Emprunts et alternances lexicales en Alsace

DOI : 10.57086/cpe.1372

Notes de la rédaction

Cet article est paru initialement en 1990 : « Emprunts et alternances lexicales en Alsace », dans Actes du XVIe colloque international de linguistique fonctionnelle (Paris, juin-juillet 1989), Istanbul, Librairie ABC, p. 223-226.

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Au cours d’enquêtes faites au début des années 1970 en milieu rural en Alsace, nous avions pu établir que l’emploi de l’alsacien dominait la vie publique du village sous la pression des hommes d’âge mûr : ce sont eux qui la régentaient dans les conseils municipaux, l’administration des coopératives et l’institution de ce qu’on appelle en Alsace le Stammtisch, c’est-à-dire la table réservée périodiquement à tel groupe, d’âge, groupe professionnel, de chasse, pêche, fanfare ou autre, à l’auberge du village. Si la vie publique était ainsi régie par les hommes qui y imposaient aussi l’emploi de l’alsacien, dans la vie privée de la famille, on constatait un certain nombre d’emprunts de l’alsacien au français dans le parler des jeunes mères de famille avec leurs petits enfants : elles souhaitaient ainsi les préparer à l’entrée à l’école où seul le français avait cours. Nous avions pris la précaution de ne pas nommer nous-même les parlers sur lesquels nous enquêtions. Or, nos interlocuteurs identifiaient généralement quatre idiomes : le français, l’alsacien, l’allemand et ce qu’ils appelaient « meschung », mélange d’alsacien et de français, caractéristique du parler des enfants scolarisés. Nos interlocuteurs se refusaient généralement à le catégoriser plutôt comme de l’alsacien ou plutôt comme du français. J’avais alors interprété l’apparition de cette entité « meschung » et des réalités langagières qu’elle recouvre comme un indice de l’affaiblissement des positions de l’alsacien.

Une dizaine d’années plus tard, une jeune Anglaise, Mme Gardner-Chloros, elle-même en contact dès sa petite enfance avec trois langues, l’anglais, le français et le grec, entreprit, tout en apprenant l’alsacien, l’étude des motivations de l’alternance entre alsacien et français et du choix de langue dans les relations sociales. Le terme de code-switching s’est imposé depuis dans ce domaine, quoique l’on rencontre aussi alternance des langues ou des codes ou encore alternance codique et processus transcodiques. L’étude du code-switching a pris un essor important au cours de la dernière décennie, en particulier aux États-Unis à la suite des travaux de S. Poplack, au Centre des Études Porto-Ricaines de New-York, et de la publication de son article « Sometimes I’ll start a sentence in Spanish y termino en espanol » (1980), et en Europe suite aux travaux de Georges Lüdi sur les parlers des migrants en Suisse. Actuellement, à l’initiative de Penelope Gardner-Chloros et du LADISIS (URA 668, CNRS), un programme s’est mis en place à la Fondation Européenne de la Science : « Scientific network on code-switching and language contact ».

En 1981, au moment où P. Gardner-Chloros se met au travail, le parler mixte, la « meschung » est devenue courante dans le parler urbain en Alsace : dans les familles, dans nombre de situations professionnelles, bureaux des banques, administrations, assurances, entre artisans au travail, etc. P. Gardner-Chloros a donc défini trois entités, le français, l’alsacien et un parler mixte au sujet duquel il convenait de décider où il y avait emprunt et où alternance. En effet, si l’on décide qu’il y a emprunt, l’on décide du même coup que la langue qui emprunte se transforme par enrichissement de son lexique tout en restant identifiable en tant qu’idiome particulier : ainsi l’alsacien a emprunté au cours du temps quantité de mots du français tels que trottoir, porte-monnaie, bonjour, parapluie, parmi bien d’autres. Par contre, si l’on décide qu’il y a alternance, l’on décide du même coup qu’il y a interférence entre deux idiomes et que chaque séquence, quelle que soit sa longueur ou sa brièveté, est assignable à l’un des deux. L’embarras devient important chaque fois que l’on a à faire à un seul terme ou à un synthème : or, dans les six conversations de 45 mn à 1 h qu’elle avait enregistrées, P. Gardner-Chloros relève quelques 300 termes qui peuvent être soit des emprunts de l’alsacien au français, soit, dans quelques cas, du français à l’alsacien, soit des alternances lexicales, emploi de termes alsaciens en français, ou emploi de termes français en alsacien. P. Gardner-Chloros se livre donc à une enquête auprès de trois juges, alsaciennes dialectophones, Mme Marthe Philipp que beaucoup d’entre vous connaissent et moi-même en faisons partie. Quand un terme est catégorisé deux fois sur trois comme alternance, il est compté comme tel, autrement il est compté comme emprunt. Malgré cette licence, il n’y a que 37 % d’accord entre les trois juges.

