Introduction
Le Bade-Wurtemberg est historiquement parlant une région frontalière du Rhin supérieur, voisine de l’Alsace, située dans une aire linguistique alémanique. C’est à l’issue de la guerre de Trente Ans en 1648 et des traités de Westphalie qu’une partie de l’Alsace est rattachée à la France ; l’annexion des territoires (à l’exclusion de la République de Mulhouse) au royaume français devient définitive en 1697 avec le traité de Ryswick (cf. Huck, 2015). L’Alsace entre dans l’aire géopolitique française et, aux xixe et xxe siècles, la situation sociolinguistique se complexifie et les limites linguistiques ne correspondent plus aux frontières des États. Les différents conflits franco-allemands changent la donne régulièrement, mais la situation se stabilise après la Seconde Guerre mondiale. Ce passé mouvementé influence considérablement la vision des habitants du Bade-Wurtemberg vis-à-vis de leurs voisins français ainsi que les rapports linguistiques.
Langue de cour du royaume du Wurtemberg et du grand-duché de Bade, langue de l’élite bourgeoise dans leurs lycées à orientation professionnelle, langue des établissements d’enseignement secondaire pour filles, le français devient, entre les deux guerres mondiales, d’abord première, puis progressivement deuxième langue étrangère dans l’enseignement secondaire, avant d’être appelée, dans les années 1970, « langue du voisin » (cf. Reinfried, 2013).
Dans cet article, nous brosserons un tableau de la politique linguistique et culturelle menée dans le Land de Bade-Wurtemberg depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous la mettons en relief avec l’évolution chiffrée de l’enseignement du français et de ses méthodes avant de relever ces deux trajectoires opposées et de donner quelques explications à ce paradoxe. La coopération entre le Bade-Wurtemberg et la France touche de nombreux autres domaines, culturels, économiques, juridiques, sécuritaires, etc., mais nous nous limitons aux aspects linguistiques.
La politique linguistique du Land ne tient pas compte des représentations de ses habitants, de leurs idées reçues, de leurs idéologies. Cette décontextualisation permet aux décideurs de prescrire et d’imposer du haut de leur expertise une surnorme multi-plurilinguiste. E. Delamotte (1999) parle à ce sujet de « commerce des langues ». Il montre comment celui-ci structure et oriente, de façon souterraine, le mouvement didactique à travers des stratégies d’évaluation (des élèves, des enseignants, de l’institution…), la standardisation et le contrôle des enseignements, la régulation tutélaire, etc.
Par ailleurs, les autres Länder frontaliers, la Rhénanie-Palatinat et la Sarre, mériteraient un traitement à part car, au vu de leurs rapports historiques différents avec la France, leurs politiques linguistiques sont distinctes de celle du Bade-Wurtemberg.
1. 75 ans de politiques linguistique et culturelle françaises intenses
Après l’exceptionnalité de la période d’occupation française du sud-ouest de l’Allemagne entre 1945 et 1949 (cf. Perrein-Engels, 1994), la fondation de la République fédérale d’Allemagne et les débuts de la guerre froide amènent son intégration dans le dispositif général de l’action publique de politique linguistique et culturelle de la France. Bien qu’au départ, « [l]a politique culturelle extérieure s’inscri[ve] dans un projet cohérent d’affirmation de la supériorité de la langue et de la culture classique » (Picard, 1999 : 144), la France entre progressivement dans un processus de normalisation avec des actions culturelles et linguistiques menées en Allemagne. Une première vague de création d’institutions culturelles dans la Zone française d’occupation a lieu : l’Institut français à Fribourg en Brisgau (1946), un centre d’études françaises à Trèves (1948), Tübingen et Mayence (1946). En 1952, dans toute l’Allemagne, ces centres et instituts sont au nombre de dix-huit. Ils développent une activité culturelle croissante et nouent des relations scientifiques avec les universités allemandes (cf. Picard, 1999). En 1948, le Deutsch-Französisches Institut (Institut franco-allemand) ouvre ses portes à Ludwigsburg. Cette coopération culturelle et linguistique, qui se manifeste dans différents traités et accords, aboutit en 1963 au Traité de l’Élysée scellant symboliquement la réconciliation franco-allemande. En 2010, le 12e Conseil des ministres franco-allemand adopte l’Agenda franco-allemand 2020. Le Traité d’Aix-La-Chapelle en 2019 est, pour le moment, l’aboutissement de cette évolution.
