Être ou devoir être ? Quand l’identité devient une injonction. Le cas des Palestiniens en France

  • To Be or to Have to Be? When Identity Becomes a Duty. The Case of Palestinians in France

DOI : 10.57086/strathese.844

Abstracts

Cet article repose sur un travail de terrain mené auprès de la diaspora palestinienne en France entre 2012 et 2016. La première partie aborde l’expérience partagée par les enquêtés : la révélation de leur identité palestinienne en exil produit souvent une injonction externe à se positionner vis-à-vis de leur origine. Cette expérience conduit certains Palestiniens à adopter des stratégies identitaires qui varient en fonction du contexte, de la situation d’interaction et de leur parcours migratoire. La seconde partie se focalise sur la sphère artistique. Les artistes, connus comme Palestiniens, peuvent difficilement se soustraire à cette identité par des stratégies de dissimulation. L’étude de ce milieu particulier illustre la façon dont les Palestiniens sont incités par l’environnement externe, notamment par les sphères militantes et artistiques, à prendre la parole « en tant que » et à devoir incarner la cause palestinienne.

This paper is based on a fieldwork conducted among the Palestinian diaspora in France between 2012 and 2016. The first part deals with an experience shared by the respondents: the revelation of their Palestinian identity in exile producing an external obligation to position themselves vis-à-vis their origins. These expectations led some Palestinians to adopt identity strategies that vary depending on the context, the situation of interaction and their own migration history. The focus of the second part is placed on the artistic sphere. Artists, because they are known to be Palestinians, cannot escape their identity by concealing it. Therefore, the study of this particular environment provides an illustration of how Palestinian artists are forced to speak “as Palestinians”. Artists are compelled to realise and represent the Palestinian cause through their work.

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Text

L’identité se crée dans la rencontre et dans l’échange. En ce sens, elle relève d’un processus social, interactionnel et dynamique. Elle est forgée par, mais aussi pour l’autre au travers des rapports sociaux, des situations d’interaction et du contexte social, historique et culturel (Bromberger et al., 1989 ; Camilleri et al., 1990 ; Cossée et al., 2004 ; Mead, 1934).

Lorsqu’un inconnu se présente à nous, ses premières apparitions ont toute chance de nous mettre en mesure de prévoir la catégorie à laquelle il appartient. […] Nous appuyant alors sur ces anticipations, nous les transformons en attentes normatives (Goffman, 1975, p. 12).

Les attentes normatives s’expriment de façon constante dans les relations et contraignent parfois les individus à se positionner vis-à-vis d’expectatives qui peuvent prendre la forme de véritables injonctions. Mon travail de terrain auprès de la diaspora palestinienne en France souligne l’importance de ces attentes émanant de l’environnement externe, sur la façon dont se construit le rapport à l’identité en exil. L’environnement externe – plus particulièrement les milieux militants et artistiques – semble produire un cadre de contraintes qui, par prescription ou par anticipation, régit les relations que les Palestiniens maintiennent avec leur identité en exil.

