Les créations d’Esther Ferrer suscitent différentes réflexions sur le corps en tant qu’objet de la pensée artistique. Artiste performer depuis les années 1960, Esther Ferrer crée également des installations, des peintures, des maquettes et des images. Son travail en performance est marqué par des allers-retours entre Saint-Sébastien en Espagne et la France pendant la dictature franquiste. Avec le groupe ZAJ, l’artiste propose ses créations éphémères et partage sa posture politique contre le franquisme non seulement avec des artistes, mais aussi avec le public. En 1973 et suite à la rencontre avec John Cage, le groupe de performers ZAJ, composé d’Esther Ferrer et des musiciens Walter Marchetti et José Luis Castillejo, part en tournée aux États-Unis et rencontre d’autres artistes travaillant dans le champ de la performance ou de l’action, cette forme d’expression artistique où « il s’agissait alors de faire ce que tu avais envie de faire et pas autre chose » (Ferrer, 2014 : 45). Son engagement politique contre toute oppression se traduit par un travail artistique lié à l’improvisation où le public participe, comme c’est le cas de Le chemin se fait en marchant (2000‑2015). C’est par l’acte de marcher sans trajectoire préétablie que l’artiste exprime la liberté d’improviser un chemin, une rencontre, une possibilité de marcher ensemble, de partager un « faire ensemble quelque chose » par le simple fait de se retrouver.
La résistance proposée par la performance peut aussi être celle du corps comme moyen de rencontre, moyen d’être ensemble dans une situation de la vie au quotidien, qui se traduit par l’action de marcher. À partir du travail d’Esther Ferrer, nous pouvons réfléchir au corps dans le contexte de la performance et à l’image du corps en performance, mais également à l’image du corps meurtri à partir du poème d’Antonio Machado, qui évoque les marcheurs en exil. Comment penser et définir le corps à partir de l’art éphémère, et plus précisément de la performance Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) ? En quoi cette même performance peut-elle présenter une réflexion à propos du corps meurtri ?
Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) est une création éphémère durant laquelle Esther Ferrer marche soit dans les rues, soit en cadre muséal, en laissant lors de son déplacement physique une trace de son passage matérialisé par un ruban adhésif fixé au sol. Ainsi, la performance d’Esther Ferrer est réalisée en même temps qu’elle est exposée, soit dans les rues pour un public de passants, soit au musée pour un public de visiteurs. Si on estime que l’artiste est le premier corps physique de la performance, le public peut être désigné comme un autre élément de ce premier corps. Mais le corps de la performance, en tant qu’art éphémère, ne se limite pas à ces corps matériels et visibles. Il comprend également le corps que nous désignons en tant que corps-frontière, c’est-à-dire un corps qui se développe à partir de l’interaction et du déplacement dans l’espace de l’artiste et du public.
Dans le contexte de l’art éphémère, penser à ce corps-frontière, ce n’est pas seulement appréhender un corps physique et matériel, c’est également s’intéresser au corps qui apparaît et qui disparaît. Le corps-frontière de la performance propose aussi un changement de statut où l’artiste perd sa visibilité, où le public participe à la performance en la co-créant au même titre que l’artiste. Mais à partir de ce corps-frontière, comment penser au corps-total de la performance en tant que création à part entière ? Et par la suite, comment proposer une nouvelle lecture du corps-total de la performance à partir de son image ? Enfin, comment penser au corps par la performance d’Esther Ferrer nous conduit-il à penser au corps meurtri ?
Corps et art éphémère : corps-frontière de la performance
Penser le corps comme corps-frontière dans le contexte de l’art éphémère amorce une réflexion autour des aspects matériels et immatériels et de la façon dont ils s’articulent. Cela nous invite à essayer de comprendre comment le corps-total de la performance est constitué, c’est-à-dire par quels éléments cet art de nature transitoire est tracé et effacé dans l’espace.
