Introduction
L’étude qui suit fait partie d’un ensemble de recherches sur les incidences psychologiques des situations linguistiques complexes qui se poursuivent au sein du Groupe d’étude du langage – plus particulièrement au sein de l’ER du C.N.R.S. n° 163 – de la section de psychologie à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg. Il rend compte d’un aspect particulier de ces travaux concernant la dynamique de la situation linguistique en Alsace. Aucune situation linguistique n’est ni réellement homogène, ni réellement stable. Un état de langue connaît des ensembles de réalisations diverses dont certains sont formellement et fonctionnellement identifiables, décrits par exemple sous les termes de « variété de langue » ou de « registre », leur nomenclature restant difficile, voire impossible à fixer. Ces ensembles exercent des influences variées les uns sur les autres et la stabilité d’un état de langue est ainsi relative. Mais elle l’est encore parce qu’aucun groupe linguistique ne reste durablement à l’abri de contacts avec d’autres groupes, ce qui donne lieu à des interférences de langue et à des emprunts d’importance diverse. La complexité de l’ensemble de ces processus rend leur description difficile. De fait, l’élucidation d’un système linguistique ne va pas sans un certain nombre d’abstractions qui concernent tout particulièrement tous les processus dont les incidences à la frange du système, restent, en stricte synchronie, limitées. Une des prétentions de la sociolinguistique est cependant de récupérer l’ensemble de ces processus, non pas pour les rapporter au système de la langue mais par leur intégration à une rationalité qui serait d’ordre social (Marcellesi, 1980 ; Legrand, 1980). Language in Society, titre de la principale revue de sociolinguistique américaine, est révélateur à cet égard.
Une série de travaux, réunis dans un prochain numéro de l’International Journal of the Sociology of Language sur la réalité des langues régionales en France en milieu rural, illustre de manière répétée ce qui semble être la principale caractéristique sociolinguistique de ces situations : une corrélation positive entre milieu rural et emploi de la langue régionale, corrélation d’autant plus positive que sont mieux conservés mode de vie et mode d’exploitation traditionnels de l’environnement. Une telle corrélation se retrouve tant en Bretagne qu’en Alsace, en pays catalan qu’en pays languedocien ou gascon. Que signifie-t-elle ? Ou plus précisément peut-on conclure de son omniprésence que les processus qui la sous-tendent sont les mêmes et que donc, dans tous les cas, c’est une disparition des formes locales ou régionales qu’il faut envisager ? La réponse dépend du degré d’abstraction auquel se situe l’analyse. À long terme et à un niveau élevé de généralité, les transformations profondes entraînées par la création des États modernes, par leur centralisme et par le développement de la grande industrie peuvent être invoquées. À court terme et plus près des réalités sociales particulières, la question mérite d’être approfondie. Nous nous proposons d’en examiner un aspect à travers le cas des populations rurales en Alsace. Dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la recherche sociolinguistique en Alsace, nous exposerons d’abord les résultats de différents travaux actuels qui tous dégagent l’importance de l’opposition ville-campagne en matière d’usages linguistiques. Puis, à partir de résultats de nos propres recherches, nous tenterons de montrer de quel ensemble complexe de réalités la situation linguistique rurale actuelle en Alsace est composée.
1. Le cadre général des débats autour de la question linguistique
Au cours des trente dernières années, le tableau des débats locaux sur la situation linguistique en Alsace s’est profondément modifié : animé largement par des discussions ouvertement politiques sur ce qu’il était convenu d’appeler la « question linguistique » autour des années cinquante et soixante, il l’est aujourd’hui bien plus par le souci d’une appréciation plus précise de la situation linguistique même et par celui du maintien, voire de la sauvegarde, des parlers alsaciens. Ceci n’implique pas que les enjeux idéologiques ou politiques soient absents de ces préoccupations, mais ils ne tiennent plus aussi crûment le devant de la scène. Les passions qui animent les débats restent, elles, aussi vives aujourd’hui qu’hier.
Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’opinion publique en Alsace était restée particulièrement sensible à la question de l’appartenance de la province à la France, la lutte pour cette appartenance nationale étant allée de pair avec la lutte antifasciste au cours des années d’occupation allemande. Mais un certain malaise persistait dans l’esprit de beaucoup de gens, en Alsace même et en France en général, du fait des parlers alsaciens qui « résonnent » comme de l’allemand – plus d’un soldat des armées de libération a pu se demander s’il n’était pas déjà en terre allemande – et qui appartiennent effectivement à la famille des langues germaniques. Il était clair qu’en Alsace, la pierre de touche de l’appartenance nationale n’était pas la communauté de langue. La manière de dépasser, voire de faire un sort à cette particularité a pu profondément diviser les opinions et donc la manière même d’envisager la « question linguistique » et ses solutions possibles, avant tout dans le domaine scolaire. Dans une étude parue tout de suite après la dernière guerre, Situation de l’Alsace, Emile Baas décrit l’Alsace comme « un traditionnel pays de bilinguisme » ([1945] 1973 : 80) et où le bilinguisme, accessible naguère aux nobles et aux bourgeois seulement, est appelé à s’étendre largement. Parler de bilinguisme en Alsace revient dans ce cas à le définir comme « la pratique parallèle du français et du dialecte alsacien » ([1945] 1973 : 81). Ce dernier paraît si bien enraciné dans les usages, voire dans la « psychologie de l’Alsacien » ([1945] 1973 : 87) qu’il semble à l’auteur ne rien avoir à craindre du développement de la connaissance de la langue nationale favorisé par l’école. C’est donc le seul enseignement du français qui est préconisé « non pas pour suppléer l’alsacien mais pour créer un état d’authentique bilinguisme » ([1945] 1973 : 94). Pour d’autres auteurs cependant, qui préconisent tout autant l’unité nationale, la meilleure voie d’un large accès à la culture française passe par une solide connaissance de la langue allemande et c’est elle qu’il faudrait enseigner dans les premières classes scolaires (Heumann, 1955 : 141). Dans ce cas la notion de bilinguisme désigne la pratique alternée du français et de l’allemand, le dialecte alsacien n’étant évoqué que comme variété parlée de l’allemand. Le radicalisme de ces deux positions est loin d’en faire des positions de minorités, l’une et l’autre ont connu la popularité. Mais c’est qu’il est loin de s’agir d’opinions techniques seulement, et qui ne concerneraient que les seules questions linguistiques et scolaires. De telles positions ne sont jamais isolées d’autres options, ouvertement politiques, dont le contenu peut varier selon l’époque, pour ou contre des solutions de type régionaliste, pour ou contre le « destin européen de l’Alsace », pour ou contre l’OTAN, etc. Malgré les divergences fondamentales dans leur manière d’analyser la situation de l’Alsace et plus encore dans les propositions politiques à appliquer à son cas, les études de cette période ne sortent pas du cadre d’une problématique où le destin français de l’Alsace est mis au premier plan.
Au contraire, dans un mouvement d’idées plus récent, c’est le destin même de l’Alsace en tant qu’entité originale qui est avancé comme le souci majeur d’une quête où cette originalité apparaît, à la fois, comme le symbole et comme l’instrument d’une perpétuité que chacun appelle de ses vœux d’autant plus qu’il la sent menacée. D’où le double mouvement que l’on saisit dans des œuvres comme celle d’Eugène Philipps (1975 ; 1978). Elles dégagent et confirment l’identité alsacienne en montrant comment elle a pu se maintenir par-delà les vicissitudes de l’histoire et des luttes linguistiques dont elle a constamment été entourée, ce sont Les luttes linguistiques en Alsace jusqu’en 1945 (1975), mais elles éclairent aussi comment et combien cette identité est actuellement menacée et du dehors – l’assimilation linguistique préconisée par l’État français n’en est pas le moindre facteur – et du dedans, par une sorte de crise interne qui fait douter ceux-là même qu’elle concerne le plus de la possibilité de son maintien, c’est L’Alsace face à son destin : la crise d’identité (1978). D’où encore cet autre mouvement à deux versants lui aussi, où l’identité alsacienne est à la fois soulignée dans ce qui fait sa vigueur et interrogée dans ses difficultés, dans ce qui la met en question. Sa vigueur, ce sont toutes les manifestations culturelles, liées au développement de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler « animation culturelle » (fêtes locales, organisations populaires telles que chorales, ou associations diverses, de la pêche à la ligne à toutes les sociétés d’élevage, etc.), mais aussi la progression, parfois difficile encore, d’une littérature écrite, petits journaux, revues, etc., dont une forme écrite du parler alsacien n’est pas absente, comme par exemple la revue De Budderflade (depuis 1975, Strasbourg) ou encore les recueils de la Petite anthologie de la poésie alsacienne (depuis 1962, Strasbourg). Ses difficultés, elles, transparaissent de tout un ensemble de travaux qui, tout aussi préoccupés de l’identité alsacienne que les publications qui viennent d’être citées, visent à la circonscrire, à la scruter avec l’objectivité qui est celle que l’on prétend à la science. Leur objet est essentiellement l’examen des emplois linguistiques en Alsace, l’étude des facteurs qui s’y font jour et qui travaillent au maintien ou au recul de l’emploi de l’alsacien. Sa progression n’est guère envisagée, son maintien fait question, son recul ne le fait guère, mais il est diversement apprécié.
