La production romanesque d’Elsa Morante (Rome, 1912-1985) est constituée de quatre livres : Mensonge et sortilège (1948), L’Île d’Arturo (1957), La Storia (1974) et Aracoeli (1982). La narratrice de Mensonge et sortilège, Elisa, retrace l’histoire de sa famille dans une ville d’Italie du Sud à une époque qui se situe sans doute au début du 20e siècle1. Le deuxième roman aussi est écrit à la première personne, mais le narrateur est cette fois un garçon, Arturo, qui se rappelle son enfance, son adolescence à Procida, et les vicissitudes qui l’ont poussé à quitter l’île. La Storia, le troisième roman, raconte l’histoire d’une mère et d’un fils à Rome pendant la Deuxième Guerre mondiale. La structure du roman se fonde sur un dialogue implicite et constant entre l’histoire des individus et l’Histoire collective. Aracoeli, le dernier roman, décrit la quête, dans le présent et dans le passé tout comme dans l’espace, de la figure maternelle de la part du narrateur Manuele, un homme marginalisé à plusieurs égards, qui part en novembre 1975 pour l’Andalousie, terre d’origine de sa mère.
L’idée d’approfondir l’aspect social des romans de Morante est née en lisant l’essai « Les personnages » (1950) et l’interview « Sur le roman » (1959). Dans cette dernière, parue dans la revue littéraire Nuovi argomenti, l’auteure nous donne sa définition du roman :
Roman serait toute œuvre poétique dans laquelle l’auteur – à travers la narration inventée de vicissitudes exemplaires (choisies par lui comme prétexte, ou symbole des « relations » humaines dans le monde) – donne dans sa totalité une image personnelle de l’univers réel (c’est-à-dire de l’homme, dans sa réalité). (Morante, 1994 : 45)
Le romancier, comme une sorte de philosophe-psychologue, nous fournit dans son œuvre un système du monde et des relations humaines. La définition de Morante donne au roman un statut très important, presque fondamental : les concepts de vérité et réalisme veulent faire face à la vague avant-gardiste et personnaliser la théorie du marxisme et de Lukács. Si le roman représente le miroir d’une société humaine entière, les personnages jouent un rôle fondamental pour dévoiler les mouvements de la réalité. Dans « Les personnages », l’auteure nous informe qu’elle préfère les livres qui mettent en scène des personnages vivants, bien qu’ils soient imaginaires, et qui nous en racontent les histoires. Cette dernière affirmation et la volonté manifeste de donner dans ses romans un système du monde accompli et des relations humaines nous ont poussée à approfondir les dynamiques relationnelles entre les personnages. Nous nous sommes appuyée en particulier sur la notion de « stigmate » tirée des études du sociologue Erving Goffman.
Le choix de se servir des études de Goffman, en particulier de l’œuvre Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, est dû tout d’abord à son intérêt pour l’interaction et les rôles que mettent en scène les acteurs (à savoir, les interactants). Son œuvre aborde l’analyse des interactions à travers trois métaphores : la métaphore théâtrale, celle des règles et des rites et la métaphore cinématographique. À l’intérieur de la multiplicité des thèmes traités, le concept de stigmate servait notre analyse. Stigmatisé est l’individu qui présente un attribut qui le disqualifie lors de ses interactions avec autrui : le stigmate est déterminé par le rapport entre l’attribut et le stéréotype que nous en avons. Goffman met en lumière la façon dont certains attributs ont un effet sur l’identité individuelle et détaille les stratégies mises en place par l’individu stigmatisé afin de contrôler les informations concernant son stigmate et de garder l’interaction intacte. En outre, nous considérons importante dans le cadre de notre analyse la présence de deux œuvres du sociologue canadien dans la bibliothèque de Morante. Parmi les livres que celle-ci avait laissés en héritage à son ami, l’acteur et metteur en scène Carlo Cecchi (lequel les a récemment donnés à la Biblioteca Nazionale di Roma) figurent deux études d’Erving Goffman : Asylums. Essays on the social situation of mental patients and other inmates (la version originale de 1961) et Stigma. Notes on the management of spoiled identity (l’édition de l’année 1968), dans leur version anglaise, avec la signature manuscrite de Morante sur Asylum.