Dans la performance d’Esther Ferrer, le corps peut être « tout ce qui se rapporte au créateur, que ce soit esprit ou matière » (Cauquelin, 2006 : 38). Le corps est ainsi non seulement le corps physique de l’artiste, mais également sa « présence ‘derrière’ l’œuvre » (Ibid.), sa présence in situ et ses échanges avec le public. Ce corps en tant que "présence" de l’artiste « ‘derrière’ l’œuvre » éphémère prend forme par les rubans adhésifs fixés au sol, c’est-à-dire par des traces matérialisées lors du déplacement de l’artiste, voire même lors des déplacements du public avec l’artiste. Cependant, si nous identifions le corps physique de l’artiste au corps-total de la performance, nous ne prenons pas en compte la réalité et la dynamique interne qui s’y développent. Le corps de l’artiste est en réalité une des composantes de l’œuvre et n’est donc pas la performance en elle-même, ni le corps de la performance. Mais le corps de l’artiste est l’élément déclencheur de cette création éphémère et peut être considéré comme étant le premier corps, la première peau, la première épaisseur du corps de la performance. Le corps physique d’Esther Ferrer est ce que nous désignons le corps-artiste de la performance. Toutefois, comment comprendre cette composante du corps, le corps-total de la performance, à partir de la dynamique « matériel-immatériel » ? Si on pense le corps comme « l’axe de la relation au monde, le lieu et le temps où l’existence prend chair » (Le Breton, 2012 : 4), il est, dans le contexte de la performance, un axe qui conjugue matière vivante et visible, matière en déplacement et en interaction lors de la rencontre de l’artiste avec le public. En effet, étant de l’ordre du vivant qui comporte une qualité éphémère, celle qui trace et qui s’efface, Le chemin se fait en marchant fut exposé dans différents contextes (festivals, expositions) entre 2000 et 2015. Par ses déplacements, Esther Ferrer propose de matérialiser le corps de la performance en tant qu’« axe de relation au monde », par exemple quand elle participe au Festival Sin à Ramallah en 2011. Par sa marche dans les rues de Ramallah, par les rencontres et les échanges que cette marche provoque, le corps de cette performance ne propose pas seulement une discussion autour de la Palestine, du conflit israélo-palestinien et de ses frontières. Elle évoque l’existence même de la population et du quotidien des Palestiniens, là où « l’existence prend chair », là où, dans le cas du conflit meurtrier, l’existence, la survie et la mort, ont des frontières tracées et effacées sans laisser de traces.
Dans la performance d’Esther Ferrer, nous retrouvons le corps de l’artiste en tant qu’axe qui permet l’activation et le développement d’une création in situ. Autrement dit, la performance est réalisée simultanément à son exposition au public. C’est par l’action de « marcher » qu’Esther Ferrer active la performance, tout en dessinant et en inscrivant un parcours réalisé au hasard. Par l’improvisation de sa marche dans les rues ou dans un musée, le corps-artiste inscrit et s’inscrit dans un chemin. Ainsi, la performance est une pratique artistique qui propose une expérience où « le corps est un médium pour l’art » (Phelan, 2006 : 44). Le corps-artiste n’est pas mis en scène, il est un corps qui s’engage à effacer les lignes qui séparent la vie et l’art. Ce corps n’annonce pas un déplacement prédéfini dans l’espace. Il est un corps qui marche, qui laisse des traces et qui, en délimitant un chemin, propose l’effacement d’autres chemins possibles. Une fois la performance réalisée, les rubans adhésifs restent fixés au sol. Mais ces derniers seront eux aussi détruits peu à peu dans le temps et en dehors de la performance.
Composé tout d’abord du corps-artiste, le corps de la performance existe dans le temps de l’éphémère entre « il y a » et « il n’y a pas » (Buci-Glucksmann, 2003 : 12). Dans l’art éphémère, le corps prend forme quand il se matérialise en même temps qu’il se dématérialise dans un intervalle souhaitant rester insaisissable. Dans cet intervalle insaisissable de la performance, le corps est une forme d’« art de frontière » (Cohen, 1989 : 38), c’est-à-dire d’un art qui donne de l’importance aux situations « non valorisées auparavant en tant que création artistique » (Ibid.). Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) propose, par la marche improvisée d’Esther Ferrer, une situation unique de création, où un chemin imprévu peut être construit. Par la construction d’un cheminement unique et singulier dans les rues, dans la ville, dans un musée, dans la vie, la performance dévoile son corps-frontière, c’est-à-dire, une matière éphémère constituée par la rencontre entre l’artiste et le public.