Il y a vingt ans, la politisation de la « question linguistique » en Alsace était exacerbée à tel point que toute investigation dans la situation linguistique était rendue difficile. Tels mes premiers travaux sur l’intelligence et la progression des connaissances scolaires des écoliers alsaciens (Tabouret-Keller, 1959 ; 1960). Du fait même qu’il y était question de la coexistence pour l’enfant de deux langues au moins, l’alsacien dans son milieu familial, le français à l’école, ils soulignent un aspect de la situation linguistique et proposent l’étude d’un bilinguisme dont la seule suggestion est déjà partiale. Aux uns, ils apparaissent comme une défense du bilinguisme : j’y établis qu’il n’a rien de nocif en soi, mais j’y regroupe aussi les parlers alsaciens sous le concept de langue, les mettant ainsi sur le même pied que le français, du moins d’un point de vue théorique ; aux autres, ils apparaissent comme une attaque du bilinguisme puisque j’y montre aussi que la progression des connaissances scolaires en français est ralentie pendant les premières années scolaires, l’enfant ayant à assimiler et ces connaissances et la langue qui sert à les enseigner, soit le français. Dans la section de psychologie où je travaille (UER des sciences du comportement et de l’environnement, Université Louis Pasteur), il a fallu attendre ces récentes années pour que des étudiants entreprennent des travaux personnels sur la situation en Alsace, mémoires de maîtrise ou thèses du IIIe cycle, alors que plus d’un avait manifesté bien avant sa curiosité pour les questions alsaciennes, mais sans envisager d’y trouver l’objet d’une recherche. Actuellement, il n’est plus exclu de voir des étudiants ou des chercheurs choisir spontanément un thème de travail concernant l’Alsace, encore que cela ne soit toujours pas vraiment courant.
Cette ouverture du « terrain » à des investigations diverses, linguistiques, sociologiques, psychologiques, ethnologiques, dont la Revue des sciences sociales de la France de l’Est, par exemple, est un vivant témoignage, n’entraîne pas pour autant qu’un accord existe sur la définition même des caractéristiques de ce terrain. En quels termes convient-il de qualifier la situation linguistique ? Dans un article récent où il examine les principales données de toute politique linguistique en Alsace, Pierre Vogler (1979) décompte les langues suivantes en Alsace : « le français, utilisé par une proportion non négligeable d’unilingues, en plus grand nombre dans les villes qu’en zone rurale… », « le dialecte alsacien (faut-il dire « les » alsaciens ?) utilisé par un nombre décroissant d’unilingues, en dehors des grands axes de communication, plus fréquemment par les bilingues précités », « l’allemand, déclaré su, lu ou écouté à la radio, la télévision, par un assez grand pourcentage de bilingues, sans être activement utilisé dans des situations de communication réelle, si ce n’est avec des étrangers… », puis deux langues employées traditionnellement mais fortement minoritaires actuellement, le judéo-alsacien, à peine parlé encore, et la forme locale du manouche, puis encore « les langues parlées au sein des populations récemment immigrées (portugais, arabe, turc…) », et enfin « les langues étrangères enseignées à l’école, parmi lesquelles seul l’allemand peut influer sur les pesanteurs sociolinguistiques » (1979 : 316). Ce foisonnement, nullement particulier à la situation alsacienne, ne doit pas masquer la caractéristique essentielle de cette dernière : la généralité d’un « bilinguisme de complémentarité », terme que Vogler emprunte à Maurice Houis (1971 : 160). La grande majorité de la population a en effet l’occasion d’employer et l’alsacien et le français, mais le premier dans un éventail restreint, le second dans un éventail large d’usages. À première vue, l’emploi du terme de « bilinguisme » semble donc bien pertinent, pourtant il fait problème comme il le faisait déjà dans les ouvrages de l’après-guerre cités plus haut.
Certains spécialistes comme Marthe Philipp proposent en effet de restreindre l’emploi de la notion de bilinguisme aux situations où deux langues sont autant valorisées l’une que l’autre et où elles peuvent être chacune employées dans toute situation (Philipp, 1978 : 73). Ce qui n’est pas le cas en Alsace. Il vaudrait mieux alors, nous dit-on, parler de diglossie puisque le choix de l’un ou l’autre idiome est déterminé par la situation de communication et parce que le dialecte ne jouit pas du prestige du français (Philipp, loc. cit.). Soulignons que la notion de bilinguisme n’est pas étroitement définie (Mackey, 1966) ; elle recouvre des situations en fait très variées mais dont le commun dénominateur est la présence de deux ou de plusieurs langues ; son emploi ne nécessite pas d’apprécier les fonctions remplies par chacune des langues en présence (Tabouret-Keller, 1969, 1972). La notion de diglossie, en revanche, dérive d’un point de vue plus étroit qui souligne la répartition des fonctions au sein des réseaux de la communication sociale, répartition qui accompagne généralement la coexistence à travers toute une communauté de deux variétés d’une même langue (Ferguson, 1959 : 325). Sauf à le définir d’une manière particulière, pertinente pour l’Alsace seulement, aucun des deux termes, bilinguisme ou diglossie, ne convient d’emblée à y qualifier la situation linguistique. Trois langues au moins sont communément en présence, l’alsacien dans différentes variétés parlées, le français dans sa forme écrite et dans des formes parlées, et enfin l’allemand qui apparaît surtout dans sa forme écrite et dans une forme parlée qui est celle des émissions de radio et de télévision. Inégalités donc des fonctions que chacune remplit, inégalités aussi du point de vue des pratiques du locuteur qui emploie lui-même l’alsacien et le français pour s’exprimer mais n’emploie guère l’allemand.
2. La situation linguistique à travers les recherches récentes
L’ouverture du champ des études alsaciennes, qui semble complémentaire de la progression du souci de l’identité alsacienne, se manifeste également dans un certain nombre de publications récentes qui visent surtout à la description de la situation plus qu’à des prises de positions, toujours polémiques. Il s’agit en effet de préciser le tableau de la situation linguistique d’un point de vue quantitatif – combien de locuteurs parlent, comprennent et généralement emploient quelles langues –, d’un point de vue qualitatif – pour dire quoi, à qui et dans quelles circonstances –, mais aussi de comprendre de quelle manière chacun se trouve engagé vis-à-vis de ses pratiques linguistiques et dans quels termes il peut apprécier cet engagement.
Dans différents recensements de la population, des questions sur l’emploi des langues ont été posées, la dernière fois en 1962. Les renseignements ainsi obtenus ne peuvent être utilisés qu’avec la plus grande circonspection. Ils ne nous renseignent guère sur la manière dont évoluent, dans les emplois que les gens en font, les rapports entre alsacien et français. Les questions posées portent en effet sur la connaissance des langues, par exemple « quelles langues savez-vous parler ? » dans le recensement de 1962 (Seligmann, 1979 : 93). Ils ne sont donc qu’indicatifs de processus en cours dont le détail et la complexité nous échappent. Conclure comme le fait une étude de l’INSEE à l’« évolution de plus en plus satisfaisante de l’assimilation linguistique des trois départements depuis le retour à la mère-patrie, à la fin de la Première Guerre mondiale » (1956 : VII), est pour le moins superficiel et rapide.
Outre les renseignements qui viennent d’être évoqués et qui seront mentionnés plus en détail par la suite, l’on dispose actuellement des résultats de différentes enquêtes menées au cours des cinq dernières années. Dans l’ordre chronologique : l’enquête en milieu rural dont est issu le présent travail, conduite en 1974 et 1975, l’enquête du pasteur Théo Metzger auprès d’élèves des enseignements primaire et secondaire en 1975-1976, l’enquête de Wolfgang Ladin menée auprès d’élèves des classes de troisième en 1978, et enfin l’enquête « Mode de vie en Alsace » menée par les services régionaux de l’INSEE en 1979 auprès de quelque 3 000 ménages, enquête où figurent des questions sur les usages linguistiques.
