Catherine Roth, La Nation entre les lignes. Les Saxons de Transylvanie et la question des identités

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Catherine Roth, La Nation entre les lignes. Les Saxons de Transylvanie et la question des identités. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, 625 p., ISBN : 978-2-7535-8626-0.

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Publié en 2022, l’ouvrage La Nation entre les lignes. Les Saxons de Transylvanie et la question des identités est le fruit des recherches menées par Catherine Roth, notamment dans le cadre de sa thèse de doctorat La Nation entre les lignes. Médias invisibles, discours implicite et invention de tradition chez les Saxons de Transylvanie. Soutenu à l’Université de Paris II en 2013 en sciences de l’information et de la communication, son travail mené sous la direction de Fabrice d’Almeida, professeur d’histoire contemporaine a été couronné d’une mention très honorable avec félicitations à l’unanimité du jury et reçut deux ans plus tard le très prestigieux prix de thèse Panthéon-Assas. Catherine Roth est à présent maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Haute-Alsace et rattachée au Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (CRESAT).

La Nation entre les lignes prend appui sur la frontière en tant qu’objet d’étude – non pas au sens politique, mais en tant que ligne invisible singularisant la communauté linguistique et culturelle des Saxons en Transylvanie. La frontière est aussi temporelle : présent depuis le xiisiècle en Transylvanie – la partie occidentale de l’actuelle Roumanie – ce groupe minoritaire s’est en effet auto-dissout en 1990 en choisissant le retour en Allemagne. Définie par ces bornes spatiales et temporelles, l’étude proposée par Catherine Roth a ainsi pour but d’analyser le processus de médiation du sentiment national dans la communauté des Saxons de Transylvanie – et ce sur le temps long. Mais l’objet de l’ouvrage n’est pas pour autant de dresser une vaste fresque historique. Il offre plutôt au lecteur une analyse scientifique passionnante sur le rôle joué par l’implicite, à la fois dans le processus, la médiation nationale (au sens ethnogroupal), et sur son support, les médias. Catherine Roth s’appuie pour ce faire notamment sur la théorie des identités collectives de Jan Assmann. Outre le fait d’être l’une des premières études exhaustives sur les Saxons de Transylvanie, l’innovation principale soutenant la thèse de l’auteure réside dans la mise en lumière de « médias invisibles » (p. 26) comme canaux de diffusion du nationalisme parmi les Saxons de Transylvanie, qu’il s’agisse du discours porté au niveau macro-sociétal par des institutions, au niveau micro-sociétal par les familles ou finalement au niveau même des individus. L’auteure n’en oublie pas pour autant de jeter un regard critique à la fois sur les travaux de ses prédécesseurs, mais également sur sa propre position de chercheuse à la « biographie plurielle » (p. 113), à cheval entre deux sphères culturelles : française d’origine italienne et allemande d’origine saxonne de Transylvanie. De cette réflexivité découle la mise en œuvre d’un certain nombre de stratégies pour appréhender cette « familiarité distante » (p. 116) et ainsi décoder l’implicite (par exemple, jongler entre les identités française et saxonne pour réaliser les entretiens et ainsi croiser les informations obtenues).

Le contrat de lecture par lequel l’auteure s’engage à décrypter l’invisible dans la médiation nationale chez les Saxons de Transylvanie est assurément rempli au fil des 625 pages réparties en douze chapitres, eux-mêmes structurés chacun en quatre parties. La première partie dresse ainsi le cadre théorique et méthodologique de l’analyse et esquisse pour cela un panorama quasi exhaustif des différentes théories sur la Nation et ses liens avec l’implicite, convoquant, entre autres, les travaux de Benedict Anderson, Mary Douglas, Eric Hobsbawm ou Jan Assmann. Malgré des références théoriques parfois un peu datées – la pensée deutschienne a, par exemple, connu son heure de gloire dans les années 1970 – l’état de l’art dressé par Catherine Roth en la matière donne à l’analyse toute sa cohérence et sa pertinence. Les aspects théoriques sélectionnés avec soin servent de fil rouge didactique à la démonstration faite par l’auteure d’un lien indissoluble, mais souvent invisible entre média et culture dans la diffusion du sentiment national. L’auteure s’inscrit ainsi pleinement dans un courant disciplinaire, les Kulturwissenschaften, où la transdisciplinarité irrigue les méthodes d’analyse, allant des sciences historiques, de la botanique, des sciences de l’information et de la communication à la sociolinguistique et à la théologie. Un index des notions et/ou des auteurs aurait d’ailleurs été le bienvenu pour mettre en perspective cette transdisciplinarité. Le corpus, un assemblage d’entretiens, de documents d’archives, d’ouvrages historiques, de cartes ou encore d’une série de DVD est, lui, à l’image du dialogue entre les supports et les méthodes voulu par cette approche transdisciplinaire.

