Normes sociales : entre adaptation et contestation

  • Social norms: between adaptation and contestation

DOI : 10.57086/strathese.564

Abstracts

Le rapport à la norme pose nécessairement la question de la « normalité », par rapport aux normes sociales (déviance), juridiques (délinquance) et de santé (pathologie). Mais le concept de « norme » ne peut être scientifiquement déterminé puisqu’il n’est pas superposable à celui de « moyenne » et que celle-ci ne se manifeste exactement chez aucun individu. Entre adaptation et contestation, nous essaierons donc d’appréhender la norme comme un phénomène « complexe », en ne perdant pas de vue qu’incomplétude et incertitude sont les principes mêmes de la complexité. Nous adopterons à cette fin une approche « multiréférentielle », c’est-à-dire une « lecture plurielle », sous différents angles, en assumant des ruptures épistémologiques. Notre démarche s’inscrira dans une dialectique moderne, comme méthode d’accès à l’exercice de la « pensée complexe », non pas pour résoudre ou dépasser la contradiction, mais pour l’assumer comme telle.

The relation to the norm necessarily raise the question of “normality”, as well as social (deviance), legal (delinquency) and health (pathology) norms. However, the concept of the “norm” cannot be scientifically determined, since it cannot be superimposed on the “average”, and this is not exactly manifested in any individual. Between adaptation and contestation, we shall try to understand the norm as a “complex” phenomenon, bearing in mind that incompleteness and uncertainty are the very principles of complexity. To this end, we shall adopt a “multireferential” approach, that is a “plural reading”, from different angles, assuming epistemological breaks. Our approach will be part of a modern dialectic, as a method of access to the exercise of the “complex thought”, not to solve or overcome the contradiction, but to accept it as is.

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De quelque perspective que nous considérions les normes sociales, nous ne pouvons manquer de faire référence aux concepts de « norme » et de « normalité ». Aussi bien du point de vue de la « pathologie » par rapport aux normes de santé, de la « déviance » par rapport aux normes sociales, ou de la « délinquance » par rapport aux normes juridiques, la référence à la norme et à la normalité est inévitable, puisque l’une n’existe pas sans l’autre. Le rapport de la norme à l’anormalité est donc de nature dialectique.

C’est ainsi qu’à l’instabilité des choses s’oppose, dans un rapport dialectique (d’inversion et de polarité, dirait Canguilhem), la norme qui vise la normalisation, l’imposition d’un ordre, la régulation d’un chaos originaire : « La règle ne commence à être règle qu’en faisant règle et cette fonction de correction surgit de l’infraction même » (Canguilhem, 2013 : 229).

C’est donc l’infraction qui serait à l’origine de la régulation imposée par la règle au chaos pour tendre vers le cosmos (« monde » en latin, du grec ancien kósmos : « bon ordre », mais aussi, par dérivation, « âge d’or »). Si ce n’est que pour Canguilhem (230) « chaos et âge d’or sont les termes mythiques de la relation normative fondamentale, termes en relation telle qu’aucun des deux ne peut s’empêcher de virer à l’autre ».

En effet, selon le deuxième principe de la thermodynamique, l’univers tend à l’entropie générale, mais il tend aussi en même temps à se développer et à s’organiser. C’est pourquoi l’on peut dire avec Edgar Morin (2005) que les principes d’ordre et de désordre organisent l’univers, puisque celui-ci commence comme une désintégration, et que c’est en se désintégrant qu’il s’organise, de la même façon, ajoute Edgar Morin, que « nos organismes ne vivent que par leur travail incessant au cours duquel se dégradent les molécules de nos cellules » (Morin, 2005 : 85). Voilà qui donne tout son sens à la célèbre formule d’Héraclite : « vivre de mort, mourir de vie ».

Normes de santé et normalité

Selon Freud, la différence entre le sujet névrosé et le bien-portant ne serait pas qualitative, mais quantitative. En effet, indique Freud, « la normalité elle-même, n’est qu’une fiction idéale, alors que le moi anormal, […] n’en est malheureusement pas une, lui. Tout individu normal n’est que relativement normal. » (Freud, 1939 : 21).