Un regard rapide sur les résultats globaux des enquêtes de l’INSEE (recensements de 1946 et 1962, enquête « Mode de vie » de 1979) montre un recul de l’emploi de l’alsacien. À la question « quelles langues savez-vous parler ? », 91 % des réponses indiquent l’alsacien en 1946, 87 % en 1969, et à la question « parle alsacien ? » on obtient, en 1979, 75 % de réponses « oui » (INSEE, 1956, 1965, 1979). Cette première impression peut cependant être nuancée : « si l’on exclut les étrangers du champ d’observation de l’enquête, cette proportion (des personnes de plus de 15 ans déclarant parler le dialecte) atteint 79 %. Dans les seuls ménages d’origine alsacienne, 92 % des personnes déclarent le parler » (Seligmann, 1979 : 23). De même en 1962, si l’on exclut les étrangers, 90 % des réponses indiquent l’alsacien (loc. cit.). Faut-il en conclure, comme l’auteur que nous citons, qu’« en dix-sept ans, la connaissance du dialecte a régressé (90 % à 79 %) au sein de la population française vivant en Alsace » ? Il serait plus juste de dire que la question posée « parle l’alsacien ? » concerne un pourcentage moindre de personnes en 1979 qu’en 1962. Pour apprécier les réponses à leur juste valeur, il faudrait les mettre en regard de l’évolution de la composition de la population en autochtones et autres et vérifier dans quelle mesure la baisse du pourcentage constatée est due à l’évolution de la composition des ménages. En 1979, 68 % seulement des ménages se déclarent d’origine alsacienne alors que 14 % n’ont qu’un seul conjoint alsacien et que 11 % sont français, mais non-originaires d’Alsace. Nous avons déjà vu que, dans les 68 % de ménages d’origine alsacienne, 92 % des personnes déclarent parler le dialecte. Ajoutons que dans 78 % de ces ménages, l’alsacien est déclaré être « parlé à la maison » (Seligmann, 1979 : 95). Une première remarque est ici possible. Ce que les chiffres rapportés indiquent le plus sûrement est l’existence d’un facteur sociolinguistique dont les effets sont connus : le contact entre groupes d’appartenance linguistique différente, l’immigration, voire l’occupation ou la colonisation d’un territoire, interviennent pour transformer le tableau linguistique dont la composition globale devient complexe même à court terme par la présence d’unilingues d’origines diverses mais aussi de bilingues de compétence variable. Ainsi le recensement de 1962 donne pour l’Alsace, en ne tenant compte que des contacts de populations établies à long terme et sans tenir compte de groupes d’immigration plus récents, sept sous-groupes de compétence : les unilingues francophones (13,6 %), alsacianophones (3,2 %) et germanophones (0,5 %), les bilingues français-alsacien (20,4 %), français-allemand (1,7 %), alsacien-allemand (7 %) et enfin un important contingent de trilingues français-alsacien-allemand (48,9 %). Une deuxième remarque est dès lors possible : la caractéristique la plus saillante d’une telle situation est le remplacement progressif de l’unilinguisme par un bilinguisme, voire un trilinguisme, sinon effectif du moins potentiel, puisque savoir parler une langue – c’est la question posée – n’entraîne pas que l’on ait l’occasion de la parler. On peut supposer qu’au début du XIXe siècle, et même aussi longtemps que l’enseignement obligatoire n’était pas généralisé, le rapport global unilingues-bilingues (bilingues au sens large) dans la population devait être l’inverse de ce qu’il est actuellement, soit un cinquième d’unilingues pour quatre cinquièmes de bilingues.
La même enquête attire encore notre attention sur d’autres corrélations sociolinguistiques : la pratique de l’alsacien varie avec le type rural ou urbain de l’environnement, avec l’âge du locuteur et avec le caractère public ou privé de la communication. En milieu rural, 88 % des personnes enquêtées parlent alsacien, alors que dans les agglomérations de plus de 50 000 habitants le pourcentage peut baisser jusqu’à 61 %. Mais là où le rapport de cette enquête conclut à une « baisse de la pratique du dialecte avec la taille de la commune », fort justement rapprochée du fait que « dans les villes la part des personnes non-originaires de la région est plus forte » (Seligmann, 1979 : 23), il semble plus approprié de se limiter à remarquer que la concentration des alsacianophones est bien plus importante en milieu rural qu’en milieu urbain. De même que les corrélations entre résidence rurale ou urbaine et connaissance de l’alsacien sont à pondérer par la prise en compte de la région d’origine (Alsace ou autres départements français), les corrélations entre âge et connaissance de l’alsacien d’une part, et d’autre part situation de communication et pratique de l’alsacien, sont à interpréter en tenant compte de l’origine des personnes. Le tableau 1 indique la répartition des personnes déclarant parler l’alsacien selon l’âge. Dans la population prise dans son ensemble, la proportion de ces personnes varie de 60 % à 16 ans à 88 % à partir de 64 ans, mais si l’on considère les seules personnes originaires d’Alsace, cette proportion atteint 90 % dès 24 ans et ce n’est que pour la tranche d’âge la plus jeune (16 à 24 ans) que l’on constate une légère baisse, à 83 %.
Tableau 1. Proportion de personnes (de plus de 15 ans) déclarant parler le dialecte selon l’âge (source : INSEE)
ÂGE | Parle le dialecte dont : (*) |
Comprend mais ne parle pas |
Ne comprend pas | |
16 à 24 ans | 66 | 83 | 13 | 21 |
25 à 34 ans | 64 | 90 | 17 | 25 |
35 à 44 ans | 71 | 93 | 9 | 20 |
45 à 54 ans | 84 | 96 | 5 | 11 |
55 à 64 ans | 84 | 97 | 5 | 11 |
65 à 74 ans | 88 | 98 | 4 | 8 |
76 ans ou plus | 88 | 96 | 2 | 10 |
ALSACE | 75 | 92 | 8 | 17 |
(*) Pour 100 personnes originaires de la région. |
Baisse relative donc, très lente, mais dont la régularité est à noter. À relever aussi l’augmentation très lente mais régulière de la proportion des personnes qui déclarent comprendre l’alsacien mais ne pas le parler, et surtout l’augmentation de la proportion de celles qui ne le comprennent pas, proportion qui atteint 20 % et plus pour les moins de 44 ans. C’est dire que dans les couches d’âge les plus jeunes, la chance de rencontrer un locuteur ne comprenant même pas l’alsacien devient notable. Même si 18 % des ménages originaires de la région déclarent employer le dialecte à la maison, 60 % seulement d’entre eux déclarent l’employer pour faire les courses et 48 % seulement quand ils ont affaire à un service administratif. Sur les lieux du travail, 72 % des actifs interrogés déclarent que le dialecte est « très ou assez utilisé » et seulement 18 % « rarement ou jamais utilisé » (Seligmann, 1979 : 25). On ne sait pas quelle est la proportion des actifs dans l’ensemble de l’échantillon. Le lieu de travail où se déroule une part importante en heures de la vie quotidienne ne semble donc pas être le lieu où l’hétérogénéité linguistique des populations a le plus d’effet ; la pratique de l’alsacien, au contraire, y apparaît comme relativement dominante.
Les deux autres ensembles de résultats dont nous disposons résultent d’enquêtes faites avec des moyens fort réduits par comparaison avec ceux de l’INSEE. C’est ce qui explique sans doute que les auteurs se soient adressés à la population d’âge scolaire qui a l’avantage de se trouver regroupée dans les établissements scolaires, ce qui permet de réunir relativement facilement un nombre important de réponses. L’enquête du pasteur Metzger résulte de son initiative personnelle, ses résultats ne nous sont connus pour l’instant que par la grande presse (Dernières Nouvelles d’Alsace, 14 février 1980). Inquiet de l’ignorance où certains de ses catéchumènes restaient de termes du français, « pas compliqués » nous dit-on (loc. cit.), Théo Metzger lance en 1975 une enquête comprenant un questionnaire sur la pratique du français en famille et un test de connaissance du vocabulaire. Un peu plus de mille élèves (1 024) bas-rhinois y répondent, appartenant à des classes du primaire (CM1 et CM2) et du secondaire (6e, 5e, 4e et 3e). Les résultats confirment l’opposition entre ville et campagne déjà constatée ci-dessus. Alors qu’en milieu rural 72 % des élèves déclarent ne jamais employer le français dans leur famille (23 %) ou ne l’employer que rarement (49 %), en ville 80 % déclarent l’employer presque toujours (16 %) ou toujours (70 %). Le test de connaissance du vocabulaire français n’est réussi que par 15 % des élèves du CM2 et 54 % des élèves de 4e par ceux qui ne parlent que rarement ou jamais le français à la maison, mais par 51 % au CM2 et 83 % en 4e par ceux qui le parlent toujours. Dans ses conclusions, le pasteur Metzger souligne l’opposition ville-campagne tout en notant qu’en moyenne, 40 % des élèves du Bas-Rhin parleraient toujours ou presque toujours le français en famille. Ce chiffre n’est pas tout à fait corroboré par les résultats de l’enquête « Mode de vie », selon lesquels 63 % de l’ensemble des ménages du Bas-Rhin déclarent employer l’alsacien à la maison. Selon la même enquête, 61 % des ménages résidant dans le Bas-Rhin et 82 % des ménages originaires d’Alsace déclarent que leurs enfants savent parler l’alsacien. Le pasteur Metzger se rallie aussi aux conclusions de W. Ladin dont nous allons présenter le travail tout de suite et selon lesquelles la connaissance du français a un caractère sélectif sur le plan scolaire. Th. Metzger cite un chef-lieu de canton où 22 % seulement des élèves des classes de 6e, 5e, 4e et 3e parlent toujours ou presque toujours le français en famille. Or, dans les classes terminales du même lieu, ce pourcentage s’élève à 47 %. Selon Metzger, cela est dû à l’élimination, vers la fin de la scolarité, d’une fraction importante des élèves dialectophones. L’avenir scolaire de beaucoup d’enfants dialectophones dépendrait selon lui en large mesure de la pratique du français en famille, qu’il faut donc encourager. L’ensemble de ces conclusions est cité dans l’article déjà mentionné des Dernières Nouvelles d’Alsace. Un grand nombre de personnes en prirent ainsi connaissance et un certain nombre d’elles réagirent en écrivant au journal. Les réponses, parues dans l’édition du 8 mars 1980, témoignent une fois de plus que le premier enjeu des débats sur la situation linguistique est la politique scolaire et combien le terrain de ces débats reste brûlant.
