De l’utilisation du français comme médium ou discipline dans l’enseignement élémentaire au Sénégal

  • About the Use of French as Teaching Medium or Discipline in Senegal

DOI : 10.57086/strathese.472

Abstracts

Cet article interroge l’utilisation du français comme langue officielle et médium d’enseignement au Sénégal. Cette situation persiste en effet cinquante-cinq ans après les indépendances, malgré le fait que le pays dispose d’une langue nationale (le wolof), parlée par la quasi totalité des Sénégalais, et que le français ne soit lu et compris que par une minorité (15%) de la population. Cette recherche est, d’une part, le fruit d’une analyse socio-historique des politiques linguistiques à travers les textes de loi qui régissent l’école au Sénégal, et d’autre part, une lecture des événements marquants de l’histoire du pays et plus particulièrement de « son école française ».

This article questions the use of French as an official language and as a teaching medium in Senegal. This situation persists fifty-five years after independence, despite the fact that the country has Wolof as its national language, spoken by all Senegalese. French, however, is only spoken and understood by a tiny minority (15%) of the population. This research is the product of a sociohistorical analysis of both linguistic policies deriving from legal texts which govern schooling in Senegal and of significant events in the history of the country — more particularly, regarding its French school.

Outline

Text

Dans cet article, nous nous questionnerons sur la pertinence de l’utilisation du français comme médium d’enseignement, en Afrique subsaharienne et plus particulièrement au Sénégal, cinquante-cinq ans après son accession à la souveraineté nationale. Cette posture intentionnelle a en effet un double intérêt. Le premier est de permettre une amorce de réflexion sur les marquages identitaires ayant cours dans le système éducatif sénégalais, et leur incidence dans les formes et les contenus de scolarisation. Il s’agit ici d’avancer dans la compréhension des normes et valeurs représentées dans les schèmes actantiels des programmatiques de l’instruction publique dans le pays. Autre intérêt, la mesure des distances existantes entre les attentes des populations, des agents et acteurs concernés par la scolarisation, et les phénomènes organisationnels et décisionnels agissant comme dispositifs sur les situations d’éducation.

Après une revue de littérature sur l’introduction des langues nationales dans le système éducatif sénégalais, certains concepts majeurs seront clarifiés, qui seront suivis par un questionnement de recherche, puis une approche méthodologique, présentant les différents outils mis en œuvre. Enfin sera proposée une analyse et une interprétation des informations obtenues.

Contexte de l’étude

Le Sénégal est un pays sahélien qui se situe à l’extrême ouest du continent africain. Il est limité au nord par la Mauritanie, à l’est par le Mali, au sud par la Guinée Conakry et la Guinée Bissau et à l’ouest par l’océan Atlantique. Il a obtenu son indépendance le 4 avril 1960. Il compte quatorze régions administratives et Dakar est sa capitale. C’est un pays francophone caractérisé par une diversité ethnique avec plus d’une vingtaine de dialectes parlés. Le français est la langue officielle, comme le stipule l’article premier de la Constitution du 7 janvier 2001 : « La langue officielle de la République du Sénégal est le français. Les langues nationales sont le diola, le malinké, le pular, le sérère, le soninké, le wolof et toute autre langue nationale qui sera codifiée ». Hérité de la colonisation, le français demeure la langue d’enseignement du pays, malgré le fait que le wolof soit une langue parlée par l’ensemble des Sénégalais1.

Revue de littérature et questionnement de départ

La question se rapportant à l’introduction des langues nationales dans le système éducatif sénégalais ne date pas d’aujourd’hui. En effet, Jean Dard (1790-1843), premier instituteur de la première école sénégalaise à Saint-Louis, avait tenté l’expérience en utilisant le wolof pour faciliter l’enseignement du français et il affirmait :

(…) les progrès des enfants furent rapides ; en deux ans, plus de quatre-vingts jeunes noirs et mulâtres profitèrent si bien des leçons de l’école qu’ils furent capables d’écrire le wolof en caractère français ; il fut constaté que les jeunes africains calculaient correctement et qu’ils exprimaient leurs idées aussi bien que les enfants européens de Saint-Louis soumis aux mêmes leçons […] (Fall et al., 1992)