Les résultats présentés sont issus d’un travail de terrain réalisé entre 2012 et 2016 auprès de la diaspora palestinienne en France, dans le cadre d’une recherche doctorale bénéficiant d’une allocation ministérielle. Ce projet de recherche a été construit après un séjour d’une année en Israël et dans les Territoires palestiniens, en 2011. Durant ce séjour, j’ai réalisé mon mémoire de recherche sur l’éducation des enfants dans les kibboutzim et écris diverses chroniques sur le conflit israélo-palestinien dans la revue mexicaine Pensamiento Libre. Ces expériences m’ont amenée à m’intéresser aux rôles des diasporas dans les conflits, et plus spécifiquement à l’engagement à distance des Palestiniens en exil. N’étant pas palestinienne, j’ai établi un premier contact avec la population étudiée par le biais des réseaux militants – ceux de la diaspora et ceux du réseau de solidarité. L’appréhension du réseau militant ne s’est pas limitée aux organisations engagées dans un militantisme politique mais a été élargie à d’autres formes de structures impliquées dans des activités humanitaires, communautaires ou culturelles. Comme le soulignent Fillieule et Pudal (2010 : 163-164) « les figures militantes sont multiples et il n’est guère d’activité sociale qui n’ait ses militants dès lors qu’elle tend à devenir une cause pour celui qui l’exerce. » Cette insertion sur le terrain m’a permis de constituer un échantillon qui, grâce à la méthode dite boule de neige, s’est peu à peu éloigné des sphères militantes. Cette voie d’entrée était importante pour instaurer une relation de confiance avec les enquêtés qui percevaient ma présence sur le terrain militant comme un gage de mon engagement. Cette recherche portant sur un terrain sensible, l’adoption d’une posture neutre aurait été inopérante pour accéder à la population étudiée (Pirinoli, 2004). Durant mon travail de terrain, 32 Palestiniens résidant en France ont été rencontrés au cours d’entretiens et de discussions informelles1. Les entretiens ont été réalisés avec des personnes se déclarant Palestiniennes, quel que soit leur lieu de naissance, et étant en France au moment de l’étude, quelles que soient les raisons de ce séjour. Par ailleurs, dix entretiens avec des militants pro-palestiniens ont été réalisés, toutefois cet article se limitera à l’analyse des entretiens menés avec les Palestiniens.

Le choix de retenir l’autodétermination identitaire pour seul critère d’inclusion résulte de la complexité à délimiter et à définir la population étudiée. La disparité des estimations du nombre de Palestiniens en France, généralement évalué à trois mille, indique les difficultés à établir une estimation fiable et à définir les contours de cette population qui, du fait de sa longue expérience d’exil, a bénéficié d’une grande diversité de formes de « naturalisation ». L’appartenance à une nationalité ne permet pas de constituer un facteur déterminant de la « palestinéité », contrairement à la volonté de s’affirmer comme membre de cette communauté. L’échantillon, constitué d’hommes et de femmes âgés de 20 à 57 ans, est très hétérogène, aussi bien en termes de parcours migratoires que de caractéristiques sociales ou de degrés d’engagement.

La première partie de l’article se centre sur l’expérience partagée par les enquêtés, selon laquelle la révélation de leur identité palestinienne produit souvent une injonction externe à se positionner vis-à-vis de leur origine. Ces injonctions incitent certains Palestiniens à adopter des stratégies identitaires qui varient en fonction du contexte, de la situation d’interaction et du parcours migratoire. La seconde partie se focalise sur la sphère artistique. Les artistes, parce qu’ils sont connus comme Palestiniens, peuvent difficilement se soustraire à cette identité par des stratégies de dissimulation. L’étude de ce milieu particulier illustre la façon dont les Palestiniens sont incités par l’environnement externe, notamment par les sphères militantes et artistiques, à prendre la parole « en tant que » et à devoir incarner la cause palestinienne.

La construction du Palestinien comme un être engagé

L’histoire de la Palestine prend source dans une historiographie ancienne (Khalidi, 1997 ; Pappé, 2008 ; Sanbar, 2004). Cependant, l’avènement de l’idéologie sioniste, puis la création d’Israël, ont profondément modifié et façonné le rapport des Palestiniens à leur identité. Bien avant la Nakba2 – qui a signé le début d’un conflit ouvert avec son lot de massacres et d’exodes sur lesquels se sont construites la mémoire et l’identité collective des Palestiniens – l’identité palestinienne s’était heurtée à l’idéologie sioniste. Celle-ci s’est élaborée dans la négation de la palestinéité au travers du fameux slogan : « Une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». Le déni d’existence des Palestiniens s’est retrouvé aussi bien dans les discours politiques3 que dans les qualificatifs utilisés pour nommer les Palestiniens (Sanbar, 2004), ou dans les fouilles archéologiques sur les territoires annexés par Israël (Pappé, 2008 ; Sanbar, 2004 ; Sand, 2008). La volonté d’effacer l’histoire, la culture et la mémoire des Palestiniens a insufflé à l’identité palestinienne une dimension politique et existentielle (Pirinoli, 2004 : 166). Le simple fait de s’identifier comme Palestinien est parfois interprété comme un acte politique (Aouragh, 2011). S’il semble réducteur de penser que l’évocation de son identité constitue nécessairement une démarche politique, les Palestiniens rencontrés au cours de notre recherche font fréquemment référence à l’incitation qui leur est faite de s’expliquer et de se positionner vis-à-vis de leur origine :