Dernière pièce enfin à verser au dossier actuel de ces débats, le travail d’un chercheur autrichien, Wolfgang Ladin, que nous connaissons également par un article dans les Dernières Nouvelles d’Alsace mais surtout par une présentation détaillée de ses résultats parue dans le récent numéro de la Revue des sciences sociales de la France de l’Est (Ladin, Rosenfeld, 1979). Ladin s’est adressé à 781 élèves de 42 classes de 3e dans quinze établissements secondaires du Bas-Rhin, avec un important questionnaire (180 questions) comportant six grandes rubriques : les domaines des relations familiales et amicales, le domaine individuel, religieux, public, celui des loisirs et enfin celui de la conscience linguistique. Les informations recueillies sont certes foisonnantes ; la méthode d’analyse factorielle des correspondances qui y est appliquée, si elle permet de dégager certaines corrélations significatives, aboutit à un grand nombre d’autres corrélations plutôt confuses. Ainsi, dans le domaine des loisirs par exemple, ce facteur qui « oppose les garçons, fils de cadres, de Strasbourg et des villes moyennes, dont la langue maternelle est l’alsacien et le français, aux filles de la campagne, de milieu ouvrier, ayant comme langue maternelle exclusivement l’alsacien » (Ladin, Rosenfeld 1979 : 145), facteur qui reste difficile à circonscrire puisqu’il fait intervenir et l’opposition garçon-fille et l’opposition urbain-rural et enfin l’opposition cadre-ouvrier. Il semble également périlleux de suivre les auteurs quand l’opposition dégagée entre « filles de milieux aisés ou filles d’employés » de Strasbourg dont le français est la langue du « discours intérieur », et garçons de la campagne, fils d’agriculteurs ou d’ouvriers, pour qui c’est l’alsacien, les amène à déduire que « le déclin du dialecte est matrilinéaire » (op. cit. : 135), ce qui se trouverait confirmé par le fait que les garçons sont « plus tournés vers les représentations mentales en alsacien que les filles ». Les auteurs déclarent alors sans broncher que « le déclin du dialecte a pour support idéologique la condition et l’activité féminine » (op. cit. : 137). Se dégagent de manière répétée de l’analyse qui nous est proposée deux oppositions, entre la ville et la campagne, entre les filles et les garçons. L’emploi de l’alsacien se maintient avec plus de densité et d’uniformité en milieu rural qu’en milieu urbain et l’appartenance des élèves à l’un ou l’autre est plus prégnante en ce qui concerne leurs choix linguistiques que le milieu socio-professionnel de leurs parents. Il nous paraît difficile de parler d’appartenance à une classe sociale à ce propos, comme le font les auteurs (op. cit. : 129). Notons cependant que « les enfants de cadres habitant Strasbourg, même lorsqu’ils sont dialectophones, utilisent beaucoup moins l’alsacien que les enfants d’ouvriers et paysans « urbanisés » ou non » (op. cit. : 131). Les filles, en général, signalent plus fréquemment des emplois du français et semblent passer plus souvent à de tels emplois que les garçons. Une lecture plus détaillée des graphiques de variance nous semble surtout montrer que le comportement linguistique des filles est moins homogène que celui des garçons : elles alternent plus fréquemment que les garçons leurs emplois de l’une et l’autre langue ; à notre avis le bilinguisme serait chez elles plus opératoire que chez les garçons, plus installé comme comportement régulier. Moins convaincante encore est la lecture que font les auteurs de leurs résultats concernant ce qu’ils appellent « les paramètres politiques et l’environnement économique » (op. cit. : 120). Ils s’étonnent de ce que l’industrialisation d’une région ne soit pas déterminante d’une évolution linguistique, mais cela dépend entre autres et du lieu d’implantation des établissements industriels – à l’écart des grands centres urbains par exemple –, de leur taille – s’ils ne nécessitent qu’une main-d’œuvre limitée, celle-ci peut rester de recrutement local –, et de l’homogénéité linguistique de leur personnel qui peut aussi être maintenue aussi longtemps que le recrutement reste essentiellement local. Il n’est pas non plus certain du tout qu’« une implantation de plus en plus dense de petites et moyennes entreprises et de petites et moyennes industries allemandes peut avoir pour effet de renforcer l’usage de l’alsacien »…, « ce qui approfondirait le clivage linguistique entre les différentes couches sociales de la région et ne saurait qu’accentuer le rôle de sélection que joue le français vis-à-vis des classes défavorisées, rôle comparable à celui des mathématiques ou du latin » (op. cit. : 132). De même, c’est s’avancer beaucoup que de mettre en rapport « persistance de l’alsacien chez les garçons à la campagne, disparition du dialecte chez les filles en ville » avec une future division des Alsaciens entre « employés du secteur tertiaire qui participeront au processus de francisation et producteurs qui conserveront leur parler local » (op. cit. : 143). Enfin de conclure, comme le font les auteurs cités, à un processus d’obsolescence en ce qui concerne l’alsacien et souligner l’intérêt de son maintien en tant qu’instrument de domination (la phrase est ambiguë mais le contexte laisse supposer qu’il s’agit de la domination économique de l’Alsace, française, allemande, voire européenne) (op. cit. : 152). Le caractère outrancier de certaines de ces affirmations illustre et confirme la gravité des enjeux du débat que nous évoquons.
Notre compte rendu serait incomplet si nous ne nous arrêtions pas, ne fût-ce que brièvement, sur un aspect par où se faufile une dimension idéologique, non explicite par ailleurs, dans ces travaux qui se réclament de la stricte objectivité : c’est dans le choix même des termes employés et pour qualifier la situation en Alsace et pour qualifier les parlers qui y ont cours. Nous avons déjà vu que les emplois de « bilinguisme » recouvrent généralement une option en faveur d’un enseignement primaire en français, ou bien en allemand, ou encore en allemand et en français. Ce dernier cas est évoqué par Ladin dans son interview aux Dernières Nouvelles d’Alsace (18 septembre 1979) quand il parle de promouvoir « un véritable bilinguisme populaire ». Le terme de bilinguisme n’inclut alors pas l’alsacien. Celui-ci est évoqué comme un dialecte coupé des racines que constitue pour lui l’allemand ; sauf à être regreffé sur cette langue, il ne saurait que s’appauvrir. En 1962, la question posée au recensement était : « quelles langues parlez-vous ? », avec en regard les trois noms suivants : français, dialecte, allemand. D’une certaine façon le dialecte est ainsi qualifié de langue. Dans l’enquête « Mode de vie en Alsace », les questions posées sont : « parle l’alsacien ? oui/non », « comprend l’alsacien ? oui/non », mais elle comprend également des questions sur la connaissance de l’allemand : « parle l’allemand ? oui/non » et « écrit l’allemand ? oui/non », semble-t-il (Seligmann, 1979 : 26). Le texte exact du questionnaire n’est pas publié, ni dans l’article qui vient d’être cité, ni dans l’article de présentation « Une enquête sur le mode de vie… » (1979). L’article de Seligmann, déjà mentionné, est intitulé « Connaissance déclarée du dialecte et de l’allemand ». Il s’ouvre par ces lignes : « L’Alsace occupe une situation frontière, au carrefour de deux cultures : la culture française et la culture allemande. Le dialecte, dit alsacien, est un dialecte allemand et à ce titre fait partie du groupe des langues germaniques. En Alsace, l’usage du français est pratiquement généralisé, celui du dialecte est répandu et l’allemand est la langue étrangère la plus connue » (op. cit. : 21). Dans toute la suite de l’article, seul le terme « dialecte » est employé, jamais celui d’« alsacien ». Nous avons, en revanche, pris le parti d’employer la désignation d’alsacien, ne fût-ce que parce que c’est sous ce terme que fut introduite par la totalité des personnes enquêtées la mention de leur parler le plus courant. En effet, tant dans le questionnaire qui sert de trame aux entretiens que dans les entretiens eux-mêmes, l’énumération des langues, voire leur mention par des termes qui les désignent – alsacien, dialecte, allemand sous la forme de /ho:xditš/ (Hochditsch) par exemple –, est évitée par la personne qui mène l’enquête jusque vers la fin de celle-ci, quand l’entretien portera sur les opinions de l’informateur à propos de la situation linguistique en Alsace.
3. Présentation de l’enquête
Les données présentées ici résultent d’une enquête lancée en 1973 par l’Équipe de recherche du C.N.R.S. (n° 163) implantée au sein du Groupe d’étude du langage de l’Université Louis Pasteur à Strasbourg. Cette enquête concerne l’évolution de la situation linguistique en Alsace, mais est limitée actuellement au milieu rural au sens large puisqu’elle concerne un ensemble de foyers répartis dans 34 villages et 6 petites villes (Barr, Bischwiller, Brumath, Haguenau, Mutzig, Wasselonne), tous dans le Bas-Rhin. Quelques enquêtes-repères ont cependant été conduites dans la grande banlieue de Strasbourg et dans quelques villages du Haut-Rhin. Elle devrait se poursuivre par une enquête analogue en milieu urbain ; elle est étayée par deux autres recherches, une monographie par Solange Kandel concernant les usages parlés de l’ensemble de la population d’un village, Minversheim, et une étude par Claude Balké des usages parlés d’un large groupe d’adolescents d’origine rurale, élèves de collèges d’enseignement technique. L’enquête a déjà été présentée brièvement avec un premier volet de résultats (voir ci-dessous) rédigés antérieurement pour le numéro de l’International Journal of the Sociology of Language, déjà mentionné, sur les recherches en cours en sociolinguistique rurale en France actuellement. Cette présentation est en partie reprise ici.