Pour Morante, la notion de réalité prend forme à partir des « relations humaines dans le monde ». Le lecteur a affaire à des individus dont les relations se construisent sur l’équilibre (parfois très précaire) entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui. Le concept de stigmate contribue en particulier à cerner les mécanismes que certains personnages mettent en œuvre pour s’assurer une vie sociale et établir un rapport avec les autres, malgré les attributs disqualifiants qui les rendent différents. Les individus stigmatisés, mais pas seulement eux, requièrent d’une part, comme nous allons le voir ensuite, des refuges, et d’autre part ont besoin d’une séparation nette entre la scène antérieure, où jouer un certain rôle, et la scène postérieure, où se reposer et cesser l’effort de remaniement des impressions.
Notre analyse voudrait contribuer à mieux définir le réalisme de Morante qui, en mettant en place toutes les dynamiques jusqu’ici introduites, accentue une idée du réalisme fondée sur le caractère essentiel des relations humaines. En effet, en prenant comme point de repère l’œuvre de Lukács, nous pourrions même affirmer que le réalisme de Morante se structure autour des pensées du philosophe hongrois, mais il s’agit d’un parcours ayant des étapes distinctes : les théories de Lukács sont d’abord devinées intuitivement par l’auteure, sans qu’elle ne les connaisse, puis lues et approuvées (après le premier roman, par ailleurs très apprécié par le théoricien), avant d’être personnalisées. Les personnages romanesques de Morante nous offrent le témoignage de leurs rapports avec la réalité : certains d’entre eux présentent plusieurs identités superposées (de véritables identités plurielles) et le lecteur ne dispose pas toujours des moyens de décider s’il y a une identité plus « authentique » que les autres. Les personnages manipulent souvent leurs rôles et l’image qu’ils veulent donner aux autres ; dans certains espaces, ils se montrent avec un masque qu’ils enlèvent tout de suite lorsqu’ils se réfugient dans un autre endroit. Les stigmates des personnages que l’on va prendre en considération ont des effets sur la constitution de l’identité individuelle et nous offrent la possibilité d’étudier la façon dont Morante explore la réalité des relations humaines.
Dans Mensonge et sortilège, le personnage stigmatisé le plus important est sans aucun doute Francesco, le père de la narratrice. Ses stigmates sont représentés par son visage abîmé par la variole (il est en effet appelé « le Grêlé »), par ses origines modestes et par le fait d’être né d’une relation adultérine entre sa mère, une paysanne, et l’administrateur Nicola Monaco, à l’insu de son père légal, le paysan Damiano. Il est considéré et il se considère donc comme un « bâtard », une insulte qu’on lui adresse souvent tout au long du roman. Cette condition sociale va exercer une influence notable dans le développement personnel et social de Francesco et contribuer aux raisons de sa stigmatisation. En effet, son destin sera pris au piège par l’impossibilité d’une ascension sociale, étant donné que les lois qui régissent la société décrite dans le roman nient une véritable possibilité d’autodétermination : ses origines modestes le cloueront dans une immobilité sociale permanente. Il se fait passer pour un baron, même s’il ne l’est pas du tout, étant fils de paysans, et la carte de visite qu’il présente au noble Edoardo Cerentano, avec un faux titre, n’est qu’un « désidentificateur », à savoir un moyen pour modifier, dans un sens positif, l’identité qu’il veut donner à voir. Ce qu’il ne peut pas dissimuler en revanche, c’est son visage grêlé. En faisant allusion à sa maladie, il rougit violemment :
Le fait est que Francesco, depuis l’époque maintenant lointaine de sa maladie, continuait de considérer son visage abîmé non pas comme un aspect habituel et naturel de sa personne, mais comme une sorte de masque infamant, dont il ne pouvait pas se débarrasser. Il ne lui arrivait jamais ou que très rarement, d’oublier ce masque, et pourtant, alors que lui-même ne l’oubliait pas, il cédait parfois à l’absurde espoir qu’autrui puisse ne pas l’avoir remarqué. (Morante, 1967 : 329)
En effet, ce « masque infamant » sera la cause de nombreuses insultes tout au long du roman, un signe d’altérité et une marque de punition divine.
