En France, depuis la fin des années 1970, le nombre de sans-domicile est en constante augmentation. Ce phénomène a été fortement médiatisé et le sans-abrisme s’est peu à peu imposé sur l’agenda des décideurs politique comme l’un des principaux problèmes sociaux français (Lenoir, 1990) de ce tournant de millénaire.
Dans l’optique d’optimiser l’action des dispositifs de prise en charge des sans-domicile, chaque Département a été doté d’un service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO : cf. glossaire). Les SIAO sont chargés de coordonner l’action des acteurs opérant auprès des sans-domicile (« secteur AHI » : cf. glossaire) et de fluidifier les parcours de sortie de rue. L’un des objectifs fondateurs des SIAO consiste à prendre en considération les particularités de chacune des demandes qui sont formulées et de les traiter dans un souci d’équité afin de garantir à tous des solutions adaptées1. Cette volonté d’équité confère aux SIAO, une mission principale d'observateur social. Ils doivent également mieux connaître les besoins des usagers, afin de proposer une offre cohérente « d’hébergement-logement ».
Les usagers peuvent être orientés vers un hébergement d’urgence et/ou d’insertion. Dans ce cas, l’usager ne paie pas de loyer (mais une participation financière limitée peut être demandée) et il n’est pas destiné à s’y inscrire sur le long terme. Il peut également s’agir d’un logement temporaire, au sein duquel l’usager payera un loyer (ex : bail glissant, solibail, etc.) et qu’il pourra s’approprier sur le long terme, voire définitivement.
Un des rôles phares des SIAO consiste à lutter contre l’apparition de l’effet Matthieu : « Donner davantage à ceux qui ont déjà quelque chose, et rien aux plus démunis, expression détournée d’une parabole de l’Evangile selon Matthieu, 25, 14-30 » (Brousse, et al., 2008 : 62-63). Au sens sociologique, l’effet Matthieu signifie qu’il existe de fortes inégalités entre un groupe de personnes détentrices de certaines ressources (et/ou caractéristiques) et ceux qui ne les ont pas. Ces ressources favorisent les chances de réussite de ceux qui les possèdent (« ceux qui ont déjà quelque chose »). En outre, dans un contexte propice à l’effet Matthieu, l’effet de ces ressources est amplifié au point d’exacerber les inégalités entre ceux qui les détiennent et les autres. L’effet Matthieu est une dynamique de reproduction et d’aggravation des inégalités initialement présentes.
Le SIAO 95 est-il parvenu à introduire une plus grande équité dans la sortie de rue des sans-domicile (et donc à limiter l’effet Matthieu) ? C’est la question centrale de cet article. Dans un premier temps, je présenterai le contexte de ces recherches, les données mobilisées et la méthode d’analyse (sections 1 et 2). Dans un second temps, des éléments de réponse à la problématique seront exposés (sections 3, 4, 5 et 6).
Une embauche en contrat CIFRE
Dans le cadre d’une convention industrielle de formation par la recherche (contrat CIFRE) j’ai été embauché par le SIAO du Val d’Oise, de février 2015 à janvier 2018. Les bourses CIFRE sont destinées à développer le partenariat entre le monde professionnel et celui de la recherche. Un contrat CIFRE associe quatre acteurs complémentaires : une entreprise (ici, l’association ESPERER 95) un laboratoire de recherche (le Cresppa-GTM), l’Agence Nationale Recherche et Technologie (ANRT, gestionnaire du dispositif CIFRE) et le doctorant.
Le centre de recherche sociologique et politique de Paris (Cresppa) est l’Unité mixte de recherche 7217. Le laboratoire Genre, Travail et Mobilité (GTM) est l’une de ses trois composantes. Le Cresppa-GTM conduit trois principaux axes de recherche : le premier concerne les dynamiques sociodémographiques ; le deuxième porte sur les migrations, les mobilités et les pays du Sud ; le troisième s'attache à étudier l'articulation entre métiers et expression différenciée des émotions.
L’association ESPERER 95 est un acteur central de la réinsertion sociale en Val-d’Oise (95). Son objectif est de lutter contre l’exclusion et les inégalités sociales. Dans ce cadre, elle gère plusieurs structures d’hébergement d’urgence et d’insertion. De plus, elle assure diverses missions de délégation de service public, telles que le pilotage du « 115 » (cf. glossaire) et du SIAO du Val-d’Oise.