Pour les résultats dont il est rendu compte ici, 106 foyers ont été visités, dont 32 abritent trois ou quatre générations et 49 deux générations, 25 abritant des jeunes ménages. Quatorze seulement de ces foyers se situent dans des habitations collectives, les autres dans des maisons familiales qui appartiennent en gros à deux catégories. Les unes à la catégorie de ce qu’il est convenu d’appeler des « monofamilles » où peuvent d’ailleurs vivre plusieurs générations, mais il s’agit alors d’une construction récente, genre villa, ne comprenant qu’un seul bloc d’habitation ; les autres à la catégorie de ce que l’on appelle traditionnellement en Alsace des « fermes », qui comprennent généralement un bloc d’habitation donnant sur une cour, sur laquelle donnent aussi granges, écuries, étables, etc. Sauf dans les Hautes-Vosges, où nous n’avons d’ailleurs pas enquêté, l’habitat en Alsace est groupé et ces « fermes » se situent toutes dans des agglomérations.
Le travail d’enquête était guidé par trois questionnaires, l’un relatif à la localité, l’autre à l’informateur, le troisième à la télévision, pour lequel un échantillon plus large que celui qui vient d’être décrit a été défini. Les deux tiers des enquêtes ont été faites par le second signataire de ces lignes, le tiers restant par différents collaborateurs, souvent des instituteurs avec qui nous entrions de préférence en contact pour la bonne connaissance qu’ils ont la plupart du temps de leur localité, des habitants et de leurs mœurs. La langue dans laquelle se déroulaient les entretiens était au choix de l’informateur : un peu plus d’un tiers des entretiens ont commencé en français mais plus des quatre cinquièmes se sont terminés en dialecte après s’être largement déroulés dans cette langue.
Il sera question dans la présente étude d’un ensemble de réponses rattachées au second questionnaire. Celui-ci comprend deux grandes parties, la première ayant trait à l’informateur (biographie : scolarité, formation professionnelle, habitat, religion, appartenances diverses), la seconde à l’emploi des langues, tel que l’informateur le perçoit et le décrit au sein de son propre réseau de communication quotidien et tel qu’il le décrit pour le milieu social au sens large où il vit. Un certain nombre de questions appellent des réponses factuelles, tels la date de naissance ou le lieu de l’exercice de la profession, d’autres cependant figurent dans le questionnaire avec pour objet de guider un entretien, en particulier un certain nombre de questions qui figurent à la fin du questionnaire et qui ont trait au statut du dialecte alsacien. Elles ont pour objectif de solliciter l’informateur à formuler, dans des termes qui sont les siens, ses positions à l’égard de la situation linguistique en Alsace et plus particulièrement de « l’alsacien ». L’informateur à ce moment de l’entretien a déjà eu l’occasion de dénommer les trois langues en présence et de les mentionner dans différents contextes.
L’échantillon dont il sera question ici comprend 105 personnes dont 72 hommes et 33 femmes. Trois groupes d’âge y ont été définis qui recouvrent assez exactement les trois générations rencontrées dans les différents foyers : grands-parents, parents, jeune génération ayant éventuellement des enfants. La génération aînée comprend les personnes nées avant la fin de la Première Guerre mondiale (plus de 56 ans au moment des enquêtes), la génération moyenne les personnes nées entre les deux guerres (31 à 55 ans) et enfin la jeune génération celles qui sont nées après 1945 (moins de 30 ans). Dans cet échantillon, 29 foyers sont situés dans les six petites villes mentionnées plus haut, 76 dans les villages. Mais sur ces 76 foyers, 25 seulement sont agricoles au sens où il s’agit de familles dont toute l’activité et tous les revenus sont liés à la culture. Les 51 autres foyers sont ceux de familles dont le revenu principal est constitué par des ressources autres qu’agricoles, ce qui n’exclut pas une toute petite culture et souvent l’élevage d’animaux de basse-cour. Nous définissons ainsi trois sous-ensembles : les petites villes avec 29 foyers, la population rurale globale avec 76 foyers dont 25 constituent le sous-ensemble strictement agricole. Pour cent actifs ayant un emploi en 1957, la proportion relevant de l’agriculture est pour la France en général de 9,5 % mais pour l’Alsace de 4,7 % seulement ; cependant, dans les industries mécaniques et textiles et de la chimie, la proportion d’actifs pour la France en général est de 22,6 % alors que pour l’Alsace elle est de 31,3 % (Aubry, 1979 : 20). La place tenue par l’agriculture dans notre région est donc particulièrement modeste, par contre, la place des industries mécaniques et textiles et de la chimie est prépondérante (Aubry, 1979 : 49). De plus, le pourcentage des jeunes dans l’agriculture est particulièrement faible : « pour 1 000 actifs de moins de 25 ans d’un sexe donné, seuls 28 hommes et 11 femmes travaillent encore dans cette branche » (les mêmes pourcentages dans l’ensemble de la population étant de 48 et 45) (Aubry, loc. cit.). Dans notre échantillon, deux seulement des foyers agricoles sont régis par des hommes de moins de 30 ans, tous les autres le sont par des hommes d’âge moyen (10) ou de plus de 56 ans (13), ce qui inclut en général dans ces derniers cas la présence d’hommes plus jeunes dans l’exploitation. Ces faits, le fait aussi que dans notre échantillon la proportion d’agriculteurs est de 25 %, indiquent bien que notre propos n’est pas guidé par la recherche d’une répartition qui correspondrait à la répartition statistique de l’emploi dans la région, par exemple. Précisons donc ce propos.
4. Propos de ce travail et résultats déjà acquis
Par la négative d’abord : il ne s’agit pas de faire un tableau aussi fidèle que possible de la situation linguistique au sens où il refléterait les processus en cours dans leurs lignes de force, c’est-à-dire à une échelle où seules les valeurs statistiques ont un sens. Ne s’agissant pas d’un tel tableau, encore que certains de nos résultats s’y inscrivent assurément, il convient ici plutôt de scruter comme à la loupe le jeu même des processus en cours, la manière dont les usages se manifestent là même où ils ont cours, c’est-à-dire dans les relations interpersonnelles. L’élaboration statistique en dépasse la réalité et dans une certaine mesure la masque. La question que nous nous posons alors est de savoir quelle est l’articulation entre deux catégories d’observations : celles qui aboutissent à la corrélation majeure monde rural-maintien des parlers traditionnels – mais qui reçoit son développement dans la constatation que la ruralité traditionnelle se transforme, voire disparaît, et donc avec elle le parler qui lui restait lié –, et les observations qui rendent compte du comportement des gens à leur échelle, c’est-à-dire au sens des réseaux de communication de la quotidienneté.
Les résultats déjà analysés (Tabouret-Keller et Luckel, 1981) ont trait à un aspect particulier de la quotidienneté rurale. Ils établissent un contraste entre les usages propres aux relations au sein de la famille – rappelons qu’un tiers des foyers enquêtés abritent au moins trois générations – et les usages dans les relations habituelles de la communauté villageoise. Alors qu’il est courant d’évoquer le milieu familial et son intimité comme le plus sûr abri des parlers traditionnels, nos résultats dégagent une configuration différente. L’usage du français est introduit dans la vie familiale par les femmes, les jeunes mères et celles d’âge moyen, en particulier dans leurs relations avec les enfants ; il ne s’agit pas d’une introduction massive du français mais disons simplement que les femmes n’en excluent pas l’emploi. Dans les relations sociales en dehors de la famille, cependant, l’emploi de l’alsacien se maintient de manière bien plus radicale. Or les deux ensembles de réseaux de communication sont régis différemment. Il semble bien que la vie sociale au village le soit par le groupe des hommes âgés (plus de 56 ans) qui constitue le modèle auquel se conforment et les hommes plus jeunes et les femmes dans une très large mesure ; au sein des familles, en revanche, le ton semble donné par les femmes dont, pourrait-on dire, le regard est centré sur les enfants. Notons encore l’apparition dans les réponses à notre enquête d’une catégorie linguistique nouvelle et imprévue : le plus souvent mentionnée quand il s’agit des enfants qui emploieraient ce qui est désigné par le mot alsacien « Meschung » (/mɪšuŋ/), c’est-à-dire « mélange ». Une telle réponse se distingue nettement d’autres où il nous est indiqué que l’alsacien et le français sont employés à l’occasion, ou bien l’alsacien ou le français dans une alternance dont la scansion ne nous est pas connue. Nous ne savons pas pour l’instant si cette « Meschung » est une formulation transitoire, corrélative à la scolarité pendant laquelle l’enfant pratique couramment et l’alsacien hors de l’école et le français en classe. Y aurait-il une forme particulière de « Meschung » qui se transmettrait dans les cours des écoles ? Ou bien s’agit-il de phénomènes de contact ou encore de code-switching tout à fait épisodiques ? Cela reste à éclaircir. Cette première analyse, on vient de le voir, explore donc les usages selon trois dimensions principalement : l’appartenance au groupe des hommes ou à celui des femmes, l’appartenance aux groupes d’âge, le lieu du déroulement des échanges, au sein de la famille ou en dehors.