L’ensemble des stigmates de Francesco et l’effort accompli pour les dissimuler ou y porter remède se cristallisent en tant que partie intégrante de l’identité personnelle. Ce personnage apparaît indivisible de ses attributs stigmatisants et du maniement de l’information. Personnage ambigu, perdu, il a fait de la dissimulation son talent principal. L’art de manipuler les impressions, à bien voir, s’avère fondamental pour la vie décrite dans ce roman, où chacun voudrait améliorer son statut, mais est contraint de rester immobile, inévitablement ancré à son destin. Le cas le plus intéressant de contrôle de l’information est représenté par une scène qui, outre Francesco, a comme protagonistes le noble Edoardo et Alessandra. Celle-ci veut faire une surprise à son fils et part pour la ville. Elle rencontre le jeune et riche Edoardo, auquel elle demande si l’adresse écrite sur sa feuille de papier est juste, car elle cherche son fils. Lorsque Francesco arrive, il constate que les deux publics qu’il a toujours gardés séparés se sont rencontrés :
Francesco parut sur le seuil de la porte de l’immeuble. En le voyant, la femme, avec un accent de joie presque dramatique, lui cria : « Francé ! » et, se précipitant vers lui, le serra contre son cœur. Mais Francesco, aussitôt qu’il l’avait aperçue, s’était senti bouleversé, et cela non point de plaisir, comme on pourrait le croire, car, à cet instant, d’autres sentiments plus forts desséchaient en lui les sources naturelles de la joie. Il pâlit et ensuite, quand la femme l’embrassa, devint rouge de honte ; et, se dégageant hâtivement de son étreinte, en même temps qu’il jetait vers la voiture d’Edoardo un coup d’œil confus : « Attends-moi ici ! » ordonna-t-il à Alessandra, sur un ton sec et presque méchant. Puis il se dirigea vers la voiture comme vers un mirage qui à ce moment-là l’aurait épouvanté, et, embarrassé et tout rouge, il expliqua à son ami que cette paysanne si expansive était une domestique de sa famille qui l’avait vu naître. Sans nul doute, elle lui apportait des nouvelles de chez lui, aussi lui fallait-il renoncer maintenant à leur promenade […]. Edoardo acquiesça, dissimulant derrière ses paupières le regard malicieux de quelqu’un qui en sait long, et d’un signe de tête indolent il ordonna à Carmine de repartir. (Ibid. : 365-66)
Francesco a toujours destiné au noble Cerentano une certaine représentation de lui-même, un baron vivant dans l’aisance, tandis que la version donnée à sa mère est complètement différente : un brillant étudiant concentré sur ses objectifs. En fait, il n’est entièrement ni l’un ni l’autre des masques qu’il a proposés à son ami et à Alessandra. Au moment où la mère paysanne entre en scène, il a peur de se montrer en tant que fils d’une paysanne : voilà pourquoi il la fait passer pour une domestique et, malgré l’amour qu’il ressent pour elle, tout au long de son séjour dans la ville, il essaie de la cacher pour contrôler son information sociale et garder ses identités bien séparées : d’une part l’étudiant fils de paysans, de l’autre le riche baron intégré dans la société.