La première question qu’on te pose, qu’on nous pose : « Tu viens d’où ? ». C’est un problème, parce que quand tu dis : « Je viens de Palestine », tout le monde croit que c’est Cisjordanie ou Gaza. Mais, dans l’aéroport, j’ai un passeport israélien (…). Je le cache. On pose la question : « Tu viens d’où ? » et toujours, il faut expliquer toujours derrière. Tu peux pas dire : « Je suis Palestinien » tout simplement. Il faut expliquer l’histoire derrière » (Nadia, 39 ans, secrétaire médicale).

Au-delà de la spécificité des vécus et des expériences migratoires, les données recueillies semblent indiquer un rapport partagé par les enquêtés quant au sens que prend leur identité en exil. Confrontés à la question des origines, les Palestiniens doivent bien souvent faire face à l’injonction de se justifier, de rendre compte et de prendre position :

Même quand je veux pas parler de la Palestine, les gens me demandent : « Tu viens d’où ? » Et là ça fait une histoire, ça fait de la politique, ça fait du Gaza, ça fait la Palestine, les guerres, la résistance. (…) Et le fait de dire que je viens de Gaza, ça fait déjà de la politique (Ismaël, 24 ans, étudiant).

L’identité palestinienne est loin d’être homogène et unifiée. Les expériences d’exil et la fragmentation des Territoires palestiniens ont conduit les Palestiniens à entretenir des expériences différentes de la palestinéité et de l’histoire de la Palestine. C’est notamment le cas des deux enquêtés précités : Nadia (39 ans) est originaire de Jérusalem et bénéficie de la citoyenneté israélienne, Ismaël (24 ans) est originaire de Gaza et possède un passeport palestinien. Par ailleurs, comme l’indique Bolzman (1989) dans ses travaux sur les exilés chiliens, la place occupée dans la société d’accueil peut profondément modifier le rapport entretenu avec la terre d’origine. Si de nombreux facteurs peuvent conduire à des variations dans le rapport de nos enquêtés à la palestinéité, on note toutefois qu’ils n’entravent pas la perception partagée d’être fréquemment ramenés à la dimension politique de leur identité et de devoir se positionner vis-à-vis de celle-ci. Cette injonction est, dans certains contextes, anticipée et conduit à la mise en place de stratégies identitaires (Camilleri et al., 1990) qui varient au fil des interactions et du contexte social, historique et culturel, mais aussi de l’histoire migratoire des Palestiniens.

Les stratégies identitaires […] sont produites par les acteurs en fonction des enjeux qu’ils perçoivent dans une situation donnée. Or, les situations dans lesquelles peut se trouver impliqué un individu ou un groupe social peuvent évoluer et, d’autre part, elles peuvent comporter plusieurs types d’enjeux. Il faut donc comprendre qu’un même acteur puisse faire appel à différents types de stratégies identitaires, successivement dans le temps, ou synchroniquement, en fonction de l’enjeu qui est en cause (Taboada-Leonetti, 1998 : 78).

Les Palestiniens enquêtés ont régulièrement recours à des stratégies de dissimulation identitaire. L’analyse des entretiens montre que ces stratégies résultent soit d’une lassitude à s’exprimer sur le conflit, soit d’une volonté de protection. La volonté de protection et la lassitude à s’exprimer sur le conflit ne sont pas des motivations exclusives mais se retrouvent de façon conjointe dans la manière de justifier la volonté de dissimuler son identité dans certains contextes. La lassitude à s’exprimer sur le conflit est généralement énoncée de façon explicite par les personnes les plus engagées.

Je dis pas que je suis Palestinien. « Tu viens d’où ? » « Je viens du Moyen-Orient ». J’évite en fait parce que j’en ai marre de parler politique toujours, toujours, toujours (Ahmad, 30 ans, président d’une association de Palestiniens en France).

Ce discours souligne l’importance du contexte et la particularité de la situation d’interaction, pour comprendre l’inclination d’un individu à adopter différentes stratégies. Dans le cas d’Ahmad, cela se traduit par une revendication assumée dans le cadre de ses activités militantes et par une dissimulation dans le cadre d’autres interactions. Les stratégies identitaires déployées ont donc une finalité : la revendication assumée permet de lier la dimension politique de l’identité à la sphère militante, tandis que la dissimulation permet d’éviter les discussions politiques qui sont anticipées comme infructueuses. Nous rejoignons ici les conclusions de Kastersztein (1998 : 31) : « les réponses des individus ne sont pas simplement conjoncturelles mais elles sont toutes et toujours finalisées. L’anticipation omniprésente des effets détermine et structure l’action ». Le cas d’Ahmad est illustratif des Palestiniens impliqués dans des activités militantes et on retrouve des propos similaires chez Saher (40 ans, médecin) qui est particulièrement actif sur la scène militante :

La question à laquelle j’ai été obligé de répondre depuis tout petit c’est : « Saher, ça vient d’où ? » Donc j’ai été systématiquement renvoyé à mes origines et après c’est une question de contexte et de feeling, c’est-à-dire comment vous percevez cette question ? Qui vous pose cette question ? On n’a pas forcément envie tous les jours d’avoir à se coltiner une discussion d’une heure sur le conflit israélo-palestinien, ses origines, son développement et son issue, s’il y en a une. Donc voilà, en fonction de la personne avec qui je suis confrontée (…) Moi, très souvent je dis : « Saher, c’est d’origine arabe ». Donc je peux dire que mon prénom est d’origine arabe, ou libanaise, ou palestinienne si je sens que je suis en face de quelqu’un de plutôt bienveillant.

Si les propos de Saher (40 ans) font écho à ceux d’Ahmad (30 ans), dans le sens où on retrouve cette variation dans la présentation de soi en fonction des situations d’interaction, il éclaire également un aspect propre aux parcours migratoires. Contrairement à Ahmad qui dispose d’un passeport palestinien, Saher bénéficie de la nationalité libanaise. Le fait d’être naturalisé dans un autre pays du Moyen-Orient semble faciliter la mise en place de stratégies de dissimulation. Le rapport de Mariam à son identité illustre particulièrement ce phénomène. Quand celle-ci est arrivée en France, dans les années 1980, elle n’évoquait pas son identité palestinienne mais préférait se présenter comme libanaise :

Quand je disais que j’étais Palestinienne, on me traitait immédiatement de terroriste. Donc j’ai arrêté de dire que j’étais Palestinienne. Je disais que j’étais Libanaise, ils avaient pitié de moi du coup. C’était plus simple. […] Maintenant, je me présente d’abord comme Palestinienne, même si je n’ai pas le passeport, je suis d’abord Palestinienne (Mariam, 52 ans, graphiste).

La variation dans la présentation de soi en fonction de la naturalisation est à nuancer au regard de l’âge des enquêtés et de leur parcours migratoire. Les interviewés qui bénéficient d’un passeport libanais sont majoritairement arrivés en France dans les années 1970 ou 1980. Cette migration correspond à la fuite d’évènements politiques, telles que la guerre civile et l’invasion israélienne du Liban (Doraï, 2004). La migration de ces exilés palestino-libanais s’est réalisée dans un contexte où la figure du Palestinien était généralement associée à celle du terroriste4.

La façon dont l’identité palestinienne est appréciée dans la société d’accueil a de profondes répercussions sur la manière de se définir ; la possibilité de se présenter sous une autre identité apparaît comme un aspect qui renforce la mise en œuvre de stratégies de dissimulation en fonction du contexte. La volonté de se protéger constitue un second point essentiel dans la compréhension des stratégies de dissimulation.

Avant, les gens ne disaient pas qu’ils étaient Palestiniens, c’était dangereux. Maintenant, la vision a changé. Mais beaucoup des Palestiniens qui sont arrivés en France dans les années 1970 ont voulu s’intégrer et ils ne parlaient pas de leurs origines palestiniennes (Najat, 54 ans, professeure des universités).

Les propos de Najat sont en résonance avec ceux de Mariâmes, qui s’est longtemps présentée comme Libanaise avant d’affirmer son identité palestinienne. Nous pouvons donc relever l’existence de deux processus. D’une part, la fatigue de s’affirmer qui conduit à une dissimulation identitaire que l’on retrouve principalement chez les « militants de carrière » (Lamarche, 2013). D’autre part, la volonté de dissimulation qui cède sa place à une affirmation identitaire. Ce second aspect est généralement lié à la perception du Palestinien dans le pays d’installation. La façon dont la société d’accueil façonne l’identité « discréditée » ou « discréditable » (Goffman, 1975) a donc une incidence majeure sur l’identité revendiquée. Les stratégies identitaires déployées, ainsi que l’anticipation des attentes normatives provenant de l’environnement externe, semblent profondément marquées par la façon dont le stigmate est perçu, à un moment donné, dans une société donnée.

Nous focalisons désormais notre attention sur des milieux où les stratégies de dissimulation sont rendues impossibles, notamment parce que la personne est déjà connue dans ces environnements comme Palestinienne. La sphère artistique et le cas des artistes palestiniens constituent un espace particulièrement pertinent pour étudier la façon dont ces artistes peuvent être exposés à des attentes normatives émanant de l’environnement externe – notamment de devoir illustrer et incarner la cause palestinienne au travers de leur production.

La sphère artistique, un terrain propice à l’observation des attentes normatives

Le micromilieu de la sphère artistique est particulièrement intéressant pour notre étude, car les artistes sont connus comme Palestiniens et ne peuvent pas se soustraire à cette identité par le biais de stratégies. Une part importante de notre échantillon entretient un rapport de proximité avec la sphère artistique : cinq enquêtés sont des professionnels de l’art ; six personnes exercent ponctuellement des activités artistiques et font régulièrement des représentations publiques (spectacles, expositions, etc.). Parce qu’ils sont connus et reconnus comme Palestiniens, ces artistes sont bien souvent contraints par l’environnement de l’exil à prendre la parole « en tant que ».

Ce qui nous coûte à nous tous, artistes palestiniens, c’est d’être d’abord considérés comme des Palestiniens et ensuite comme des artistes. Nous, on veut être considérés d’abord comme des artistes (Ibrahim, 44 ans, photographe).

On retrouve des propos similaires parmi les artistes palestiniens : « Moi, je souhaite qu’on s’intéresse vraiment à la question du point de vue artistique. Et de considérer les artistes palestiniens comme des artistes avant tout » (Sami, 48 ans, Gaza, peintre). Les artistes se sentent contraints par les sphères militantes et artistiques à devoir incarner la cause palestinienne à travers leur production et ils indiquent être la cible de vives critiques quand ils ne répondent pas à ces attentes provenant de l’environnement externe.

Il y a un galeriste, qui m’a dit : « Mais ce travail, c’est pas un travail d’artiste palestinien, ça peut être fait par un Grec, un Français, vous n’êtes pas Palestinien ! On ne voit pas les signes ». Je lui ai dit : « Mais je vous emmerde ! C’est pas vous qui décidez si je suis Palestinien ou pas » et je vous passe le reste. C’est ça le problème ! Il y a des gens qui veulent que vous jouiez toujours le rôle de la victime, ils souhaitent vous présenter toujours comme ça (Sami, 48 ans, peintre).

Ils ne sont pas contents parce que j’ai récité un poème sur la beauté de Gaza ! Alors ça leur faisait pas plaisir ! Ils m’ont dit : « Tu peux pas dire ça ! Nous on parle des bombardements, du blocus, de la guerre, et toi tu racontes que Gaza est belle ! » (Ismaël, 24 ans, poète)

Les expériences de Sami et Ismaël montrent à quel point l’environnement externe, notamment les sphères militantes et artistiques, peut faire pression sur la façon dont les Palestiniens doivent s’exprimer au travers du médium artistique. Les attentes normatives s’expriment parfois de façon explicite dans ces milieux. Comme l’indiquent les expériences de Sami et d’Ismaël, certains environnements jouent un rôle notable dans la définition de ce que doit être, la production artistique des Palestiniens et à quels critères elle doit répondre.

Le travail des artistes palestiniens est souvent considéré et construit par les sphères militantes et artistiques – parfois plus largement par la société d’accueil – comme un objet politique et militant. On peut rappeler par exemple la polémique suscitée par l’exposition d’une photographe palestinienne au Musée du Jeu de Paume à Paris, en 2013. Le musée avait alors été contraint de préciser sur une affiche à l’entrée du musée : « l’artiste Ahlam Shibli présente un travail sur des images qui ne constitue ni de la propagande, ni une apologie du terrorisme ». Cette politisation de l’art est une expérience partagée par de nombreux artistes :

Il y en a qui voient en vous quelqu’un qui fait de la propagande politique. Ils voient dans tout ce que vous faites de la politique. Vous faites de l’art politique et ils vous considèrent, voilà, comme un terroriste potentiel mais dans l’art (Sami, 48 ans, peintre).

La politisation de l’art est aussi renforcée par les nombreuses sollicitations que reçoivent les artistes palestiniens à exposer dans la sphère militante. Les artistes palestiniens sont fréquemment invités par les réseaux associatifs qui soutiennent la cause palestinienne. Il n’est pas rare que des événements militants soient agrémentés d’un spectacle de danse, d’une récitation de poésie ou d’une exposition. L’échantillon étudié ne permet pas de relever des variations dans l’injonction à l’engagement en fonction des champs artistiques considérés. Toutefois, la rencontre entre art et militantisme peut être à l’origine de nombreuses contradictions et incompréhensions entre les acteurs de ces deux sphères.

On vous invite en tant qu’artiste palestinien mais on ne fait pas vraiment attention que vous avez un travail qu’il faut respecter, qu’il faut mettre en valeur, qu’il faut comprendre. Donc voilà, on se sert de vous pour illustrer. On attend de vous que ce que vous faites ce soit vraiment représentatif du problème palestinien, que ce soit une illustration du problème palestinien (Sami, 48 ans, peintre).

Les artistes palestiniens peuvent ainsi être utilisés par la sphère militante comme des illustrations ou des incarnations d’une cause, sans qu’ils ressentent une réelle attention à l’égard de leur travail : « Elle nous invite, elle ne sait même pas qui on est ! Elle ne sait même pas le nom de notre troupe ! Ils sont là, ils font leurs trucs. Moi, je sais même pas à quoi on sert en fait » (Ahmad, 30 ans, danseur). On voit émerger un certain nombre de tensions à la croisée des sphères militantes et artistiques. De ce fait, les institutions culturelles et militantes sont parfois en tension quant à la question de l’utilisation des artistes palestiniens.

J’en ai discuté avec les associations qui nous sollicitaient souvent pour trouver des artistes. Je leur ai dit : « C’est pas respectueux pour les artistes. Vous voulez un événement culturel ou vous voulez un événement politique ? » Et souvent c’est : « Bah ! tu sais, entre deux interventions, ce serait bien de souffler un peu ». Ok, moi je veux bien, mais je ne vais pas recommander un artiste juste pour faire la marionnette entre-deux parce qu’il faut s’intéresser à son travail, à ce qu’il dit. Il a un contenu à apporter normalement. Ça, ça n’aide pas le développement de l’art palestinien. Si c’est juste pour faire le fou du roi (Jamila, 44 ans, responsable d’un institut culturel palestinien).

La scène artistique représente un terrain propice pour observer la façon dont l’identité palestinienne peut être ramenée, par certains milieux et dans certains contextes, à une dimension politique. Les environnements artistiques et militants peuvent constituer des cadres de contraintes qui obligent les artistes palestiniens à s’exprimer vis-à-vis de leur identité et à incarner leur cause. On peut observer dans ces espaces un écart se creuser entre une identité désirée et une identité assignée : alors que l’un se veut artiste et être considéré comme tel, l’autre le conçoit comme Palestinien. De façon générale, les Palestiniens en exil sont contraints par certains milieux à prendre position quant à leur origine. Cette incitation externe semble renforcée dans le cas des artistes qui gravitent autour des sphères dans lesquels émanent explicitement ces demandes.