Dans ces accords, les questions de langue sont, la plupart du temps, très présentes sans que les auteurs toutefois précisent ce qu’ils entendent par « langue ». Par l’administration des réglementations qui gèrent les apprentissages des apprenants de chaque pays, ces accords permettent aux gouvernements de ces deux États européens d’organiser et de cadrer au niveau linguistique les sociétés civiles.
Ainsi, l’Accord culturel franco-allemand de 1954 prévoit la création de cours réguliers dans les universités (article 1) ainsi que des cours pendant les vacances (article 4) ; il propose de veiller à ce que les élèves et les étudiants aient toujours la possibilité de choisir la langue de l’autre comme langue vivante obligatoire (article 7). Dans le Traité d’amitié franco-allemand de 1963, dont l’originalité réside dans la forte implication des deux sociétés civiles (cf. aussi Bock, 1998 ; Vaillant 2002), on peut lire :
Enseignement des langues : les deux Gouvernements reconnaissent l’importance essentielle que revêt pour la coopération franco-allemande la connaissance dans chacun des deux pays de la langue de l’autre. Ils s’efforceront, à cette fin, de prendre des mesures concrètes en vue d’accroître le nombre des élèves allemands apprenant la langue française et celui des élèves français apprenant la langue allemande. Le Gouvernement fédéral examinera, avec les gouvernements des Länder, compétents en la matière, comment il est possible d’introduire une réglementation qui permette d’atteindre cet objectif. (§ C1 Éducation et Jeunesse)
Les auteurs du Traité ne mentionnent pas quel est le niveau nécessaire et suffisant pour « la connaissance […] de la langue de l’autre », ni pour pour qui. L’émanation de ce Traité, l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse (OFAJ), fournit des chiffres impressionnants : il « a permis depuis 1963 à plus de 9 millions de jeunes de France et d’Allemagne de participer à 360 000 programmes d’échanges » (OFAJ, 2019 ; cf. aussi Doublier, 2018). Dans l’Agenda 2020 sont formulés, entre autres, les objectifs suivants :
[…] l’apprentissage de la langue du partenaire doit être encouragé et soutenu et le rapprochement des systèmes éducatifs poursuivi (manuels scolaires, programmes, certification, échanges d’enseignants et de cadres). D’ici 2020, au moins 200 écoles maternelles bilingues franco-allemandes devront être créées.
Cet extrait de l’Agenda affichant un objectif de politique linguistique et éducative illustre en l’occurrence une volonté d’acculturation et de rééducation langagière des populations enfantines.
Le Traité d’Aix-La-Chapelle (2019) dit dans son article 10 :
Les deux États rapprochent leurs systèmes éducatifs grâce au développement de l’apprentissage mutuel de la langue de l’autre, à l’adoption, conformément à leur organisation constitutionnelle, de stratégies visant à accroître le nombre d’élèves étudiant la langue du partenaire […]
Le Bade-Wurtemberg en tant que Land fédéral profite de cette entente entre les gouvernements des deux pays. Après sa fondation en tant que Bundesland, cette région était présidée, jusqu’en 2011, par un ministre-président de droite. De par la situation frontalière – 500 km de frontière en commun entre la France et l’Allemagne – le gouvernement régional manifestait une forte affinité avec la France. Sans pouvoir mener une politique étrangère autonome, ce Land développait néanmoins des relations intenses avec la France au niveau politique, social et linguistique : depuis 1984, un ministre a le portefeuille « affaires européennes » dont profite plus particulièrement la France en matière de politique linguistique. Le Bade-Wurtemberg est le premier État fédéral à introduire en 2003-2004 l’enseignement des langues obligatoire à l’école primaire dès la première année de l’école primaire (cf. Ministerium für Kultus, Jugend und Sport, Baden-Württemberg, 2003) ; dans la vallée du Rhin, c’est le français qui est imposé, contre une opposition politique forte et contre l’avis des parents (voir Elterninitiative „Ein Land – Eine Fremdsprache“, 2003) et l’association de parents d’élèves Elternverein Baden-Württemberg. Avec l’arrivée des Verts à la présidence du Land en 2011, une certaine stagnation est à constater quant à la politique linguistique active et volontariste. Depuis la rentrée 2018, la langue étrangère – c’est-à-dire le français ou l’anglais – en première et deuxième années de l’école primaire est supprimée au profit de l’étude de la langue de scolarisation et des mathématiques dont auraient besoin les élèves.