Le présent travail tient compte des dimensions déjà explorées mais y ajoute celle du lieu de résidence et celle de l’appartenance socio-professionnelle. Sur la toile de fond de l’hypothèse majeure qui lie l’emploi de l’alsacien au mode de vie rural, il cherche à localiser les points où cet emploi de l’alsacien est en défaut, là où l’on pourrait l’attendre, et à découvrir les motivations de détail qui interviennent dans l’adoption du français.
5. Les résultats de l’enquête
5.1. Caractéristiques de la population rurale enquêtée
Alors que cette population est hétérogène selon bien des points de vue, elle reste relativement homogène par rapport à la religion : 9 % seulement des foyers se déclarent sans religion. La proportion de catholiques (43 %) et de protestants (47 %) est à peu près la même dans notre échantillon, auquel il faut ajouter un israélite. L’assiduité religieuse est relativement importante puisque, dans 44 % des foyers, il y a au moins une personne (enfants de moins de 15 ans exclus) qui va au moins une fois par semaine au culte (38 % pour les catholiques, 6 % pour les protestants) et 13 % au moins une fois toutes les deux semaines. 20 % seulement de la population (dont les 9 % sans religion) déclarent ne jamais aller à l’église, même pas pour les fêtes. Dans 63 % des cas, le culte suivi est soit en français, soit en allemand, dans 20 % des cas en allemand uniquement (dans 3 % des cas, le latin est mentionné). L’allemand est donc bien présent dans la pratique religieuse (sur 106 personnes interrogées directement à ce propos dans notre échantillon, 15 ont suivi un catéchisme en allemand, 22 en français et 25 en allemand et français) mais l’appréciation de son incidence, le fait de savoir si sa présence est régie par la portion la plus âgée de la population, ce qui est à supposer, ou bien si elle est généralement en recul devant celle du français, reste hors des possibilités de ce travail.
Du point de vue de ses ressources, la population rurale, nous l’avons vu, se partage entre agriculteurs et autres. Mais si la population strictement agricole est facile à cerner (25 foyers), l’autre l’est plus difficilement. Schématiquement, deux groupes d’emplois sont représentés dans les 51 foyers enquêtés :
- les emplois que l’on rencontre traditionnellement dans les villages, soit les petits commerçants, boucher, boulanger, épicier-buraliste, restaurant (7 foyers), les artisans, peintre, tailleur, couturière, cuisinière, scieur (7 foyers) ;
- ceux qui correspondent au développement d’emplois extérieurs à l’agriculture, soit des emplois dans l’industrie (7 foyers), à la SNCF (4 foyers), dans les commerces des autos, des vélos et de l’électricité (4 foyers), des emplois dans les bureaux (notariat, agences de banque ou d’assurance, sécurité sociale : 12 foyers).
Il y a également ceux qu’il est difficile de classer par rapport à ces deux groupes d’emplois puisqu’ils pourraient appartenir à l’un ou l’autre selon le point de vue : les instituteurs (5 foyers), les employés communaux tels que les cantonniers et les ramasseurs d’ordures (4 foyers), l’infirmière, qui ne remplace pas exactement la sage-femme d’antan (1 foyer), et surtout les « retraités » qui ont maintenant une façade sociale et institutionnelle et qui ne remplacent pas non plus exactement ceux qu’on appelait « les vieux » autrefois. Nous y rencontrons trois retraités « urbains » qui sont venus se retirer au village (un ancien pâtissier, un ancien professeur de dessin et un ancien cheminot qui avait quitté le village autrefois), l’institutrice, mais aussi des cultivateurs retraités qui appartiennent en fait à notre catégorie agricole (14 « retraités »). Enfin il faut signaler une catégorie relativement peu importante numériquement mais dont la présence est symptomatique des transformations sociales actuelles : celle de cultivateurs ayant au cours des dix dernières années abandonné leur exploitation pour un emploi rémunéré à plein temps : ils sont six, dont quatre travaillent comme infirmiers dans le plus important établissement psychiatrique du Bas-Rhin (situé en zone rurale) et deux à la SNCF. Ce tableau illustre combien la population rurale prise dans son ensemble est variée et actuellement en fait hétérogène.
5.1.1. Caractéristiques linguistiques générales
Les données que nous avons recueillies montrent que dans cet ensemble hétérogène le sous-ensemble des agriculteurs constitue une sorte d’enclave plus homogène, qui se différencie du reste de la population du point de vue linguistique et par un certain nombre d’autres traits qu’il convient de préciser. Une première différenciation, du point de vue linguistique, apparaît déjà selon un indicateur relativement grossier qui est la manière dont les personnes évaluent leurs propres connaissances linguistiques. Sont retenues ici les déclarations concernant les langues parlées, lues et écrites couramment. L’on notera la présence de l’alsacien parmi les langues lues et même écrites, présence non attendue a priori par les enquêteurs.
Tableau 2. Proportion de personnes (de plus de 15 ans) déclarant parler le dialecte selon le département et la catégorie de commune (source : INSEE)
Départements et catégorie de commune |
Parle le dialecte |
Comprend mais ne parle pas |
Ne parle pas |
Bas-Rhin | 77 | 7 | 16 |
Communes rurales | 90 | 3 | 7 |
Communes urbaines de moins de 10 000 habitants |
81 | 6 | 13 |
Communes urbaines de 10 à 50 000 habitants |
71 | 10 | 29 |
Agglomération de Strasbourg | 62 | 11 | 27 |
Le tableau 2 illustre la stratification des emplois linguistiques selon le caractère urbain et la taille de la localité telle qu’elle résulte de l’enquête « Mode de vie en Alsace » (INSEE), déjà mentionnée. Le tableau 2 fait apparaître une stratification plus fine d’abord entre la population rurale prise dans son ensemble et celle des petites villes, puis au sein même de la population rurale dont se détache partiellement le sous-ensemble des agriculteurs. Petites villes et villages se différencient dans l’emploi courant du français pour parler et pour lire. Ce n’est que le français écrit qui les différencie, ce qui indique que la population des petites villes a l’occasion de se servir de la forme écrite du français (surtout sans doute par les professions qui y sont exercées), alors que la population rurale dans son ensemble en a nettement moins l’opportunité. Pour la population agricole, ces différences sont accentuées, sauf dans le cas de l’allemand parlé qui ne différencie vraiment aucun des trois groupes définis. Sa connaissance est surtout liée aux programmes des chaînes allemandes de télévision, qui sont sans doute un peu plus souvent choisies en milieu rural que dans les petites villes (nos différences ici ne sont pas statistiquement significatives et nous ne disposons pas pour l’instant des résultats de notre enquête « télévision »).
Au sein même de la population rurale, les agriculteurs ne se différencient significativement que dans un moindre emploi du français parlé et écrit et dans leur capacité d’écrire plus couramment l’allemand, ce qui s’explique sans doute par le fait que la population agricole est légèrement plus âgée (54 ans en moyenne) que la population rurale dans son ensemble (43 ans en moyenne). Les personnes âgées qui ont fait leur scolarité en allemand (avant 1918) ou partiellement en allemand y sont plus nombreuses, mais surtout elles vivent généralement dans les foyers des générations plus jeunes où leur présence intervient dans l’équilibre linguistique. Ce sont souvent ces personnes plus âgées qui sont les premiers lecteurs des journaux locaux dans leur version en langue allemande (en fait tous les quotidiens sont, selon une disposition légale, bilingues en Alsace, mais dans un tirage l’allemand prédomine, dans l’autre le français ; ceci se vérifie particulièrement pour les Dernières Nouvelles d’Alsace, le quotidien le plus répandu dans la région). La comparaison entre le groupe des hommes et celui des femmes confirme ce que nous avions établi précédemment : la promptitude des femmes à se reconnaître une bonne aptitude et au français et à l’allemand, ce dernier étant néanmoins significativement plus courant que le français et pour la lecture et pour l’écriture, sans doute à cause de la presse en langue allemande et des chaînes allemandes de télévision déjà évoquées. Notons cependant que ce sont les agriculteurs hommes, plutôt réservés quant à leurs compétences linguistiques, qui déclarent lire l’alsacien. Nous nous proposons de retourner dans un certain nombre de foyers pour obtenir des précisions sur ces dernières déclarations. L’intérêt le plus certain de ce tableau est dans la permanence de l’échelonnement des réponses des trois groupes de populations définies, dans l’opposition entre petites villes et population rurale globale (sauf en fait sur un point qui est la pratique courante de l’allemand oral) et enfin dans la particularité de la population agricole surtout en ce qui concerne un emploi moindre du français.