Dans l’optique de mon embauche CIFRE, mon travail consistait à contribuer à la mission d’observation sociale dévolue aux SIAO, en menant des enquêtes sociologiques régulières portant sur les sans-domicile et les acteurs de l’insertion de ce Département. À terme, il s’agissait d’apporter des éléments de pilotage à mon employeur en vue d’optimiser l’action de l’association et du secteur AHI du Val-d’Oise.
Dans le cadre de ces recherches, j’ai effectué : une centaine d’observations-participantes (sur les dispositifs d’urgence et d’insertion du Val-d’Oise), 129 entretiens sociologiques (76 sans-domicile et 53 professionnels), et plusieurs tableaux de tri-croisé construits à partir des bases de données statistiques du SIAO 95.
Cet article présente quelques constats et analyses issus de ces investigations. Il apporte des éléments de réponse à la question fondatrice et ne prétend pas présenter l’exhaustivité des résultats issus de la recherche doctorale. Il porte surtout sur les sans-domicile et repose davantage sur les entretiens réalisés auprès d'eux que sur ceux effectués auprès des professionnels.
Une méthode d’analyse processuelle et de go-between pour une recherche visant à formuler une critique réformiste
Dans le cadre de ma thèse, j’ai analysé 80 trajectoires individuelles de sans-domicile, sur la base d’éléments subjectifs et objectifs. Chacun des enquêtés sans-domicile a fait l’objet d’un suivi par le biais d’observations régulières – en plus de l’entretien sociologique pour 76 d’entre eux – durant ces trois années d’enquête. De plus, leurs dossiers SIAO2 et les échanges entre l’usager et le 1153 ont également été pris en considération.
Cette approche analytique présente l’intérêt de mesurer la fluidité des parcours de sortie de carrière des 80 sans-domicile enquêtés. Ainsi, je peux appréhender les effets du SIAO 95 sur les dynamiques de sortie de rue. De même, je peux évaluer son influence sur la disparition de l’effet Matthieu contre lequel il est censé lutter.
Mon analyse, en termes de trajectoires, s’inspire du concept de carrière, au sens de la tradition sociologique de Chicago (Becker, 1985 ; Goffman, 1968 ; Strauss, 1992). Les analyses présentées dans cet article se basent sur les travaux de chercheurs en sciences sociales ayant une vision dynamique de l’expérience de rue, tels que Vexliard (1998) et Anderson (2014), et ceux qui ont transposé le concept de carrière aux trajectoires de sans-domicile : Pichon (2010), Damon (2012) et Rullac (2015).
Ici, la carrière de sans-domicile est conçue comme la résultante de facteurs macrosociaux et d’éléments microsociaux. Schwartz (2014) a mis en avant l’intérêt méthodique d’effectuer des allers-retours entre un regard microsocial et une analyse macrosociale – ce qu’il a nommé la démarche de go-between. L’objectif est d’intégrer ces allers-retours entre le situationnel (données qualitatives et point de vue de l’acteur social4) et le structurel (données statistiques et perspective des structures sociales5) au cœur de la démarche d’objectivation sociologique. Fillieule (2001) a également présenté les apports d’une méthode d’observation et d’analyse des dynamiques de carrière qui combine les statistiques aux données qualitatives.
Les analyses développées dans cet article prennent en considération les facteurs structurels et les raisons individuelles. Mes observations se nourrissent de données qualitatives et de croisements statistiques élaborés à partir des bases de données du SIAO 95 qui portent sur la grande majorité des sans-domicile du Val-d’Oise. En accord avec les objectifs de mon contrat CIFRE, mes recherches ont débouché sur la présentation de solutions afin d’optimiser l’action du SIAO et du secteur AHI du Val-d’Oise. Je me situe dans une démarche de critique réformiste (Boltanski, 2015), propre à la sociologie pragmatique de la critique développée par Boltanski (Laville, 2015). Mes recherches visent à dépasser la réalité observée en proposant des pistes d’actions concrètes (Genard, 2015).
Pour répondre à la problématique de cette recherche, il faut appréhender la situation du marché du logement et du secteur de l’hébergement francilien, notamment du Val-d’Oise.
Un parc de l’hébergement et du logement saturé
Selon l’INSEE, le nombre de sans-domicile a augmenté de 50% entre 2001 et 2012 sur l’ensemble du territoire national (Yaouancq et al., 2013). En Île-de-France, le nombre de sans-domicile francophones6 a augmenté de 84% entre 2001 et 2012 (Fondation Abbé Pierre, 2015 : 47). Dans le même temps, le nombre de places internes au secteur AHI ne s’est pas accru de manière proportionnelle.
