Aux racines d’un enjeu diplomatico‑politique, de 1829 à l’entre‑deux‑guerres
En 2005, la vague d’émotion suscitée par la publication des caricatures de Mahomet cible notamment les intérêts diplomatiques danois dans le monde musulman : de Rabat à Djakarta, ambassades, consulats, diplomates sont pris à partie. Dans cette explosion de fièvre, se joue quelque chose qui en dit beaucoup du fonctionnement contemporain des relations internationales et de la place qu’y tiennent désormais les différentes formes d’opinion publique (Klausen, 2009). Toutefois, malgré son inédite médiatisation et son caractère spectaculaire, l’épisode n’est pas sans précédent dans sa nature, du moins si l’on donne à son analyse une profondeur historique. En effet, depuis la généralisation du système des représentations diplomatiques par le Congrès de Vienne en 1815, un long processus a non seulement fait de ces représentations des objets de plus en plus exposés aux manifestations d’émotions de leurs populations d’accueil, mais également des cibles de plus en plus systématiques de l’expression de ces émotions. De Benghazi à Kiev en passant par le Caire ou Bagdad, l’actualité la plus récente donne à voir les effets contemporains de cette évolution. Pour en saisir les mécanismes et les enjeux, c’est donc à ce premier tiers du 19e siècle, moment fondateur de la sédimentation du système diplomatique moderne, que nous nous proposons de remonter. Sur un long siècle qui s’étire jusque dans l’entre‑deux‑guerres, les différentes formes d’émotions diplomatiques1 qui apparaissent alors dans le paysage international constituent, à bien des égards, les matrices de ces moments de violence souvent ritualisés que la seconde moitié du 20e siècle, jusqu’aujourd’hui, devait voir se généraliser.
S’ancrant dans un chantier plus vaste de réévaluation de la place des émotions dans l’appréhension historique des relations internationales (Frank, 2012 ; Marès et Rey, 2014), la confrontation des émotions populaires avec le système diplomatique apparaît comme un champ d’investigation doublement stimulant. D’un point de vue empirique, elle met en scène des épisodes édifiants qui sont autant de miroirs grossissants et de terrains fructueux pour analyser l’évolution du contact interculturel qu’induit, par nature, l’immersion diplomatique (Windler, 2002 ; Badel et Jeannesson, 2014) ; d’un point de vue théorique ensuite, elle apparaît comme incarnant parfaitement le schéma classique (Elias, 1973) d’une opposition entre pulsion primaire ou primitive – souvent celle de populations considérées comme telles – et forme de contact rationnalisée : un surmoi diplomatique, matérialisé dans l’artifice de codes institués précisément pour permettre un dialogue expurgé des passions. Cette lecture binaire doit être confrontée à l’analyse historique des évolutions sur la durée. Du tournant des années 1830 à la veille de la Seconde Guerre mondiale – période marquant une forme de préhistoire du phénomène –, certaines émotions populaires ont incontestablement pris l’habitude de se cristalliser autour des intérêts diplomatiques, avec une forme de ritualisation qui permet d’identifier une continuité. Toutefois, sur la même période, la signification et la forme de ces flambées de violence ont également évolué dans une logique transformative et, surtout, cumulative. De 120 ans d’émotions diplomatiques, nous retiendrons ici quelques épisodes marquants, représentant trois moments de maturation d’un processus de longue durée aboutissant à une vulnérabilité croissante de l’institution diplomatique ainsi qu’à une transformation fondamentale du sens de son immersion.