En désaccord avec cette pratique, présentée comme étant en opposition avec l’ancrage demandé à tout acte éducatif devant relever d’une politique d’assimilation des pays colonisés, les autorités coloniales de l’époque mirent fin à sa mission au Sénégal. Ce fait historique témoigne du dessein qu’avaient les colons d’utiliser la langue française comme levier pour une politique assimilationniste et de la choisir comme médium d’enseignement dans toutes les colonies. Pour Vieille‑Grosjean (2012 :156) : « l’école mise en place par la colonisation témoigne encore aujourd’hui de la prévalence de ses intentions originelles et du modèle importé par elle ». Cette autre affirmation (Davesne, 1993, citée par Ka, 1993 : 277), illustre clairement cette assertion : « La langue française est un incomparable instrument de civilisation tandis que les langues africaines ne sont que des dialectes uniquement parlés et à l’extension singulièrement limitée ».

Or, si cinquante-cinq années après l'indépendance, la langue française continue d’être utilisée comme la seule langue d’enseignement dans le système éducatif sénégalais, ce n’est pas par manque ou faiblesse des volontés qui militent pour son remplacement par une langue nationale. En effet, Ka (1993 : 281) cite Kelman (1972) qui affirme : « l’adoption d’une langue étrangère comme seule langue officielle constitue une barrière à la participation de larges segments de la population au système politique et économique moderne ». Pour Lê Thanh Khoï (1986 : 238) cité par Vieille‑Grosjean (2012 : 160) : « la langue française ne joue pas de rôle différent de celui qu’elle exerçait en période coloniale ». Enfin, Daff (2004 : 4), pour démontrer la pertinence de l’utilisation des langues nationales dans le système éducatif, disait que ce choix permettrait : « de réconcilier l’élève africain avec son environnement social en lui enseignant à lire dans sa première langue ou dans la langue véhiculaire nationale qu’il parle déjà ». Dans le même ordre d’idée, un rapport de la Banque mondiale (ADEA, 2008) montre que les élèves deviennent plus performants en mathématiques et en compréhension de texte dans leur langue. Les auteurs du rapport expliquent cette différence de performance par le lien existant entre les références linguistiques utilisées dans le quotidien et pendant les différentes étapes de l’apprentissage – temps de l’explicitation, de la compréhension, exercices demandés – pendant lesquelles sont sollicitées des connaissances de base déjà acquises. Ce lien étant plus faible ou inexistant dans le cas d’une langue d’emprunt (comme le français), en cours d’acquisition et de maîtrise encore approximative. Le même constat avait permis en 2001 la création au Sénégal de l’Académie africaine des langues (ACALAN), destinée à servir de cadre scientifique pour accompagner les langues nationales.

En outre, des expérimentations ont été effectuées par la Direction de la promotion des langues nationales (DPLN) sur 155 classes réparties sur 11 régions du Sénégal pendant 6 ans, entre 2002 et 2008. Cependant, l’instabilité dans les instances dirigeantes et le manque de sensibilisation et d’adhésion de la population ont été les principales causes avancées pour justifier, non seulement la non-généralisation de cette politique mais son abandon tout court.

Ce bref tour d’horizon témoigne de la persistance quant à l’utilisation du français comme langue officielle mais aussi comme langue d’enseignement à l’école. Vieille‑Grosjean (2012 : 156) parle d’une école « prisonnière de son histoire » et cite l’analyse de Claude Durand‑Prinborgne qui confirme cette affirmation : « l’indépendance d’anciennes possessions n’a pas conduit à une rupture totale avec des règles antérieures de la puissance colonisatrice introduites dans les principes ». En effet, l’école en Afrique continue à reproduire, plus qu’elle n’innove, un modèle de développement économique et humain calqué sur les pays occidentaux, qui sont, au demeurant, les principaux bailleurs : « Étant davantage occupée à survivre qu’à innover, l’école reste accrochée à des fondamentaux empruntés au nord qui lui imposent un ensemble de modes, de contenus et de références » (Vieille‑Grosjean, 2012 : 159). L’exemple de la politique réservée aux langues nationales en est une parfaite illustration. On peut donc, à partir de là, se poser quelques questions : le choix du français comme médium d’enseignement découle-t-il de la pauvreté linguistique des langues nationales, notamment dans le domaine des sciences et techniques, ou tout simplement d’un manque de volonté politique ? Est-il pertinent de continuer à utiliser le français comme langue d’enseignement alors qu’il n’est pas la langue maternelle et qu’il n’est de surcroît parlé que par une minorité de Sénégalais ?