Entre 2007 et 2014, la capacité totale d’hébergement en Île-de-France a effectivement doublé : passant de 21 796 à 45 016 (Fondation Abbé Pierre, 2015 : 50). Seulement, cette évolution ne tient pas à une augmentation des nouvelles places d’hébergement d’urgence ou d’insertion construites, mais à l’explosion du recours au placement en hôtel, dont le chiffre a pratiquement quadruplé sur cette même période, passant de 7 191 à 26 812 (ibid.).
À ce propos, en 2014, en Val-d’Oise, 93 % des nuitées dispensées par le 115 étaient en hôtel (ESPERER 95, 2015 : 95). En Île-de-France, les places en hôtel sont majoritairement réservées au public des familles sans-domicile (couple ou personne seule avec enfant(s) (Le Méner, 2013). Cette croissance du nombre de places hôtelières est due à l’arrivée massive d’un public composé de familles migrantes, depuis la fin des années 1990. Les places d’hébergement créées en Île-de-France depuis 2007 ont été très majoritairement destinées à ce nouveau public. En 2014, dans le Val d’Oise, la majorité des mises à l’abri « 115 » était destinée aux familles : 76 % des nuitées dispensées, alors que les familles représentaient 40% des ménages demandeurs (Carotenuto-Garot, 2016 : 12). Dans le même temps, le nombre de places d’hébergement destinées aux « isolés » (personne seule) n’a pas augmenté proportionnellement : les isolés constituaient 23 % des nuitées distribuées par le 115 du Val d’Oise, alors qu’ils composaient 56 % des ménages demandeurs (ibid.).
Depuis 2007, la grande majorité des nouvelles places d’hébergement créées au sein du secteur AHI francilien ont été destinées à la prise en charge d’un nouveau public : les familles. Dans le même temps, les dispositifs réservés aux isolés (figure « traditionnelle » du sans-domicile) n’ont pas cru en proportion suffisante.
L’Île-de-France est touchée par une crise du logement qui s’aggrave : 950 000 mal-logés en 2014, selon la Fondation de l’Abbé Pierre (2015 : 7). Depuis 1994, le nombre de logements sociaux construits a toujours été bien inférieur aux objectifs de production du Schéma Directeur de la Région Ile-de-France (SDRIF : cf. glossaire). En Île-de-France, en 2014, l’offre effective de logement social représentait 16,8% du nombre de demandeurs (6,9 % dans le Val-d’Oise) (ibid : 28). La quantité de « logements de droit commun » (cf. glossaire) adaptés à la situation budgétaire des sans-domicile (PLAI, PLUS : cf. glossaire) demeure toujours insuffisante. En Île-de-France, entre 2008 et 2014, le taux de croissance des agréments accordés pour le développement de logement sociaux de type PLS (cf. glossaire) a été de 78 % (passant de 5 130 à 9 123), alors qu’il a été de 29% pour les PLUS (8 550 à 10 988) et de 40 % pour les PLAI (5 320 à 7 473) (ibid. : 19).
Sur le territoire francilien, les voies de sortie vers un logement social adapté aux sans-domicile demeurent clairement insuffisantes. Ils se confrontent à un « effet entonnoir », limitant leurs possibilités d’accéder à un logement de droit commun. Par voie de conséquence s’en suit un « effet embouteillage » qui se répercute des logements temporaires vers les structures d’insertion, des structures d’insertion vers les structures d’urgence et des structures d’urgence vers les personnes sans-abri.
À une quantité d’individus se concentrant dans une situation de stagnation en attente de se voir proposer une voie de sortie, se rajoute un flux continu de nouveaux arrivants et d’exclus du logement. Le total de sans-domicile augmente plus vite que le nombre de places d’hébergement-logement, d’où l’élévation du niveau de saturation du secteur AHI francilien – notamment en Val-d’Oise.
Des critères restrictifs d’admission en hébergement-logement
Dans ce contexte, les gestionnaires de structures préfèrent héberger un public dont la probabilité de stagner au sein de leur dispositif est limitée, afin de proposer un nombre de sorties positives suffisamment élevé7. Les critères d’admission sont en constante augmentation dans tout le secteur AHI d’Île-de-France, notamment en Val-d’Oise : en 2014, le niveau de ressources moyennes détenues par les personnes accédant au logement temporaire se répartit comme suit : Solibail 1043 euro de revenus mensuels, ALT 1009 euro, résidences sociales 937 euro (ESPERER 95, 2015 : 75). Ces revenus sont normalement suffisants pour accéder à des logements sociaux de type PLAI, voire PLUS. Cette augmentation des critères d’admission génère d’importantes inégalités d’accès à l’hébergement-logement entre les sans-domicile, en fonction de critères économiques.