La deuxième partie est consacrée à une relecture historiographique de la présence saxonne en Transylvanie à travers le rôle joué par l’implicite dans la formation politique de l’identité nationale saxonne par deux institutions de la sphère publique : l’Église protestante et le musée de Brukenthal. Un troisième vecteur est considéré pour la sphère publique : le club de montagne carpatique transylvain, qui joua un rôle primordial dans la narration d’une géographie imaginée des Carpates par les Saxons1. L’identité nationale y est ainsi décrite par l’auteure comme un processus d’identification au concept de ‘nation’ tel que décrit par Anderson et Deutsch, une communauté imaginée et organique. Une troisième partie s’interroge sur la (ré)appropriation par les familles de l’identité nationale (ré)inventée au niveau institutionnel. Selon la thèse de l’auteure, un lien indissoluble relie Nation et famille – la première découlant organiquement de la seconde. Pour préserver la cohésion du groupe national en territoire multiculturel, il est donc nécessaire au sein des familles de garantir « la pureté des identités » (p. 318), autant de préjugés sur l’Autre conditionnant les structures mentales des membres du groupe. Ces barrières entre les cultures déployées par les familles répondent au principe d’« intimité culturelle » (p. 321) – un concept décrit par Herzfeld et repris par l’auteure. Les transgressions, qu’il s’agisse de mariages exogamiques ou d’enfants illégitimes, sont donc systématiquement mises au secret, et les individus exclus du groupe. Or, avec l’avènement du xxie siècle et la fin de l’ère communiste, le paradigme change pour les Saxons de Transylvanie, passant de « l’implicite impureté » à l’« explicite richesse » (p. 379). La prose de Herta Müller, la musique rock de Peter Maffay ou encore les photographies de Mona Simon sont autant de ponts érigés, selon l’auteure, entre les cultures. Tous ces médiateurs ont en commun, de « dénonce[r] les essentialismes implicites » hérités de l’intimité culturelle passée, et « [d’]exprime[r] le multiple » (p. 459).

Finalement, dans une lecture top down des phénomènes sociaux, l’auteure nous livre dans une quatrième et dernière partie une analyse de la réception de cet inconscient collectif au niveau individuel. Pour ce faire, elle s’appuie sur ses propres notes prises lors des conférences qu’elle a données en Roumanie. Corpus atypique s’il en est. Et c’est bien là que réside aussi l’un des intérêts de l’ouvrage : raisonner en dehors des structures académiques préétablies. Les considérations méthodologiques et surtout éthiques qui accompagnent l’ethnométhodologie, méthode élaborée par Harald Garfinkel et suivie, en partie inconsciemment, par l’auteure, sont riches d’enseignement pour les chercheurs qui souhaitent s’aventurer dans de tels corpus. Le rôle du chercheur est ainsi de « perturber le terrain pour faire ressortir des attentes informulées » (p. 538). Grâce à cette méthode, l’auteure parvient à dégager une stratégie principale chez les interlocuteurs qu’elle a rencontrés : l’évitement – lié, d’après elle à l’implicite, notamment lorsqu’il prend la forme de sous-entendus.