Freud en conclut qu’il est impossible d’établir scientifiquement une ligne de démarcation entre les états normaux et anormaux. Même s’il s’agit d’une différence de degré, il faut bien pour autant considérer qu’à partir d’un certain « seuil », le citoyen lambda relativement normal bascule dans la déviance (normes sociales), la délinquance (normes juridiques) ou la folie (normes de santé). La question est alors de savoir à partir de quel écart par rapport à la « norme » l’on peut parler d’« anormalité ».

Mais aucune démarche quantitative, à partir d’une courbe gaussienne de la loi normale et des écarts-types par rapport à une « moyenne », ne peut répondre à cette question, puisque la moyenne ne se manifeste exactement chez aucun individu. L’homo-normalis n’existe pas (contrairement au « normopathe », dirait Jean Oury).

Le concept de « norme » n’est donc pas superposable à celui de « moyenne », pas plus qu’il n’est possible de le déterminer objectivement par des méthodes scientifiques. Comme l’écrit Marie-Jean Sauret, « l’humain est ainsi fabriqué que chacun est une exception de l’ensemble. Ce qui spécifie l’humanité, c’est que chacun de ceux qui la composent vaut par sa différence avec tous les autres » (Sauret, 2011 : 73). Il rejoint en ce sens Charles Gardou pour qui « l’exclusivité de la norme, c’est personne, la diversité, c’est tout le monde » (Gardou, 2012 : 39).

Si pour Georges Canguilhem il n’y a pas en soi et a priori de différence ontologique entre une forme vivante réussie et une forme manquée, il n’en demeure pas moins, ajoute-t-il, que « la maladie nous révèle des fonctions normales au moment précis où elle nous en interdit l’exercice », (Canguilhem, 2013 : 76), de sorte que la santé doive être perdue pour qu’une connaissance soit possible. L’état pathologique est donc révélateur du fonctionnement normal :

c’est le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle. C’est l’anormal qui suscite l’intérêt théorique pour le normal. Des normes ne sont reconnues pour telles que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratées. La vie ne s’élève à la conscience et à la science d’elle-même que par l’inadaptation, l’échec et la douleur. (Canguilhem, 2013 : 183).

Si la vie est nécessairement soumise à ce que Canguilhem appelle la « normativité biologique » – il n’y a pas de vie sans normes de vie, l’état pathologique peut néanmoins être considéré comme normal en ce sens qu’il exprime un rapport à la normativité de la vie, et qu’il n’est en tout cas pas dépourvu de normalité. Mais surtout, on ne saurait réduire l’humain à ses caractéristiques biologiques. Sans compter que l’opposition du comportement personnel et du comportement social n’a aucun sens car il n’y a pas d’autre comportement que social, puisque l’homme est un « être social », et que le sujet n’est que l’ensemble des interrelations qu’il tisse.

Normes sociales et déviance

Maurice Cusson donne de la déviance la définition suivante :

La déviance est l’ensemble des conduites et des états que les membres d’un groupe jugent non conformes à leurs attentes, à leurs normes ou à leurs valeurs et qui, de ce fait, risquent de susciter de leur part réprobation et sanctions. (Cusson, 1992 : 7).

L’univers normatif préexiste donc à la déviance. Celle-ci serait alors une forme d’inadaptation sociale, indépendante de la normalité ou de la pathologie du milieu, et fondée sur la normativité du conformisme social. Mais pour Canguilhem :

Définir l’anormalité par l’inadaptation sociale, c’est accepter plus ou moins l’idée que l’individu doit souscrire au fait de telle société, donc s’accommoder à elle comme à une réalité qui est en même temps un bien. (Canguilhem, 2013 : 276).