C’est à partir de sa qualité de frontière « vivante et organique » (Soulages, 2013 : 25), que le corps-frontière de Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) souhaite l’effacement des limites établies entre l’artiste et le public, entre la création artistique et la vie. C’est par son corps-frontière que cet art du live active un « vivre en commun, “quelque chose” qui se passe dans une situation que la performance a provoquée »1. Cependant, comment le corps-frontière de la performance peut-il être visible et lisible par son image ? Si nous pensons à la nature transitoire du corps-frontière de Le chemin se fait en marchant (2000‑2015), nous pouvons définir son corps-total également par le temps de son déroulement, par l’espace parcouru, par le chemin tracé au sol à l’aide du ruban adhésif, ainsi que par les diverses interactions entre l’artiste et le public.
Corps et image : image et mise en scène du corps
Si le corps-total de Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) d’Esther Ferrer est celui qui désigne l’œuvre finie, comment penser à son image ? A fortiori, si le corps de la performance est un corps-frontière qui fonctionne à partir de la dynamique du « tracer-effacer », en quoi le corps de la performance en image serait-il la mise en scène du corps de l’artiste ou du public de la performance ?
Placer le corps-artiste de la performance, c’est-à-dire l’élément déclencheur de la performance en image photographique, est un moyen de mettre en scène l’art éphémère par le choix de la prise de vue d’un photographe amateur ou professionnel. Cependant, si d’un côté Esther Ferrer affirme que le « vivre en commun “quelque chose” qui se passe dans une situation que la performance provoque », c’est-à-dire que le corps-frontière de la performance ne peut pas être visible au travers d’une image, que ce soit la photographie ou la vidéo, d’un autre côté, certains artistes performers utilisent et attribuent une place différente à l’image.
À propos de la photographie, Gina Pane utilise l’image pour le processus créatif en travaillant à partir des dessins préparatoires pour ses performances. Ces dessins vont également indiquer la prise de vue la plus adéquate pour les photographies réalisées par Françoise Masson lors du déroulement de la performance. Par la suite, ces images cadrées sur le corps de Gina Pane sont utilisées pour créer une nouvelle œuvre. Le corps de l’artiste est dans ce cas mis en scène à deux reprises : la première par ses dessins préparatoires servant de repère à la photographe, la deuxième par la mise en scène de son corps réalisée avec la création d’une nouvelle image sous forme, cette fois-ci, de constats photographiques, c’est-à-dire de « trace[s] de l’action corporelle » (Delpeux, 2010 : 82).
Ainsi, dans la pratique de l’art éphémère, de la performance ou l’art du live, les artistes peuvent se servir de leurs propres corps pour une création in situ et éphémère, mais également pour la construction d’une image, c’est-à-dire la mise en scène de leurs propres corps en performance. À la différence d’Esther Ferrer, Gina Pane inscrit ses dessins préparatoires et les constats photographiques comme parties intégrantes de ses performances. Pour Gina Pane, la performance est composée d’une part de l’action corporelle in situ et d’autre part de son image. Contrairement à la pratique artistique d’Esther Ferrer, Gina Pane affirme que sa performance n’est pas seulement une « action corporelle [qui] n’a jamais été pensée comme une œuvre éphémère, mais [aussi] une composition murale réalisée en trois temps » (Delpeux, 2010 : 82).
Le corps-total de la performance, pour Gina Pane, est établi par un assemblage de créations constituées de trois temps différents. Ainsi, pour la construction de cet assemblage, nous retrouvons tout d’abord les dessins préparatoires constitués avant la performance ; par la suite, la création éphémère et ses photographies et vidéos réalisées pendant le déroulement de la performance ; et enfin, les constats photographiques créés par Gina Pane après ses performances. Le corps-total de la performance, dans la pratique artistique de Gina Pane, est à la fois un corps en image, un corps vivant et organique, et un corps (re)mis en scène.
Entre la pratique artistique d’Esther Ferrer et celle de Gina Pane, nous sommes face à deux conceptions différentes de l’art éphémère où, d’un côté, le corps-frontière de la performance ne peut pas être photographié car il est de l’ordre du vivant et du partage avec le public, et de l’autre, le corps-frontière devient image car il désigne le corps-artiste de la performance, c’est-à-dire l’image du corps physique de l’artiste.
Si « photographier, c’est s’approprier l’objet photographié » (Sontag, 2008 : 16), nous pouvons dire que photographier une performance serait s’approprier et établir un moyen de connaissance vis-à-vis de l’art éphémère. Mais en photographiant Le chemin se fait en marchant (2000‑2015), que s’approprie-t-on ? Que rend-on visible par l’acte de photographier une performance ? Est-ce le corps de l’artiste, la présence d’un public ? Ou veut-on rétablir la lisibilité d’un « vivre en commun quelque chose » d’in situ par l’image ?