Un regret pourrait cependant être formulé. Malgré la promesse faite en 4e de couverture d’« une analyse des discours, des symboles et des médias », notamment dans « son fonctionnement, tant social que linguistique », les aspects linguistiques et a fortiori sociolinguistiques ne sont que peu abordés. À l’exception notable du recours aux travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni sur l’implicite et l’énonciation, l’étude de la langue des Saxons, notamment en interaction avec l’environnement social, apparait soit pour justifier la méthodologie de constitution du corpus (les entretiens semi-directifs de la troisième partie), soit en soutien d’une analyse jungienne du discours sur l’implicite dans « l’inconscient supra-individuel » (p. 470). Or le recours à l’analyse critique de discours et à l’analyse de discours politique, théorisées entre autres, par Norman Fairclough, Teun A. Van Dijk ou encore Ruth Wodak aurait pu fournir un cadre théorique et méthodologique unifié et transversal pour interpréter les corpus choisis par l’auteure. De même, dans l’étude des formes communicationnelles du nationalisme qui sous-tend la première et la deuxième partie, le rôle de la langue dans la construction identitaire d’une nation est quasi exclusivement analysé à l’aune des théories sur les nationalismes. Les outils de la sociolinguistique et de la dialectologie ne sont que très peu convoqués. Un exemple de ce biais : l’affirmation « un dialecte est simplement une langue qui n’a pas réussi à faire carrière politiquement » attribuée par l’auteure au théoricien du nationalisme Michael Billig dans Banal Nationalism (1995), avait déjà été formulée dans les mêmes termes vingt-et-un ans plus tôt par Louis-Jean Calvet dans Linguistique et colonialisme : petit traité de glottophagie (1974 : 54), et même, dans des termes certes légèrement différents par Max Weinreich dans les années 1940 avec son célèbre aphorisme : « Une langue est un dialecte avec une armée et une marine ». Aussi, une analyse des liens entre nationalisme et politiques linguistiques vis-à-vis du saxon de Transylvanie aurait donné à l’étude plus de profondeur en matière sociolinguistique. L’ampleur des corpus et l’approche choisie par l’auteure expliquent sans doute ce choix de ne pas multiplier les cadres théoriques et méthodologiques. Mais n’est-ce pas la limite à laquelle se trouvent confrontés tous les travaux à vocation transdisciplinaire ?

La Nation entre les lignes n’en reste pas moins un ouvrage important, parce qu’il apporte une contribution essentielle à l’étude d’une minorité nationale presque oubliée de la cartographie des recherches universitaires. Il jette, de plus, un regard nouveau sur des thématiques brûlantes d’actualité : les liens complexes entre la Nation et l’identité. Il apporte finalement une réponse méthodologique aux errements théoriques dans l’étude des nationalismes, que l’auteure résume ainsi : « [l]’essentiel n’est pas dit » (p. 543). Catherine Roth a su avec brio, d’abord mettre des mots, analyser et ensuite structurer cet invisible. Il en résulte une typologie des processus macro- et micro-sociétaux des (ré)inventions identitaires chez les Saxons de Transylvanie. Trois stades successifs sont proposés par l’auteure : la « multiculturalité prénationale » (p. 543) précédant la constitution des grands États-Nations (chaque groupe ‘national’ communique en interne), la « monoculturalité d’État-Nation » (p. 543) (la communication nationale interne s’impose aux autres) et pour finir au xxie siècle par l’« inter ou transculturalité contemporaine » (p. 543) (la coexistence des communications, à la fois interne et externe, et entre les différentes Nations). Ce modèle profondément novateur, même s’il n’est pas sans rappeler sur certains points la typologie des stratégies discursives de construction de l’identité nationale autrichienne (donc un groupe majoritaire) proposée par Wodak et al. (2009 [1999]) est potentiellement adaptable à d’autres cas d’études de minorités nationales. Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Catherine Roth constitue un ouvrage de référence pour les spécialistes de ces questions, mais également pour le grand public en quête de savoirs sur la construction des identités en Europe orientale.

1 Pour approfondir ce point, nous renvoyons à la monographie publiée par l’auteure : Roth Catherine, 2022, Naturaliser la montagne ? – Le Club

Bibliographie

CALVET Louis-Jean, 1974, Linguistique et colonialisme : petit traité de glottophagie, Paris, Payot.

WODAK Ruth et al., 2009 [1999], The Discursive Construction of National Identity, Edinburgh, Edinburgh University Press.

Notes

1 Pour approfondir ce point, nous renvoyons à la monographie publiée par l’auteure : Roth Catherine, 2022, Naturaliser la montagne ? – Le Club Carpatique Transylvain, xixe-xxie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

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Référence électronique

Alexandre Zeitler, « Catherine Roth, La Nation entre les lignes. Les Saxons de Transylvanie et la question des identités », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1535

Auteur

Alexandre Zeitler

UR 1341 Mondes germaniques et nord-européens – Université de Strasbourg – azeitler[at]unistra.fr

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