Introduction
De même que le français est majoritairement parlé en France, mais pas exclusivement, les habitants de pays germanophones ne sont pas non plus exclusivement germanophones : il existe également des langues en situation de minoration face à l’allemand. Il s’agit d’une part de nombreuses minorités linguistiques allochtones, parfois numériquement importantes (les groupes les plus importants sont les locuteurs du russe, du turc et du polonais), et d’autre part des langues minoritaires autochtones, protégées par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du Conseil de l’Europe. En Allemagne, les langues reconnues comme minoritaires sont le danois, le frison septentrional, le frison méridional, le sorabe et le rromani, tandis que le bas allemand est reconnu comme langue régionale1. Toutes ces langues sont en situation de minoration et plus ou moins menacées. Quant au bas allemand, il est certes répandu sur un vaste territoire et dispose encore d’un grand nombre de locuteurs, estimé à environ 2,5 millions de personnes (cf. infra), mais depuis quelques décennies, sa transmission comme première langue dans les familles n’est plus assurée et la population des locuteurs vieillit de plus en plus2.
Cette évolution menace le bas allemand dans son ensemble. Dans ce contexte, comment assurer la survie de la langue ? Pour son maintien, il est important d’identifier des espaces qui permettent le contact et l’apprentissage de la langue en dehors des contextes familiaux traditionnels. Nous formulons ici l’hypothèse que les nombreux théâtres amateurs de l’Allemagne du Nord qui donnent des représentations en bas allemand pourraient constituer un tel espace.
1. Statut actuel du bas allemand
1.1. Le bas allemand dans le nord de l’Allemagne
L’aire linguistique du bas allemand couvre environ le tiers nord de l’Allemagne (figure 1). Avec l’anglais et le frison, le bas allemand forme le groupe des langues germaniques de la mer du Nord. Du point de vue de la structure linguistique, le bas allemand se distingue du haut allemand par une série d’évolutions phonétiques différentes. Dans le domaine de la phonologie, il faut mentionner avant tout la non-réalisation de la deuxième mutation consonantique (les occlusives p, t et k n’ont donc pas été changées en pf/f, z/tz/s/ss et ch), ainsi que la diphtongaison bavaroise qui n’a pas affecté les anciennes voyelles longues (e, u/o, ü/ö n’ont pas été diphtonguées en ei, au, äu/eu). Ces caractéristiques phonétiques, mais aussi d’autres caractéristiques – syntaxiques, morphologiques et lexicales – montrent que le bas allemand ne fait pas partie de langue allemande, mais qu’il s’agit d’une langue indépendante. L’aire linguistique du bas allemand se caractérise par une forte différenciation interne3. Les causes en sont avant tout l’absence de standardisation et des tendances à l’harmonisation suprarégionale à peine perceptibles. Tout au plus la radio contribue-t-elle à la diffusion de formes plus ou moins neutralisées ; à l’écrit, malgré de multiples efforts, le principe de la fidélité phonétique prévaut souvent. L’existence (et la persistance ?) de différences locales et régionales contribue à la structuration linguistique de l’Allemagne du Nord dont les locuteurs sont plus ou moins conscients.
Comme le bas allemand fait partie du diasystème de l’allemand d’un point de vue socio-pragmatique, la linguistique lui a traditionnellement attribué le statut de dialecte ; cette perception continue de dominer chez les non-linguistes. Depuis le xvie siècle, le haut allemand est apparu dans le nord de l’Allemagne à côté du bas allemand, d’abord comme langue écrite, puis de plus en plus comme langue parlée4. Entre-temps, une répartition claire des fonctions s’est établie entre les deux variétés. Ainsi, le caractère oral du bas allemand domine, tandis que les textes écrits sont considérés comme pour le moins inhabituels. Dans un champ situé entre le privé et le public, le bas allemand relève plutôt du domaine privé et des thèmes « plus légers ». Une telle perception en tant que « langue de proximité » entraîne des attributions qui vont de pair avec des identités régionales et pour lesquelles des catégories telles que le « sentiment de sécurité » (Verlässlichkeit) ou le « sentiment de confiance » (emotionales Grundvertrauen) sont convoquées5.