Au 19e siècle, l’émotion diplomatique comme jacquerie coloniale
Au 19e siècle, malgré leur institutionnalisation dans le système viennois, ambassades et consulats ne sont pas les exutoires privilégiés des grandes émotions populaires. Sur ce terrain peu exploré, des recherches manquent encore pour permettre de formuler des conclusions définitives mais il paraît déjà possible d’affirmer que des antagonismes aussi violents que les oppositions anglo‑russe, austro‑italienne ou franco‑allemande, qui traversent le siècle et façonnent alors le visage diplomatique européen, n’ont pas donné lieu à des manifestations de ressentiment ciblant spécifiquement les intérêts diplomatiques. Les accès de colère excitant les opinions publiques contre un pays étranger – telle la vague d’anglophobie qui enflamme la France autour de la crise de Fachoda en 1898, ou l’excitation réciproque des opinions anglaise et allemande durant les guerres des Boers – se sont exprimés de manière préférentielle par d’autres canaux (presse, tracts, statues dégradées, chants nationaux détournés, etc.). Faut‑il y voir le signe que la représentativité diplomatique, artifice conventionnel adopté entre gouvernements, n’est alors pas suffisamment intégrée par les populations pour qu’elles prennent à partie la diplomatie de résidence qui en est l’incarnation ? Dans ce long 19e siècle, c’est en tout cas presque exclusivement hors d’Europe, c’est‑à‑dire hors du berceau du système diplomatique mondial, que de grandes émotions populaires prennent pour cibles ambassades ou consulats. Or, ces épisodes marquent plus le rejet de l’artifice diplomatique que sa reconnaissance. Ils constituent ce que l’on peut appeler, faute de mieux, des jacqueries coloniales. Dans leurs formes, marquées par le renversement des codes politiques et sociaux dans une violence souvent carnavalesque, et par la prise à partie d’individus perçus comme l’incarnation d’un système dont les intérêts sont contraires à ceux de la foule, ces épisodes tiennent plus des révoltes d’Ancien Régime que des revendications politiques modernes. Dans leur géographie, ils se concentrent sur des espaces semi‑colonisés où ils prennent à partie l’Occident, dans un rejet des cadres et des codes qu’il a tenté d’imposer.
Ainsi, le 30 janvier 1829 à Téhéran, lors de l’épisode le plus violent et le plus marquant de la première moitié du 19e siècle (Kelly, 2006), l’attaque de l’ambassade russe par la population persane se solde par la mort de 44 de ses agents – dont l’ambassadeur Alexander Griboïedov – et par celle de plusieurs dizaines d’assaillants. Pouchkine a beau décrire comme « enviable » et « splendide » la mort de son ami (Pouchkine, 1829), l’acharnement sur le cadavre mutilé de l’ambassadeur témoigne de l’extrême violence, réelle comme symbolique, déployée par la foule. Le déclenchement de la colère qui s’est alors emparée de la population de Téhéran a des sources complexes : retenons, à grands traits, que la crise éclate lorsque Mirza Yakub, prisonnier arménien – donc chrétien – devenu eunuque chargé de veiller sur le trésor du Harem impérial (poste évidemment sensible), abjure l’Islam auquel il s’était converti, quitte le palais du Shah et se réfugie à l’ambassade de Russie dont il réclame la protection pour retourner en Arménie russe. La trahison, et surtout l’apostasie de l’eunuque, excitent une colère populaire attisée par les autorités religieuses de Téhéran : la foule réclame que Yakub lui soit livré. Griboïedov oppose à cette exigence un refus catégorique, arguant de son bon droit diplomatique : un traité russo‑persan, signé quelques mois plus tôt, accorde à la diplomatie russe le droit de protéger tout Chrétien désirant gagner la Russie. Après plusieurs journées de tension, la foule attaque l’ambassade pour prendre possession du traitre ; une fois Yakub livré et massacré, elle s’en prend à ses protecteurs.
Le fort sentiment russophobe de la population persane, ravivé par la victoire encore fraîche de la Russie dans la dernière guerre russo‑persane (1826‑1828), a constitué le terrain fertile au déclenchement de l’émeute. Mais il est clair que la dimension religieuse l’emporte ici sur toute autre explication : le mouvement de colère est avant tout un mouvement anti‑chrétien, marqué par la volonté de venger le crime d’apostasie. Face au principe islamique, l’émeute souligne aussi le rejet des conventions diplomatiques. Le traité fondant le droit de l’ambassadeur à protéger Yakub n’a ni valeur ni légitimité aux yeux des émeutiers, qui lui opposent leur propre système de valeurs : plus que la représentation nationale proprement dite, c’est l’artifice diplomatique qui est rejeté. De là découle une violence aveugle (plusieurs domestiques musulmans de l’ambassade figurent parmi les victimes), improvisée, mais à très forte charge symbolique : dans l’achèvement systématique des victimes à l’arme blanche, dans la mutilation des visages, dans la profanation méticuleuse de toutes les pièces de l’ambassade impie, c’est un rituel de purification qui se dessine.