Au niveau transfrontalier, la Conférence du Rhin supérieur, le Conseil Rhénan, le Réseau des villes et les Eurodistricts expriment cependant leur attachement à la promotion du plurilinguisme dans le Rhin supérieur en signant en 2013 la « Charte du Rhin supérieur pour la promotion du plurilinguisme » où on peut lire, entre autres :
[…] l’apprentissage de la langue du voisin dans les trois pays doit faire l’objet de toutes les attentions, les projets et les mesures qui favorisent le plurilinguisme doivent être encouragés et la sensibilisation à la nécessité de ces dispositions doit être soutenue. […]
Dans le domaine de l’éducation préscolaire, puis dans l’enseignement élémentaire, les signataires s’efforceront, sur la base des programmes d’apprentissage précoce des langues, d’augmenter le nombre des enfants qui dans les trois régions apprennent, d’une manière adaptée à leur âge, la langue du voisin. Dans ce but, ils initieront et soutiendront des projets bilingues dans un cadre bi ou trinational. Il conviendra également de renforcer les échanges d’enseignants du premier degré et d’éducateurs ou éducatrices des jardins d’enfants et d’assurer la continuité de cet enseignement au premier degré. (Charte du Rhin supérieur pour la promotion du plurilinguisme, 2013 : 2)
En 2015, le Conseil Rhénan (organe politique composé de membres de Parlements et autres élus des trois régions frontalières) affirme aussi, dans sa résolution « Promotion du Bilinguisme dans le Rhin Supérieur » de juin 2015, ce positionnement en le focalisant sur la promotion du bilinguisme dans le Rhin Supérieur. Le glissement terminologique (et idéologique) à l’intérieur même du document est notable : du « pluri », on passe au « bilinguisme » pour aboutir et se restreindre au « bilinguisme allemand-français ».
Suite à une Große Anfrage (Question au gouvernement fédéral) sur la politique envers la France (« Frankreich-Konzeption des Landes Baden-Württemberg », Landtag von Baden-Württemberg 2019), le ministère d’État donne, entre autres, la réponse suivante : compte tenu des 3,1 millions de travailleurs transfrontaliers dans le Rhin supérieur, « cet échange ne serait pas possible sans une connaissance adéquate de la langue du voisin. Par conséquent, la coopération devrait toujours accorder une attention particulière à l’apprentissage de la langue [de l’autre pays] ».
Ces raisons pragmatiques témoignent de l’importance croissante du « commerce des langues » (cf. supra). Elles sont la manifestation de la pression géo-économique sur les régions transfrontalières, l’Alsace, le Bade-Wurtemberg et les cantons de Bâle-ville et de Bâle-campagne.
Somme toute, au niveau des accords gouvernementaux et sur le plan des discours officiels, il y a une forte volonté politique des deux côtés de la frontière de promouvoir la langue française. Ces informations historiques révèlent une politique linguistique et éducative d’en haut, à travers ces actions de surnormalisation gouvernementale et institutionnelle de l’enseignement-apprentissage des langues. Ce tableau aurait mérité d’approfondir davantage la situation d’après-guerre et plus particulièrement les rapports vainqueur/vaincu et occupant/occupé entre les populations des deux États-nations frontaliers et leurs d’effets à moyen et long termes, mais un tel travail socio-historique dépasse le cadre de notre recherche.
Nous nous poserons par la suite la question de savoir si ces intentions trouvent une répercussion sur le terrain éducatif, à savoir si le ministère de l’Éducation régional porte une attention particulière à l’enseignement du français et ses techniques et procédés d’enseignement et si, en didactique du FLE, il y a une évolution différente par rapport au reste de l’Allemagne.
