Le personnage de Charles Hueber est surtout resté dans les mémoires pour son mandat de maire de Strasbourg de 1929 à 1935 et pour être « un communiste qui a fini par collaborer avec les nazis ». En réalité, son parcours est beaucoup plus compliqué que cela. Son cheminement amène beaucoup d’interrogations, notamment sur les raisons de ses revirements d’opinions. La multiplicité des identités de Hueber que nous étudierons ici nous permettra d’apporter des éléments de compréhension de son parcours.
De prime abord, il apparaît fondamental de définir ce que nous entendons par « identités plurielles » en ce qui concerne notre personnage. Il y a bien sûr son identité sociale, a priori primordiale dans la construction de sa carrière, mais nous ne pouvons pas nous limiter à cette seule analyse. Nous devons également prendre en compte ses identités politique et syndicale, et surtout ses identités nationales et linguistiques, qui forgent bon nombre de ses représentations.
Pour construire notre réflexion, nous nous fonderons d’abord sur les recherches que nous avons effectuées dans le cadre de notre travail de doctorat, c’est-à-dire majoritairement sur les archives disponibles en France et en Allemagne1. Nous utiliserons aussi des sources secondaires, en sachant que celles-ci demeurent très rares au vu de l’oubli dans lequel est tombé Hueber. Il s’agit en fait de notices biographiques réalisées dans différents dictionnaires (pour la plus récente, voir : Dreyfus, Pennetier & Strauss, 2010) qui se focalisent sur la présentation du parcours biographique stricto sensu de Charles Hueber, tout en omettant, la majorité du temps, de produire une réelle analyse du cheminement du personnage.
Nous nous appuierons également sur divers travaux, comme l’article de Françoise Olivier-Utard « Pour une sociobiographie des militants alsaciens » (Olivier‑Utard, 2011 : 43‑48), qui nous permettra de comprendre les tenants et les aboutissants de la situation spécifique des militants alsaciens et mettra en lumière certaines facettes de notre personnage. Nous nous inspirerons également du travail de Samuel Houston Goodfellow (1999 : 69‑85), au sujet du fascisme de l’entre-deux-guerres en Alsace, dans lequel l’auteur s’intéresse particulièrement à Charles Hueber.
Quelques éléments biographiques
Charles Hueber naît dans le Reichsland Elsaß-Lothringen2 en 1883. Il change deux fois de nationalité : en 1918 pour devenir français et en 1940 pour redevenir allemand ; il meurt en tant qu’Allemand en 1943. Ces changements de nationalité ne sont pas sans influencer grandement le personnage. En effet, dès son adolescence, il milite dans la social-démocratie allemande et dans le syndicat des métallurgistes allemands, ce qui lui assure une formation politique et syndicale à l’allemande3. La ré-annexion de l’Alsace-Lorraine par la France en 1918 est un chamboulement total pour Charles Hueber, à l’instar de beaucoup de militants ouvriers alsaciens-lorrains. Dès l’épisode de la République des conseils à Strasbourg en novembre 1918, il montre son hostilité envers la France qui se veut « assimilationniste » – tout comme l’a été le Reich allemand, par ailleurs – et prône le neutralisme. Il défend ainsi une Alsace-Lorraine indépendante, faisant office d’État tampon entre la France et l’Allemagne4, et évolue peu à peu vers un autonomisme farouche qui le guidera jusqu’à la fin de sa vie.
Notre personnage naît à la fin du 19e siècle dans la ville de Guebwiller (Haut-Rhin). Il est issu d’une famille de prolétaires. Son père exerce les métiers successifs de journalier, peintre puis ouvrier d’usine. Sa mère est fileuse de profession, mais semble avoir arrêté ses activités professionnelles afin de devenir mère au foyer à la naissance de ses enfants. Ses aïeux sont également d’origine ouvrière. Charles Hueber a cinq5 frères et sœurs qui eurent des parcours beaucoup plus communs que lui6.
Hueber suit une formation de Maschinenschlosser7 après son passage à la Volksschule8 de sa ville natale9. Pour parachever cette formation, il réalise sa Wanderschaft10 entre la France et l’Allemagne11. En 1900, il entre dans la vie active à Guebwiller et travaille probablement dans une Maschinenfabrik12. Lors de son séjour à Belfort en 1907, il occupe un poste d’ajusteur13. Enfin, lorsqu’il se déplace dans la région de Karlsruhe14 de 1907 à 1910, il travaille comme ajusteur et monteur15 dans une usine16. Il délaisse complètement son emploi ouvrier lorsqu’il devient secrétaire de la SPD17 d’Alsace-Lorraine en 191018. Cette fonction de permanent amène Hueber à voyager dans toute l’Alsace-Lorraine jusqu’à Belfort avant la Première Guerre mondiale, afin de tenir le rôle d’orateur dans de nombreuses réunions publiques à travers le territoire19. En tant que responsable socialiste puis communiste et syndical après-guerre, il demeure encore militant de terrain pendant un temps, mais ce rôle, ainsi que son aura dans les milieux ouvriers, s’estompent significativement à partir de son accession à la mairie de Strasbourg en 1929. De 1921 à 1939, il est également gérant d’une imprimerie20 et occupe plusieurs fonctions dans les journaux de ses partis successifs.