Aujourd’hui, l’essentiel des usages du bas allemand est restreint à des unités sociales clairement identifiées comme la famille, les voisins, les connaissances. Il y a quelques décennies encore, les domaines professionnels traditionnels comme l’agriculture, la pêche et l’artisanat faisaient partie des domaines d’usage typiques du bas allemand. Avec l’évolution technique, le bas allemand a été largement évincé du quotidien professionnel ; seuls quelques mots techniques en bas allemand (par exemple pour des types d’outils spéciaux ou certains procédés de travail du bois) se sont maintenus dans un environnement artisanal faisant désormais usage du haut allemand.
Ces évolutions indiquant le déclin de la langue devraient être atténuées, du moins partiellement, par les mesures liées aux engagements pris par l’Allemagne en adhérant à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Outre les organisations citoyennes, les pouvoirs publics s’efforcent désormais de transmettre la langue, notamment dans les écoles.
1.2. L’Enquête sur l’Allemagne du nord de 2016
Il n’est pas facile de répondre à la question du nombre de locuteurs du bas allemand. Comme il n’existe pas de recensement linguistique fiable pour l’Allemagne6, les déclarations sur le nombre de locuteurs sont toujours entachées d’un certain degré d’incertitude. Il existe néanmoins quelques enquêtes à partir desquelles le nombre de locuteurs peut être extrapolé. La dernière grande enquête de ce type a été réalisée en 2016 par l’Institut für niederdeutsche Sprache de Brême (INS) et le Leibniz-Institut für Deutsche Sprache de Mannheim (IDS) (Enquête sur l’Allemagne du nord, 2016). Il s’agit d’une enquête représentative menée auprès de 1 632 personnes âgées de 16 ans et plus en Allemagne du Nord. La réalisation de l’enquête a été effectuée par l’institut de sondage Forschungsgruppe Wahlen sous forme de sondage téléphonique7. L’objet de cette enquête était la catégorisation et l’évaluation subjective du bas allemand, mais aussi le rôle et l’usage de la langue au quotidien et, de manière générale, la compétence des personnes interrogées. La figure 2 montre le résultat de la question sur la compétence passive en bas allemand (en haut) ainsi que la compétence active en bas allemand (en bas), toujours par rapport à l’ensemble de l’espace d’enquête.
Comme on pouvait s’y attendre, la compétence passive est nettement plus élevée que la compétence active : près de la moitié des personnes interrogées (47,8 %) déclare comprendre « bien » ou « très bien » le bas allemand (il s’agit toujours de compétences déclarées par les personnes interrogées). En revanche, seulement 15,7 % des personnes interrogées affirment parler « bien » ou « très bien » le bas allemand. Ce chiffre peu élevé démontre clairement le statut du bas allemand comme langue d’une minorité (régionale), du moins au sens quantitatif. Il ne faut cependant pas oublier qu’il s’agit d’une grande région. Si l’on rapporte en effet les résultats de l’Enquête sur l’Allemagne du nord de 2016 au nombre d’habitants de la région couverte par l’enquête (environ 21 millions de personnes vivent dans l’aire linguistique du bas allemand), on peut estimer à environ 2,5 millions de personnes ayant des compétences actives en bas allemand.
Il faut toutefois encore tenir compte de deux autres éléments. Premièrement, il existe des différences régionales considérables : il y a un fort écart entre le nord et le sud-est, avec des régions présentant un taux de pratique relativement élevé du bas allemand, surtout près de la mer du Nord et dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, et des régions avec des taux très faibles, surtout dans une grande partie du Brandebourg et dans le sud de la Basse-Saxe8. Deuxièmement, la communauté linguistique présente une structure d’âge très défavorable à la vitalité de la langue, comme le montre la figure 3.