Tableau 1 : Demandes et admissions SIAO en fonction du type de ressources8
Type de Ressources |
Public demandeur (ménages) |
Public admis (ménages) |
Taux d'admission |
Salaire | 25 % | 34 % | 25 % |
Allocation chômage | 6 % | 6 % | 18 % |
Minima sociaux et prestations |
45 % | 43 % | 18 % |
Sans ressource | 26 % | 22 % | 16% |
Les sans-domicile détenteurs d’un salaire augmentent leur probabilité d’accéder à une place SIAO : dans le Val d’Oise, en 2014, 25% de leurs demandes ont abouti à une admission. À l’inverse, 18% seulement des ménages touchant les allocations chômages ou les minimas sociaux ont obtenu une admission SIAO en 2014, ce qui est le cas de 16% des ménages sans-ressource.
Tableau 2 : Demandes et admissions SIAO en fonction du montant des ressources9
Montant des ressources |
Public demandeur (ménages) |
Public admis (ménages) |
Taux d'admission |
Sans ressource | 28 % | 23 % | 16 % |
Entre 1 et 599 euros mensuel |
27 % | 22 % | 16 % |
Entre 600 et 899 euros mensuel |
20 % | 21% | 21% |
Supérieur ou égal à 900 euros mensuel |
26 % | 34 % | 25 % |
Total | 100 % | 100 % | 19 % |
Durant l’année 2014, les ménages sans ressource détiennent la plus faible probabilité d’accéder à un hébergement-logement à orientation SIAO : 16%. Cette proportion est la même pour les ménages percevant moins de 600 euro par mois (somme proche du montant de la majorité des minimas sociaux). Dès que le niveau de ressources dépasse 600 euro mensuels, le taux d’admission SIAO croit au fur et à mesure que les revenus augmentent : 21% entre 600 et 899 euro mensuels et 25% lorsque les revenus sont égaux ou supérieurs à 900 euro. D’autres variables que les ressources économiques ont également un impact important sur la probabilité d’une personne à accéder à un hébergement-logement stable – comme l’obtention d’un statut « DALO-DAHO prioritaire et urgent ».
Suite à la mobilisation des enfants de Don Quichotte, le droit au logement opposable (DALO) – et le droit à l’hébergement opposable (DAHO) – ont été institués en 2007. Toute personne sans-domicile ou mal-logée peut formuler une demande DALO-DAHO. Le dossier instruit est adressé à une commission qui lui donnera, ou non, le caractère « prioritaire et urgent ». Les ménages obtenant ce statut détiennent un critère de priorité pour l’accès à un logement (DALO) ou à un hébergement (DAHO).
Tableau 3 : Demandes et admissions SIAO en fonction de la détention d'un dossier DALO/DAHO reconnu prioritaire et urgent10
DALO/DAHO | Public demandeur (ménage) |
Public admis (ménages) |
Taux d'admission |
Volet Logement |
2 % | 4 % | 42 % |
Volet hébergement | 10 % | 25 % | 48 % |
Total | 12% | 29 % | 47 % |
En Val-d’Oise, en 2014, 48% des ménages ayant un dossier DAHO reconnu prioritaire et urgent ont été admis au cours de l’année, ainsi que 42% de ceux qui ont un dossier DALO reconnu prioritaire et urgent. Statistiquement, le statut DALO-DAHO prioritaire et urgent a une influence prépondérante sur le taux d’admission SIAO des sans-domicile. Le nombre d’appels adressés au 115 est un autre facteur qui a une forte influence sur le taux d’admission SIAO.