Questionnement de recherche

La situation décrite plus haut renvoie à un double paradoxe, qui relève lui-même à la fois de l’histoire et de la géographie. Il est en effet paradoxal qu’un pays, libéré des contraintes de la colonisation, comme celles liées à l’utilisation d’une langue d’enseignement différente de celles utilisées traditionnellement, ait conservé cette langue, signe et symbole des anciens diktats, et n’ait pas cherché à reconstruire une identité nationale à partir justement de l’une des valeurs les plus fortes de cette reconstruction identitaire, la pratique linguistique. D’autre part, il est étonnant que soit encore et toujours enseignée une langue dont la complexité éloigne d’elle et de sa pratique orthodoxe2 la majorité de la population, soit parce que celle-ci est privée de son enseignement formel, soit parce que le niveau de langue véhiculé, dans et par l’école, n’est pas adapté à celui des échanges informels du quotidien. Il est donc intéressant de questionner cet état des lieux pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse, qui devraient pouvoir nous faire avancer, si ce n’est dans une compréhension générale du phénomène, dans un regard plus analytique et distancié.

Clarifications terminologiques

Le français : nous parlons dans ce texte du français comme langue qui a le statut de langue officielle au Sénégal. Langue utilisée dans le pays pour véhiculer les enseignements et les apprentissages dans les écoles, de l’élémentaire au supérieur. Langue différente du français éventuellement utilisé dans les transactions commerciales par exemple, ou les relations interindividuelles et sociales. Sous la férule du maître, la langue française, dont l’enseignement a perduré, est devenue un instrument politique permettant l’intégration des codes et schèmes de pensée qui s’apprenaient d’abord sous la contrainte (Ki-Zerbo, 1990 ; Jaulin, 1992 ; Kourouma, 1970). Outre les avantages que le français a pu et peut comporter dans une zone géographique (ciment de l’unité interethnique et recul imposé vis-à-vis de sa propre culture), sa remise en question se fonde non sur son apprentissage en tant que langue étrangère3 mais sur son utilisation en tant que langue d’enseignement. On en arrive alors à des conséquences opposées aux attentes d'extension précitées : du côté des élèves, la réussite scolaire dépend en grande partie de leur faculté d’apprentissage et degré de maîtrise d’une langue étrangère, le français académique. Quant aux professeurs, ils peuvent éprouver des difficultés de maîtrise de la langue scolaire, à caractère universaliste décontextualisé, en regard des formes particularisantes en usage dans les lieux spécifiques et situés du quotidien. La langue d’enseignement française peut donc empêcher l’expansion quantitative de la scolarisation et aggraver la déperdition scolaire. Ce constat renvoie au paradoxe de la situation scolaire en Afrique : l’école se trouve dans une position embarrassante, puisqu’elle fonde sa mission sur l’ambition de s’adresser au plus grand nombre alors qu’elle n’assure dans la réalité que la formation d’une minorité.

Médium d’enseignement : dans l’esprit de cette étude, il faut comprendre l’expression « médium d’enseignement » à la suite notamment de la définition donnée par Bousso dans son étude « L’introduction des langues nationales dans le système éducatif formel. Entre médium de communication et outils d’apprentissages scolaires » réalisée dans le cadre du Réseau ouest et centre africain de recherche en éducation (ROCARE). Un médium d’enseignement est une langue qui constitue, dans le cadre scolaire,

un moyen, un intermédiaire à partir duquel des échanges entre deux parties peuvent se réaliser. L’idée est que la bonne transmission des connaissances repose fondamentalement sur les interactions, entre l’enseignant et l’apprenant, qui sont facilitées par l’utilisation d’une langue comprise par les deux locuteurs […]. (Bousso, Samba, Faye, Claverane, 2008 : 9)

La notion renvoie donc à l’intermédiation réalisée par une langue facilitatrice d’échanges dans les contextes des apprentissages scolaires.