La figure 3 présente les résultats relatifs à la compétence active en fonction de l’âge. On constate que la compétence diminue à chaque tranche d’âge et on voit apparaître un schéma en escalier sur tous les niveaux de compétence par décennie. La perte de fonction du bas allemand en tant que langue de proximité répandue dans la vie quotidienne apparaît ainsi clairement. On voit surtout que depuis les années 1950-1960, la transmission de la langue s’est interrompue dans de nombreuses familles et qu’un changement de langue complet vers le haut allemand a souvent eu lieu9. La question est toutefois de savoir si ce constat débouche nécessairement sur un pronostic pessimiste pour tous les domaines, ou si les phénomènes de changement se manifestent avec une intensité et une vitesse différentes selon les milieux ou environnements. Certains indices le laissent penser.
Une question que nous avons posée dans l’Enquête sur l’Allemagne du nord en 2016 portait sur la manière dont les sujets tiraient profit des offres culturelles et médiatiques, dont la figure 4 montre les résultats.
Les médias jouent un rôle central dans la visibilité du bas allemand. Les programmes radiophoniques ont la plus grande portée, suivis par la télévision et les journaux. Mais les manifestations culturelles en bas allemand ont également une certaine importance : en tout, environ un quart des personnes interrogées (par rapport à l’ensemble de l’échantillon) assiste au moins occasionnellement à une pièce de théâtre en bas allemand. Il existe des différences régionales, qui sont bien sûr liées aux différences régionales en termes de compétences linguistiques. Dans le Schleswig-Holstein, environ 44 % des personnes interrogées vont au moins occasionnellement au théâtre en bas allemand ; à Hambourg, ce sont environ 32 %. Apparemment, le théâtre en bas allemand offre, en tout cas dans les régions où le bas allemand est le plus répandu, un espace culturel dans lequel la langue régionale semble revêtir encore une grande importance.
Une autre observation vient étayer cette constatation. L’une des questions de l’Enquête sur l’Allemagne du nord de 2016 portait sur les efforts de politique linguistique visant à promouvoir la vitalité de la langue régionale. Plus de deux tiers des personnes interrogées estiment qu’il faudrait faire plus pour le bas allemand10. Il a été demandé aux personnes qui ont répondu par l’affirmative à cette question quels acteurs devraient selon elles s’occuper plus particulièrement de cette promotion. Les réponses pour l’échantillon global sont présentées dans la figure 5.
L’école est principalement citée, par environ 64 % des répondants, ainsi que les jardins d’enfants, par plus d’un quart des personnes interrogées. Cela témoigne d’une certaine confiance des personnes interrogées dans les institutions, mais aussi d’attentes élevées11 – alors que les familles et les locuteurs du bas allemand eux-mêmes obtiennent des valeurs étonnamment basses, d’environ 5 % dans les deux cas. L’expérience sociale selon laquelle la communauté des locuteurs elle-même ne fonctionne plus guère comme instance de transmission joue sans doute un rôle ici. Pourtant, une personne sur cinq attend un engagement particulier pour le bas allemand de la part d’institutions culturelles comme les théâtres. De nombreuses personnes interrogées sont manifestement conscientes de l’importance particulière que revêtent les nombreuses troupes de théâtre de l’Allemagne du nord pour le maintien et la préservation de la langue régionale.
2. Le théâtre en bas allemand
2.1. Le paysage théâtral en bas allemand
En fait, le paysage théâtral en bas allemand est d’une vitalité étonnante. Les journaux régionaux de l’aire située entre la Frise du Nord et le Harz font régulièrement état des représentations des troupes locales de théâtre en bas allemand. Il existe actuellement environ 3 000 troupes qui jouent en bas allemand12 ; la plupart sont des théâtres amateurs et des petites troupes installés dans les zones rurales, avec des structures organisationnelles très diverses. Certaines troupes jouant en bas allemand sont organisées au sein des fédérations régionales de théâtre amateur, d’autres sont des sections d’associations plus importantes ou sont rattachées à des institutions telles que les pompiers volontaires, tandis que d’autres encore agissent en tant que groupes indépendants. L’importance culturelle de ces institutions se manifeste également par le fait que, depuis 2014, la Commission allemande de l’UNESCO a inscrit le Niederdeutsches Bühnenspiel (théâtre (en) bas allemand) dans son « répertoire fédéral du patrimoine culturel immatériel », même si cela ne représente au départ rien de plus qu’une reconnaissance symbolique qui n’a jusqu’à présent pas entraîné de soutien effectif à ces nombreuses petites troupes.