Tableau 4 : Demandes et admissions SIAO en fonction du nombre de demandes adressées au 115 durant l'année 201411
Nombre d'appels adressés au 115 |
Public demandeur (ménages) |
Public admis (ménages) |
Taux d'admission |
Moins de 6 demandes | 83 % | 70 % | 16 % |
Entre 6 et 20 demandes | 10 % | 15 % | 29 % |
Plus de 21 demandes | 7 % | 15 % | 39 % |
Total | 100 % | 100 % | 19 % |
Au cours de l'année 2014, en Val-d’Oise, les ménages ayant adressé moins de 6 demandes au 115 détiennent un taux d'admission de 16%. A l'inverse, le taux d'admission de ceux qui ont adressé plus de 21 requêtes au 115 s’élève à 39%. Le nombre de sollicitations adressées au 115 a un impact considérable sur la capacité des sans-domicile à accéder à une place d’hébergement-logement SIAO.
Afin d’accélérer l’aboutissement de sa demande SIAO, le sans-domicile doit : chercher et conserver un travail, de manière à avoir des revenus supérieurs à 900 euros mensuels ; appeler le 115 très régulièrement ; avoir un dossier DALO-DAHO reconnu prioritaire et urgent. Ce constat conduit à un nouveau questionnement : un certain type de sans-domicile aurait-il une plus forte probabilité de détenir les différentes ressources favorisant le taux d'admission SIAO ? La réponse à cette question dépend des dynamiques de la carrière de sans-domicile.
Le rapport au temps : élément moteur des dynamiques de la carrière de sans-domicile
La dynamique de « transformation de soi » induite par la carrière de sans-domicile s'incarne notamment à travers deux processus complémentaires : la désadaptation-réadaptation (Damon, 2012) et la conversion (Pichon, 2010).
Le processus de désadaptation-réadaptation est un concept par lequel le sans-domicile est identifié comme un acteur social rationnel en capacité de développer des stratégies afin d’atteindre des finalités diverses (Damon, 2012). La trajectoire du sans-domicile est perçue comme une temporalité de la construction (adaptation à un mode de vie de sans-domicile) parallèle à un processus de destruction (désadaptation des précédentes habitudes, normes et valeurs). Au fil du temps passé dans ce mode de vie, l’acteur social s’adapte et développe une rationalité, un ensemble de valeurs, de normes et de pratiques en accord avec son quotidien.
Le processus de conversion est un concept identifiant la dynamique qui amène un individu à considérer l’identité collective de la carrière comme inextricable de son identité singulière (Pichon, 2010). Cette dynamique conduit l’acteur social à abandonner ses précédentes références identitaires, pour s’identifier au seul statut de sans-domicile.
Ma recherche a permis d’élaborer une typologie descriptive des différentes phases de la carrière de sans-domicile, à partir de l’analyse transversale des 80 trajectoires étudiées. Il en ressort notamment que la perte de l’espoir actif de s’en sortir est un élément influant fortement sur l’avancée au sein de la carrière.
Un individu faisant preuve d’un espoir actif de s’en sortir continue à se projeter sur l’avenir. Il conserve un espoir important de briser sa carrière : sa vie de sans-domicile est conçue comme une étape temporaire qu’il est sûr de dépasser. Cet espoir est le moteur par lequel l’acteur social parvient à élaborer des stratégies de long terme orientées vers la sortie de carrière (accord des moyens à cette fin). Dans le prolongement logique de cet objectif, l'acteur social résiste aux processus d'incorporation en la carrière (désadaptation-réadaptation, et conversion identitaire). Il préserve les mêmes valeurs, normes, dispositions sociales (Bourdieu, 1980 ; Darmon, 2008) et références identitaires (Pichon, 2010) qu'avant son arrivée à la rue. Ses pratiques quotidiennes doivent aboutir à son extraction de la carrière et sont orientées autour du maintien de soi (Pichon, 2010), tant que cet objectif n'est pas atteint. Il détient donc des ressources psychologiques grâce auxquelles il se projette sur un avenir en dehors de la carrière et développe des stratégies de concrétisation de ce projet.
Lorsque l’individu perd ces ressources psychologiques – ou ne les avait pas initialement – il pourra se cantonner dans un premier temps à un espoir passif vis-à-vis de la sortie de carrière. Il conserve un certain idéal de s’en sortir un jour, mais ne cherche pas, ou plus, à développer de stratégies de sortie : la carrière est considérée comme une étape à durée indéterminée. Il préfère ne pas fonder d’espoir sur des éléments difficilement contrôlables, tels que l’avenir et sa sortie de rue. Il oriente ses stratégies autour de la seule maitrise de son présent. Certains pousseront suffisamment loin cette logique pour développer un ensemble de dispositions (Bourdieu, 1980 ; Darmon, 2008) par lesquelles il leur deviendra complexe de se projeter vers l’avenir. Ils se trouveront dans l’optique de reproduire chaque jour une même routine de rue. Leur rapport au temps sera similaire à ce qu’avait observé Bourdieu (1977), auprès des paysans algériens qui s’inscrivaient dans une temporalité cyclique.