En ce qui concerne son parcours politique, Hueber navigue entre plusieurs horizons. Il commence dans la social-démocratie allemande, puis continue après-guerre à militer au sein de la SFIO21 dont il fera scission en 1920 pour fonder le PCF22 dans le Bas-Rhin. Il est exclu de ce parti en août 1929 pour avoir noué une alliance avec des cléricaux et des autonomistes afin d’accéder à la mairie de Strasbourg. Après cette exclusion, il fonde la KP-O23 d’Alsace-Lorraine qui se place dans la droite lignée des communistes oppositionnels allemands, défavorables à la tactique « classe contre classe » prônée par la IIIe Internationale. Durant les années 1930, Hueber dérive de plus en plus à (l’extrême) droite, puisqu’en 1935 la fraction antifasciste de son parti est exclue et que ce dernier, rebaptisé « Parti alsacien ouvrier et paysan »24, devient une sorte de groupuscule d’orientation « nationale-bolchévique » (Mourer, 1935 : 75). Ce penchant pour le nazisme s’accentue jusqu’en 1939, lorsque son parti et son journal fusionnent avec les autonomistes pronazis. Hueber adhère au national-socialisme dès l’arrivée des nazis en Alsace, et les Allemands l’utilisent comme caution alsacienne de leur politique dans cette région.
En quoi ces différentes identités et appartenances influent sur le parcours de Charles Hueber ?
Le principal facteur qui influence l’itinéraire de notre personnage sont très certainement les changements successifs de nationalité qu’il doit subir. En effet, en 1918, l’Alsace-Lorraine est à nouveau annexée par la France, et Hueber devient alors français. Pourtant, la France ne lui est pas étrangère, comme cela est souvent suggéré. Il effectue très probablement un voyage de quelques mois à Paris en 190025, où sa femme, d’origine mulhousienne, a d’ailleurs vécu une grande partie de son enfance26. En outre, il vit et travaille plusieurs mois de l’année 1907 à Belfort, où une partie de sa famille est installée, et y revient même quelques fois avant 1914 en tant qu’orateur politique27.
En 1918, la France n’est donc pas pour Hueber une terra incognita. En revanche, le fait que nous estimons déterminant dans son parcours futur est sa méconnaissance quasi totale de la langue française. Comme le souligne Françoise Olivier-Utard dans son travail, cette barrière de la langue demeure le premier grand obstacle, notamment entre les institutions locales et nationales (Olivier-Utard, 2011 : 43). Le bilinguisme français/allemand n’est que très peu répandu dans l’entre-deux-guerres, surtout dans la classe ouvrière, d’où est issu Charles Hueber. À de nombreuses reprises il est fait mention de son ignorance du français. En 1909, lorsqu’il postule pour devenir secrétaire permanent de la SPD d’Alsace-Lorraine, Hueber indique dans sa lettre de candidature qu’il ne maîtrise pas cette langue, mais met en avant le fait qu’il peut se faire aider par sa femme qui est francophone28. En 1923, il est arrêté suite à la Conférence d’Essen dans la Ruhr29 et incarcéré plusieurs mois à la prison de la Santé à Paris, où il a constamment besoin d’interprètes30. Enfin, en 1929, lors de son processus d’exclusion du PCF, il assiste à une réunion du Bureau politique où il regrette de ne pas être francophone31. Les exemples sont encore nombreux32.
Ne pas savoir parler français est un immense handicap pour Charles Hueber car, de fait, il ne peut s’intégrer pleinement à la vie politique française au niveau national, ce qui ne lui avait bien évidemment jamais posé de problème sous le Reichsland. En revanche, à la Chambre des députés, lors de son premier mandat de 1924 à 1928, il joue de sa connaissance de l’allemand et de l’alsacien pour intervenir dans ces deux langues dans l’hémicycle afin de dénoncer la situation coloniale de l’Alsace-Lorraine33. Ces interventions provoquent un tollé dans les rangs des députés français. Les répercussions de ces incidents ne restent d’ailleurs pas cantonnées au seul Palais Bourbon, puisqu’elles font l’objet d’un article dans le New York Times34.
C’est très certainement cet isolement par rapport aux institutions outre-vosgiennes qui amène Hueber à se replier sur sa région, en ne nouant des liens qu’avec les membres alsaciens du mouvement communiste mais également avec les forces autonomistes de tous les horizons, des cléricaux aux pronazis. De même, Hueber garde des liens étroits avec l’Allemagne après 1918, que ce soit avec les communistes allemands ou, plus tard, avec les nazis qui financent ses activités et notamment son journal Die Neue Welt (Strauss, 1991 : 1687). Cet isolement est également dû à la formation politique et syndicale de ce personnage, qui a été effectuée avant 1918 dans le système allemand et tranche donc à n’en point douter avec les pratiques des organisations françaises après 1918. Pour exemple, la conception des relations entre parti politique et syndicat est radicalement différente dans les deux pays : en Allemagne, les deux structures sont liées par essence, alors qu’en France, la volonté d’instaurer une séparation stricte entre ces structures reste très forte.
