Introduction
Que veut dire évaluer une politique linguistique ? S’agit-il de voir si les buts poursuivis ont été atteints dans le respect des contraintes de départ, ou bien s’agit-il d’évaluer l’efficacité et l’intérêt d’un programme ? Dans le premier cas, l’évaluation a toutes les chances de porter plus sur une fiction que sur une réalité, ainsi qu’il sera vu plus loin à propos de certains projets Lingua. Dans le second cas, elle peut se transformer en un jugement de valeur, une évolution rejetée, à tort à notre avis, par nombre de chercheurs en sciences humaines. En effet, le chercheur n’est pas un vieux sage assis sur la montagne de son savoir, qui observe d’un œil détaché l’agitation humaine. Pour qu’une chose existe pour nous, il faut qu’elle fasse sens, et pour cela, il lui faut une valeur de vérité, et donc aussi une valeur éthique. Une chose sur laquelle nous n’envisagerions pas de porter de jugement nous serait totalement indifférente. Nous ne la remarquerions même pas dans le magma de notre environnement, et, en tant que chercheurs, nous ne penserions pas à la sélectionner au sein d’un programme de recherche. Dès lors que nous formulons une problématique, par exemple l’évaluation des politiques linguistiques, cela signifie que tôt ou tard un jugement quant au bien et au mal ou au vrai ou au faux doit être prononcé. La crainte de voir alors les sciences humaines ramenées au niveau de discussions au Café du Commerce est infondée. Le chercheur en sciences humaines diffère son jugement et se livre, avant de le prononcer, à une recherche normée par des procédures reconnues. S’il ne formulait pas de jugement, c’est-à-dire s’il le déléguait aux citoyens, cela reviendrait à diluer la Vérité dans l’Opinion, deux entités dont Parménide déjà disait qu’elles ne font pas bon ménage.
L’Europe et les projets Lingua
La suite du propos sera illustrée par l’exemple des projets Lingua. Voyons tout d’abord en quoi ils consistent, et le plus simple est de se référer au site officiel1 http://ec.europa.eu/education/index_fr.htm
L’action Lingua soutient des mesures visant à :
- encourager et promouvoir la diversité linguistique au sein de l’Union ;
- contribuer à l’amélioration de la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage des langues ;
- faciliter l’accès à des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie répondant aux besoins de chacun.
L’action se compose de deux volets correspondant à des sous-objectifs distincts.
Lingua 1 vise à :
- sensibiliser les citoyens à la richesse multilingue de l’Union, encourager les citoyens à apprendre des langues tout au long de leur vie et faciliter l’accès à des ressources d’apprentissage en Europe ;
- élaborer et diffuser des techniques novatrices et des bonnes pratiques dans le domaine de l’apprentissage des langues.
Lingua 2 vise à :
- garantir la mise à disposition d’une gamme suffisamment étoffée d’instruments d’apprentissage linguistique à l’usage des apprenants.
Nous ne parlerons dans la suite du texte que des projets Lingua 1. Le maître mot y est de « sensibiliser les citoyens à la richesse multilingue de l’Union ». Comment y parvient-on ? Le site http://ec.europa.eu/education/programmes/Socrates/Lingua/community_en.html nous livre, entre autres documents officiels, le fichier community15.pdf, dont nous extrayons un projet de 2005 assez représentatif de ce qui se pratique :
FASTEN SEAT BELTS TO THE WORLD
The main objective of “Fasten seatbelts to the world” is to promote the learning of languages and raise awareness of cultural diversity while travelling. The basic idea of this project is to learn “on board” and to enhance travellers’ trips to foreign countries. The broad target group is the ever growing number of people travelling throughout the world.
The project aims to offer humorous cartoons about “dos and don’ts” specific to the countries of destination of the airlines (broadcast on the planes’ in-flight TV screens). Complementary to the animations, the project will create language audio programmes available for the passengers on the individual audio channels on board. They will be invited to learn and listen to common expressions and basic sentences in the language(s) of the country they are about to visit. For their comprehension, these sentences will be translated into English, French and Spanish. The passengers will then find these same sentences printed out in the airline magazine, ensuring a first effective eye/ear contact with the new language.