Dans le roman L’Île d’Arturo (1957), on rencontre Wilhelm, le père du narrateur, un personnage lui aussi affecté par un stigmate qui détermine sa différence par rapport aux autres ; il se fonde en partie sur son aspect physique (aux yeux du narrateur, une véritable beauté) et fait de lui la brebis galeuse d’une communauté. D’une relation entre Antonio Gerace, le grand-père d’Arturo, et une institutrice allemande naît Wilhelm, qui rejoint son père à Procida lorsqu’il est déjà âgé de seize ans. Arturo raconte que : « Dès mon enfance, j’avais parfois entendu les gens de l’île l’appeler bâtard » et il souligne que :
La première raison de sa suprématie [de Wilhelm] sur tous les autres résidait dans le fait qu’il en était différent, et c’était là son plus beau mystère. Il était différent de tous les hommes de Procida […]. (Morante, 1963 : 41)
En effet, Wilhelm est grand et blond et Arturo, enfant, reconnaît lui aussi sa différence, en la considérant toutefois comme un signe de suprématie. Pour Wilhelm, le stigmate à cacher dans la société de Procida est le fait d’être le fils d’une fille-mère, un « bâtard » reconnu trop tard comme légitime. Son aspect physique ne sert qu’à souligner cette différence, les couleurs claires de ses yeux et de ses cheveux rappelant en effet ses origines allemandes. Cette situation ressemble à la condition de Francesco, qui souffrira toute sa vie d’une sensation de gêne vis-à-vis des circonstances de sa naissance.
Wilhelm se présente aux yeux d’Arturo comme un héros, quelqu’un de différent de tous les autres, qui part pour le continent et vit des aventures incroyables (en réalité de simples trajets vers Naples). À la fin du roman, pourtant, il est obligé de se soumettre au dévoilement définitif : les tentatives de contrôle de l’information se montrent inutiles, le masque du personnage pour lequel il s’est fait passer aux yeux de son fils tombe et sa véritable orientation sexuelle ressort : tout se passe pendant la rencontre entre Arturo et le jeune homme que Wilhelm aime, Tonino Stella, qui « éclata d’un rire bizarrement grave, presque dramatique. Et il s’écria : —Ton père est une PARODIE ! » (ibid. : 535). Parodie, donc imitation, contrefaçon : derrière ce mot il est possible d’entrevoir les efforts pour dissimuler ses attributs stigmatisants, pour contrôler l’information sociale et les impressions, à travers la stratégie de maintien d’une distance et d’une séparation des publics.
Goffman distingue trois types de stigmates : les monstruosités du corps ; les tares du caractère ; les stigmates tribaux : la « race », la nationalité, la religion, « qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille » (Goffman, 1975 : 14). Dans La Storia (1974), considérons deux personnages stigmatisés qui sont aussi les protagonistes : Ida et son fils Giuseppe, appelé Useppe, qui vivent à Rome dans les années de la Deuxième Guerre mondiale. Ils sont juifs, et par conséquent atteints par le stigmate de la race, et épileptiques2. Ida recèle aussi un mystérieux stigmate. Dans la première présentation que l’on peut lire, la narratrice cherche à identifier la caractéristique qui fait d’Ida un personnage unique :
[…] dans ses grands yeux sombres en amande il y avait une douceur passive, d’une barbarie très profonde et incurable qui ressemblait à une sorte de prescience.
Prescience, à la vérité, n’est pas le terme le plus exact, car la connaissance en était exclue. L’étrangeté de ces yeux rappelait plutôt la mystérieuse idiotie des animaux, lesquels, non point avec leur esprit mais grâce à un certain sens de leur corps vulnérables, « savent » le passé et le futur de tout destin. J’appellerais ce sens – qui chez eux est commun et se confond avec les autres sens corporels – le sens du sacré : entendant comme sacré, chez eux, le pouvoir universel qui peut les dévorer et les anéantir, à cause de cette faute d’être nés qui est la leur. (Morante, 1977 : 32)
Le sens du sacré, cette capacité à comprendre le monde qui l’entoure non pas avec la raison, mais aussi avec une sorte de prescience, la rend néanmoins inapte à la vie concrète, toujours effrayée et peu sûre d’elle. Cette attitude, qui se reflète dans « l’étrangeté de ces yeux » et qui rappelle l’idiotie mystérieuse des animaux, peut être considérée comme appartenant au sous-groupe de stigmates que Goffman appelle tares du caractère : « aux yeux d’autrui, [elles] prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles » (Goffman, 1975 : 14).
