être en discussion avec les policiers observés, nous misons sur la bonne impression que nous pourrons donner pour qu’en retour, ils nous accordent l’accès à l’information que nous cherchons. L’incident évoqué ci‑dessus, ne nous a finalement pas porté préjudice. Sans doute a‑t‑il même conforté les policiers dans l’idée que nous étions favorable à leurs pratiques ? En effet, « en nous en prenant » à la jeune fille, n’avons‑nous pas adopté une attitude autoritaire comparable à celle des policiers ?
Cette éventualité d’avoir signifié un « rapprochement » avec les policiers par notre attitude nous met dans le plus grand inconfort. Car face à la population également il nous importe de préserver les apparences de neutralité, voire même d’appartenance. Les personnes avec lesquelles les policiers sont en contact, la population que nous observons dès que l’occasion se présente, perçoivent‑elles ce qui nous sépare des policiers ? Nous portons des vêtements « civils » sombres et quand nous avons un gilet pare‑balles, nous le recouvrons de notre veste pour ne pas ressembler à un policier. Mais sortir d’une voiture de patrouille ou marcher aux côtés d’un policier suffit probablement à signifier aux témoins que nous sommes des « leurs ». Et nous aurons plus d’une fois la sensation de participer à l’effet que produisent les policiers sur les personnes qu’ils rencontrent. Jusqu’au point de détourner les yeux, de nous mettre à distance de quelques pas, comme pour signifier à qui peut le voir que nous ne sommes pas comme « eux ».
Du terrain au traitement des données
Nous voulons considérer ici notre expérience de chercheur dans un cadre plus large : celui de nos engagements multiples sur différentes « scènes » sociales auxquelles s’ajoute celle du terrain. Inspiré du cadre théâtral de Goffman (1991 : 132), le terme « scènes sociales » désigne les environnements sociaux distincts dans lesquels nous sommes engagée dans notre vie de tous les jours : la famille et les amis, le milieu professionnel… et le terrain. Chacun de ces environnements présente des spécificités (degré de familiarité, mode de communication, etc.) qui le distinguent des autres et nous adoptons dans chacun d’eux des positions ou des rôles particuliers. Des interrelations ont existé entre nos différentes scènes sociales (familiale, professionnelle, sociale), au travers des échanges que nous entretenions avec leurs acteurs respectifs. Ce rapport de va‑et‑vient, ces jeux d’influences réciproques entre le terrain et les autres scènes sociales peuvent délivrer quelques enseignements. Cefaï et Amiraux nous encouragent à nous aventurer dans cet espace d’interrelations : « Cette texture invisible qui lie le mouvement de la vie et celui de la recherche peut devenir à son tour une ressource d’enquête » (Cefaï et Amiraux, 2002a : 4).
Il est alors utile de considérer les modes d’élaboration des représentations sociales sur la police :
Le savoir commun sur la police résulte du mélange de ces apports divers [œuvres de fiction, journaux ou documentaires télévisés], où interviennent l’affectif, le sensationnalisme médiatique, et de plus en plus un discours politique où s’entremêlent vrais problèmes et stratégies électoralistes. Il oscille entre admiration et répulsion, entre attentes démesurées et résignation, entre crainte et désir de vengeance. Bien entendu, selon la position qu’occupe chacun d’entre nous, selon son apparence, tel ou tel trait sera renforcé. (Mouhanna, 2011 : 6)
La dimension affective du rapport « commun » à la police ne sera pas sans incidence sur nos relations dans nos différentes scènes sociales : tout le monde a un avis sur la police et les policiers. En plus de notre position de chercheur travaillant sur la police et des connaissances que nous accumulons de l’expérience de terrain des policiers, nous sommes également simplement nous, qui, comme la plupart des gens, avons construit une image de la police à partir de notre situation sociale, notre expérience personnelle des services de police, des médias et des fictions. Nous sommes donc à ce titre sensible aux discours véhiculés par notre entourage. Notre posture compréhensive de chercheur en science sociale se superpose, non sans remous, à notre statut de fille, grande sœur, compagne, maman, amie…
L’exercice d’explication ou même la simple description de la réalité du travail policier et du fonctionnement des services suscitent fréquemment l’incompréhension, car ils heurtent ce savoir commun qui débouche chez certains sur une idéalisation du policier, héros moderne qui fait face seul à la montée de toutes les violences, et chez d’autres sur une diabolisation, l’uniforme étant associé à une répression aveugle conduite par des êtres sans pitié. Dans ce cadre binaire, la démarche de compréhension signifie déjà, pour les deux camps, trahison et choix du camp ennemi. (Mouhanna, 2011 : 7)
Nous faisons l’expérience, en ce temps d’observation, d’une communication inconfortable, « risquée » en raison des émotions soulevées par les perceptions de la police dont témoigne notre entourage plus ou moins proche. En partageant notre expérience de terrain, nous redoutons de participer d’une façon inadéquate (injuste) à l’élaboration ou à la consolidation de ces perceptions quelles qu’elles soient. Nous développons alors progressivement un discours « sous contrôle », par souci de ne pas travestir une pensée qui n’est pas encore le fruit d’une analyse scientifique, qui n’est donc pas suffisamment élaborée. Le souci de ne pas « trahir » le terrain est aussi bien présent dans notre construction discursive. Nous questionnons donc notre implication dans les différentes scènes (familiale, professionnelles, sociales) pendant la durée de l’observation. Ceci illustre encore à quel point nous avons eu l’impression de « subir » le terrain également à des moments où nous sommes physiquement « hors » de la scène propre à ce dernier. Cefaï et Amiraux soulignent que « la sortie du site de l’enquête ne signifie pas la neutralisation des risques du métier » (2002b : 3) et il nous semble que ces risques se mesurent encore au‑delà du cadre du traitement des données et de la diffusion des résultats.