Depuis une centaine d’années, la scène théâtrale en bas allemand peut être considérée comme une institution à la fois structurée et diversifiée. Alors qu’il existait déjà avant la Première Guerre mondiale des actions ponctuelles pour un paysage théâtral bas allemand institutionnalisé, une forte croissance du mouvement théâtral bas allemand s’est dessinée dans les années 192013. Une grande partie des grandes troupes encore actives aujourd’hui ont été fondées à cette époque. La reprise du travail scénique après la Seconde Guerre mondiale a été un succès en de nombreux endroits, les associations ont repris rapidement leur travail et les maisons d’édition ont imprimé de nouvelles pièces. Mais (au plus tard) à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les conditions sociolinguistiques pour le bas allemand avaient fondamentalement changé. La nouvelle situation se caractérisait avant tout par une instabilité qui se traduisait par un recul des compétences linguistiques et de l’usage quotidien de la langue ainsi que du prestige et des fonctions linguistiques du bas allemand. À une époque où les médias, l’éducation et la mobilité occupaient une place plus importante, le bas allemand était associé à des qualificatifs tels que « régional », « rural », « traditionnel », « plein d’humour », etc.
Le début de la perte de fonction de la langue bas allemande en tant que langue de communication orale quotidienne depuis les années 1950 a causé des problèmes de relève aux troupes au plus tard à partir des années 1980 et 1990. Certains types de rôles, comme celui de l’amoureux adolescent, ne pouvaient souvent plus être interprétés de manière adéquate par les petites troupes. La mobilité croissante, le changement de comportement en matière de loisirs et la consommation accrue de médias (surtout de la télévision) sont des facteurs qui ont eu un impact négatif sur le nombre de membres actifs et de spectateurs. Cependant, depuis les années 2000, une augmentation du prestige de la langue régionale renforce l’intérêt pour le théâtre en bas allemand. Malgré toutes les difficultés que rencontrent actuellement les groupes pour trouver des comédiens – les causes étant notamment liées à la mobilité, à la flexibilité du monde du travail ou au recul général des compétences en bas allemand –, la persistance et le succès du théâtre amateur témoignent de son ancrage social stable et de son important rayonnement. Cela permet notamment d’atteindre de plus en plus de personnes ne parlant pas le bas allemand.
Le théâtre en bas allemand touche chaque année plus de 5 millions de personnes grâce à ses représentations sur place (c’est-à-dire sans compter les enregistrements télévisés et autres diffusions médiatiques), mais comme ces différentes manifestations se déroulent de manière assez discrète, l’intérêt scientifique pour ces dernières a été très faible jusqu’à présent. Ainsi, en ce qui concerne le rôle de la langue bas allemande, on ne dispose jusqu’à présent que de peu de connaissances sur les motivations des membres de troupes ou des spectateurs.
L’attractivité du théâtre en bas allemand s’explique probablement aussi par le fait qu’une représentation constitue un événement social dans le cadre duquel la langue bas allemande est utilisée dans un contexte perçu comme « naturel ». Cela vaut pour l’action de parler sur la scène comme pour l’écoute dans la salle, et cela vaut aussi pour les choix linguistiques lors des moments avant et après les représentations ainsi que pendant les pauses : ici s’ouvre un espace dans lequel l’utilisation du bas allemand n’a pas besoin d’être justifiée. Les personnes qui se réunissent ici savent qu’il y aura des interlocuteurs qui permettront et encourageront la communication en bas allemand.