À l’aune du siècle suivant, en Asie, la même dimension anti‑chrétienne et le même rejet de la rationalité diplomatique apparaissent dans un épisode tout aussi spectaculaire et mieux connu aujourd’hui : le siège des légations de Pékin à l’été 1900, durant la révolte des Boxers (Anthouard, 1902 pour un témoignage d’époque). Au cœur de l’affaire se trouve un double phénomène émotionnel : celui qui amène la révolte d’une secte secrète, nationaliste et anti‑chrétienne à se propager en colère généralisée de la population de Chine du nord contre les Chrétiens et les étrangers, puis, en réponse, l’énorme émotion provoquée en Occident par un siège considéré comme un crime commis par un peuple primitif contre la civilisation (Jeannesson, 2014). Si cette seconde émotion explique la célébrité de l’affaire et le caractère quasi mythique pris par l’événement, c’est la première qui nous intéresse ici, puisque c’est elle qui prend pour cible les légations et donc le système diplomatique.
Le quartier des légations – un espace d’environ un kilomètre carré regroupant onze légations occidentales mais aussi japonaise, dans lequel sont alors réfugiés 2 500 Chrétiens chinois – est assiégé le 20 juin 1900 par les Boxers, soutenus par une partie de la population de Pékin et, de manière ambiguë, par les soldats impériaux. Il s’agit de l’épisode final d’une révolte contre les Chrétiens et les Occidentaux, qui embrase la Chine du nord depuis plusieurs semaines. Durant deux mois, les employés des légations, leurs familles et les réfugiés vivent sous le feu chinois, organisant leur défense et tentant quelques rares sorties qui coûtent notamment la vie au chancelier japonais puis au ministre plénipotentiaire allemand. Ils sont libérés à la fin du mois d’août par l’opération militaire de huit puissances coalisées, menant une véritable expédition punitive dans la région de Pékin.
Ici comme à Téhéran, le sentiment anti‑chrétien est au cœur de l’explosion de colère ; il y est toutefois beaucoup plus instrumentalisé politiquement – y compris par le palais impérial – pour s’affirmer comme un élan nationaliste tourné contre l’Occident. Le sacro‑saint principe de l’immunité piétiné ouvertement, le rejet des conventions diplomatiques apparaît moins comme la mise en œuvre de l’opposition entre pulsion et rationalité que comme un rejet de codes occidentaux vus comme exogènes et considérés comme des outils de l’impérialisme : les deux diplomates tentant une sortie sont assassinés dès leurs premiers mètres. Ainsi, si certains éléments de la jacquerie coloniale se retrouvent dans cette affaire, c’est peut‑être plus dans le regard occidental posé sur l’épisode, que dans l’épisode lui‑même. Dans son compte‑rendu, le ministre français Stephen Pichon évoque une anthropophagie, non attestée par ailleurs, mais qui n’est pas sans rappeler certaines rumeurs associées aux jacqueries d’Ancien Régime et aux émeutes populaires désormais perçues comme archaïques (Corbin, 1990). Cependant, loin d’être un déchaînement de violence aveugle, l’émotion collective est ici rationnellement canalisée dans le sens d’une lutte anti‑impérialiste dans laquelle les diplomates représentent moins leurs nations respectives que l’Occident et, surtout, l’Occident chrétien (et ce, malgré la présence de la légation japonaise). Ils deviennent dès lors cible d’une colère contagieuse qui ignore, et surtout rejette, une institution elle‑même occidentale dans son origine comme dans son fonctionnement. En ce sens, le siège des Boxers peut apparaître comme un épisode charnière, ouvrant un 20e siècle où les émotions collectives ciblant les intérêts diplomatiques sont essentiellement devenues les instruments d’expression conflictuelle du sentiment national et donnent lieu à des incidents de plus en plus récurrents. Leur géographie change alors : elle se recentre sur l’Europe avec la Première Guerre mondiale.
L’émotion diplomatique, expression du sentiment national
Le 4 août 1914, quasiment à la même heure, les ambassades de Grande‑Bretagne à Berlin et d’Allemagne à Londres sont prises à partie par la foule. Sur la Spree, l’assaut est suffisamment violent pour que l’ambassade, dont portes et fenêtres ont été brisées, soit devenue inhabitable, et que l’ambassadeur américain offre l’asile pour la nuit à ses collègues anglais (Gerard, 1917 : 93‑94). Ce double épisode marque la première manifestation violente d’une colère populaire tournée contre des ambassades en Europe à l’époque contemporaine.