Pendant la période où elle redoute de dévoiler son secret en prononçant juste le mot « juif », elle se sent pourtant attirée par le quartier du Ghetto. Après la nouvelle de la razzia des juifs romains du 16 octobre 1943, Ida ne peut pas s’empêcher de penser aux personnes partageant son stigmate :
Mais ce qui la rassurait plus que tout, c’était l’idée de s’en aller avec Useppe dans le Ghetto, pour dormir dans l’un de ces appartements vides. De nouveau, comme dans le passé, ses peurs contradictoires finissaient par suivre une comète mystérieuse qui l’invitait à aller dans la direction des Juifs : lui promettant là-bas, tout au bout, une étable maternelle, chaude de respirations animales et de grands yeux qui ne jugeaient pas et étaient seulement compatissants. (Morante, 1977 : 341)
Le désir et la nécessité de ne pas être jugé sont une caractéristique capitale de l’individu stigmatisé, qui recherche dans l’unité d’un groupe de personnes partageant le même stigmate la force de surmonter les obstacles de la vie parmi les « normaux ».
Useppe naît du viol que subit Ida par un jeune soldat allemand, en 1941. Lorsqu’elle s’aperçoit qu’elle est enceinte, elle qui était veuve et mère d’un fils adolescent décide de cacher sa grossesse. Il s’agit d’une première forme de contrôle de l’information : l’enfant qui naîtra sera un bâtard (un mot répété plusieurs fois pour le désigner et qui nous rappelle aussi les personnages de Francesco et de Wilhelm), Ida a été violée (de plus par un soldat allemand) et son enfant sera, tout comme elle, juif. Toutes ces informations doivent rester secrètes, afin que les images que la société se fait d’eux soient les plus « normales » possibles, les plus conformes à la société de l’époque. D’où la quête d’une sage-femme dans le Ghetto et la nécessité de camoufler la grossesse. Useppe grandit pratiquement enfermé dans le petit appartement du quartier populaire de San Lorenzo : la stratégie de vivre dans des « lieux retirés » (Goffman, 1975 : 100), où il n’est pas nécessaire de dissimuler ses stigmates, est mise en acte par Ida dès les premiers jours de vie de l’enfant. Useppe, une sorte de « poète » en herbe regardant toujours le monde avec un enthousiasme primordial, est bientôt atteint par l’épilepsie et mourra à la fin de la deuxième guerre mondiale, après avoir vécu avec sa mère de nombreuses péripéties.
Le personnage le plus ambigu de La Storia est sans doute Davide Segre : un individu stigmatisé caractérisé par une triple identité. En effet, dans le roman, il est tout d’abord Carlo Vivaldi, un jeune homme du Nord de l’Italie qui se réfugie dans le même bâtiment où vivent Ida et Useppe après les bombardements ; ensuite Piotr, un partisan ; et pour finir Davide Segre (son vrai nom). Le stigmate de Davide n’est pas clairement identifiable : il s’agit d’une marque intrinsèque, regroupant aussi plusieurs anomalies pour la société décrite dans le roman. La première impression qu’il suscite lorsqu’il se présente en tant que Carlo Vivaldi est la suivante :
[…] sa physionomie était marquée par quelque chose de corrompu qui, de l’intérieur, en pervertissait les traits. Et ces marques, encore pétries d’une stupeur terrible, semblaient produites non par une maturation graduelle, mais par une violence foudroyante, semblable à un viol.