2. La didactique de l’enseignement du français en région transfrontalière
Après la Seconde Guerre mondiale, la formation des professeurs des collèges et des lycées s’effectue de façon très sommaire au sein des universités du Land. C’est seulement en 1968, lorsque la formation des enseignants de collège est transférée au sein des Écoles supérieures de pédagogie (Pädagogische Hochschulen = PH), issues des anciennes écoles normales (Lehrerbildungsanstalt, depuis 1952 : Pädagogisches Institut) qu’une didactique du français voit le jour. Ainsi, la PH de Karlsruhe propose pour le semestre d’été 1968, en français, douze séminaires, dont cinq de didactique ; pour l’anglais seulement six séminaires sont au programme (Pädagogische Hochschule Karlsruhe 1968 : 39). La didactique est celle d’une langue étrangère et suit le modèle de la méthodologie active (cf. Puren, 1988 : 147-161) tel qu’il est prôné dans toute l’Allemagne comme le montre le manuel utilisé à l’époque en collège, Études françaises de Erdle-Hähner (1965).
C’est à partir de 1984 que démarre le projet Lerne die Sprache des Nachbarn (Apprendre la langue du voisin), dirigé par Manfred Pelz, professeur à la PH de Freiburg. Il s’agit d’un programme de type « éveil aux langues » pour les régions frontalières du pays de Bade (partie rhénane du Bade-Wurtemberg) et le sud de la Rhénanie-Palatinat. C’est une offre pédagogique complémentaire que les écoles primaires et les jardins d’enfants du Rhin supérieur allemand ont la liberté de proposer ou non. L’objectif du projet est de sensibiliser les enfants au français, et de préparer et d’organiser des visites mutuelles avec de jeunes Alsaciens. Ce programme ne prétend pas se substituer à un enseignement des langues, on parlera de Begegnungssprachenunterricht (cours de langue pour préparer des rencontres). Pelz (1989) en publie les résultats qui mènent à la mise en place d’une recherche-action entre 1994 et 1998 dont témoigne un autre de ses ouvrages paru dix ans plus tard (Pelz, 1999).
Les années 2000-2012 constituent une époque d’émulation forte en innovations en didactique du FLE, impulsées par la mise en place de nouvelles filières d’étude :
1998 : Cursus Intégré pour la Formation Transfrontalière des Enseignants Bilingues, PH de Freiburg / Université de Strasbourg (cf. Bodenbender et Dietrich-Chénel, 2013) ;
1999 : Filière d’études bilingues dans la formation des enseignants du primaire et du collège (grundständiger Studiengang Europalehramt), PH de Freiburg et de Karlsruhe (cf. Schlemminger, 2006 ; Schauwienold-Rieger, 2012) ;
2000 : « Euregio-Zertifikat » : formation d’étudiants se destinant au métier de professeurs des écoles et de collège de l’Université de Koblenz-Landau et l’Université de Strasbourg / Académie de Strasbourg.
2003 : Certificat en formation continue et à distance « E-lingo : Didactique de l’apprentissage précoce des langues étrangères » (E-lingo : Fern- und Kontaktstudiengang « Didaktik des frühen Fremdsprachenlernens ») PH de Freiburg ;
2006 : Master « Plurilinguisme / Mehrsprachigkeit » PH de Karlsruhe, université de Landau, université de Strasbourg.
Dans ce contexte, Leupold (2003) propose un « Nouvel Enseignement du Français Langue Étrangère » (NEFLE) qui prône un enseignement du français interculturel, focalisé sur les contenus à transmettre. Ces contenus sont vecteurs de valeurs interculturelles et disciplinaires.
Concomitamment à l’introduction de l’enseignement précoce du français en 2003-2004, la PH de Heidelberg et celle de Karlsruhe développent l’approche narrative (cf. Schlemminger et Minuth, 2003). Pour l’enseignement dit bilingue, c’est-à-dire l’enseignement d’une discipline en langue 2 (DEL2), il y a une forte coopération entre la Haute École de Pédagogie de l’École supérieure spécialisée de Suisse du Nord-Ouest, l’Université de Strasbourg et la PH de Karlsruhe, qui aboutit à l’écriture d’un manuel universitaire pour l’enseignement de la DEL2 en français (cf. Geiger-Jaillet et al., 2016)1.
La coopération universitaire transfrontalière contribue à un essor de la didactique du FLE. Elle renforce les impulsions qui proviennent de la politique linguistique et culturelle évoquée dans la section précédente. La question qui se pose est de savoir si ces efforts trouvent une répercussion dans l’augmentation du nombre des élèves apprenant le français dans cette région transfrontalière.