L’importance du théâtre en bas allemand se manifeste aussi au niveau de son organisation. Deux théâtres sont gérés comme des entreprises professionnelles (à Hambourg et à Schwerin). Les théâtres semi-professionnels sont ceux qui sont affiliés à l’une des trois associations de théâtre en bas allemand (Niederdeutscher Bühnenbund)14. Les 33 théâtres que cela représente partagent des normes artisanales et artistiques qui sont des conditions préalables à leur activité. Le nombre de spectateurs peut être considéré comme stable durant les trente dernières années15. La baisse de la compétence de compréhension ne se fait donc que faiblement sentir. En revanche, les effets de la baisse des compétences d’expression depuis quelques décennies sont plus visibles. Depuis le début des années 2000, les grandes troupes font des efforts importants pour encourager la venue de jeunes comédiens16.
Les troupes indépendantes constituent de loin la partie la plus importante de la scène bas allemande, mais les connaissances scientifiques sur les motivations et les pratiques de ces théâtres amateurs en bas allemand font totalement défaut. Tout au plus peut-on citer des caractéristiques générales, selon lesquelles la pratique théâtrale est avant tout perçue comme un événement social :
Le Niederdeutsches Theater consolide le statut et la vitalité du bas allemand en tant que langue régionale et renforce ainsi en même temps la communauté. Le fait que cette forme d’expression culturelle soit principalement pratiquée à titre bénévole a été souligné. Le théâtre en bas allemand a des fonctions d’intégration sociale, surtout dans les régions rurales du nord de l’Allemagne, et contribue au maintien et au développement du tissu social local, toutes générations confondues17.
L’exemple d’une troupe du nord de la Frise, Junge Lüüd ut Löwenstedt, montre à quel point le théâtre pour jeunes en bas allemand peut se développer de manière continue et autonome18. Depuis sa création en 1985, ses organisateurs trouvent dans cette région rurale et éloignée des centres urbains des enfants et des jeunes disposant d’une connaissance suffisante du bas allemand. Dans la petite commune de Löwenstedt et bien au-delà, les activités autour du théâtre en bas allemand ont depuis longtemps été reconnues comme des facteurs d’intégration sociale et culturelle, également bénéfiques à l’épanouissement personnel19.
Si les compétences en bas allemand ne constituent pas un critère d’admission dans ces troupes, des processus d’acquisition dynamiques du bas allemand devraient se mettre en place parmi les jeunes gens. Mais jusqu’à présent, on ne dispose d’aucune connaissance sur l’acquisition des langues dans ce contexte spécifique de création artistique et de stimulation de l’imagination. Si l’on tient compte du fait que l’écriture joue ici un rôle particulier – tous ceux qui jouent au théâtre doivent apprendre un texte et le connaître par cœur –, on pourrait par exemple imaginer que l’apprentissage de la langue dans un tel contexte s’oriente fortement vers les routines scolaires de l’acquisition contrôlée d’une langue étrangère. Le bas allemand reste-t-il alors uniquement une « langue de représentation » utilisée exclusivement dans la mise en scène de pièces de théâtre, ou les connaissances sont-elles également mobilisées dans la communication quotidienne ? En outre, les motivations sont intéressantes : en quoi le fait de faire du théâtre en bas allemand est-il particulièrement attrayant pour les enfants et les adolescents ?
2.2. L’enquête sur le théâtre de 2017
Les connaissances scientifiques sur ce champ d’action social et culturel sont extrêmement limitées. Jusqu’à présent, la recherche a largement occulté ce domaine, de sorte qu’il n’existe pas encore d’approches de recherche systématiques. Dans les anthologies philologiques du bas allemand, le champ d’action du théâtre en bas allemand est presque exclusivement considéré sous des aspects littéraires et esthétiques liés à l’œuvre ou à l’auteur. Les dimensions sociales ainsi que les aspects liés à la transmission de la langue n’ont jusqu’à présent pas été traités ; le lien entre « régionalité », bas allemand et identité n’a guère fait l’objet de travaux.