 

J’ai donc repris cette enquête en sélectionnant dans la liste 40 termes qui, selon mon expérience, avaient des chances d’être reconnus comme alsaciens dans un contexte alsacien et 40 qui dans un tel contexte resteraient identifiés comme français. Mes juges sont six locuteurs dialectophones : trois de plus de 50 ans, trois de moins de 35 ans, tous urbains, parmi eux aucun linguiste. Les termes à juger sont tous contextualisés. Le résultat obtenu est celui que l’on attendait : là où dans l’enquête de P. Gardner-Chloros des termes comme d’ailleurs, locataire, à peu près, solde, savonnette, charcuterie, etc., ont été jugés comme des alternances lexicales, ils sont, en contexte alsacien et prononcés avec l’accent alsacien, jugés pouvoir appartenir à l’alsacien, la remarque étant faite que « dans une phrase en français savonnette est français » et « dans une phrase en alsacien savonnette est alsacien », l’emploi de certains termes français en alsacien est cependant considéré comme « du mauvais alsacien ». Les trois locuteurs plus âgés se distinguent par le fait que dans 70 % des cas, ils disposent spontanément du terme alsacien correspondant, ce qui n’est pas le cas des trois locuteurs plus jeunes qui ne mobilisent pas spontanément certains des termes en alsacien (un tiers à peu près), par ex. vitrine, consultation, courrier, etc.

L’on vérifie ce que Saussure avait déjà remarqué, à savoir que « le mot emprunté ne compte plus comme tel, dès qu’il est étudié au sein du système ; il n’existe plus que par sa relation et son opposition avec les mots qui lui sont associés, au même titre que n’importe quel signe autochtone » (Saussure, 1975 : 42).

Ce petit exercice, qui reste d’un intérêt limité, permet cependant d’introduire des réflexions plus générales.

1. Une critique du terme de code-switching. L’on se rappelle que le premier souci de Saussure a été de souligner que les langues ne sont pas des codes, des inventaires de termes univoquement référés à des objets du monde. Il est intéressant à cet égard de rappeler l’exposé de M. Rastier hier qui illustrait que quand les cogniticiens traitent une langue comme un code, même pour des « objets » de la perception comme les couleurs, ils aboutissent à des impasses, c’est-à-dire à des systèmes finis de signes univoques, sans intérêt pour la production de sens.

2. Ce terme, tout comme le fait d’établir des listes de « mots étrangers », est révélateur des représentations normatives de la langue qui tendent à en faire un système inerte d’où les emprunts devraient être bannis. Un de nos interlocuteurs nous a dit à propos du mot piscine : « probablement que dans quelques années, ça va être un mot alsacien ».

3. Si variation et changement font partie de tout système linguistique de façon intrinsèque, où s’arrête la variation intralangue et où commence la variation interlangue et le changement ? En d’autres mots, est-ce que les parlers mixtes que nous rencontrons aujourd’hui en Alsace sont simplement un aspect de la variation ou bien sont-ils aussi, comme nous le pensons, surtout le témoignage de changements profonds qui affectent l’alsacien en le francisant petit à petit ? C’est-à-dire que son usage s’amenuise parce qu’il a moins de locuteurs mais aussi parce que les emprunts au français sont en si grand nombre que le bilingue pourrait être tenté d’employer carrément le français.

La frontière entre variation intralangue et variation interlangue et changement est elle-même variable, ce que l’on peut observer en Alsace dans les pratiques dites de diglossie. Il n’y a pas toujours de réponse linguistique à la célèbre question « un ou deux systèmes ». Le cas typique de la situation diglossique correspond à celui d’un champ de pratiques langagières connexes dans lequel il existe deux pôles de variations fortement corrélées. Le modèle linguistique adéquat pourra alors reposer sur la supposition d’un système unique englobant, soit de deux systèmes séparés faisant l’objet d’alternances. Quoi qu’il en soit, l’on pose un horizon de clôture arbitraire auquel l’on rapporte l’interprétation des énoncés.

4. Ma dernière remarque concerne la créativité linguistique des locuteurs. Les recherches faites par Penelope Gardner-Chloros illustrent que chaque fois que des interlocuteurs se trouvent dans des situations socialement peu contraignantes, où les conventions d’emploi de la langue sont réduites, leurs usages sont novateurs au sens où il y a invention de formes nouvelles d’amalgame des deux langues, c’est alors la tolérance réciproque de cette inventivité dans l’amalgame qui opère comme un des traits d’identification et d’appartenance au groupe, c’est-à-dire comme lien social.

Bibliographie

GARDNER-CHLOROS Penelope (à paraître 1991), Language selection and switching in Strasbourg. Oxford University Press, Language Contact Series.

LÜDI Georges, 1986, « Forms and functions of bilingual speech in pluricultural migrant communities in Switzerland » dans FISHMAN Joshua et al. (eds.), The Fergusonian Impact. Vol. 2 Sociolinguistics and the Sociology of Language. Berlin/New-York/Amsterdam, Mouton de Gruyter, p. 217-236.

POPLACK Shana, 1980, « Sometimes I’ll start a sentence in Spanish y termino en espanol: towards a typology of code-switching » dans Linguistics 18, p. 581-618.

SAUSSURE Ferdinand de, 1975 [1re éd. 1916], Cours de linguistique générale, Paris, Payot.

TABOURET-KELLER Andrée, LUCKEL Frédéric, 1981, « Maintien de l’alsacien et adoption du français. Éléments de la situation linguistique en milieu rural en Alsace » dans Langages 21, p. 39-74.

Citer cet article

Référence électronique

Andrée Tabouret-Keller, « Emprunts et alternances lexicales en Alsace », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 13 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1372

Auteur

Andrée Tabouret-Keller

Andrée Tabouret-Keller (1929-2020), professeure à l’Université de Strasbourg

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