Discipline : pour Maryline Coquidé (2008 : 51), « Les disciplines scolaires peuvent paraître comme des constructions ou des reconstructions, des découpages du réel permettant aux élèves de l’explorer, de le comprendre et d’y intervenir ». Pour Perrenoud, (2000 : 49), une discipline d’enseignement se présente comme un « ensemble de savoirs, de compétences, de postures physiques ou intellectuelles, d’attitudes, de valeurs, de codes, de pratiques, de schèmes… ». Ainsi, dans ce texte, nous parlons de discipline comme un objet spécifique d’apprentissage, référé à l’ensemble des matières enseignées, comme les mathématiques, la géographie, etc.

Méthodologie de recherche

La recherche que nous présentons ici s’inscrit dans une approche compréhensive et fondée sur le modèle de la recherche hypothético-inductive. Sont analysés les contenus des textes officiels à partir des thématiques sur lesquelles ils se fondent et qu’ils exploitent, et plus particulièrement les parties relevant du choix de la langue d’enseignement, ceci afin de mieux distinguer les directions et les attendus, les priorités et les intentions des politiques qu’ils expriment et induisent.

Notre visée est, en effet, de décrire et d’analyser les politiques linguistiques au Sénégal et plus particulièrement leur façon de privilégier l'utilisation du français au détriment des langues nationales. Nous analyserons ces politiques linguistiques sous l’angle de la sociologie du curriculum (Forquin, 2008) tout particulièrement formel ou institutionnel.

C’est pourquoi notre corpus sera constitué essentiellement des instructions officielles (IO), des lois d’orientation, des programmes scolaires, des programmes transversaux, mais aussi de données événementielles (dates marquantes de l’histoire de l’éducation au Sénégal). Nous comptons faire une analyse socio-historique de ces textes et événements susceptibles d’apporter quelques éclairages.

Analyse et interprétation des données

La loi d’orientation de l’éducation nationale 71-36 du 3 juin 1971, article 6 du titre II, stipule :

Le contenu général de l’éducation nationale se définit d’une part, par la connaissance du milieu et la formation du jugement, d’autre part, par l’acquisition de la science et de la technique dans ce qu’elles ont d’universel. Quelles qu’en soient les formes et structures, l’éducation nationale doit refléter, dans son contenu, cette vision moderne du monde, c’est-à-dire une science et une technique, enracinée dans le milieu aussi bien naturel qu’humain et appuyée sur les connaissances du passé. Les langues nationales, les langues anciennes, les langues de grande communication et les techniques modernes d’éducation en sont les instruments.

Si l’utilisation du français n’est pas inscrite de manière explicite dans ce texte de loi, on note tout de même l’importance accordée aux langues nationales et à celles des autres horizons, notamment le français. Les langues nationales assurent ainsi un enracinement dans la culture sénégalaise, et le français sert de langue d’ouverture au monde extérieur pour permettre aux Sénégalais d’être au diapason de la science et de la technique. Les instructions officielles du 19 janvier 1978 abondent dans le même sens. Au lendemain des indépendances, pour continuer à assurer une éducation de la population au niveau de l’école héritée du colonisateur, les autorités se devaient d’opérer un choix sur la langue d’enseignement. Ainsi, au détriment des langues nationales, c’est le français qui a été choisi4.

Pourquoi ce choix ? L’utilisation de cette langue n’est-elle pas une des causes traditionnelles du manque de réussite scolaire (redoublement, évaporation, absentéisme), ou est-ce le système éducatif qui ne prend pas assez en compte la difficulté supplémentaire que constitue l’apprentissage en français ?