Pour remédier à cette lacune, l’INS et l’IDS ont mené en 2017 une enquête en ligne auprès des troupes jouant en bas allemand en Allemagne du nord20. Parmi les principaux résultats, certains permettent d’identifier le théâtre en bas allemand en tant qu’événement socioculturel. Ainsi, il faut se demander si, face à la menace qui pèse sur la langue, le théâtre est en mesure de continuer à faire jouer à celle-ci un rôle important dans l’offre culturelle régionale. L’attention se porte en particulier sur le travail à propos de la relève, et notamment sur les personnes qui n’ont pas de compétences en bas allemand comme première langue.
Au total, 412 questionnaires ont été remplis par des personnes impliquées dans 278 théâtres. La répartition géographique des théâtres participant à l’enquête montre une nette prédominance à l’ouest d’une ligne Lübeck – Osnabrück. Dans la zone linguistique située à l’est de l’Elbe, sur le territoire de l’ancienne RDA, le théâtre en bas allemand n’est pratiqué que de manière isolée21. L’éventail des thèmes abordés par l’enquête va des questions d’organisation, du programme joué, de la pratique de la représentation et des répétitions, des compétences linguistiques disponibles dans les troupes jusqu’aux motivations du choix de la langue et pour la pratique du théâtre en général.
Pour commencer par ce dernier point, la figure 6 fait apparaître les raisons que les personnes interrogées ont indiquées pour leur engagement dans leur troupe de théâtre en bas allemand.
La formulation exacte de la question était la suivante : « Quelle est votre motivation personnelle pour vous engager dans le théâtre en bas allemand ? » Six réponses possibles étaient proposées, ainsi qu’un champ libre pour d’autres réponses formulées par les participants eux-mêmes ; plusieurs réponses étaient possibles. La réponse la plus fréquente concernait le maintien de la langue, cité comme motif par environ 86 % des personnes interrogées. Viennent ensuite les raisons généralement attendues pour ce type d’activités de loisirs (plaisir de jouer la comédie, divertir les autres, avoir des contacts sociaux). Mais le fait que le théâtre en bas allemand offre une occasion d’utiliser la langue joue aussi un rôle (pour environ 52 % des personnes interrogées) ; une petite partie des personnes interrogées (environ 12 %) cite aussi l’apprentissage de la langue comme motif. Il semble qu’il y ait une prise de conscience générale du fait que la langue régionale, le bas allemand, est exposée à une certaine menace et que le théâtre, en tant qu’espace culturel, pourrait pour ainsi dire assumer la fonction d’un espace de protection (voir également les remarques relatives à la figure 5).
Dans la partie du questionnaire portant sur le choix des pièces, nous avons également recueilli les motifs ayant présidé au choix du bas allemand comme langue de représentation. Les réponses sont présentées dans la figure 7.
La formulation de la question était la suivante : « Pourquoi présentez-vous les pièces en bas allemand et non pas en haut allemand ? » Six réponses étaient à nouveau proposées, parmi lesquelles plusieurs étaient possibles, ainsi qu’un champ libre pour les réponses personnelles. Ici aussi, le maintien de la langue arrive en tête : pour 91 % des personnes interrogées, il s’agit d’une raison importante. Les mentions qui se réfèrent à l’enseignement du bas allemand en tant que langue de la région (environ 58 % des personnes interrogées) ainsi que celles qui visent l’utilisation et l’acquisition du bas allemand (environ 44 %) font également partie de ce champ thématique. Un autre motif important, cité par plus de la moitié des personnes interrogées (55 %), consiste à toucher l’identité régionale. Apparemment, le théâtre en bas allemand dispose d’un potentiel identitaire qui est associé à des caractéristiques telles que la proximité et la familiarité. En revanche, le motif éventuel d’utiliser le bas allemand comme caractéristique distinctive de sa propre troupe de théâtre semble jouer un rôle secondaire. Cela s’explique sans doute, d’une part, par l’orientation nettement locale de la plupart des groupes : les espaces de référence régionaux dans lesquels vivent les acteurs et les spectateurs sont en général assez étroits, avec des rayons de 20 à 30 kilomètres22. D’autre part, cela montre que le bas allemand est encore si bien ancré dans la région qu’il ne peut pas être considéré comme une caractéristique unique permettant la différenciation.