Au terme de ce processus, la carrière de sans-domicile n’est plus envisagée comme une étape à durée indéterminée, mais comme une fatalité. À ce stade de la carrière, l’individu adopte une attitude fataliste. Les sans-domicile partageant cette optique développent un nouveau type d’identification à leur carrière. Ils s’y adaptent pleinement, en incorporant au plus profond de leur être l’ensemble des pratiques et des représentations issues de celle-ci. Ce type de sans-domicile, développe un rapport au corps très différent de la norme : vis-à-vis de l’hygiène, mais aussi du point de vue de la santé (Benoist, 2009). D’une certaine manière, ils incarnent l’aboutissement d’un « travail sur le temps de la personne » (pour s’adapter à une nouvelle position sociale de sans-domicile) qui est devenu « un travail du temps sur la personne » (incorporation de nouvelles dispositions sociales de sans-domicile), de la même manière que Darmon (2008) l’observe pour les carrières d’anorexiques.
Ces analyses amènent à une nouvelle interrogation : conserver un espoir actif a-t-il une influence sur la propension des individus à présenter les différentes caractéristiques favorisant l’accès à un hébergement-logement ?
L’influence des ressources psychologiques : des dispositifs d'insertion qui perpétuent l'effet Matthieu
Nous avons observé la répartition des 80 trajectoires de sans-domicile sur trois variables : le fait d’avoir formulé, ou non, une demande DALO-DAHO ; l’intensité d’usage du 115 ; le positionnement vis-à-vis du travail. Parmi les 80 trajectoires reconstruites : 49 présentent un espoir actif de s’en sortir et 31 un espoir passif ou une attitude fataliste.
Dans ces croisements statistiques, nous avons regroupé les personnes conservant un espoir passif et celles faisant preuve d’une attitude fataliste au sein de la même modalité statistique. Comme nous l’avons vu dans la précédente section (5), le rapport au temps – en l’occurrence la capacité, ou non, à se projeter sur l’avenir – a une influence centrale sur les dynamiques d’incorporation dans la carrière de sans-domicile. C’est pourquoi, dans les tableaux ci-dessous, nous opposons les enquêtés développant des « stratégies orientées vers l’avenir » (maintenant un espoir actif) et ceux qui se cantonnent à développer des « stratégies orientées vers le présent » (s’inscrivant dans un espoir passif ou une attitude fataliste).
Tableau 5 : Rapport entre les ressources psychologiques et la propension à adresser une demande DALO/DAHO12
Non | Oui | Total | |
Stratégies orientées vers l'avenir |
57 % | 43 % | 100 % |
Stratégies orientées vers le présent |
69 % | 31 % | 100 % |
Total | 62 % | 38 % | 100 % |
43 % des personnes présentant un espoir actif ont formulé une demande DALO-DAHO, ce qui est le cas de 31% de ceux dont les stratégies quotidiennes sont orientées vers le présent.
Tableau 6 : Rapport entre les ressources psychologiques et le nombre d’appels adressés au 11513
Jamais | Très rare à rare |
Fluctuant | Régulier à très régulier |
Quotidien | Total | |
Stratégies orientées vers l'avenir |
6 % | 16 % | 8 % | 27 % | 43 % | 100 % |
Stratégies orientées vers le présent |
16 % | 35 % | 23 % | 23 % | 3 % | 100 % |
Total | 10 % | 24 % | 14 % | 25 % | 28 % | 100 % |
43% des personnes s’inscrivant dans un espoir actif appellent le 115 quotidiennement, alors que c’est le cas de 3% de ceux qui ont un espoir passif ou dénotant une attitude fataliste. À l’inverse, ces derniers sont 51% à appeler jamais ou rarement le 115, ce qui est le cas de 22% de ceux qui présentent un espoir actif.