Une fois l’émotion considérée dans sa portée heuristique, nous pouvons questionner les circonstances qui l’ont suscitée et les mettre en perspective de notre objet d’analyse. D’une part, ce sont des pratiques professionnelles interactionnelles des policiers qui ont fait émerger nos émotions. Un clivage émotionnel apparent semble opposer, d’un côté, la jeune fille (dans la situation décrite précédemment) et nous‑mêmes et, de l’autre, les policiers. Tandis que les premières ont une expressivité qui révèle probablement une rupture des routines d’interaction habituelles (il est inhabituel pour nous de voir quelqu’un immobilisé de force par le cou, les bras et les jambes, tout autant que de voir l’émotion que cela suscite chez un de ses proches), les policiers affichent un certain calme qui semble dissoudre la violence perçue dans la technicité de leurs gestes professionnels. Cette expérience contrastée nous invite à questionner les ressorts des actions verbales et physiques des policiers susceptibles d’être perçues comme violentes. La dimension technique des gestes contraignants côtoie‑t‑elle une dimension émotionnelle dans la mise en œuvre des pratiques interactionnelles ? D’autre part, l’émotion qui traverse nos autres scènes sociales au cours de discussions sur la police et nos propres réactions de distanciation font écho à l’isolement dans lequel les policiers se tiennent de façon générale envers une population dont ils redoutent l’opinion défavorable. Ainsi, hors de la présence des policiers, nous sommes encore invitée à nous approcher de l’expérience professionnelle de ces derniers.
Intégrée de cette façon, l’émotion qui a traversé la période d’observation nous a permis de tisser un lien entre les différents acteurs considérés dans le cadre de notre recherche doctorale : les policiers, la population et le chercheur.
Conclusions
Inscrite dans une démarche de compréhension de notre propre engagement sur le terrain, nous avons trouvé des ressources utiles sous des formes et par des moyens inattendus, relevant notamment de facteurs personnels et singuliers. Nous nous sommes rendue compte, en cours de terrain, que la confiance que nous mettions dans cette position de l’observateur distant, rationnel, tout en contrôle et neutre était un leurre. Nous nous condamnions à « l’asocialité » décrite par Adam comme
le fait que, sous couvert d’une position d’expertise, de la distance convenue qu’il s’agit de prendre à l’égard du phénomène, de la froideur qu’il faut incarner, le chercheur en sciences sociales se désengage de son objet d’étude, se coupant ainsi de lui‑même et de l’autre comme être vivant parlant, sentant, pensant… alors même qu’il prétend étudier ceux qui vivent, parlent, sentent, pensent… (Adam, 2009 : 111)
Au départ de situations d’inconfort en cours d’immersion en milieu policier, notre engagement au terrain s’est consolidé, non pas en termes d’une rigidité de position mais bien en termes de capacité d’ajustement. Cette capacité d’adaptation de la position d’observation favorise la qualité de l’accès au terrain et ouvre le champ d’observation. Et cette capacité d’ajustement peut prendre appui sur les émotions qui jaillissent du terrain. Disqualifier les émotions, c’est certainement se priver d’une perspective compréhensive, d’une « épaisseur » de la connaissance perceptible du terrain étudié (Jaspart, 2010 : 115 ; Nuytiens et Scheirs : 2011).
Goffman, E., 1973, La mise en scène de la vie quotidienne. Tome I. La Présentation de soi, traduit de l’anglais par A. Accardo, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun ».