Présentée comme une initiative linguistique grand public, l’« élection » du « mot horrible de l’année »1 (en allemand « Unwort des Jahres ») est intéressante à plus d’un titre pour les germanistes et davantage encore pour les linguistes. Le lauréat de ce « concours » est un terme dont l’utilisation répétée pendant l’année écoulée a provoqué de vives réactions parmi les locuteurs et locutrices « lambda » (épilinguistes), ainsi que les journalistes et éditorialistes, considérés comme les locuteurs et locutrices semi-experts de la parole publique. Pour le dire autrement, le « mot horrible de l’année » est un lexème de la langue allemande dont l’utilisation récente a eu un effet illocutoire négatif dans le déroulement de la communication, allant de l’indignation à l’interruption de l’échange.
Après une explication contextuelle et une présentation des « mots horribles de l’année », nous reviendrons sur le dernier lauréat en date : « faits alternatifs » (« alternative Fakten »). Cette importation des États-Unis marque l’avènement d’un rapport singulier des individus à la notion de vérité et illustre une tendance récente dans la stratégie argumentative qu’il convient d’expliciter.
Enfin, nous aborderons la dimension éducative du dernier « mot horrible de l’année » en Allemagne, à travers des exemples de deux dossiers pédagogiques du média allemand Zeit für die Schule.
1. La tradition linguistique du « mot horrible de l’année »
Le choix du « mot horrible de l’année » fait écho à une première initiative linguistique basée sur le même principe, l’élection du mot de l’année (« Wort des Jahres »), dont la première édition date de 1971. Cette date n’est pas fortuite, si l’on considère le contexte sociétal post-révolution étudiante de la fin des années soixante en Allemagne. La période d’indignation et de rébellion contre les principes d’autorité de la génération précédente s’ouvre sur des revendications et des remises en question multiples, y compris concernant l’usage linguistique. Même si l’action du « mot horrible de l’année » (ou « Unwort des Jahres ») a été mise en place vingt ans plus tard, en 1991, elle est à rapprocher d’une volonté métalinguistique similaire basée sur la sensibilité éthique des locuteurs et locutrices germanophones. Il s’agit de pointer du doigt certains termes dont il a été usé (et même abusé) au cours de l’année écoulée, cette fois-ci sous l’influence du politiquement correct, mouvement socio-culturel de grande envergure importé des États-Unis en Allemagne à partir des années quatre-vingt-dix (Elsner-Petri, 2015). Cette continuité dans le processus de prise de conscience métalinguistique des locuteurs et locutrices germanophones est la raison pour laquelle nous considérons le mouvement de révolte étudiante des années 1967-68 en Allemagne non pas comme une césure linguistique mais comme un « catalyseur de changement linguistique et d’informalisation de la communication des locuteurs germanophones » (Gautherot, 2015). De la même façon, Wengeler (2013 : 19) envisage l’élection du « mot horrible de l’année » dans la lignée de la génération de 1968 :
Die „Sprachpolitik der 68er-Generation“ habe zu einer demokratischeren, offeneren öffentlichen Auseinandersetzung sowie zu einer erhöhten öffentlichen Sprachsensibilität geführt, deren Spätfolgen Phänomene wie eine aus bestimmten Gründen (vgl. Wengler 2002) positiv verstandene – political correctness oder die Kür eines „Unworts des Jahres“ anzusehen sind.2
Les deux actions linguistiques ont été créées par la même instance de normation linguistique allemande3, la Gesellschaft für deutsche Sprache (GfdS) ou « Société pour la langue allemande »4 et fonctionnent sur le même principe : il s’agit d’élire un mot (ou un « mot horrible ») de l’année parmi une liste de propositions faites par les locuteurs et locutrices germanophones. Un jury composé de membres du domaine culturel et médiatique d’une part (journalistes, écrivains et rédacteurs) et de linguistes (membres de la GfdS pour l’action « Wort des Jahres » [« mot de l’année »] du monde universitaire pour l’action « Unwort des Jahres ») d’autre part, procède au vote. Cependant, les actions diffèrent du point de vue linguistique selon la connotation sémantique et l’effet perlocutoire des termes sélectionnés. Le mot de l’année est présenté comme suit sur le site internet de la GfdS :
Für die Auswahl der Wörter des Jahres entscheidend ist dabei nicht die Häufigkeit eines Ausdrucks, sondern vielmehr seine Signifikanz und Popularität: Die Liste trifft den sprachlichen Nerv des sich dem Ende neigenden Jahres und stellt auf ihre Weise einen Beitrag zur Zeitgeschichte dar. Die ausgewählten Wörter und Wendungen sind jedoch mit keinerlei Wertung oder Empfehlung verbunden.5
On trouve ainsi dans la liste de « mots de l’année » des créations contextuelles neutres pour désigner un nouvel objet du monde, une nouvelle donnée de situation juridique ou politique de la société allemande, comme par exemple :
- « Hartz IV », mot de l’année 2004, qui désigne les mesures sociales pour les personnes sans emploi ;
- « Finanzkrise », mot de l’année 2008, qui désigne la crise financière mondiale ;
- « GroKo », mot de l’année 2013, qui est la troncation de « Große Koalition » (« grande coalition »), le nom donné aux formations politiques du gouvernement Merkel III associant chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates.
Il en est autrement pour les « mots horribles de l’année », dont les désignés sont exclusivement issus d’un conflit sociopolitique allemand. Leur sémantisme est péjoratif et leur utilisation a provoqué l’indignation de l’opinion publique. Par exemple :
- « Gotteskrieger », le « mot horrible de l’année » 2001, qui est utilisé par les terroristes talibans et du groupe d’Al Qaida pour désigner (et s’auto-désigner en tant que) les combattants qui mènent une guerre de religion ;
- « Döner-Morde », le « mot horrible de l’année » 2011, qui désigne une série de meurtres racistes perpétrés par une cellule néonazie de Zwickau en Saxe, ne visant que des personnes d’origine turque dans des restaurants de kebabs6 ;
- « Lügenpresse », le « mot horrible de l’année » 2014, utilisé de façon délibérément polémique par le groupe d’extrême droite PEGIDA (Patriotische Europäer Gegen die Islamisierung des Abendlandes [Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident]) pour désigner une « presse menteuse ».
Contrairement aux lauréats du mot de l’année, ces derniers attirent l’attention par l’usage polémique et potentiellement diffamatoire qu’en ont fait les locuteurs et locutrices (comme pour « Lügenpresse »). Or l’élection du « mot horrible de l’année » vise précisément à rendre le grand public conscient de cet usage, comme le rappelle Nina Janich (2013), porte-parole de l’initiative :
Die sprachkritische Aktion „Unwort des Jahres“ möchte das Sprachbewusstsein und die Sprachsensibilität in der Bevölkerung fördern. Sie lenkt den Blick auf sachlich unangemessene oder inhumane Formulierungen im öffentlichen Sprachgebrauch, um damit zu alltäglicher sprachkritischer Reflexion aufzufordern.7
L’élection du « mot horrible de l’année » doit donc être envisagée comme la proclamation officielle d’une condamnation lexicale (d’un terme non nécessairement issu du fonds lexical allemand), dont l’utilisation représente une infraction aux normes communicatives de l’allemand contemporain, plus précisément celle du respect de l’autre dans le discours. Le processus d’élection du « mot horrible de l’année » est alors comparable à un processus de normation implicite. L’idée qui sous-tend ce processus est que la récurrence de ces termes dans le discours médiatique une année X automatiserait leur traitement sémantique par les auditeurs ou lecteurs, en risquant de figer et naturaliser une perspective éthiquement condamnable.
Les détracteurs de cette initiative accusent Janich et les membres du jury de se positionner comme des censeurs de l’usage linguistique au service du politiquement correct, clouant au pilori les termes jugés irrespectueux, sous couvert de protéger les personnes désignées ou impactées par les désignations lauréates. Sur le diaporama de sa présentation en ligne, Janich se défend de ces accusations et indique sur un tableau à double entrée « Pro PC » et « Contra PC » que le mouvement de critique linguistique issu du politiquement correct « protège les victimes de discriminations » d’un côté, mais paradoxalement « crée d’autres victimes » (Janich, 2013), notamment par la création de désignations euphémisantes. Janich donne comme exemple parmi les candidats à l’édition 2010 « Integrationsverweigerer » (un nom d’agent que l’on pourrait traduire par « le réfractaire à l’intégration » ou par la périphrase « personne qui refuse de s’intégrer »). Dans le « visage de Janus du politiquement correct », Scharloth voit opérer simultanément deux forces contraires : une « force positive, qui vise à forger et à diffuser de nouvelles formes linguistiques, tenues pour souhaitables et aptes à rendre visibles les droits d’une minorité ou d’une partie de la société, linguistiquement peu perceptible », en opposition à une « force négative, qui cherche à substituer ou à interdire un langage considéré comme délicat, inadéquat ou idéologiquement intolérable » (Schafroth, 2010 : 101). La visée métalinguistique de cette initiative, à savoir sensibiliser l’opinion publique à la « force négative » du politiquement correct, est en effet facilement identifiable pour les désignés d’un groupe de personnes particulier, comme par exemple « Volksverräter » (« le traître du peuple »), lauréat de 2016, ou « Gutmensch » (terme difficilement traduisible mais qui recouvre l’idée d’une « bonne âme »), candidat en 2011. Mais lorsque le lauréat désigne un objet du monde ou un fait, l’usage diffamatoire de l’expression euphémisante se révèle plus insidieux et il influence en cela l’opinion publique. Afin d’éviter cette imprégnation des esprits par le discours médiatique, le jury des « Unwörter » lutte alors contre le « devenir-usage » de ces termes en les réprouvant publiquement.
2. Les « faits alternatifs » de la société moderne « postfactuelle »
La dernière édition du « mot horrible de l’année » a couronné non pas une création linguistique allemande mais la traduction d’un emprunt américain, l’expression « alternative Fakten » (« alternative facts » ou « faits alternatifs »). Ce terme a été employé le 22 janvier 2017 par Kellyanne Conway, conseillère et ancienne directrice de campagne du président américain Donald Trump, suite au discours d’investiture de ce dernier le 20 janvier 2017. Après qu’un attaché de presse de la Maison Blanche nommé Sean Spicer avait affirmé que le discours d’investiture du nouveau président avait réuni plus de monde que tout autre président américain auparavant (notamment Barack Obama en 2009), les journalistes ont confronté la conseillère à la fausseté de cette affirmation, preuves à l’appui. Plutôt que de reconnaître que les faits énoncés par Spicer étaient faux, Conway a présenté les affirmations de ce dernier comme des « faits alternatifs », contrecarrant ainsi les accusations des médias.
L’expression « faits alternatifs » a rapidement été qualifiée de « terme orwellien » par l’opinion publique et les médias américains, tant cet épisode rappelle l’univers dystopique du roman 1984. Deux représentants du gouvernement américain réfutant la vérité prouvée par des éléments factuels résonne en effet parfaitement avec le passage suivant : « Le parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. » (Orwell, 2014 :111) Les ventes du roman ont d’ailleurs connu une envolée dans les jours qui ont suivi les déclarations de Conway (Le Monde du 26 janvier 2017). Ajoutons que dans le roman, le travestissement de la vérité et l’introduction d’une « novlangue » réductrice comme idiome officiel sont des instruments du système totalitaire au pouvoir pour contrôler les foules.
Les ouvrages lexicographiques français et allemands définissent le « fait » comme une donnée du monde réel, vérifiable et prouvable. Pour le dictionnaire Larousse en ligne, il s’agit d’un « acte, phénomène, action. Ce qui est reconnu comme certain, incontestable » ; pour le dictionnaire en ligne Duden : « etwas, was tatsächlich, nachweisbar vorhanden, geschehen ist; [unumgängliche] Tatsache. »8 Ce dernier donne comme synonyme « Realität ». Sur le plan sémantique, l’expression « fait alternatif » apparaît donc d’emblée oxymorique, car si un fait est établi, il ne peut être « alternatif ». Pour le dire de façon tautologique, un fait est un fait. L’utilisation rhétorique de Conway illustre alors deux aspects argumentatifs du discours politique contemporain :
1. la présentation et l’exploitation des faits (au sens scientifique) diffèrent de leur utilisation par les locuteurs politiques ;
Un « fait alternatif » est une vision variante d’un fait, une sorte de pseudo-vérité correspondant à une idée personnelle de la vérité. Par ailleurs, un « fait alternatif » a d’autant plus de chances d’être accepté par un auditoire qu’il correspond à son impression de vérité (on parle en allemand de « réalité ressentie » : « gefühlte Wahrheit » ou « gefühlte Realität »). L’historien suisse Philipp Sarasin présente le raisonnement des politiciens américains autour de Trump et des journalistes nationaux de la droite contemporaine comme suit : « „Fakten“ müssen mit ihrem eigenen „Gefühl“ für die Wahrheit und damit mit ihrer politischen Weltsicht übereinstimmen. »9 (Sarasin, 2017) Cette vision pose de sérieuses questions à la fois sur le rapport des individus à la vérité mais aussi sur la faculté de chacun/e à reconnaître un fait établi comme vrai ou au contraire à le refuser (nier une vérité factuelle) et lui préférer une autre vérité (une « vérité alternative »), la dernière étant plus avantageuse car plus en accord avec ses propres principes. Ainsi, l’orateur énoncerait lui aussi des contrevérités pour nier une réalité dérangeante, ce qui amène au deuxième aspect :
2. l’utilisation rhétorique de la taxonomie « fait alternatif » par les locuteurs politiques a un effet diffamatoire. Lorsqu’il récuse une accusation en lui opposant un « fait alternatif », le locuteur discrédite son adversaire en dégradant la vérité de ses arguments.
Or c’est bien l’usage lexical diffamatoire dégradant un statut social ou argumentatif que dénonce l’initiative linguistique du « mot horrible de l’année ». Dans le communiqué de presse publié sur le site internet de l’initiative après le choix de 2018, Janich explicite cet usage avec « alternative Fakten » :
Die Bezeichnung „alternative Fakten“ ist der verschleiernde und irreführende Ausdruck für den Versuch, Falschbehauptungen als legitimes Mittel der öffentlichen Auseinandersetzung salonfähig zu machen. […] „Alternative Fakten“ steht für die sich ausbreitende Praxis, den Austausch von Argumenten auf Faktenbasis durch nicht belegbare Behauptungen zu ersetzen, die dann mit einer Bezeichnung wie „alternative Fakten“ als legitim gekennzeichnet werden.10
Cette tendance argumentative du discours politique à diffamer l’adversaire (une personne ou un groupe de personnes) par une désignation euphémistique dépréciative pour obtenir l’avantage dans l’argumentation se retrouve dans le choix des lauréats et candidats des dernières éditions du « mot horrible de l’année ». Prenons l’exemple des deux propositions retenues avec le lauréat de la dernière édition de 2017. « Shuttle-Service » (« service de navette ») a été utilisé par le porte-parole de la droite conservatrice allemande au parlement (CDU/CSU) Stephan Mayer pour désigner l’action des bateaux des Organisations Non Gouvernementales qui secourent les embarcations de réfugiés en Méditerranée. Pour Janich, l’utilisation de ce terme marque non seulement le positionnement « cynique » du locuteur à travers un jugement réducteur de l’action (venir en aide à des personnes risquant leur vie sur des embarcations de fortune pour espérer un avenir meilleur est réduit par le locuteur à un acte de transport répétitif sans prise en compte des vies humaines), ainsi que l’effet perlocutoire doublement diffamatoire : « Mit dem Ausdruck „Shuttle-Service“ werden sowohl die flüchtenden Menschen als auch vor allem diejenigen diffamiert, die ihnen humanitäre Hilfe leisten. »11 (Janich, 2018) Cette désignation a d’ailleurs un effet perlocutoire doublement diffamatoire puisque les agents comme les destinataires de l’action sont l’objet de l’euphémisation. Le deuxième candidat retenu « Genderwahn » (« manie du genre ») a été utilisé par les cercles très conservateurs aux positions extrémistes sur la série de mesures linguistiques popularisées ces dernières années pour un usage linguistique équitable en genre dans la langue allemande. Ces revendications regroupent différentes formes linguistiques, comme les doubles formes parallèles affichant systématiquement le masculin et le féminin, (par exemple : « Bürgerinnen und Bürger » [« citoyennes et citoyens »]), les formes avec I majuscule (par exemple : « BürgerInnen »), ou les formes neutralisantes (comme « Studierende » [« personnes qui étudient »] ou « Personal » [« personnel »]), effaçant toute référence au sexe biologique du désigné. D’autres formes ont été popularisées, provoquant beaucoup de critiques et d’interrogations à cause de leur effet graphostylistique « perturbant », comme les formes avec un astérisque ou un « x » pour neutraliser toute forme de genre grammatical et inciter les locuteurs et locutrices à remettre en cause les catégories grammaticales existantes (par exemple : « Profx » ou « die Schüler*innen » [les élèves »]). La désignation péjorative « Genderwahn » a été retenue parmi les candidats de la dernière édition du « mot horrible de l’année » pour son intention persuasive par les détracteurs et fervents opposants aux propositions linguistiques énoncées plus haut :
Mit dem Ausdruck „Genderwahn“ werden in konservativen bis rechtspopulistischen Kreisen zunehmend Bemühungen um Geschlechtergerechtigkeit (von geschlechtergerechter Sprache über „Ehe für alle“ bis hin zu den Bemühungen um die Anerkennung von Transgender-Personen) in undifferenzierter Weise diffamiert12. (Janich, 2018)
Doit-on voir dans la tendance récente à la diffamation par la distorsion de la vérité un usage manipulatoire symptomatique de nos sociétés postmodernes ? L’interprétation de la vérité à des fins manipulatoires n’est évidemment pas nouvelle chez les orateurs publics. Néanmoins, cet usage répandu dans les sociétés contemporaines de la postmodernité s’accompagne d’un changement dans le rapport des individus à la vérité, relevé notamment lors des dernières campagnes électorales françaises et américaines (« Les faits alternatifs de François Fillon », Libération, 8.2.2017 ; « Trump, les fake news et l’inculture des Américains », Les Echos, 17.11.2017). Du point de vue de l’émetteur, le locuteur présente les faits de « sa » vérité et du point de vue du récepteur, le locuteur tend à accepter comme vrais les faits qui lui sont présentés de la façon la plus apte à correspondre à son ressenti de vérité et non ceux qui sont fidèles à la vérité. Ce changement de paradigme a vraisemblablement été pressenti dans le choix du mot de l’année 2016, également emprunté de la politique des États-Unis mais utilisé par la chancelière allemande la même année : « postfaktisch » (« post truth » ou « postfactuel »). L’explication du terme dans le communiqué de presse de la GfDS semble confirmer l’annonce d’un changement de paradigme en argumentation politique :
Die Jahreswortwahl richtet das Augenmerk auf einen tiefgreifenden politischen Wandel. Das Kunstwort postfaktisch verweist darauf, dass es heute zunehmend um Emotionen anstelle von Fakten geht. Immer größere Bevölkerungsschichten sind in ihrem Widerwillen gegen „die da oben“ bereit, Tatsachen zu ignorieren und sogar offensichtliche Lügen zu akzeptieren. Nicht der Anspruch auf Wahrheit, sondern das Aussprechen der „gefühlten Wahrheit“ führt zum Erfolg.13
3. Exploitation pédagogique
Nous examinons à présent l’infraction aux normes communicatives dans le domaine de l’éducation, en proposant deux exemples de dossiers pédagogiques allemands. Le rapport des locuteurs publics à la vérité à travers l’usage linguistique diffamatoire de nos sociétés postmodernes soulève des questions d’ordre éthique et moral évidemment importantes dans les préoccupations pédagogiques. Même si la manipulation de l’information par les images retouchées est un thème déjà traité dans les manuels d’enseignement des matières littéraires (français, langues étrangères14, histoire-géographie), ce n’est pas encore le cas pour les stratégies argumentatives dans les discours politiques de ces deux dernières années, dont l’effet a été accéléré par l’utilisation des nouveaux médias. Les jeunes générations peuvent-elles penser que la vérité est une composante argumentative dont un locuteur ou une locutrice a le droit de s’affranchir ? Comment sensibiliser les élèves – jeunes citoyennes et citoyens de demain – à un positionnement critique face à l’infraction aux normes communicatives que représente un argumentaire étayé de « faits alternatifs » et de fausses affirmations ? Les membres de la communauté éducative – parents mais surtout pédagogues et enseignant/e/s – sont sollicités pour répondre à ces questions et développer chez les élèves sens critique et sensibilité éthique.
En septembre et novembre 2017, l’hebdomadaire allemand Die Zeit a publié deux dossiers dans sa collection pédagogique numérique Zeit für die Schule en rapport avec la manipulation de l’information. L’arrière-plan politique outre-Atlantique ayant inspiré cette ligne éditoriale, chacun des dossiers présente un exercice basé sur l’analyse d’un article de presse sur la présentation des informations par les représentants politiques. Le premier dossier intitulé « Bildung gegen Desinformation [Former contre la désinformation] » traite de la crédibilité des médias et des conséquences des fausses informations pour la société et la démocratie. Les exercices de la première fiche de travail partent de la lecture de l’article « Blindes Vertrauen [confiance aveugle] » (Kittlitz, 2017), mettant en lumière les limites des décisions politiques censées protéger les internautes contre les fausses informations (« Fake news »). Les exercices de nature réflexive privilégient une forme de travail en petits groupes, puis les élèves doivent exposer leurs résultats et discuter avec leurs camarades du rôle des journalistes. La deuxième fiche de travail propose une série d’exercices appliqués à la lecture de l’article « Schule gegen Populismus » [L’école contre le populisme] (Sadigh, 2017), évoquant les modalités d’enseignement de la matière « Politique » à l’école. Le chapeau de l’article établit le lien avec le futur lauréat du « mot horrible de l’année » : « Politikunterricht in der Schule kann gegen die Verführungen von "alternativen Fakten" und Extremismus helfen. »15 (Sadigh, 2017) Pour faire réfléchir les élèves à leurs attentes quant à la matière « Politique » récemment introduite dans l’enseignement en Allemagne, ces derniers doivent répondre à des questionnaires à choix multiples concernant l’éducation à la démocratie en milieu scolaire et la conscience politique de chacun/e.
Le deuxième dossier de novembre 2017 intitulé « Im Netz der Zahlenfälscher und Verschwörer » (« Dans le réseau des faussaires de chiffres et des complotistes ») établit directement un lien entre les « faits alternatifs » et les mensonges de politiciens. Les deux fiches de travail reposent toujours sur la lecture préalable d’un article de presse, mais ceux-ci laissent des scientifiques livrer des clés d’analyse réflexive pour repérer les interprétations manipulatoires de faits. Dans le premier article, le statisticien Wolfgang Krämer, le psychologue Gerd Gigerenzer et l’économiste Thomas Bauer montrent la manipulation statistique dans les médias à l’aide d’exemples tirés des thèmes d’actualité récents (le port de la burka en Allemagne, le chômage et l’intelligence artificielle, l’addiction des jeunes à leur téléphone portable). Une série de questions doit ensuite aider les élèves à adopter un état d’esprit critique face à l’utilisation des statistiques, comme par exemple « Celui qui produit les chiffres a-t-il un intérêt personnel à le faire ? Veut-il accroître ou diminuer l’importance d’un phénomène ? » ou encore la méthode de collecte « Qui a été interrogé ? Qui ne l’a pas été ? » (Kara, dans Die Zeit, 18/2017). Des exercices complémentaires doivent amener les élèves à démasquer les stratégies manipulatoires basées sur l’utilisation de chiffres, afin de développer une « compétence en analyse factuelle » (« Faktenkompetenz ») :
Denn klar ist: Zahlen machen Stimmung, Zahlen manipulieren, Zahlen machen Politik. Daher ist es wichtig, bereits in der Schule eine Faktenkompetenz aufzubauen, um Statistiken interpretieren zu lernen.16
Les concepteurs des exercices veillent à proposer des supports avec des exploitations de chiffres parfaitement contradictoires selon l’effet visé. A l’image du verre à moitié vide ou à moitié plein qui traduit la vision pessimiste ou optimiste de l’observateur, l’interprétation statistique peut être influencée par le positionnement de celui qui les présente.
Le deuxième article du deuxième dossier présente l’extrait d’une interview avec Thorsten Quandt, le directeur de l’institut de sciences communicatives de l’université de Munster et l’historien Wolfgang Wippermann, qui analysent le mensonge politique et le rapport individuel à la vérité. Dans les trois catégories de mensonges récurrents établies par Wippermann, « les faits alternatifs » relèvent effectivement du mensonge communicatif :
Drei Arten von Lügen kehren immer wieder: die kommunikative Lüge – die andere Wahrheit, „die alternativen Fakten“. Dann die religiöse Lüge, das achte Gebot: „du sollst nicht falsch Zeugnis reden wider deinen Nächsten“ – das muss man ernst nehmen. Und es gibt die politische Lüge, die gefährlichste von allen.17
Les premiers exercices proposés visent la compréhension écrite avec une reformulation des idées principales des scientifiques interviewés. Puis les élèves doivent analyser un exemple de théorie du complot de leur choix et la présenter en classe sous forme d’exposé.
Ces exemples de pédagogie allemande montrent une orientation pédagogique vers la volonté d’éducation citoyenne à l’esprit critique et à une éthique personnelle. Mais plus que la création ou l’entretien du fameux « esprit critique », les propositions didactiques visent à défamiliariser les élèves avec des termes et concepts sans doute déjà entendus : il faut faire gripper le rouage de pensée en montrant le mécanisme qui construisait l’expression.
Conclusion
Les deux initiatives linguistiques allemandes, l’élection du mot de l’année et celle du « mot horrible de l’année » révèlent la vitalité de la sensibilité éthique de la communauté germanophone contemporaine, qui fonctionne comme la boussole du jugement sur les infractions communicatives. Le traitement de la question sur le plan pédagogique témoigne de la volonté d’éduquer les jeunes esprits à davantage de discernement dans leur réception des argumentations et présentations de faits. Pour continuer à filer la métaphore de la boussole, l’école doit permettre à l’élève de trouver son repère et d’entraîner cet instrument et (son sens de) l’orientation, les « mots horribles de l’année » fonctionnant comme balises de signalisation d’infraction aux normes communicatives, même s’il y a un côté paradoxal à la stigmatisation de termes de la communauté linguistique au nom de l’éducation à l’esprit critique.
Pour certains, comme la sociologue Maximiliane Wilkesmann (citée par Friedrich, 2017), c’est aux scientifiques qu’il incombe de signaler la bonne direction à l’opinion publique, car ils ont un rôle de garant de la vérité, en démontrant les manipulations et en redonnant aux faits leurs lettres de noblesse :
Unwahrheiten im politischen Betrieb gab es schon immer. Mächtige manipulieren Fakten und setzen sie so selektiv ein, dass sie in ihre Agenda passen. Genau hier liegt ja die Aufgabe der Wissenschaftler. Sie müssen falsche Aussagen widerlegen.18
Pour d’autres enfin, l’élection du « mot horrible de l’année » ne rend pas service à la communauté linguistique car elle donne un signal alarmiste et fait naître des craintes inutiles quant à une évolution non-démocratique de la société moderne. Janich parle certes dans son communiqué de presse « d’une des tendances les plus inquiétantes de l’usage linguistique public »19. Le journaliste Matthias Heitmann se montre en somme plus optimiste que Janich quant à la capacité de la société contemporaine à faire usage de son sens critique dans la réception des informations et des vérités présentées : « Es ist die Aufgabe der offenen gesellschaftlichen Auseinandersetzung, die Spreu vom Weizen zu trennen »20. Les contrevérités et « faits alternatifs » seraient alors de nouveaux paramètres à intégrer dans les modes de stratégies argumentatives de la parole politique contemporaine.
En jugeant tel(s) terme(s) inacceptables, le jury contribue à un travail de normation en rapport avec ses convictions éthiques. Comme le rappelle Ducrot (1984 : 5) : « On n’est pas forcément moins normatif sous prétexte qu’on utiliserait une norme plus libérale. »