Un sujet qui préoccupe de nombreuses troupes de théâtre est le recrutement de la relève. Cela n’est pas surprenant au vu de la structure d’âge des locuteurs (voir figure 3 ci-dessus). Le travail de la relève touche au développement des compétences tant théâtrales que linguistiques. Les petits théâtres amateurs ne sont guère en mesure de planifier et de mettre en œuvre un travail avec les jeunes adapté à leurs besoins – les activités sont trop souvent déterminées par le travail sur la pièce en cours. Dans de nombreux endroits, leur mise en œuvre dépend de quelques personnes engagées, de sorte que la continuité nécessaire de l’offre ne peut pas toujours être garantie.
Certaines troupes essaient cependant de travailler de manière ciblée avec la relève en créant des groupes de théâtre pour les jeunes. Les théâtres affiliés à l’une des trois associations précédemment citées reçoivent un soutien de la part de ces dernières, par exemple sous la forme de séminaires pour les jeunes. L’organisation de festivals de théâtre pour jeunes en fait également partie. En Basse-Saxe-Brême, le Bühnenbund a lié, il y a quelques années, l’attribution de moyens financiers à ses troupes membres à l’existence d’un groupe de jeunes. Cette forme de contrainte a également contribué au développement des groupes de jeunes. Dans notre enquête, 20,3 % des troupes ont répondu par l’affirmative à la question de l’existence de tels groupes de jeunes. Dans 67,2 % des troupes, il n’y a pas de groupe de ce type, dans 11,8 %, il n’y a pas de groupe distinct, mais des formes particulières de travail avec les jeunes (0,8 % ont répondu par « ne sait pas » ou n’ont pas donné d’indication). Une troupe sur cinq a donc institutionnalisé le travail avec les jeunes. Si l’on part d’environ 3 000 troupes de théâtre et que l’on extrapole les résultats de notre enquête, on peut estimer à environ 600 le nombre de groupes de jeunes, soit quelques milliers d’enfants et d’adolescents qui ont régulièrement affaire au théâtre en bas allemand.
Dans l’ensemble, les besoins en compétences linguistiques augmentent dans les troupes de théâtre en bas allemand. Ce besoin est particulièrement important pour les enfants et les adolescents, mais il concerne aussi d’autres groupes d’âge, surtout en raison de l’arrivée de nouveaux amateurs de théâtre. Alors qu’il y a trois ou quatre décennies, la plupart des débutants disposaient en général de connaissances de base en bas allemand et se familiarisaient avec le rôle et la langue par le biais du livret, de nombreuses personnes intéressées viennent aujourd’hui sans aucune connaissance préalable. La figure 8 montre les réponses à la question concernant les offres particulières pour l’apprentissage de la langue.
La formulation de la question était la suivante : « Existe-t-il des offres spéciales pour les personnes qui souhaitent apprendre le bas allemand dans votre troupe de théâtre ? » (quatre réponses proposées, dont plusieurs possibles, ainsi qu’un champ libre). La grande majorité des troupes (environ 85 %) n’est pas en mesure de proposer une telle offre institutionnalisée, mais dans environ 11 % d’entre elles, un coaching interne est organisé. Il n’est quasiment pas fait appel à des offres externes. Il n’existe pas de connaissances solides sur la manière dont se présente concrètement la pratique de l’enseignement des langues dans ces contextes : des recherches sont nécessaires dans ce domaine.