Ces deux manifestations sont des réponses immédiates à l’entrée en guerre de la Grande‑Bretagne, annoncée quelques heures plus tôt. Le déclenchement des différentes guerres du 19e siècle n’avait rien entraîné de comparable. Sans ambigüité ici, c’est bien à la nation représentée par l’ambassade que la foule s’en prend. C’est l’explosion du sentiment national, excité par le contexte de l’entrée en guerre, qui est à l’œuvre dans l’attaque des deux ambassades, révélant ainsi, un siècle après le Congrès de Vienne, l’intégration achevée, par les populations européennes, à la fois de l’identification nationale et du principe abstrait de la représentation diplomatique. La simultanéité et le parallélisme des deux manifestations sont frappants, tout comme la symétrie des réactions des autorités locales qui présentent immédiatement leurs excuses aux gouvernements agressés. Rien de tel, et pour cause, n’avait eu lieu à Téhéran ou à Pékin. Les codes diplomatiques sont ici parfaitement intégrés et la colère populaire, dans la fièvre nationaliste de l’été 1914, vise clairement à les transgresser, ce qui équivaut à reconnaître implicitement leur signification. Le dialogue diplomatique est devenu caduc ; la place est désormais à l’affrontement qui commence dans les deux capitales avant de se déployer sur les champs de bataille.
Au terme du conflit, alors que l’intégrité des intérêts diplomatiques à l’étranger a été à peu près préservée pendant la guerre2, d’autres incidents, miroirs de ceux de 1914, viennent souligner la pérennité des évolutions, à l’instar du sac du consulat de France à Breslau, en Silésie allemande, le 26 août 19203. À l’extrémité sud‑orientale du territoire allemand défini par le Traité de Versailles, Breslau se situe à proximité directe de la Haute‑Silésie, région anciennement allemande désormais disputée par l’Allemagne et par la Pologne, et dont le sort doit être tranché par un plébiscite organisé sous l’égide de la SDN. Dans l’attente de ce vote, la région est placée sous administration militaire française, imposant aux Allemands désirant s’y rendre l’obtention préalable d’un visa auprès des autorités françaises : un visa délivré, dans la très grande majorité des cas, par le consulat de Breslau. C’est donc tout sauf un hasard si ce dernier est dévasté en août 1920.
Le point de départ des débordements est une manifestation anti‑polonaise qui, passant devant le consulat français, dégénère en émeute anti‑française. En effet, la France est perçue par la population allemande comme une protectrice partiale des intérêts polonais dans l’affaire silésienne. Le consulat, lui, est considéré comme le symbole de l’amputation du territoire national et de la perte de la souveraineté : il faut désormais obtenir un visa pour se rendre dans ce qui, hier encore, était l’Allemagne. L’émotion populaire s’en prend donc au dépeceur de la nation allemande autant qu’au complice de l’ennemi polonais. Les portes du consulat ne résistent pas longtemps et la foule se livre à un saccage en règle. En l’absence de tout employé français, aucune victime n’est à déplorer, mais la violence populaire cible significativement tous les attributs diplomatiques. Drapeau et plaque consulaire sont vandalisés, le coffre à visas éventré. C’est à la fois à la représentation et à la fonction consulaire que s’en prend l’émeute : le fonctionnement diplomatique est parfaitement intériorisé et utilisé dans une flambée de violence qui en est la transgression consciente. Même s’il est possible de repérer certains traits communs – ainsi la dimension profanatoire de la destruction méthodique de chaque pièce –, on est ici très loin du sac de Téhéran. Plus qu’une ignorance ou une remise en cause de l’institution diplomatique, les émeutiers de Breslau témoignent, à l’inverse, de leur parfaite compréhension du système : c’est parce qu’il représente la France honnie, parce qu’il est la barrière à la fois symbolique et administrative à la réunion de la Silésie sous l’autorité allemande, que le consulat est saccagé. La dimension nationale de l’émotion populaire éclate dans la restauration du consulat, opérée aux frais des autorités allemandes : outre des excuses officielles de Berlin, la France a réclamé que les honneurs militaires soient rendus, par un contingent allemand, au drapeau français cérémonieusement hissé sur la façade remise en état. Une humiliation à l’orgueil national allemand dans laquelle les autorités françaises usent sciemment, à leur tour, de la dimension nationale désormais attachée à l’outil diplomatique, et de l’émotion qu’elle suscite.