The philosophy of this project lies in: raising travellers’ curiosity towards new languages; breaking the communication barriers (language, culture) between travellers and local populations; using new communication tools and learning methods (free of charge and highly accessible); learning and remembering foreign customs; and, last but not least, killing time intelligently!
The direct outputs of the project will be a DVD offering the “dos and don’ts” cartoons, a CD offering a multilingual audio programme, a website containing the audio programme (sound and transcript), the cartoons, links to innovative European language schools and a forum for discussion and comments. The final objective is to create a product that can be disseminated in the future to other airlines and means of transportation.
Partner countries: Belgium, Germany, Greece, Lithuania, Portugal, Turkey, United Kingdom
Ce résumé illustre bien ce qu’est un projet Lingua. Il s’agit de sensibiliser les Européens à la diversité linguistique de l’Europe. Cela se fait par des animations dans des lieux publics où les gens se trouvent pour d’autres raisons que l’apprentissage des langues, comme l’avion ici. Dans un autre projet Lingua, auquel il se trouve que je participe, il s’agit de promouvoir une sensibilisation au bulgare, au néerlandais, au maltais, au suédois, au grec et au lituanien grâce à des animations dans un supermarché de chacun des pays concernés. Une caractéristique frappante de ces projets est que l’anglais y est presque toujours la langue pivot, celle dans laquelle les participants communiquent entre eux et vers l’extérieur. Dans certains cas, d’autres langues sont également utilisées pour la traduction, par exemple le français et l’espagnol dans le projet ci-dessus. Seuls deux des projets du document community15.pdf, qui comprend douze pages, ont été rédigés dans une autre langue que l’anglais, l’allemand en l’occurrence.
Les ambitions de ces projets sont, on le voit, assez chétives (killing time intelligently), et sans commune mesure avec les coûts pour l’UE, de l’ordre de 200 à 300 000 euros par projet. Il serait probablement plus efficace de donner 1000 euros à 200 ou 300 personnes choisies au hasard dans la rue, afin qu’elles se mettent à l’apprentissage d’une des langues du projet et atteignent tel ou tel niveau du Cadre européen commun de référence.
L’évaluation des projets Lingua
Les projets Lingua sont évalués très sérieusement. Ils sont rédigés de manière extrêmement détaillée, avec des échéances très précises quant aux différentes étapes de l’action et de la réalisation des matériels didactiques. En fait, la rédaction des projets européens est tellement normée et complexe que des officines ont vu le jour : elles rédigent les projets pour des clients contre paiement. C’est sans doute le signe d’une dérive bureaucratique qui privilégie la forme sur le contenu. Les projets sont rythmés par des rapports trimestriels qui finissent par constituer une fraction importante du travail des partenaires. Les sommes ne sont versées qu’au fur et à mesure de l’accomplissement des étapes du projet.
À ce suivi régulier de l’avancement du projet par les instances financières s’ajoute souvent une évaluation faite par un évaluateur externe rémunéré sur le budget du projet. Mais les évaluations de ce type ne sont pas aussi indépendantes qu’il y paraît, tout se passant généralement entre gens de bonne compagnie qui se connaissent bien. En outre, un évaluateur un peu trop féroce aurait sans doute peu de chances d’être réengagé pour un autre projet. Mentionnons un troisième type d’évaluation. La Direction générale de l’éducation et de la culture de la Commission européenne a délégué à une entreprise privée, ECOTEC, faisant partie du groupe britannique ECORYS, le soin de lancer une enquête sur les différents programmes Socrates, parmi lesquels Lingua. Elle vise les partenaires des projets, auxquels il est proposé de répondre à des questions très générales et de donner leur avis sur les différentes phases des projets. On ne peut s’empêcher de s’interroger sur le devenir de cette enquête. À quoi vont servir toutes ces réponses ? Comment seront-elles analysées ? Quel est le but de la DG ? Si c’est pour améliorer les programmes Socrates, il faudrait commencer par balayer devant la porte de l’UE, car, ainsi que nous allons le voir ci-dessous, le problème n’est pas tant chez les partenaires que dans l’absence de politique linguistique2.