Même son sommeil en était dégradé ; et les assistants en éprouvaient inconsciemment un malaise proche de l’antipathie. D’autres types isolés et mal en point étaient déjà arrivés dans ce local ; mais chez celui-ci on percevait une différence qui écartait presque de lui la banale compassion. (Morante, 1977 : 284‑285)
La marque de corruption constitue une sorte de stigmate visible, mais en même temps insaisissable. En tant que partisan, il se fait appeler Piotr et il montre une facette jusque-là inconnue aux autres et à lui-même, la violence, en s’acharnant sur un soldat allemand déjà blessé. Après la guerre, il se présente à Ida en tant que Davide Segre. On apprend alors qu’il est juif et que sa famille a été entièrement déportée en 1943. Il commence à se réfugier dans les drogues. À un certain moment, on a l’impression que le stigmate de Davide devient visible, aux lecteurs et à lui-même :
[…] tout à coup, ses yeux se fixèrent avec attention sur un point de son bras nu, où une veine, légèrement tuméfiée, avait à sa surface un caillot de sang, semblable à la morsure d’un insecte. Toutes les fois qu’il recourait à son médicament, David recommençait toujours à se l’injecter au même point précis de cette veine, toujours à la même, obéissant en cela à une mystérieuse idée fixe qui peut-être cachait pour lui l’intention d’avoir exprès une marque visible de sa lâcheté récidiviste. Mais l’ivresse qui présentement le berçait comme une mère le détourna aussitôt de cette marque infamante. (Ibid. : 749‑750)
Dans le discours qu’il tient un jour dans un bistrot (avant de mourir à cause d’une overdose), il est possible de noter une volonté (peut-être inconsciente) de se dévoiler, de faire savoir qui il est en réalité, de tenter d’encadrer son identité. Outre les affirmations « Moi je suis juif ! » (ibid. : 814), « […] moi, je suis ATHÉE » (ibid. : 816), « […] moi, je suis ANARCHISTE » (ibid. : 818), « Moi […] je suis né de famille bourgeoise » (ibid. : 828), « Moi […] je suis un assassin » (ibid. : 842), qui ne sont qu’une série d’autodéfinitions, des passages nous renvoient à la sphère de la confession et de l’aveu, en soulignant une volonté d’autorévélation. Même si la narratrice nous prévient de l’incongruité des pensées de Davide ce jour-là, à cause des effets de la drogue, indéniable est la tentative du jeune homme de se donner un visage, d’identifier ce que lui-même ou la société peuvent considérer comme stigmates, dans le but de trouver une identité une fois pour toutes.
Dans l’œuvre romanesque de Morante, il est aisé de reconnaître une sorte de crescendo dans la profondeur et la complexité des stigmates : on arrive en effet au dernier roman, Aracoeli, qui met en scène un protagoniste, Manuele, stigmatisé à plusieurs égards. En outre, on peut identifier des reprises de certains éléments, une dynamique d’itération en ce qui concerne, entre autres, les insultes (comme celle déjà citée, « bâtard »), le sentiment de solitude, la hantise et la honte des origines, l’influence que la classe sociale d’appartenance exerce. Manuele est peut-être le plus stigmatisé des personnages de Morante. Il naît de l’amour pas encore légitimé par le mariage entre un officier de la Marine et une jeune fille andalouse : on est à Rome, avant la Deuxième Guerre mondiale. Après le mariage de ses parents, il entre dans la société bourgeoise des hauts quartiers et assiste à différentes tragédies : la mort de sa sœur, une petite fille d’un mois ; la maladie, la folie, la fuite et ensuite la mort de sa mère et la destruction de sa famille. Manuele devient donc un adulte mal dans sa peau, homosexuel, en quête d’amour et de compréhension, hanté par le souvenir de symbiose totale avec sa mère et obsédé par la conviction d’être laid et par un sentiment de culpabilité pour son appartenance à la classe bourgeoise. Il part donc pour l’Andalousie, à la recherche des origines de sa mère, son seul amour.