La Première Guerre mondiale marque donc une rupture dans l’histoire des émotions diplomatiques : les missions à l’étranger sont désormais exposées, en Europe puis très vite dans le reste du monde, à des manifestations d’émotions collectives qui sont avant tout l’expression d’un sentiment national exalté et dirigé contre une autre nation. L’émotion diplomatique est devenue essentiellement nationale, ou plutôt bi‑nationale (anglo‑allemande, franco‑allemande, etc.). Les années 1920 voient se multiplier ce type d’épisodes, reflets tant de l’exacerbation mondiale du sentiment national, que de l’intégration croissante du système représentatif diplomatique par les populations. Elles voient aussi apparaître un phénomène nouveau qui, cette fois, dépasse la logique nationale : les intérêts diplomatiques sont, pour la première fois, la cible d’émotions mondiales.
Vers une émotion diplomatique mondialisée ?
Dans un article fondateur, Robert Frank définit une émotion transnationale comme une émotion qui a « la capacité, en intensité, de transcender les espaces nationaux de référence » (Frank, 2012 : 67), ouvrant la voie à une mondialisation des grandes émotions collectives. Pour la première fois, une telle émotion paraît prendre pour cible les intérêts diplomatiques des nations à l’étranger dans l’extension mondiale de l’affaire Sacco et Vanzetti entre 1920 et 1927 (Temkin, 2009). Dès le premier procès des deux accusés italiens en juin 1920, une vague d’émotion inédite s’empare de l’Europe et de l’Amérique latine. Des manifestations d’ampleur variable sont organisées dans toutes les grandes capitales pilotées de manière concurrente par les mouvements anarchistes et par le Kominterm. Cette vague d’émotion a des cibles variées parmi lesquelles les intérêts financiers figurent au premier rang : en témoignent les attentats contre la Banque Morgan à New York en septembre 1920 puis la New York City Bank à Buenos Aires en 1927. Mais parmi ces cibles, les représentations diplomatiques américaines à travers le monde apparaissent de plus en plus, au fil des mois, comme des objectifs de choix. Ainsi, en sept ans, des manifestations, parfois violentes et menaçantes, sont dirigées contre des ambassades et des consulats américains dans plus de vingt pays d’Europe et d’Amérique latine. Une telle vague et une telle contagion apparaissent inédites. Inédit également est le recours à un terrorisme visant expressément les intérêts diplomatiques. En lien direct avec la tradition terroriste anarchiste, colis piégés et attentats se multiplient dans les missions diplomatiques américaines au fil des rebondissements de l’affaire : si les colis adressés aux ambassades parisienne (1921) et lisboète (1922) sont interceptés, les bombes posées dans les ambassades de Buenos Aires et Montevideo en 1926 explosent bel et bien, tout comme celle visant le consulat de Sofia le 6 août 1927. Ambassades et consulats entrent dès lors, et pour longtemps, dans l’ère du risque terroriste.
Dans cet épisode très différent des précédents, les représentations diplomatiques ont été prises à partie à l’échelle mondiale, non plus dans une logique nationale mais dans un phénomène transnational, dépassant la logique étatique qui est pourtant la base du système diplomatique. Les condamnations puis l’exécution de Sacco et Vanzetti ont été prononcées par différentes cours du Massachussetts, non par l’État ou le gouvernement américain : le lien avec les représentations diplomatiques est plus qu’indirect et le sens de leur attaque doit être repensé. En effet, la représentativité diplomatique a ici été non seulement intégrée mais elle a aussi été clairement dépassée dans une chaîne simplificatrice et raccourcie qui lie la décision d’une cour de Boston à un consulat américain au cœur des Balkans. Se joue là une évolution cruciale qui souligne l’exposition nouvelle des intérêts diplomatiques à des émotions collectives pouvant désormais être déclenchées par des étincelles de toute sorte.
La vulnérabilité des missions diplomatiques à l’étranger est en effet le résultat de leur institutionnalisation à la fois comme vecteur d’expression privilégié du sentiment national et comme exutoire d’émotions mondialisées sur‑interprétant leur représentativité. L’entre‑deux‑guerres recèle de nombreux autres exemples qu’il est impossible de détailler ici4. Tous concourent à un phénomène nouveau, aux répercussions déterminantes jusqu’à aujourd’hui : la nécessité de protéger les intérêts diplomatiques des émotions populaires. On se dirige alors vers ces ambassades et consulats barricadés, devenus familiers aux hommes du 21e siècle, mais qui imposent pourtant désormais aux institutions diplomatiques un questionnement essentiel, redéfinissant de facto de manière fondamentale le sens du contact entre une diplomatie de résidence par nature immergée et sa société d’accueil.