5.1.2. Le sous-ensemble des agriculteurs
Tableau 3. Pourcentage de la population déclarant parler, lire, écrire couramment l’alsacien, le français et/ou l’allemand selon le sexe, le lieu de résidence (petites villes ou milieu rural) et dans le sous-ensemble des agriculteurs
Population agricole et population rurale globale, quoique proches dans leurs emplois linguistiques, diffèrent cependant par un certain nombre de caractéristiques qui contribuent toutes à l’homogénéité de la population agricole. Nous avons déjà signalé son vieillissement, qui se traduit par un tassement de la population dans les classes d’âge les plus élevées ; notons aussi que dans plus d’un tiers des foyers, la femme est légèrement plus âgée que son mari, les jeunes femmes souhaitant de moins en moins épouser un cultivateur. Notons également le faible renouvellement de la population agricole dans le sens où la totalité des hommes et des femmes sont cultivateurs dans la localité même où ils sont nés et où ils sont allés à l’école, à l’exception d’une femme et d’un homme nés dans une localité voisine de celle où ils résident et d’un autre homme né « à l’intérieur » (de la France) pendant la période d’évacuation de l’Alsace au début de la dernière guerre. À l’exception de cette évacuation, de la guerre et du service militaire pour certains, d’une école d’agriculture suivie à Château-Salins pour un seul d’entre eux, cette population n’a guère quitté ses villages respectifs. Dans 96 % des cas, le conjoint et la conjointe sont originaires de la même localité ou d’une localité immédiatement voisine, choix qui est confirmé par la seconde génération dans tous les foyers où elle est présente et déjà établie. La génération âgée a 2,33 enfants vivants en moyenne, plus des deux tiers d’entre eux sont mariés et constituent la génération moyenne avec 2,87 enfants en moyenne. Un seul des représentants de la génération d’âge moyen reprend généralement l’exploitation agricole, les autres trouvant du travail au-dehors. Cela se traduit par une diversification linguistique des langues employées avec les enfants au niveau des troisième et quatrième générations. Voyons donc la répartition des usages linguistiques dans leur détail.
5.2. Les usages linguistiques
5.2.1. Au sein de la famille
Nous distinguons les déclarations concernant les petits-enfants et arrière-petits-enfants vivant hors de l’habitation enquêtée, où vivent les grands-parents ou arrière-grands-parents, des déclarations concernant ceux qui y vivent, déclarations qui sont, dans presque tous les cas, corroborées par l’observation directe. Selon les premières, les langues utilisées pour parler aux enfants (en gros, celles dans lesquelles ils ont appris à parler) sont dans 48 % des cas l’alsacien, dans 21 % des cas l’alsacien et le français. Dans 26 cas, ces enfants sont eux-mêmes déjà mariés et ont pour le moment (ce sont de jeunes couples) 1,84 enfants en moyenne avec lesquels la langue employée est dans 30 % des cas l’alsacien, dans 20 % le français et dans 40 % l’alsacien et le français. Dans les foyers agricoles au contraire, l’emploi de l’alsacien se manifeste bien plus fortement puisqu’à la troisième génération, il est encore employé dans 70 % des cas en moyenne (tableau 4).
L’examen du tableau 4 montre la grande homogénéité de la population rurale du point de vue des usages linguistiques au sein du foyer. Il peut paraître surprenant de constater que dans le groupe des hommes agriculteurs un peu de français et un emploi de français avec de l’alsacien apparaissent, alors que ce n’est pas le cas chez les femmes. Il est très faible (elles représentent huit foyers seulement), mais surtout ce sont toutes des femmes de 39 ans et plus, c’est-à-dire une population relativement âgée. Or, si l’on isole la population du même âge chez les hommes, la même homogénéité se retrouve et ce sont en fait les quatre hommes plus jeunes de moins de 39 ans qui introduisent les variations constatées. La différence des comportements linguistiques selon les générations apparaît clairement : les six premières colonnes du tableau concernent les relations entre la génération âgée et la génération d’âge moyen ; elles sont très largement dominées par l’emploi de l’alsacien, alors que les colonnes de droite du tableau concernent les relations de la génération âgée et de la génération moyenne avec la génération des enfants, les deux dernières colonnes de droite concernant les relations des enfants (d’âge scolaire) entre eux. La perméabilité linguistique est ici plus importante puisque le français apparaît à côté de l’alsacien, à côté d’emplois où français et alsacien alternent, et enfin chez les enfants d’âge scolaire à côté d’emplois de formation qualifiée de « Meschung ». Les déclarations concernant le parler des enfants sont difficiles à apprécier : la différence entre les comportements des enfants de la famille entre eux à la maison et avec d’autres enfants au-dehors de la maison est clairement indiquée, sauf en ce qui concerne l’emploi du français. D’où la question de savoir si ces emplois du français ne sont pas relativement stéréotypés, s’ils ne concernent pas des jeux appris à l’école par exemple, ou dans tous les cas, un ensemble d’expressions toutes faites, donc un emploi du français qui ne serait pas vraiment courant, du moins chez les plus jeunes. Des observations systématiques devraient permettre de préciser pour quoi dire et dans quelles occasions le français est employé.
L’emploi de l’alsacien se maintient plus fortement à la maison qu’en dehors. Mais il faut bien noter que les emplois des enfants avec leurs camarades en dehors de la maison ne sont pas attestés par des observations que nous aurions pu faire : les déclarations les concernant sont en fait les opinions que les parents se font à ce propos et qui ne sont étayées que par des observations sporadiques de leur part. Il n’est pourtant pas indifférent de noter la convergence des réponses qui soulignent et l’emploi du français et celui de la « Meschung », ce dernier accentué à l’extérieur de la famille. Celle-ci apparaît dès lors non seulement comme le lieu où l’alsacien est protégé mais aussi comme celui d’un certain purisme vis-à-vis de lui. Le français n’étant guère plus attesté au dehors de la famille qu’à l’intérieur, c’est l’emploi de l’alsacien qui au dehors semble entamé, et de manière importante, par un « mélange » dont on ne sait pas s’il est considéré comme un trait d’« enfance », voire d’enfantillage par les adultes ou bien si effectivement il s’agit d’une formation particulière qui s’impose de manière répétée à leur attention. Enfin, milieu agricole et milieu rural global se différencient toujours significativement dans les emplois que font les enfants de l’alsacien mais non dans les emplois du français et de la « Meschung ».
Tableau 4. Pourcentages des usages déclarés et observés des informateurs, hommes et femmes des populations agricole et rurale, avec leur époux ou épouse, leurs enfants, leurs parents, et de différents membres de la famille entre eux, en alsacien (A.), français (F.) et alsacien et/ou français (A. + F.) ; les astérisques indiquent que la réponse « mélange » est donnée.
5.2.2. À l’extérieur de la famille
Dans son ensemble, le tableau 4 confirme : 1) la place importante que tient l’alsacien dans les relations familiales ; 2) une homogénéité importante des usages au sein de la famille, où seuls les enfants introduisent une certaine rupture. Mais qu’en est-il des relations des mêmes personnes à l’extérieur de la famille, avec les familiers du village et avec les « inconnus » d’ailleurs, non pas n’importe quels inconnus, mais ceux que l’on rencontre dans les lieux de fréquentation courante, tels les transports en commun, les supermarchés ou les magasins de la ville la plus proche ? Le graphique 1 tente de visualiser par un artifice les principaux aspects de ces comportements à partir de l’emploi de l’alsacien, l’artifice consistant à relier des points qui ne sont pas en continuité l’un avec l’autre. Le choix de l’alsacien est ici pris comme indicateur des processus en cours, l’alternative à son emploi est celui du français et, dans une bien plus faible mesure seulement, un emploi d’alsacien et/ou de français. Ce qui nous confirme dans l’idée qu’un point de vue normatif ne doit pas être absent du comportement des adultes, qui tend à un choix entre alsacien et français plutôt qu’à l’adoption d’un parler plein d’emprunts, par exemple, ou bien où l’alternance de l’une à l’autre langue serait très fréquente. Notre observation quotidienne nous apprend qu’en milieu urbain de tels comportements sont actuellement largement répandus. Le grisé du graphique 1 représente l’écart entre les réponses de la population des hommes dans son ensemble (les petites villes ne sont pas prises en considération) et celles de la population des femmes. Au village, leurs comportements sont relativement proches, mais les femmes sont tentées d’introduire l’emploi du français dès que la communication s’établit dans un lieu public tel que bistrot, magasin, marché où d’autres personnes peuvent être présentes. Par contre, avec un interlocuteur isolé, le voisin, le maire, le curé ou le pasteur, le facteur, l’emploi du dialecte est maintenu. Au dehors du village, les emplois entre les deux groupes se différencient de manière significative, les hommes s’en tenant bien plus fermement au dialecte mais surtout donnant des réponses tranchées : alsacien ou alors français, tandis que les femmes semblent prêtes à laisser l’emploi de l’alsacien de côté. Elles donnent une réponse qu’on ne rencontre que dans leurs rangs : elles parlent comme parle leur interlocuteur, c’est-à-dire qu’en fait, elles lui laissent l’initiative du choix. Ou bien elles s’adressent à lui en supputant la langue qui serait celle qu’il emploierait et ceci à partir, par exemple, de sa mise (les habits, la coiffure, etc.) et de son bagage (panier ou cabas, ou bien serviette et petite valise). Alors qu’au village, les lieux et les personnes sont marqués par rapport à un emploi linguistique spécifique, pour elles, les personnes et les lieux non familiers ne le sont pas et elles s’adaptent au choix de l’autre.
Graphique 1. Variations des pourcentages de l’emploi déclaré de l’alsacien dans diverses situations de la vie sociale en milieu rural, selon les appartenances aux groupes des hommes ou des femmes et aux sous-ensembles des agriculteurs, des ruraux, ou à l’ensemble de la population enquêtée.