Or, s’il est vrai que « la présence d’une norme est révélée par le conformisme spontané de tous ceux qui la partagent » (Moscovici, 1991 : 196), cela n’atteste en rien du bien-fondé de la norme à laquelle il faudrait s’adapter. C’est cette idée qu’exprimait le psychanalyste Otto Gross en 1914, avant son internement forcé organisé par son père Hans Gross (juge d’instruction et criminologue), et se défendant alors contre les accusations portées à son endroit à cause de son marginalisme social :

Et il y a encore une chose contre moi : le fait que je ne suis pas satisfait de l’ordre social établi. Savoir si l’on peut voir là une preuve de trouble mental dépend de la façon dont on définit la norme de l’équilibre mental. Si l’on considère que la normalité est l’adaptation à l’ordre existant on peut estimer que l’insatisfaction par rapport à cet ordre est signe de trouble mental. Mais si l’on prend pour norme l’épanouissement de toutes les virtualités innées de l’homme et si l’on sait intuitivement, et par expérience, que l’ordre social existant rend impossible cet accomplissement suprême de l’individu et de l’humanité, alors c’est celui qui se satisfait de l’ordre existant qu’on considérera comme inférieur. (Gross, 2011 : 112‑113).

S’incarnant à travers les codes sociaux et la morale en vigueur à partir desquels un comportement sera jugé déviant, la norme sociale fluctue en fonction du milieu social, ethnique, religieux, etc., où elle exerce son influence et sa tendance à la normalisation. La déviance est donc la non-conformité aux règles établies que les tenants de la norme ont pour but de faire respecter dans une perspective de régulation, de normalisation, voire de domination. Pourtant, la déviance est parfois légitime dans la mesure où elle peut être à l’origine d’innovations profitables à tous. Selon Serge Moscovici (1984) en effet, l’innovation est un

processus d’influence sociale ayant généralement pour source une minorité ou un individu qui s’efforce, soit d’introduire ou de créer des idées nouvelles, de nouveaux modes de pensée ou de comportement, soit de modifier des idées reçues, des attitudes traditionnelles, d’anciens modes de pensée ou de comportement. (Moscovici, 1984 : 55).

Pour Norbert Alter,

l’innovation consiste à mettre en œuvre des moyens illicites pour atteindre des fins valorisées par la société. Dit autrement, l’innovation est le moyen que l’efficacité se donne en dehors des moyens qui lui sont prescrits. (Alter, 2010 : 172).

Finalement, pour Alter, l’innovation suppose nécessairement « la mise en œuvre d’un effort, de forces dont dispose l’acteur pour vaincre une résistance : celle des formes, celle des autres, ou la sienne » (163). L’innovation peut néanmoins remplir deux fonctions contradictoires : la « régulation » et la « contestation ». La fonction régulatrice de l’innovation relève plutôt des « décideurs » (influence majoritaire), alors que la fonction contestatrice est plutôt le fait des minorités (influence minoritaire). Mais l’innovation venue d’en haut « ne marche pas », dès lors que les destinataires sont considérés comme de simples exécutants ; au mieux peut-on obtenir de leur part une adhésion de façade pour échapper à la suspicion de déviance, le conformisme étant le mode d’adaptation majoritaire. Ainsi, pour Philippe Bernoux, on ne peut ignorer le « sujet » qui est aussi « acteur » de sa propre vie, c’est-à-dire un « sujet qui garde au milieu des contraintes de toutes sortes une certaine autonomie, suffisante pour lui permettre d’agir » (Bernoux, 2010 : 191). Nous retiendrons donc de la déviance qu’elle peut avoir un caractère positif dans le sens où elle profite au bien commun sous forme d’innovations impulsées par ceux qu’on appelle les « pionniers » et dont la tâche consiste à affronter les défenseurs de la norme, tout en s’exposant aux risques de sanction. En effet, dans la mesure où l’innovation est une forme de déviance consistant en la contestation des règles et des normes, elle entre potentiellement en conflit avec les tenants de la norme. C’est pourquoi Alter souligne que « la déviance se traduisant en norme, il existe un moment où elle est hors normes, et donc soumise à la sanction » (Alter, 2010 : 82).