L’appartenance de Charles Hueber au prolétariat et sa profession de mécanicien-ajusteur35 conditionnent très certainement son adhésion à la social-démocratie et son engagement envers le mouvement ouvrier dès son plus jeune âge. Même s’il quitte sa profession ouvrière en 1910, il continue à faire partie de la SPD, puis de la SFIO et du PCF, jusqu’à son exclusion de ce dernier en 1929. Au niveau syndical, il milite également dans le Deutsche Metallarbeiterverband36 puis dans la CGT37 de la métallurgie jusqu’au milieu des années 1920. Les origines de son engagement politique et syndical demeurent très floues. Il est peu probable que cet engagement prenne racine au niveau familial, car nous n’y avons pas trouvé trace d’une quelconque participation à des activités du mouvement ouvrier. Eu égard au manque de sources, il serait très périlleux de mettre en avant des hypothèses sur les fondements des engagements de Hueber, mais il semble que l’adhésion de ce personnage aux structures du mouvement ouvrier soit assez personnelle. Toutefois, attribuer son adhésion à sa seule volonté paraît exagéré : il semble plus vraisemblable qu’il soit en contact avec les individus formant les embryons de la SPD et du syndicat des métallurgistes à Guebwiller, notamment sur ses lieux de travail successifs.
Les revirements politiques de Charles Hueber posent beaucoup de questions. Par faute de documents personnels et de témoignages directs, il demeure extrêmement compliqué de cerner correctement les raisons de ces revirements d’opinion. Néanmoins, le fil rouge de son engagement politique durant l’entre-deux-guerres semble être son autonomisme farouche, raison de son exclusion du PCF, puis de la KP-O d’Alsace-Lorraine et enfin de l’IVKO38 en août 1934. De plus, Hueber et ses proches s’allient à des politiciens de tous horizons, des cléricaux jusqu’aux germanophiles pronazis. Ceci amène en 1939 la EABP39, dirigée notamment par Hueber, à fusionner avec le parti de Karl Roos et de Paul Schall, très germanophile et ouvertement favorable aux nazis. L’autonomisme de Hueber semble se muer dès 1938 en une germanophilie notoire, qui l’amène en 1940 à soutenir les nazis et à collaborer avec eux en occupant des fonctions subalternes sous leur régime.
Charles Hueber fait partie de ce que l’historien Samuel Goodfellow appelle de façon volontairement provocatrice et simpliste les « beefsteak Nazis […] brown on the outside, red in the inside »40 (Goodfellow, 1999 : 69) ; mais la complexité de son parcours ne permet pas de réaliser des raccourcis aussi radicaux.
Selon notre réflexion, le facteur décisif après 1918 dans le parcours de Hueber demeurent ses identités nationales, et surtout linguistiques et politiques, caractérisées par l’autonomisme alsacien-lorrain. Avant la ré-annexion française de l’Alsace-Lorraine, c’est très probablement son appartenance de classe qui a déterminé son cheminement.
Il nous faut mentionner un autre facteur, peut-être déterminant pour Hueber : sa maladie (Hueber était probablement diabétique). Elle le handicape beaucoup – notamment en raison d’hospitalisations régulières – et agit très certainement sur ses décisions. En revanche, tout comme pour les autres facteurs, faute de documents personnels et de témoignages directs, il est difficile d’évaluer son rôle.
Le cheminement de ce personnage est souvent mis en parallèle avec celui de Jacques Doriot (Burrin, 2003), notamment pour leur appartenance commune au PCF, leur exclusion de ce dernier pour des divergences profondes, et enfin leur dérive vers le fascisme. Selon nous, la comparaison doit cependant s’arrêter ici, premièrement parce que le PPF41, fondé par Doriot et fer de lance de la collaboration avec l’État de Vichy, a une importance beaucoup plus grande que la collaboration de Hueber avec les nazis à Strasbourg. De plus, même s’ils sont souvent en contact avant 1929, les deux personnages sont radicalement différents, notamment de par leurs identités nationales, linguistiques et politiques.
Pour terminer, il est intéressant de noter que l’autonomisme alsacien suscite un regain d’intérêt avec la progression actuelle du parti Unser Land, né en 2009 de la fusion de plusieurs mouvements autonomistes et lié également à la réapparition de la question de l’identité alsacienne. L’étude du parcours d’un personnage comme Hueber, de ses identités multiples et de leur incidence sur ses convictions nous amène ainsi à nous interroger sur certaines continuités de l’histoire régionale contemporaine.