Tableau 7 : Rapport entre les ressources psychologiques et le positionnement face au travail14
Aucune recherche d'emploi |
Mitigé | En attente de régularisation |
En attente de régularisation, mais actif |
Actif | Très actif |
Total | |
Stratégies orientées vers l'avenir |
4 % | 16 % | 12 % | 18 % | 16 % | 33 % | 100 % |
Stratégies orientées vers le présent |
42 % | 48 % | 3 % | 0 % | 6 % | 0 % | 100 % |
Total | 19 % | 29 % | 9 % | 11 % | 13 % | 20 % | 100 % |
49% des individus détenteurs d’un espoir actif sont actifs à très actifs vis-à-vis du travail, contre 6% de ceux qui développent uniquement des stratégies orientées vers le présent. De même, 42% de ceux qui présentent un espoir passif ou une attitude fataliste ne mènent aucune recherche d’emploi15, ce qui est le cas de 4% de ceux qui se projettent sur l’avenir.
Les individus présentant la plus grande propension à formuler une demande DALO-DAHO, à appeler très régulièrement le 115, et à maintenir un positionnement favorable à l’emploi maintiennent un espoir actif. Cela signifie que les personnes les plus à même de détenir l’ensemble des ressources augmentant leur probabilité d’accéder à un hébergement-logement sont également celles qui ont déjà le plus de ressources psychologiques. Ce constat appelle une nouvelle question : détenir un espoir actif de s’en sortir a-t-il un effet sur la capacité des sans-domicile à orienter leur trajectoire vers la sortie de carrière ?
Tableau 8 : Rapport entre les ressources psychologiques et l’évolution de la situation résidentielle16
diminuée | égale | meilleure | Total | |
Stratégies orientées vers l'avenir |
7 % | 31 % | 62 % | 100 % |
Stratégies orientées vers le présent |
11 % | 63 % | 26 % | 100 % |
Total | 9 % | 43 % | 48 % | 100 % |
Au sein de notre échantillon de 80 trajectoires de sans-domicile, 62% de ceux présentant un espoir actif, se trouvent en novembre 2017 dans une situation résidentielle préférable à celle qu’ils avaient au début du suivi sociologique (entre mars 2015 et mai 2016), alors que c’est le cas de 26% des individus s’inscrivant dans un espoir passif ou une attitude fataliste. Ces derniers sont majoritairement (63%) dans une situation résidentielle similaire (soit l’enquêté est toujours sans-abri, soit il se trouve dans le même type de structure d’hébergement), ce qui ne concerne que 31% des individus s’inscrivant dans un espoir actif.
De fait, l’évolution de la situation résidentielle des 80 sans-domicile enquêtés est fortement influencée par le niveau de ressources psychologiques détenues. Ce résultat s’explique d’abord par le fait que les personnes présentant d’importantes ressources psychologiques ont une forte capacité personnelle : (a) à résister activement au processus d’incorporation à la carrière de sans-domicile ; (b) à maintenir un objectif de sortie de carrière concret. Ces personnes présentent donc des caractéristiques individuelles favorisant leurs capacités à s’extraire rapidement de leur carrière.
Ensuite, les choix des dispositifs du secteur AHI renforcent cette tendance. Nous l’avons vu, certaines caractéristiques accélèrent les délais d’admission en hébergement-logement, or les individus ayant la plus forte propension à détenir ces différentes caractéristiques sont ceux qui détiennent le plus de ressources psychologiques. Contrairement aux objectifs fixés par la loi, l’organisation actuelle des dispositifs du secteur AHI du Val-d’Oise réactualise l’effet Matthieu sous une forme nouvelle : les personnes présentant le plus de ressources psychologiques ont une capacité supérieure à se mobiliser pour la sortie de carrière, et à détenir les éléments accélérant leur orientation SIAO.
Ainsi, le SIAO 95 a tendance à fonctionner dans un sens opposé à son rôle théorique : il ajuste la demande à l’offre, plutôt que d’adapter l’offre à la demande. Dans cette situation, les usagers les plus « compétitifs » (ceux qui détiennent le plus de ressources psychologiques), augmentent drastiquement leurs chances de réussite, au détriment de ceux se cantonnant à l’espoir passif ou à une attitude fataliste. Le SIAO 95 ne parvient donc pas à introduire une plus grande équité dans la sortie de rue des sans-domicile et de fortes inégalités sont maintenues entre sans-domicile par cette nouvelle forme prise par l'effet Matthieu.
Conclusion : Quelques propositions pour dépasser la réalité observée
Cette nouvelle incarnation de l’effet Matthieu est le résultat d’une augmentation plus rapide du nombre de demandeurs, par rapport à l’offre effective d’hébergement-logement d’insertion en Île-de-France et à l’insuffisante quantité de logements de droit commun à bas coût. Le secteur AHI et le SIAO n’ont pas d’autre choix : ils s’adaptent, avec des moyens clairement insuffisants au vu des objectifs fixés. De fait, le SIAO 95 relaie bien involontairement les différentes inégalités explicitées ici.