3. L’enseignement du français en chiffres
Rappelons que le français est la deuxième langue étrangère la plus apprise dans les pays européens. En 2014, 33,7 % des élèves de collèges et 23,0 % des élèves de lycées ont appris le français au niveau de l’UE, le plus souvent comme deuxième langue vivante avec un niveau B2 attendu au moment du baccalauréat. En comparaison, l’allemand est la troisième langue étrangère la plus fréquemment apprise au collège. Depuis, l’apprentissage du français dans l’enseignement secondaire est resté inchangé ou a légèrement diminué. En Allemagne, 17,3 % des élèves (de l’école primaire au lycée) apprennent le français en 2016-2017 (pour l’ensemble de ces statistiques, voir Europäische Kommission, 2017 : 13).
Nous ne disposons de statistiques nationales comparables qu’à partir de l’année scolaire 2007-2008 (cf. fig. 1). Elles montrent que dans le plus grand Land, la Rhénanie du Nord-Westphalie (NW), il y a le plus d’apprenants de français, suivi par le Bade-Wurtemberg (BW). Les deux autres Länder frontaliers avec la France, la Rhénanie-Palatinat (RP) et la Sarre (SL), connaissent un recul du français comme langue scolaire, et cela malgré la « Stratégie France » de ce dernier Land :
À travers sa Stratégie France, la Sarre s’est fixée dès 2015 l’objectif de devenir, dans l’espace d’une génération, un espace multilingue franco-allemand et de devenir ainsi le premier Land multilingue de la République fédérale d’Allemagne. Le français est censé devenir la deuxième langue véhiculaire, outre la langue officielle et maternelle qu’est l’allemand, alors que l’anglais et/ou d’autres langues étrangères s’ajouteront. (Land Saarland s.a.)
Seuls les deux Länder de l’Allemagne de l’Est, la Saxe (SN) et la Thuringe (TH) tirent leur épingle du jeu avec une augmentation du nombre des élèves apprenant le français de 46 % et 12 % sur onze ans, respectivement. Dans ces Länder perdure l’effet de l’unification allemande, car dans l’ex-RDA, le français était peu enseigné. Le nombre d’élèves apprenant le français en Bade-Wurtemberg baisse en revanche de 18 %, ce qui correspond sensisblement à la baisse de 17 % observée pour l’Allemagne en général. En Sarre, cette chute est de 24 %, dans le Land de Brême de 41 %.
Nous analyserons par la suite quelles peuvent être les raisons de ce paradoxe, dans le Bade-Wurtemberg, Land frontalier où une politique linguistique forte se manifeste et où une didactique du FLE est en plein essor, face aux chiffres qui montrent un déclin de l’enseignement du français.
4. Éléments d’explication d’un paradoxe apparent
Le français est en perte de vitesse et la communication entre les deux côtés du Rhin supérieur se fait de plus en plus en anglais, car la maîtrise de la langue de l’autre a régressé considérablement. Il en découle des cris d’alarme de plus en plus fréquents comme celui-ci :
Le recul du bilinguisme, tel qu’il se dessine actuellement, doit absolument être combattu parce qu’il signifie une régression massive pour la coopération transfrontalière dans les domaines de l’économie, des sciences, de la politique et de la société civile. (Charte du Rhin supérieur pour la promotion du plurilinguisme du 10 juin 2013)
Le même constat peut être fait dans une autre zone frontalière, la Grande Région Sarre-Lorraine-Luxembourg :
Pourtant, on constate, dans la Grande Région Sar-Lor-Lux+ au cœur de l’Europe, que l’apprentissage de la langue du voisin régresse – parfois dramatiquement – notamment en raison de la mauvaise image dont souffrent ces langues. (Centre européen Robert Schuman/Maison de l’Europe Scy-Chazelles s.a.)
L’argument de la représentation négative de la langue du voisin, le français ou l’allemand, ne nous paraît pas aller assez loin dans l’analyse de la situation. Dans leur Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, Beacco et Byram (2007) avancent comme explication la persistance de fausses représentations et d’idéologies quant à l’utilisation des langues. Ils en reconnaissent trois : l’idéologie linguistique de l’inégalité des langues qui légitimerait l’usage d’une langue au détriment d’autres ; l’idéologie linguistique de la nation selon laquelle le multilinguisme sociétal menacerait la cohésion nationale ; l’idéologie linguistique de l’économie prônant la nécessité d’une langue commune, dont l’usage réduirait le coût économique du multilinguisme et donc de l’enseignement des langues.