Dans quelle mesure les comportements de la population strictement agricole sont-ils contrastés par rapport à ceux de la population rurale non-agricole (que nous n’avons pas traitée isolément ici) ? Le comportement des hommes agriculteurs est remarquablement homogène : en gros, ils s’en tiennent à 1’alsacien. Quand ils s’en écartent, c’est contraints et forcés avec le gendarme et l’inspecteur des impôts quand ils sont de l’« intérieur » (de la France) et éventuellement avec l’instituteur. Éventuellement, car ce serait avec l’instituteur, dans l’exercice de ses fonctions, c’est-à-dire à propos d’un des enfants de la famille. Or il nous a souvent été précisé que c’est la femme qui irait le voir s’il y avait une question de ce genre à débattre. C’est donc une réponse qui concerne « l’éventualité où… » ; en effet, quand l’instituteur est rencontré en privé ou dans l’exercice de ses fonctions, de secrétaire de mairie par exemple, l’emploi de l’alsacien reprend le dessus. Les femmes, par contre, connaissent souvent bien l’instituteur (ou son ménage, ou en tous les cas sa femme) et elles s’adressent à lui sans plus en alsacien. Le petit fléchissement de l’emploi de l’alsacien avec les voisins est dû à l’existence de résidences secondaires (même assez loin de Strasbourg) où les voisins du week-end et de l’été viennent de Strasbourg et ne savent pas l’alsacien. Avec les personnes non-familières en dehors du village, si l’alsacien est bien plus conservé qu’il ne l’est en moyenne, l’emploi du français est cependant envisagé, dans le train surtout. Ceci du fait qu’actuellement la plupart des villages sont desservis par des autobus où règne malgré tout une certaine familiarité, alors que prendre le train reste l’exception. Enfin, dans la population rurale non-agricole, on peut distinguer le comportement des hommes au village où il s’aligne sur celui des agriculteurs et au dehors du village où il représente un comportement moyen. En quelque sorte à mi-chemin entre les deux modalités extrêmes, celui des agriculteurs qui « ne se dérangent pas » (réponse qui nous a été donnée par l’un d’eux) et celui des femmes non-agricultrices qui à la limite laissent l’alsacien au village dès qu’elles le quittent. Il est à noter que ce groupe, contrairement à celui des cultivatrices, comprend un nombre plus important de femmes (15) mais aussi que les trois classes d’âge y sont également représentées. Certaines femmes de chacun des trois groupes d’âge sont des filles de cultivateurs mais elles accentueraient plutôt la faveur qu’elles portent à l’introduction du français, qui pour elles signe un mode de vie plus moderne, moins rude et plus indépendant.
Dans quelle mesure le français est-il effectivement employé ? La question se pose car il y a une différence entre le fait d’envisager de l’employer et de l’employer effectivement. Bien que nos questions aient porté sur des emplois effectifs, les réponses données n’ont souvent pas la même validité. L’alsacien est employé par l’ensemble de la population dans plus de 85 % des cas avec le maire : ceci peut être considéré comme factuel. Par contre, il n’est pas certain que dans 15 % des cas le français soit effectivement employé ; nous pouvons dire que 15 % des personnes envisagent de l’employer et nous ne savons alors pas si cela serait pour dire quelques phrases en français et pour passer à l’emploi de l’alsacien ensuite. Certaines réponses nous permettent de connaître des détails. Par exemple les deux institutrices en retraite, ayant chacune vécu dans son village plus de 25 ans, ont été amenées à préciser ceci. L’une emploie le français avec ses anciennes élèves filles, en particulier celles qui ont un commerce dans le village (la boulangère est citée) et certaines de celles qui ont un mari qui travaille « en ville », mais elle n’emploie pas le français avec ses anciens élèves garçons restés au village même quand ils sont commerçants (le boucher est cité). L’autre n’a pas non plus abandonné le français, mais la répartition se fait chez elle selon l’âge : c’est avec les plus jeunes de ses anciens élèves qu’elle emploie le français (en gros les moins de 30 ans). Nous trouvons là sur un point de détail l’illustration de la plus grande propension des femmes à employer le français, surtout entre elles faudrait-il dire, et de cette règle sociale qui semble soumettre la maturité à l’emploi du dialecte pour la vie sociale du village selon une autorité exercée par les hommes âgés. Nous venons de mentionner « les maris qui travaillent en ville » (ce n’est pas forcément à Strasbourg) : c’est parmi leurs épouses que se rencontrent les femmes les plus promptes à employer le français avec leurs enfants. De manière plus générale, l’on constate que le français est mentionné dans les foyers où le père et/ou la mère occupent des professions qui exigent sa pratique, en particulier les emplois de bureau (banques, assurances, etc.). Nous ne disposons que d’un travailleur frontalier dans notre échantillon, il est contremaître dans une industrie de mécanique de précision en RFA, il n’a guère plus d’une demi-heure de voiture à faire pour aller à son travail, où il emploie surtout l’allemand dans sa forme normalisée. Depuis qu’il occupe cet emploi (18 mois au moment de notre enquête), il n’utilise plus que le français pour s’adresser à ses enfants, dans un milieu familial (sa femme et ses beaux-parents) où seul l’alsacien est employé et dans un petit village où, hors de l’école, l’emploi du français n’est pas fréquent.
Conclusions
Le monde rural n’est plus, en Alsace tout au moins, constitué par une population homogène dont le mode de vie serait centré sur l’agriculture : au contraire, il est infiltré de toute part de représentants d’autres couches de la population, hétérogènes tant par leur type de revenu que par leur mode de vie. L’entité « communes rurales » isolée par exemple par des enquêtes de l’INSEE (voir le tableau 4), qui se caractérise par une proportion élevée de pratique de l’alsacien (90 % des personnes déclarent « parler l’alsacien », 7 % seulement « ne le comprennent pas ») recouvre une réalité complexe. Dans ce travail, nous vérifions que si le monde rural est celui du maintien de l’emploi d’une langue régionale, l’alsacien dans ce cas, les variations de cet emploi, mais surtout son fléchissement, s’expliquent par une hétérogénéité accrue de la population ; l’équilibre linguistique se transforme moins en conséquence de facteurs internes propres au monde rural traditionnel, que de facteurs d’origine extérieure dont les effets y sont sensibles jusqu’au point de le transformer. Seule la présence des agriculteurs au sens propre y conserve un ensemble de caractéristiques qui en font à la fois un groupe homogène et un groupe stable du point de vue de la transmission d’un mode de vie et de revenus. Mais la population qui constitue ce groupe diminue et la question se pose dès lors de savoir dans quelle mesure elle constitue un point d’amarrage pour l’emploi de l’alsacien, à partir duquel ce parler pousserait des ramifications ou bien autour duquel l’emploi de l’alsacien tendrait à se refermer sur lui-même. Point d’amarrage certainement, nos résultats l’illustrent, étroit et tenace par certains côtés, lâche et mal assuré par d’autres. Étroit, relativement, dans sa liaison avec la vie quotidienne du village qui reste largement rangée sous la dépendance des comportements traditionnels, en particulier pour l’emploi de l’alsacien ; lâche cependant, relativement aussi, dans sa liaison avec la vie dans les familles où, par le biais de ceux qui travaillent en dehors et de l’agriculture et du village, mais surtout par le biais des enfants, l’usage du français est représenté, voire introduit dans la vie quotidienne.
La place des femmes dans cette évolution mérite d’être considérée avec une attention particulière : en moyenne, ce sont elles plus que les hommes qui favorisent l’introduction du français dans la famille, nous l’avons montré (Tabouret-Keller, Luckel, 1981). À y regarder de plus près, à comparer leur comportement au sein du réseau des familiers du village avec celui qu’elles adoptent quand elles le quittent, il apparaît que si, du premier, elles adoptent et respectent les modalités impliquant l’emploi de l’alsacien et même avec un certain zèle parfois, dès qu’elles le quittent, elles s’orientent selon les circonstances et au gré des interlocuteurs. Là où les hommes, en particulier les agriculteurs, dévient à peine de l’emploi de l’alsacien comme si en cela ils suivaient une ligne adoptée à l’avance, elles n’en suivent aucune ou alors il faut dire que leur ligne ne concerne justement pas un principe linguistique, qu’elle se situe ailleurs, dans un principe de correspondance plutôt à l’image de l’autre. Dans un premier temps, nous pensions que leur plus grande souplesse vis-à-vis de l’emploi du français, plus particulièrement au sein de la famille, pouvait s’expliquer par le souci de l’avenir des enfants. Cette cause est certes à retenir, mais l’on sait aussi que dans d’autres circonstances, dans les populations d’immigrés aux États-Unis par exemple (Fishman, 1966), les femmes se constituent en gardiennes de la langue d’origine. L’ensemble de cette question mérite donc d’être repris.
Est-ce que l’emploi d’une langue chasse l’emploi d’une autre ? L’emploi du français celui de l’alsacien ? Non, semble-t-il d’après nos résultats, mais l’emploi d’une langue peut spécifier celui de l’autre, en restreindre les domaines d’emplois sans que les siens propres soient restreints. Ainsi certains domaines sont peu perméables, voire opposés à l’emploi de l’alsacien – tous ceux qui touchent à l’institution scolaire par exemple –, mais aucun n’est a priori exclu de l’emploi du français. Le bilinguisme va donc se développer, c’est ce qu’illustre aussi notre travail, avec la précision suivante : en zone rurale, ce sont les femmes et la jeune génération qui en sont les principaux instigateurs, ce sont elles qui passent le plus facilement de l’emploi d’une langue à celui de l’autre, qui mettent en somme le bilinguisme en application.