Un regard sur l’histoire des premiers intellectuels et figures de proue de la politique sénégalaise nous renseigne sur l’âpreté de la lutte pour la valorisation des langues nationales. Parmi ces figures, Léopold Sédar Senghor, premier président de la République du Sénégal, poète et membre de l’Académie française. Il est devenu dans les années 1930, avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, l’un des chefs de file du mouvement de la négritude (Biondi, 1993 : 23‑40). Mais cette revendication identitaire, toute forte et énergique qu’elle fût, est apparue dépassée puis contestée juste après la guerre, dans la mesure où elle pouvait apparaître comme étant encore trop liée aux héritages issus de la colonisation, et donc à la prédominance d’un modèle unique et monosémique, celui imposé par l’Occident. Autour d’Alioune Diop, des intellectuels plus radicaux animent, dans les années 1950, la revue Présence Africaine. Citons particulièrement la démarche de Cheikh Anta Diop visant à réhabiliter les cultures africaines à travers le recours à l’histoire et à la préhistoire qui, elle, se démarque nettement de la négritude senghorienne. Une des différences fondamentales qui fonde cette opposition est l’attitude relative aux langues africaines quant à leurs capacités à exprimer la modernité et à accéder à l’universalité.

Pour Cheikh Anta Diop, « l’introduction des langues nationales est présentée comme un avantage pratique pour l’apprentissage et une nécessité culturelle pour lutter contre l’aliénation » (Diop, 1979 : 475). Pour Senghor, les langues africaines n’ont pas vocation à exprimer les concepts scientifiques ni même les œuvres de littérature écrite, d’où son attachement à la langue française :

C’est une langue grise d’ingénieurs et de diplomates car je sais ses ressources pour l’avoir goûtée, mâchée, enseignée et qu’elle est la langue des dieux. Écoutez donc Corneille, Lautréamont, Rimbaud, Péguy, Claudel. Écoutez le grand Hugo. Le Français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est tour à tour en même temps, flûte, hautbois, trompette, tam-tam et même canton […]. Et le Français nous fait don des mots abstraits si rares dans nos langues maternelles… chez nous les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang, les mots français rayonnent de mille feux, comme des diamants, des fusées qui éclairent notre nuit. (Senghor, 1964 : 225)

À l’opposé, Cheikh Anta Diop affirme que

Les langues africaines sont loin d’être frappées d’une « pauvreté naturelle » et qu’il suffit de leur appliquer un effort comparable à celui qui a été appliqué aux langues occidentales pour qu’elles soient au niveau des exigences de la vie moderne. (Diop, 1979 : 422)

Très minoritaire dans cette positon et ne faisant pas partie des instances dirigeantes, Cheikh Anta Diop ne peut s'opposer au choix du français comme langue d’enseignement. Celui-ci est entériné par les accords de coopération avec la France lors de la naissance de l’État sénégalais, avec comme toile de fond le présupposé que l’on peut exprimer les valeurs traditionnelles africaines dans cette langue apportée de l’extérieur, et que l’introduction des langues nationales devra se faire progressivement.

On peut émettre l’hypothèse que le choix du français découlait également du fait que, les premières autorités politiques du pays ayant été formées avec/dans cette même langue, elle devenait l’unique et indispensable instrument dont l’utilisation leur garantissait d’asseoir une hégémonie en obéissant à la nécessité de leur maintien au pouvoir. En effet, l’école demeure toujours, malgré les quelques décennies post-colonisation, le moyen de promotion sociale par excellence. On peut aussi se demander si les langues nationales disposent de tous les concepts pour asseoir l’enseignement, surtout scientifique, dont les Sénégalais avaient besoin, même si contrairement aux autres pays africains, le Sénégal dispose d’une langue nationale, en l’occurrence le wolof, parlé par la quasi-totalité de la population. Ce choix s’est opéré aussi par souci de réalisme, vu le temps qu’il fallait consacrer à ces langues nationales pour qu’elles puissent être des langues totales5.