Si la photographie de la performance ne dévoile pas son objet photographié dans sa totalité, c’est-à-dire le corps-total de la performance, cette image donne et invite néanmoins à en voir les composantes, des fragments de la performance, par sa qualité de « trace ». En ce sens, la photographie « n’est pas une preuve, mais une trace à la fois de l’objet à photographier, qui est inconnaissable et imphotographiable, du sujet photographiant qui est aussi inconnaissable, et du matériel photographique ; c’est donc l’articulation de deux énigmes, celle de l’objet et celle du sujet » (Soulages, 1998 : 307). Ainsi, l’image photographique du corps-total de Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) serait dotée d’une articulation de « deux énigmes », la première inhérente à l’art éphémère et la seconde inhérente au photographe par son choix de cadrage.
Enfin, la photographie du corps-total de la performance peut désigner l’« articulation de la perte et du reste » (Soulages, 1998 : 305). Cette image est la trace articulée et produite entre la « perte » de l’objet photographié, la performance in situ (et donc de son corps-frontière) et le « reste » de l’objet photographié, donc l’ensemble des traces possibles de la performance, c’est-à-dire toutes les autres images qui peuvent être réalisées par le corps-total de la performance.
Corps meurtri et corps-frontière de la performance
Le corps-frontière de la performance Le chemin se fait en marchant (2000‑2015) d’Esther Ferrer propose une réflexion sur le corps meurtri quand il dialogue avec le poème d’Antonio Machado :
Marcheur, ce sont tes traces
ce chemin, et rien de plus
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant.
En marchant se fait le chemin,
Et en regardant en arrière
On voit le sentier que jamais
On ne parcourra à nouveau.
(Machado, 1981 : 198)
Si pour Antonio Machado, le marcheur construit son chemin par sa marche en exil, son corps-frontière est le corps de ceux qui franchissent des frontières, il est le corps meurtri par les frontières et à la frontière.
Corps meurtri du poète espagnol exilé et mort en France suite à la dictature franquiste, Le chemin se fait en marchant, en tant que corps-frontière, évoque les corps meurtris encore aujourd’hui par l’exil ; le déchirement, les déchirements. Voici encore le corps meurtri, celui du « marcheur », dont nous parle Antonio Machado. Le corps de celle ou de celui qui avance, un pas après l’autre, malgré l’incertitude du trajet, de son chemin tracé vers les terres d’exil.
Si en marchant on trace son chemin, le marcheur au corps meurtri par l’exil essaie de faire son chemin et il ne regarde pas en arrière. Son chemin n’étant pas tracé donc, c’est la peau qui est tracée. La peau qui, selon David Le Breton, est la « mémoire vivante des manques de l’enfance, plus tard des événements pénibles vécus par l’individu » (Le Breton, 2003 : 26).
La peau, peut-être le premier vêtement visible du corps meurtri ; elle est une surface où le déchirement, les déchirements du marcheur-corps-meurtri par l’exil refont surface. La peau du corps meurtri est cette « profondeur figurée de soi, elle incarne l’intériorité. En la touchant, on touche le sujet au sens propre et au sens figuré » (Ibid.). La peau du marcheur-corps-meurtri par l’exil est la superficie et le chemin tracé. Sur la peau, pas de traces éphémères, mais peut-être des cicatrices. Sur la peau du corps meurtri, la trace non-éphémère de la cicatrice est la surface qui « cristallise du sens, mais jamais sur un mode figé, seuls les aléas de l’histoire personnelle sont susceptibles de l’énoncer » (Le Breton, 2003 : 70).
Si Antonio Machado fut le marcheur et le poète mort en exil, le corps de son poème demeure toujours vivant par le corps-frontière de la performance d’Esther Ferrer. Activé par sa réalité éphémère entre « il y a » et « il n’y a pas » (Buci-Glucksmann, 2003 : 12), entre présence et absence, le corps-frontière de la performance relie passé, présent et futur par la création d’un chemin improvisé où le marcheur ne regarde pas en arrière, où le marcheur peut laisser des traces de son cheminement même si ce chemin est un chemin au retour difficile, voire impossible.