Tout le roman n’est que la narration de l’« itinéraire moral » de Manuele, c’est-à-dire de la prise de conscience de sa condition : du moment de sa vie où il apprend qu’il possède des attributs stigmatisants aux phases de solitude et de désespoir où il a l’occasion de réfléchir à son problème, apprendre à se connaître, analyser sa situation. Comme le souligne Goffman (1975 : 50-55), l’individu stigmatisé, quand il décide d’évoquer son itinéraire moral, fait ressurgir, pour leur donner une signification, certaines expériences qui montrent comment il a établi toute une série de comportements et de structures mentales qu’il mit en acte avec ses proches et les autres.
En étant né d’une union illégitime, Manuele se considère comme un « bâtard » et encore une fois ce mot nous renvoie aux personnages de Francesco, Wilhelm et Useppe. En outre, la barbe qui abîme le visage de Manuele comme « la petite vérole » nous fait penser au visage grêlé de Francesco. Ce dernier, de plus, a aussi éprouvé le sentiment d’être partout un intrus, de n’appartenir complètement à aucune classe sociale. Manuele est bourgeois, mais il voudrait ressembler aux révolutionnaires des années soixante-dix ; il est bourgeois, avec des origines nobles et paysannes à la fois, mais il est pauvre : il n’appartient pas, lui non plus, à une classe sociale bien déterminée.
Le fait de se servir encore de vieux verres et d’enlever ses lunettes « lorsqu’il n’y a rien qu’il [lui] importe de voir » (Morante, 1987 : 32) pourrait n’être rien d’autre qu’une stratégie de contrôle de l’information, à savoir une technique pour garder ses distances. Le « rideau de fumée » qui sépare Manuele de la scène qui se déroule sous ses yeux lorsqu’il ôte ses lunettes est un moyen d’ériger une barrière entre lui et les autres, une défense pour ne pas se mettre en jeu, une sorte d’alibi : il ne voit rien, il ne peut rien faire. Il utilise un stigmate (les tares visuelles) pour dissimuler ses autres stigmates, en se coupant du monde et des possibilités d’être blessé et démasqué.
L’une des prérogatives de l’interaction, surtout si l’interactant est un individu stigmatisé, est le besoin de contrôler les différentes situations, en ayant aussi la possibilité d’agir stratégiquement : l’espace y joue un rôle fondamental. Maintes fois, comme on l’a déjà vu, dans l’avant-scène, le personnage stigmatisé joue un script en feignant ce qu’il n’est pas. Goffman, en entendant par communication une scène de théâtre où les acteurs jouent, désigne comme « région antérieure » le lieu où se déroule la représentation. La « région postérieure » ou coulisse, en revanche, est le lieu « où l’on a toute latitude de contredire sciemment l’impression produite par la représentation » (Goffman, 1973 : 110). En ce sens, le personnage-acteur joue son rôle en se montrant capable de réfléchir stratégiquement : il faut contrôler la réalité et séparer la zone où l’on a affaire au public (auquel on veut donner une certaine impression) de la zone où on désire se détendre et préparer les actions successives. Cette division de l’espace s’avère encore plus fondamentale pour les personnages stigmatisés. Wilhelm, par exemple, en tant que véritable personnage-acteur, de vagabond désordonné se transforme en généreux maître de maison pour accueillir Tonino Stella, auquel il veut faire croire qu’il est riche et raffiné : Arturo regarde la scène (la région antérieure) en percevant l’atmosphère de mise en scène théâtrale et en reste bouleversé. La région postérieure, par contre, constitue souvent une sorte de refuge pour l’individu stigmatisé. Elle peut être un lieu concret ou une dimension presque abstraite : c’est le cas, par exemple, de Manuele, qui se cache dans la dimension confuse et floue de sa myopie, pour ne pas faire face au monde qui l’entoure, ou de Davide, dans La Storia, qui se réfugie dans les drogues.