Pourtant, l’utilisation du français comme langue officielle pose quand même certains problèmes. En effet, au regard des programmes, les élèves passent plus de temps à apprendre la langue qu’à acquérir d’autres compétences. L’utilisation du français comporte en soi une double difficulté, qui fait qu’elle pourrait demeurer une des causes des échecs à l’école. La première est qu’elle n’est parlée par les élèves qu’à l’école, et la deuxième reste le fait que c’est de sa compréhension et de son écriture dont dépend la réussite à tous les autres enseignements. Ainsi, il est fréquent de voir des élèves qui arrivent en CM2 devant passer le concours d’entrée en sixième (sésame pour continuer leurs études) sans pour autant savoir lire et, si tel est le cas, n’ayant pas l’entière compréhension de ce qu’ils lisent, cette compréhension constituant une autre contrainte à surmonter. En dernier lieu, sachant que toute langue véhicule une culture, l’apprentissage des notions, syntagmes et paradigmes scolaires avec le français constitue également une difficulté majeure dans la mesure où la transmission ne peut s’appuyer sur les mêmes acquis, héritages, valeurs et fondamentaux culturels que ceux dont excipe la culture et la tradition sénégalaises. En effet, la culture sénégalaise est tout à fait différente dans sa genèse, ses composantes (espace/temps), ses références historiques, géographiques et symboliques, ses modes d’actuation contextuels et projectionnels, etc. On peut citer, en guise d’exemple, l’aspect individualiste de l’être au monde culturel occidental, et donc français, qui s’oppose à celui traditionnel africain et sénégalais qui prône le primat de la famille. Autre exemple, l’ancrage judéo-chrétien constitutif de la première et celui fortement islamique de la seconde.

Malgré tout, nous remarquons un manque de volonté des autorités pour promouvoir les langues nationales, bien que des recommandations allant dans ce sens aient été formulées lors des États généraux de l’éducation et de la formation (EGEF) tenus en 1981. En effet, les EGEF prônaient l’enseignement du wolof comme une discipline qui permettrait un enracinement dans la culture sénégalaise, et le français comme une langue d’ouverture. Ces directives ont été prises en compte dans les différents textes de loi de notre corpus, mais avec l’absence de décret d’application, l’enseignement en langue nationale n’a jamais été traduit en actes.

Pour Cissé (2008 : 126), « une réforme du système d’enseignement et la lutte contre l’analphabétisme ne peuvent être pertinentes et efficaces que lorsqu’on définira et qu’on organisera de façon claire tous les ingrédients du multilinguisme ». Cela équivaudrait à choisir une langue qui intègre, en toile de fond, le patrimoine socioculturel de chaque Sénégalais. En effet, pour ne pas retomber dans une situation similaire à ce qui était pratiqué avec le français, le choix devrait se porter sur une langue fédératrice, vu la diversité des ethnies qui composent la population sénégalaise avec, pour chacune de ces dernières, un dialecte qui lui est propre. Au regard de tous ces critères, le wolof constitue indéniablement la langue qui remplit toutes ces conditions. En effet, pour Malherbe (1983 : 222) « le Wolof est une des langues africaines dont l’expansion culturelle est indéniable : elle est et devient chaque jour davantage la langue de communication entre Sénégalais d’ethnies différentes ». Son utilisation par les hommes politiques pour parler au peuple durant les campagnes électorales, par les radios et télévisions, en est une bonne illustration. En outre, des manuels pour enseigner en wolof existent déjà ; on peut citer, en mathématiques entre autres, les livres produits par le professeur Sakhir Thiam6, et Pathé Diagne7 qui, depuis 1971, avait publié la grammaire wolof moderne. C’est forte de tous ces constats que la Commission nationale des réformes de la formation (CNRF), en 1984, prônait l’utilisation « du Wolof, langue du milieu, qui véhicule les valeurs culturelles et aide au développement cognitif de l’enfant mais aussi comme langue d’unification destinée à promouvoir la conscience nationale ».

L’urgence est alors de faire évoluer les modes d’enseignement et les instruments utilisés pour mettre en mouvement les apprentissages ; les références utilisées peuvent et doivent être plus diversifiées dans les textes proposés à l’étude, qu’ils soient documentaires ou narratifs, les exemples donnés et les niveaux de langue. L’académisme est une contre-valeur qui ne permet pas aux expressions de se dégager de certains aspects mortifères du mimétisme orthographique ou orthophonique.