Conclusion

La perception, partagée par les enquêtés, d’une injonction externe à devoir expliquer, représenter et se positionner vis-à-vis de leur origine est apparue comme un aspect central de notre enquête de terrain. Pour pallier cette injonction, certains Palestiniens décident de recourir à des stratégies de dissimulation qui varient en fonction du contexte, de la situation d’interaction et de la façon dont la palestinéité est appréhendée à un moment donné dans la société d’accueil. Toutefois, dans certains cas, il est impossible de recourir à de telles stratégies ; notamment pour les artistes qui sont connus comme Palestiniens dans les milieux militants et artistiques. L’étude des artistes permet d’illustrer la façon dont l’identité peut constituer un cadre de contraintes dans l’expérience d’exil. L’injonction à être et à illustrer émanant de l’environnement externe constitue dans ce cas particulier un socle à la surdétermination de l’identité. Nous pouvons néanmoins noter que l’injonction à l’engagement n’est pas le même en fonction du sexe. Les hommes bénéficient d’une visibilité supérieure sur la scène militante et semblent soumis à une pression à la politisation plus forte que les femmes (Bargel, 2005).

L’injonction à s’affirmer et à prendre position fait écho au paradoxe minoritaire développé par Scott (1998) selon lequel les minorités visibles, notamment les femmes, sont condamnées à prendre la parole dans l’espace public en tant que minorités pour demander à ne plus être traitées comme telles. Ce paradoxe a depuis été élargi à d’autres minorités, notamment au travers des travaux de Fassin (2006, 2010), qui invitent à se demander s’il est possible d’être porteur d’un « stigmate » sans en être son représentant. À la vue des données recueillies ici, nous nous demandons dans quelle mesure les Palestiniens en exil ne sont pas astreints dans certains milieux à prendre la parole « en tant que ». L’identité, bien plus qu’une simple donnée intrinsèque, relèverait alors, en partie, d’un devoir, d’une injonction ou d’une assignation provenant de certains environnements. Ce processus semble un phénomène récurrent et l’actualité française et européenne nous offre de nombreux exemples de ces injonctions, émanant de l’environnement externe. Nous pensons à l’injonction faite aux « musulmans » de condamner les attentats, de prendre position mais aussi de « se conformer aux critères du “bon” musulman » (Gianni et al., 2015 : 115 ; Hajjat, 2010).

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Notes

1 La discussion informelle a été un outil incontournable dans cette enquête. Les entretiens structurés avec prise de note et enregistrement étaient perçus par certains enquêtés comme les méthodes des services de renseignement. La sensibilité de mon terrain de recherche a nécessité d’adapter la méthode et de recourir à des entretiens moins formalisés et non-enregistrés. Return to text

2 « Catastrophe » en arabe. La Nakba renvoie à l’expulsion des Palestiniens suite à la création de l’État d’Israël. Return to text

3 Pour Golda Meir, premier ministre d’Israël (1969‑1974), « Comment pourrions-nous rendre les territoires occupés ? Il n’y a personne à qui les rendre » (8 mars 1969) puis, « les Palestiniens n’ont jamais existé » (15 juin 1969). « Le nom effacé, le déni d’existence qui l’accompagne est renforcé par l’usage du verbe au présent. Personne n’affirme que les Palestiniens n’existent plus – cela équivaudrait à une reconnaissance de crime –, on dit simplement qu’ils n’existent pas » (Sanbar, 2004 : 213). Return to text

4 À cette époque, les factions palestiniennes sont médiatisées pour leurs actions terroristes. Dans les années 1970, le Front populaire de libération de la Palestine a réalisé de nombreux détournements d’avions. En 1972, le groupe palestinien « Septembre noir » réalise la prise d’otage des athlètes israéliens pendant les jeux olympiques de Munich. Return to text

References

Electronic reference

Ellie Mevel, « Être ou devoir être ? Quand l’identité devient une injonction. Le cas des Palestiniens en France », Strathèse [Online], 5 | 2017, Online since 01 janvier 2017, connection on 03 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=844

Author

Ellie Mevel

Laboratoire des Dynamiques sociales (DySoLab), université de Rouen

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