Les personnages analysés nous montrent que le travail identitaire n’est pas un processus linéaire et figé, mais un parcours tortueux qui s’effectue tout au long de la vie. Il dépend, entre autres, de la constante opposition entre l’identité pour soi (l’image qu’on se construit de soi-même) et l’identité pour autrui (la construction de l’image que l’on veut renvoyer aux autres). D’où le constant maniement des impressions que les individus, surtout les stigmatisés, doivent mettre en place pour s’intégrer et pour interagir dans la société. Les personnages de Morante nous offrent différentes images destinées à différents publics. L’écrivaine construit des personnages caractérisés par des identités plurielles auxquelles ils ont recours pour entrer dans l’interaction. Goffman conçoit le stigmate non seulement comme une marque ou un attribut spécifique, mais surtout en termes de relations : tous sont amenés à jouer un rôle et le maniement des impressions devient alors le maniement de plusieurs identités, de plusieurs masques. Les stigmates représentent ainsi des outils d’analyse de la notion d’identité. Le fait de se pencher sur les parcours et les dynamiques identitaires des personnages représente une des caractéristiques de la déclinaison du réalisme de Morante, fondé principalement sur les relations entre les individus. Les personnages stigmatisés semblent parfois accepter leurs stigmates en tant que caractéristiques identitaires, ils englobent les définitions que les autres leur attribuent, comme parfois les insultes, en se construisant une sorte d’identité « patchwork » précaire et factice. Ainsi ont-ils l’impression de rejeter la peur de ne devenir qu’un ensemble d’atomes mentaux, de sensations et de fragments de souvenirs. D’autres fois, par contre, ils se retournent contre leurs stigmates et élaborent d’autres images à offrir aux autres. Toutes ces dynamiques construisent et façonnent leurs identités, de véritables identités plurielles, en contribuant ainsi à faire de chaque roman une représentation authentique des « relations humaines dans le monde » (Morante, 1994 : 45).
Il est possible d’identifier de véritables fils rouges parmi les différents attributs stigmatisants des personnages examinés. Tout d’abord l’inconfort, voire la malédiction des origines, au niveau des classes sociales aussi bien que de la filiation : on peut avoir honte des parents paysans mais on peut aussi avoir honte du caractère illégitime du lien parent-enfant (Francesco, Wilhelm et Useppe sont des « bâtards », tandis que Manuele est né d’un couple non marié). En effet, dans les romans de Morante, les conditions appropriées en ce qui concerne les origines s’avèrent fondamentales pour occuper une position dans la société : le fait de ne pas les satisfaire compromet irréversiblement toute tentative de développement personnel et social. Les individus stigmatisés à cause de leurs origines sont au fond des hommes perdus, obligés de sortir des sentiers battus par la famille. Par la suite, on ne peut manquer de remarquer l’importance de l’aspect physique, en général du corps, dans la dimension processuelle à travers laquelle les personnages deviennent stigmatisés. Giacomo Debenedetti (1971 : 440-454) avait constaté une sorte d’« invasion » des personnages laids dans les romans du 20e siècle, une façon de construire les homines ficti dont le but était de faire entrevoir, à travers des caractéristiques physiques désagréables, des parties obscures de l’âme, un « au-delà » à explorer. La laideur en définitive représente la disharmonie, le déséquilibre, un sentiment d’inadéquation. Dans l’œuvre de Morante, la laideur devient un attribut stigmatisant, un obstacle à l’interaction et à l’intégration : elle représente un « sépulcral signe de reconnaissance »3, expression utilisée par Morante (1988 : LXXX) pour montrer la double nature du corps : d’une part, à travers sa décadence, il nous rappelle notre destin, de l’autre il est un moyen irremplaçable de communiquer avec les autres. Les processus de stigmatisation passent à travers ces constantes de l’écriture de Morante, mettent en cause et bouleversent les identités des personnages marqués par le discrédit, en reflétant fidèlement l’équilibre instable des interactions et en ouvrant la boîte de Pandore des labyrinthiques identités plurielles.