Normes juridiques et délinquance

Contrairement à la norme sociale éminemment floue, la norme pénale est une construction juridique scrupuleusement détaillée dans les Codes civil et pénal. Si les criminologues utilisent indifféremment les termes de « crime » ou de « délit », le Code pénal (art. 111‑1) établit que : « Les infractions pénales sont classées, selon leur gravité, en crimes, délits et contraventions ».

D’une certaine manière, on pourrait dire que c’est la société qui crée la délinquance, puisque c’est elle qui définit les normes pénales en dehors desquelles il n’y a pas de délit : qui dit lois, dit délinquants. Il n’y a donc pas plus de délinquance en dehors des normes juridiques, qu’il n’y a de déviance en dehors des normes sociales. À ceci près que si les normes sociales relèvent pour une grande part de l’implicite, les normes juridiques revêtent au contraire un caractère formel, puisqu’elles sont édictées par le pouvoir législatif, et que c’est au pouvoir judiciaire qu’il incombe de les appliquer.

Si Canguilhem considère l’état pathologique comme n’étant pas dépourvu de normalité et même comme « révélateur » du fonctionnement normal, Durkheim exprime, d’un point de vue sociologique, une idée similaire, selon laquelle le crime serait un phénomène normal et nécessaire dans une société saine. Non pas normal au sens moral du terme, mais normal dans le sens de la mesure statistique, de la régularité du phénomène : « le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible » (Durkheim, 1970 : 6).

Même si le crime (ou le délit) est un phénomène normal dans une société saine, il ne s’en suit pas qu’il ne faille s’en prémunir. De même que la douleur relève de la physiologie normale et n’en demeure pas moins indésirable. Aussi, lorsque la déviance s’apparente à des actes délictueux, ceux-ci sont d’autant plus répréhensibles qu’ils portent atteinte à l’égale liberté d’autrui. Beccaria relève d’ailleurs que « les attentats contre la liberté et la sûreté des citoyens sont donc un des plus grands crimes » (Beccaria, 1877 : 36).

Si en fonction de la gravité du cas, le délit peut effectivement s’apparenter au crime en tant qu’acte gravement condamnable, il convient néanmoins d’entendre le terme de délit dans son acception la plus large, au-delà de son simple caractère d’infraction à la loi (en tant que norme juridique), car, écrit Michel Foucault, « le délinquant se distingue de l’infracteur par le fait que c’est moins son acte que sa vie qui est pertinente pour le caractériser » (Foucault, 1975 : 255).

Mais comment rendre explicites les normes sociales en vigueur qui relèvent pour l’essentiel de l’implicite ? Que peut-on permettre et que faut-il interdire ? Il est proprement impossible d’établir un ensemble de règles et de lois qui couvrirait les possibilités infinies de la déviance dans ses diverses manifestations. Ou alors, comme l’écrit Pierre Joseph Proudhon en 1851 :

la législation devra fonctionner sans relâche. Les lois, les décrets, les édits, les ordonnances, les arrêtés tomberont comme grêle sur le pauvre peuple. Au bout de quelque temps, le sol politique sera couvert d’une couche de papier, que les géologues n’auront plus qu’à enregistrer, sous le nom de formation « papyracée », dans les révolutions du globe (Proudhon, 1851 : 147).

En outre, relève Roland Gori

La production inflationniste des textes, lois, décrets, circulaires, normes, cache mal la misère symbolique et anthropologique de la Loi dans la régulation sociale et intersubjective des rapports humains (Gori, 2013 : 128).

Sans compter qu’en vertu d’un penchant typiquement compulsif pour l’interdit, « le désir s’exacerbe devant l’objet interdit » (Enriquez, 1983 : 227). En effet, si Marcel Mauss affirme que « les tabous sont faits pour être violés », c’est parce que l’interdit appelle la transgression, l’acte d’interdire rend l’objet interdit désirable : c’est là l’attrait du « fruit défendu ».