Conclusion

La question de l’utilisation du français pour véhiculer les enseignements/apprentissages à l’école a été et demeure une préoccupation des acteurs de l’éducation au Sénégal. L’utilisation du français comme médium d’enseignement, prônée par les autorités d’antan dont la figure de proue demeure le président et académicien français Léopold Sédar Senghor, a montré ses limites. Outre la difficulté supplémentaire que le français constitue pour les enseignants et les élèves sénégalais (dont certains ne maîtrisent même pas encore correctement leur langue maternelle), les réalités socioculturelles et religieuses du pays sont en porte-à-faux avec celles qu’induit et véhicule cette langue étrangère.

Enfin, au-delà de cette question de l’utilisation des langues nationales, le dilemme des parents sénégalais (à 95% musulmans) est de devoir opérer un choix pour leurs progénitures entre l’école publique et les daaras8 pour l’apprentissage du Coran, qui est une obligation pour tout musulman. En effet, s’il existe toujours des contrées au Sénégal où le taux brut de scolarisation demeure très faible, voire même des villes hostiles à « l’école française », ce cas de figure en est pour beaucoup responsable. N’est-il pas temps alors de rompre avec ce modèle hérité de la colonisation pour mettre sur pied un autre type d’école qui participerait d’un autre modèle d’éducation, beaucoup plus en phase avec les vécus et les dynamiques individuelles et collectives du pays ? Tel pourra être l’objet de nos prochaines études.

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les Instructions Officielles du 19 janvier 1978 ;

le décret 79-1165 du 20 décembre 1979 définissant les programmes à l’école élémentaire.

Notes

1 Il est en effet exceptionnel de ne pas pouvoir communiquer en wolof avec une personne née et ayant grandi au Sénégal, même si la première langue (maternelle) peut être différente, soninké par exemple. Le recours au wolof se fera toujours lorsque l’autre langue ne convient pas à l’un des interlocuteurs. Si ceci est vrai pour les Sénégalais nés au pays, les personnes nées hors du Sénégal et issues d’une autre ethnie, Toucouleurs, Soninkés, Bambaras, etc, échappent à la règle, puisqu’elles pratiquent une autre langue maternelle et la langue du pays de séjour. Return to text

2 Conforme à la doxa. Return to text

3 Les langues étrangères apprises dans les collèges et lycées français le sont en fonction de leur caractère de proximité géographique (l’espagnol dans le sud-ouest, l’allemand dans l’est, l’italien dans le sud-est) : elles restent toujours celles apprises par les élèves africains contemporains. Return to text

4 Comme le recommandent les instructions officielles du 19 janvier 1978 qui reprennent, en les complétant, celles contenues dans le décret no 72-861 du 13 juillet 1972, portant réforme de l’enseignement élémentaire, qui elle aussi reprend l’article premier (titre premier) de la Constitution Sénégalaise. Return to text

5 Nous entendons par langue totale une langue qui dispose de tous les mots, signes et symboles dont on a besoin quel que soit le domaine (scientifique, technique, économique, etc.) et utilisable à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Return to text

6 Sakhir Thiam est le président de l’université Dakar Bourguiba, linguiste et précurseur de l’intégration des langues nationales dans l’enseignement supérieur au Sénégal en particulier et en Afrique en général. Return to text

7 Pathé Diagne, universitaire, chercheur et enseignant a exercé, après ses études à la Sorbonne à Paris, à l'université de Dakar et aux universités nord-américaines de Carbondale, De Pauw, Ucla, et à Harvard. Return to text

8 Écoles coraniques. Return to text

References

Electronic reference

Mamadou Diouf and Henri Vieille-Grosjean, « De l’utilisation du français comme médium ou discipline dans l’enseignement élémentaire au Sénégal », Strathèse [Online], 5 | 2017, Online since 01 janvier 2017, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=472

Authors

Mamadou Diouf

Science de l’éducation (LISEC), université de Strasbourg

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Henri Vieille-Grosjean

Professeur émérite, Science de l’éducation (LISEC), université de Strasbourg

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