Face à ces arguments, rappelons que, sur notre planète, le monolinguisme est plutôt une exception et l’apanage des grands pays industrialisés. Grin, dans son rapport L’enseignement des langues étrangères comme politique publique a démontré que le scénario a le même coût économique lorsque l’anglais est choisi comme langue unique en enseignement des langues que celui du plurilinguisme où chaque citoyen européen maîtrise deux langues parmi le français, l’allemand et l’anglais. Grin (2005 : 65) conclut en disant :
Ce n’est pas la langue anglaise en tant que telle qui pose problème, mais l’hégémonie linguistique, quelle que soit la langue au profit de laquelle elle s’exerce. L’hégémonie linguistique […] serait une fâcheuse solution.
De nombreux auteurs proposent des stratégies pour développer le plurilinguisme comme par exemple Beacco et Byram (2007) et l’Observatoire européen du plurilinguisme avec sa Charte européenne du plurilinguisme (2019). Entre 2000 et aujourd’hui, les manifestes et pétitions en faveur du plurilinguisme sont abondants, de la Weilburger Erklärung (2001), en passant par le Manifeste pour un plurilinguisme (individuel) (2013) à la pétition en ligne intitulée Manifeste pour la reconnaissance du principe de diversité linguistique et culturelle dans les recherches concernant les langues. Ce dernier sort du domaine de l’enseignement scolaire.
Les propositions de ces textes sont souvent très généreuses et ambitieuses quant aux objectifs visés, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’acteurs associatifs qui n’ont qu’un pouvoir d’incitation, comme la Fédération Alsace bilingue à l’origine de l’Appel pour un financement croisé de l’enseignement des langues française et allemande dans le Rhin supérieur (2020) :
La France s’engagerait à apporter des aides pour la connaissance de la langue française au Bade-Wurtemberg pour un montant de 1 million d’euros, tandis que l’Allemagne et le Bade-Wurtemberg s’engageraient pour un même montant pour le soutien de la langue allemande en Alsace.
En guise de conclusion : quel avenir pour le français langue étrangère ?
Nous avons montré – à travers les accords transfrontaliers, les déclarations officielles et les manifestes divers – que le Bade-Wurtemberg, depuis sa fondation comme Land en 1952, fait preuve d’une politique linguistique et culturelle volontariste en faveur du français. Cette attitude est appréciée par la classe politique de la Région métropolitaine trinationale du Rhin supérieur, d’après l’écho qu’en donne régulièrement la presse régionale des trois régions frontalières. Mais cette politique ne reflète pas les chiffres : le nombre des élèves qui choisissent le français comme langue vivante est en recul dans le Bade-Wurtemberg. Cette chute est constatée également dans le reste de l’Allemagne.
Le défi de l’avenir du français dans le Bade-Wurtemberg ne se situe pas sur le plan financier – la formation initiale des enseignants des langues vivantes est assurée par les Pädagogische Hochschulen et les universités du Land – mais au niveau idéologique : il s’agit de déconstruire la représentation, très répandue dans la population en général et chez de nombreux responsables politiques aussi, selon laquelle un monolinguisme – c’est-à-dire la bonne maîtrise d’une seule langue vivante – suffirait pour communiquer dans l’espace rhénan. Il est indéniable que la Région métropolitaine trinationale du Rhin supérieur, espace hautement industrialisé, a besoin d’une langue véhiculaire commune. Cependant, l’hégémonie linguistique exercée par l’anglais supplante toutes les autres à titre de langue première. Ces deux phénomènes affaiblissent considérablement l’évolution du français à l’école.
À titre personnel, la solution nous paraît simple, en partant du postulat que tout Européen devrait connaître trois langues : sa langue d’origine, l’anglais et une autre langue vivante ; seul l’anglais serait alors enseigné comme deuxième langue étrangère et toute autre langue (régionale, du voisin, internationale) prendrait la place de la première langue vivante enseignée à l’école. Cette position rejoint celle également développée par Hagège (2006) sur l’ordre des langues à apprendre à l’école.