Pour Eugène Enriquez, il faudrait donc le moins de lois possible et le plus d’« institutions » susceptibles de promouvoir auprès des hommes une « éthique » telle que les lois deviennent inutiles pour garantir la liberté. Une éthique dont la visée ne serait autre que la « visée de la "vie bonne" avec et pour autrui dans des institutions justes » (Ricœur, 1990 : 202).

Il semble donc que s’il fallait établir une loi, une seule, que les tenants de la norme auraient à faire valoir, ce serait l’interdiction formelle du « délit » au sens où l’entend Errico Malatesta :

est un délit toute action qui tend à augmenter volontairement la souffrance des hommes : c’est la violation du droit de tous à une égale liberté et à la jouissance du maximum possible de biens moraux et matériels (Malatesta, 1924).

Une loi qui implique toutefois une élaboration permanente du concept de liberté, sans quoi ce serait l’abandon à la pure pulsionnalité.

Mais en quoi consiste le rôle de la justice ? Pour l’essentiel, « redresser » et « punir » afin d’empêcher la récidive. Redresser, c’est-à-dire ramener vers la norme, mais aussi punir, dans la « mesure » du préjudice occasionné. Pour Beccaria, « la vraie mesure du crime se trouve dans le dommage qu’il cause à la société » (Beccaria, 1877 : 20). Il s’agit donc de trouver une certaine unité de mesure entre le crime et le châtiment, « une unité de mesure qui permettra d’ajuster la punition de telle sorte qu’elle soit juste suffisante pour punir le crime et empêcher qu’il ne recommence » (Foucault, 1974‑1975 : 61).

La mesure du délit soulève pourtant l’épineuse question de l’incommensurabilité du préjudice subi. Quelle peine infligée pourrait « compenser » la perte d’un être cher ? Le Marquis de Sade donne pour sa part la réponse suivante : « N’imposons jamais au meurtrier d’autre peine que celle qu’il peut encourir par la vengeance des amis ou de la famille de celui qu’il a tué » (Sade, 1795 : 157). Principe de l’« œil pour œil » fondé sur la « loi du talion », qui ne peut conduire qu’à une société d’aveugles et à une violence sans fin.

Mais aussi, dans quelle mesure un individu souffrant de troubles psychiques peut-il être tenu pour responsable de ses actes ? L’article 122‑8 du Code pénal établit par exemple que « les mineurs capables de discernement sont pénalement responsables des crimes, délits et contraventions dont ils ont été reconnus coupables ». Donc, pour reprendre les termes de Michel Foucault, « […] qui dit lucidité dit conscience, dit non-démence, dit imputabilité, dit applicabilité de la loi » (Foucault, 1974‑1975 : 88). Mais le Code pénal stipule aussi dans l’article 64 qu’« il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister »1 (Code pénal).

Or, pour déterminer cette capacité de discernement ou de lucidité, la justice ne peut faire l’économie de l’expertise psychiatrique et de l’analyse clinique : « Quand le pathologique entre en scène, la criminalité, aux termes de la loi, doit disparaître. L’institution médicale, en cas de folie, doit prendre la relève de l’institution judiciaire » (Foucault, 1974‑1975 : 22).

En effet, il est des actes délictueux soumis à un déterminisme qui échappe à leur auteur puisqu’ils se jouent sur « l’autre scène », celle de l’inconscient. Ces actes qui relèvent certes de la déviance et de la délinquance, n’en demeurent pas moins parfois l’expression d’une psychopathologie, d’autant que, écrit Michel Foucault (193), « derrière tout crime, il se pourrait bien qu’il y ait quelque chose comme une conduite de folie ».

Conclusion

On ne peut rechercher la norme dans l’invariance d’un être humain dont la caractéristique fondamentale est justement l’adaptation et par conséquent la variance. C’est lorsqu’il se trouve dans l’incapacité de s’adapter aux transformations de son milieu qu’un organisme devient malade. Mais ce n’est pas une raison pour définir l’anormalité par l’inadaptation sociale, car ce serait défendre l’idée que l’individu devrait nécessairement souscrire à l’ordre social établi. Or, écrit Hannah Arendt dans La crise de la culture, « le monde […] serait irrévocablement livré à l’action destructrice du temps sans l’intervention d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf » (Arendt, 1972 : 246).