Dans cette situation, le risque est très élevé de voir les dispositifs du secteur AHI s’emboliser et représenter un coût humain, social et économique de plus en plus élevé pour des résultats limités. Comment dépasser ce constat ? Il serait possible de limiter drastiquement l’augmentation du nombre de sans-domicile, voire d’inverser la tendance, tout en diminuant les dépenses économiques sur le long terme. Pour cela, il faudrait proposer davantage de logements de droit commun adaptés aux faibles niveaux de revenus en Île-de-France. Nombre de sans-domicile seraient disposés à accéder directement à un logement de type PLAI ou PLUS, si ce type d’offre se présentait à eux : en 2014, en Val-d’Oise, 26 % du public ayant effectué une demande SIAO détient des revenus supérieurs à 900 euro mensuels (Carotenuto-Garot, 2016 : 19). Budgétairement, ce serait donc un quart des sans-domicile du 95 qui pourraient sortir de leur carrière s’ils se voyaient proposer un logement adapté à leur bas niveau de revenus. Ainsi, il y aurait davantage de places dans le secteur AHI pour ceux qui ont besoin d’un accompagnement social préalable à leur sortie de carrière.
Une part importante des sans-domicile ne serait plus prise en charge au sein des dispositifs du secteur AHI. Deux conséquences résulteraient de cette évolution : (a) « l’embouteillage » sur les différents échelons de l’insertion (hébergement d’urgence, hébergement d’insertion, logement temporaire) serait fortement réduit, et le besoin en nouvelles infrastructures d’hébergement serait à terme plus limité qu’actuellement ; (b) le contexte favorable à l’instauration d’une « compétition » entre usagers en fonction de leurs ressources psychologiques serait grandement réduit (puisque les plus « compétitifs » pourraient accéder à un logement de droit commun et ne seraient donc plus intégrés au secteur AHI).
Il deviendrait alors envisageable d’apporter une importante limitation aux inégalités dont nous avons établi le constat. De plus, les usagers pourraient davantage être orientés selon les particularités de leur demande, et non selon l’unique capacité (très limitée) de l’offre. Les dispositifs du secteur AHI du Val-d’Oise et d’Île-de-France se trouveraient donc dans la capacité d’accorder leur rôle théorique et leur travail effectif ; ils sortiraient ainsi de la situation involontairement dysfonctionnelle décrite dans cet article.
Le manque de logements adaptés aux petits budgets est particulièrement significatif en Île-de-France. Cependant, cette « crise du logement » à bas coût touche également d’autres régions françaises (Fondation Abbé Pierre, 2016). Dans le contexte actuel de saturation de l’hébergement-logement, couplé au manque de sortie vers le logement de droit commun, l’effet Matthieu est une réalité à laquelle nombre de sans-domicile répartis sur le territoire national sont confrontés (Brousse, Firdion et Marpsat, 2008 ; Noblet, 2010 ; Damon, 2012). Ainsi, ce que nous décrivons ici pourrait potentiellement faire écho dans d’autres contextes régionaux.
Le renouvellement de l’effet Matthieu décrit dans cet article renvoi à une dualité entre « bons pauvres » et « mauvais pauvres » qui n’est pas l’apanage des sans-domicile. C’est une tendance observable dans l’ensemble de notre société depuis la fin des années 1970 (Castel, 1995). Remondi (1999) observe que les travailleurs sociaux exerçant dans le dispositif RMI effectuent un tri au sein de leurs usagers selon ce type de critère. L’effet Matthieu renvoi à un mode de gestion de la pauvreté dans un contexte de paupérisation d’une partie de la population17 et de pénurie des voies d’ascension socio-économique.
Tant que cette situation de pénurie se maintiendra, le contexte favorable à une compétition entre individus se perpétuera et ne cessera d’alimenter la dynamique d’exclusion des moins « compétitifs ». La sortie de ce cercle vicieux ne pourra donc pas se passer d’une limitation des circonstances de la pénurie, notamment par la création d’une quantité de logements de droit commun proportionnelle aux besoins de la population française. Cela nécessiterait un investissement important sur le court terme. Cependant, à long terme, cet investissement représenterait un coût humain, social et économique moindre que celui de continuer à s’enliser dans la contre-productivité de la situation actuelle.