Conclusion
Depuis les xvie et xviie siècles, le haut allemand s’est établi dans le nord de l’Allemagne à côté du bas allemand, d’abord comme langue d’écriture et d’éducation, puis peu à peu comme langue du quotidien. C’est ainsi qu’est apparu dans un premier temps un bilinguisme bas allemand-haut allemand. Le bas allemand, qui était encore une langue écrite développée au Moyen-Âge, s’est peu à peu retrouvé dans le rôle d’une variété vernaculaire.23 Les dialectes bas allemands remplissaient, en tant que « langue de l’immédiat »24 sous l’égide du standard haut allemand, les fonctions qui sont également remplies par les dialectes dans le reste de l’espace germanophone. Comme l’appartenance culturelle et politique de l’aire linguistique du bas allemand à la région où le haut allemand est la langue standard n’a jamais été remise en question, la conscience de la spécificité linguistique du bas allemand ne s’est développée que de manière très hésitante. La signature de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires en 1999 a eu un effet positif. Dans l’Enquête sur l’Allemagne du nord de 2016, nous avons demandé aux personnes interrogées si elles considéraient le bas allemand plutôt comme une langue ou plutôt comme un dialecte ; nous avons posé la même question dans l’enquête sur le théâtre. Les résultats sont présentés dans la figure 925.
La barre de gauche montre les réponses à l’enquête représentative pour l’ensemble du nord de l’Allemagne. Le résultat est assez ambigu : pour 39 % des personnes interrogées, le bas allemand est plutôt une langue, 59 % le considèrent plutôt comme un dialecte. Cela signifie que pour la majorité des personnes interrogées, c’est la classification fonctionnelle du bas allemand dans le diasystème de l’allemand qui est déterminante. Si l’on examine les différents facteurs sociodémographiques pour voir s’ils peuvent être des prédicteurs du comportement de réponse, il s’avère qu’il n’y a pas de différences significatives au sein de l’échantillon global, que ce soit pour l’âge, le sexe ou le niveau d’éducation. Le seul facteur d’influence qui s’avère effectivement pertinent ici est la compétence active en bas allemand des personnes interrogées : plus la compétence en bas allemand est élevée, plus le bas allemand est considéré comme une langue et non comme un dialecte.
Pour les participants à l’enquête sur le théâtre, en revanche, les choses sont très claires : pour 89 % des personnes interrogées, le bas allemand est une langue à part entière ; seule une personne sur dix considère le bas allemand plutôt comme un dialecte. Même si les résultats de l’enquête sur le théâtre ne sont pas représentatifs, ils montrent très clairement qu’un très haut niveau de conscience linguistique prévaut sur les scènes de théâtre. Contrairement à l’ensemble de la population, il existe ici un large consensus sur le statut subjectif de la langue. La catégorisation du bas allemand en tant que langue peut également être interprétée comme une valorisation et une source d’impulsion pour ses propres activités. Les troupes jouant en bas allemand créent ainsi un espace sécurisé, une sorte de refuge pour la langue régionale menacée.
Les explications ci-dessus ont montré que le théâtre amateur en bas allemand joue un rôle important dans la formation de l’espace culturel de l’Allemagne du nord ; de nombreux habitants de cet espace en sont également conscients. En raison de leur bon ancrage dans la région, les nombreuses troupes jouant en bas allemand offrent un cadre pour les contacts de langues, même pour les personnes qui n’ont que peu ou pas de connaissances du bas allemand. Cela vaut pour les personnes qui souhaitent s’engager dans ces troupes, que ce soit en tant qu’acteurs ou d’une autre manière. Mais cela vaut aussi tout particulièrement pour le public, pour lequel la réception des représentations théâtrales en bas allemand dans le cadre d’une expérience en direct fournit une preuve de la vitalité de la langue régionale.
On sait toutefois très peu de choses sur ce mélange particulier. Les différents théâtres amateurs ne sont guère reliés entre eux ; les petites troupes de théâtre dans les régions rurales agissent pratiquement toutes individuellement. La mise en place de structures en réseau pour la promotion de la langue régionale pourrait constituer une opportunité de soutenir les troupes existantes. Cela concerne en particulier la mise à disposition des mesures de soutien pour les personnes qui souhaitent apprendre ou consolider leur connaissance du bas allemand. La condition préalable serait toutefois un inventaire scientifique de la pratique scénique actuelle. Dans ce contexte, des comparaisons avec d’autres minorités linguistiques se trouvant dans une situation similaire seraient également prometteuses, afin d’approcher la question de savoir si certains espaces culturels se prêtent à des mesures de politique linguistique visant à préserver et à promouvoir les langues minoritaires ou régionales menacées.