Cette tendance à une réclusion protectrice est repérable en Europe, dans les missions diplomatiques les plus exposées, dès le début des années 1920. Alors que l’occupation de la Ruhr excite les haines allemandes contre la France, l’ambassade française à Berlin s’entoure d’un cordon de police imperméable début 1923 et se transforme en citadelle assiégée par une foule menaçante. La menace était sans doute ici réelle. Dans d’autres cas, elle peut être fantasmée, démontrant jusqu’au ridicule les effets d’une forme de paranoïa diplomatique. Ainsi, le 23 août 1927, jour de l’exécution de Sacco et Vanzetti, le journal anarchiste parisien Le Libertaire publie une édition spéciale barrée d’un titre menaçant « Tous à l’ambassade américaine ! » (Tartakowsky, 1997 : 181‑182). La police est alors déployée en masse pour protéger l’ambassade de l’avenue d’Iéna et le Figaro, dans son numéro du lendemain, dénombre quatre mille policiers en station. Pour contrer les anarchistes, le Parti communiste et la CGT ont, de leur côté, appelé à un rassemblement sur le Champ de Mars. Devant l’ambassade, face à quelques dizaines de militants peu menaçants, les photos de la préfecture montrent alors une police désœuvrée. C’est par l’absurde qu’est ainsi souligné, de manière spectaculaire, le problème posé par la nouvelle exposition des intérêts diplomatiques aux émotions populaires, et le risque, parfois paranoïaque, de les couper des sociétés dans lesquelles ils sont censés, par définition, être immergés.
Conclusion
Du Congrès de Vienne à l’entre‑deux‑guerres, les grandes émotions collectives, quand elles avaient un ressort international, ont pris l’habitude de se cristalliser autour des représentations diplomatiques des nations à l’étranger. Leur sens diffère, leurs formes évoluent mais, dans chaque épisode, on retrouve le même mécanisme de réponse émotionnelle à une étincelle. Au final, ce qui change sur ce long siècle et qui va fonder, jusqu’à aujourd’hui, la vulnérabilité des intérêts diplomatiques, c’est la distance qui sépare cette étincelle de la réponse qu’elle provoque.
À Téhéran en 1829, cette distance est nulle : ce sont les actes de l’ambassade – l’asile accordé à un renégat – qui déchaînent sur elle la colère de la foule. Autour de la Première Guerre mondiale, les missions diplomatiques deviennent la cible d’émotions nationales ou bi‑nationales qui n’ont rien à voir avec leur présence effective au sein de la population qui les attaque : le 4 août 1914, la population berlinoise s’en prend à l’ambassade britannique parce que le gouvernement de Londres a déclaré la guerre, et non pour protester contre la présence ou le comportement de la diplomatie anglaise en Allemagne. Enfin, prise dans le retentissement mondial de l’affaire Sacco et Vanzetti, l’émotion diplomatique est même totalement déconnectée de toute logique nationale : l’étincelle – la condamnation puis l’exécution – n’a rien à voir avec le terrain des protestations (pourquoi Paris, Buenos Aires ou Sofia ?). La distance, ici maximale, explique la possibilité d’une contagion transnationale qui expose, de fait, l’ensemble du réseau diplomatique mondial.
Cette vulnérabilité nouvelle a contraint les chancelleries à s’interroger sur le sens mouvant du contact entre leurs missions diplomatiques et les sociétés qui les accueillaient. Les réponses sécuritaires se sont imposées dès les années 1920, transformant le travail des diplomates autant que leur rapport aux populations qu’ils côtoyaient. Le questionnement, lui, demeure. Dans chacun des épisodes présentés ici, et dans tous les autres jusqu’à aujourd’hui, deux formes de contact international se confrontent, mais, pour reprendre la grille d’analyse évoquée en ouverture de notre réflexion, cette confrontation est plus complexe que la simple opposition entre pulsion d’une part, et codification rationnelle du contact de l’autre. En effet, chaque épisode souligne surtout une forme divergente d’appropriation du symbole diplomatique. L’histoire du long siècle présenté ici peut ainsi être lue comme celle de cette appropriation divergente : elle constitue le moment de maturation d’un phénomène de transgression dont l’actualité vient rappeler quasi quotidiennement l’héritage qu’il a laissé au monde contemporain.