Les normes ne sauraient donc être confondues avec un « principe de réalité » auquel il faudrait obligatoirement s’adapter. Un principe qui tend lui-même à être présenté comme une donnée absolue et immuable, alors que, écrit Wilhelm Reich, « le principe de réalité […] se modifiera dans la mesure où se modifiera l’ordre social » (Reich, 1970 : 10). Pour Reich en effet, la classe dominante possède un principe de réalité qui sert au maintien de son pouvoir, et donc, par adaptation à la réalité, elle entend simplement l’adaptation à cette société qu’elle défend dans une perspective conservatrice.

Finalement, estime Max Stirner dans L’Unique et sa propriété, il incomberait à chacun de se donner à soi-même sa propre loi pour être libre, et donc, affirme-t-il, « nul n’a d’ordre à me donner, nul ne peut me prescrire ce que j’ai à faire et m’en faire une loi. » (Stirner, 1899 : 165). Stirner rejoint en ce sens Rousseau qui écrit dans Le Contrat social que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Rousseau, 1963 : 21).

Mais il ne faut pas perdre de vue que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » (Freud, 1971 : 9), le conflit habite irréductiblement la psyché. Aussi, ajoute Heidegger (1968 : 31‑32), « l’errance fait partie de la constitution intime du Dasein à laquelle l’homme historique est abandonné. […] L’errance domine l’homme en tant qu’elle le pousse à s’égarer ».

C’est pourquoi il faut à l’homme des repères normatifs (lois, règles, normes, mais surtout « institutions »), sans quoi il ne saurait y avoir de socialité, car l’homme ne peut pas se donner à lui-même sa propre loi pour accéder à « l’autonomie » (du grec autos : soi-même, et nomos : loi, règle). En effet, souligne Sébastien Charbonnier, « […] le nomos est ce qui m’est donné – et non ce que je me donne » (Charbonnier, 2016 : paragraphe 37).

L’individu s’inscrit dans une histoire collective qui le précède, sa liberté ne peut se conquérir qu’en acceptant et en intégrant les limitations imposées par un tiers. C’est pourquoi il convient de penser l’autonomie dans un rapport dialectique de dépendance aux autres, dans une forme de « réciprocité », et alors même que les termes d’autonomie et de dépendance semblent antinomiques, comme le relève Sébastien Charbonnier. Mais une réciprocité qui, bien qu’asymétrique, ne soit pas hiérarchique, d’autant que les « différences » sont trop souvent prétextes à justifier les « inégalités ».

D’où la nécessité d’instaurer des « institutions justes », au sens de Paul Ricœur, mais à condition aussi de pouvoir penser, de manière dialectique, la transformation des institutions « internes » du sujet. En effet, rapporte Herbert Marcuse,

il ne s’agit pas seulement de changer les institutions, mais plutôt, et c’est plus important, de changer totalement les hommes dans leurs attitudes, dans leurs instincts, dans leurs buts, dans leurs valeurs, etc. (Marcuse, 1969 : 215)

D’où aussi l’intérêt d’une forme d’« analyse institutionnelle » qui permette de « mettre en question l’ensemble des institutions humaines, leurs finalités proclamées, leurs définitions des divers types d’individus, des rôles, des fonctions sociales, des normes, etc. » (Guattari, 1972 : 90).

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Notes

1 Article 64 du Code pénal, créé par la Loi 1810-02-13 promulguée le 23 février 1810 et abrogé par la Loi no 92-1336 du 16 décembre 1992 - art. 372 (V) JORF 23 décembre 1992 en vigueur le 1er mars 1994. Return to text

References

Electronic reference

David Lopez, « Normes sociales : entre adaptation et contestation », Strathèse [Online], 7 | 2018, Online since 01 janvier 2018, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=564

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David Lopez

Université Paul Valéry de Montpellier, LIRDEF

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