Rien dans ces évaluations ne permet de se faire une idée quant à l’impact des programmes Lingua sur la société en général. Les Européens touchés par tel ou tel projet Lingua vont‑ils apprendre les langues du projet ? Les chances sont faibles, il faut bien le reconnaître, de voir un Bulgare apprendre le lituanien parce qu’il a participé à une animation dans un supermarché. On peut toujours se consoler en se disant qu’il aura été « sensibilisé » à l’existence de ce pays et de sa langue, mais est-ce satisfaisant ?
L’absence de politique linguistique
D’innombrables textes sur les langues ont été publiés par les diverses institutions européennes, ce qui peut donner à penser que l’Europe a véritablement formulé une politique linguistique cohérente et déterminée. Il n’en est rien, ainsi qu’on va essayer de le montrer. Voici un extrait parmi d’autres qui monte l’importance accordée aux langues et au multilinguisme par l’UE :
L’un des éléments essentiels pour que l’Union européenne devienne une économie de la connaissance est sa capacité à aborder la question de l’apprentissage des langues. Sa capacité à appréhender les thèmes plus vastes de la langue, de la culture et de la diversité au cours des dix années à venir déterminera sa cohésion et son rôle dans le monde.
Quelles langues faut-il apprendre ? Voici l’éventail des langues tel qu’il est décrit :
Nos établissements de formation devraient être des lieux dédiés à la diversité linguistique et culturelle. Or, en de nombreux endroits de l’Union, le choix de langues offert à l’apprenant se limite, en pratique, à quelques grandes langues. Promouvoir la diversité linguistique implique d’encourager activement l’enseignement et l’apprentissage de l’éventail de langues le plus large possible dans nos établissements scolaires, universités, centres d’éducation pour adultes et entreprises.
Pris dans son ensemble, l’éventail des langues proposées devrait comprendre les petites langues européennes, ainsi que toutes les grandes, les langues régionales, minoritaires et des migrants, ainsi que celles ayant le statut de langue nationale, et les langues de nos principaux partenaires commerciaux dans le monde entier. Bien que toutes ne puissent pas faire partie des matières enseignées dans chaque établissement, la plupart des établissements ont la possibilité d’élargir l’éventail qu’ils offrent actuellement. Ils peuvent recourir à différents moyens pour y parvenir, notamment mettre à disposition des modules d’auto-apprentissage concernant les langues pour lesquelles aucun enseignant n’est disponible, encourager les apprenants à participer à des projets linguistiques conjoints avec des établissements à l’étranger ou accueillir des assistants en langues dont la langue maternelle est une langue moins enseignée.
Un grand nombre d’établissements scolaires pourrait tirer un meilleur parti des avantages présentés par des approches axées sur la compréhension multilingue. Les cours dans la langue maternelle ou la première langue étrangère offrent de belles occasions d’exposer les similitudes lexicales ou grammaticales entre d’autres langues de la même famille. Ils permettent de faire passer de façon constructive aux apprenants le message selon lequel de nombreux mots d’une langue « étrangère » peuvent être facilement devinés et compris, et d’encourager les apprenants à acquérir un multilinguisme réceptif »3.
Il y a donc les grandes langues, les plus généralement enseignées à l’heure actuelle, auxquelles il convient d’ajouter les petites langues européennes, les langues régionales, celles des migrants et celles de nos partenaires commerciaux dans le monde. Le texte propose des approches pédagogiques : projets linguistiques conjoints avec des établissements étrangers, autoformation et compréhension multilingue. S’il n’y rien à redire à ces propositions, tout à fait humanistes et pédagogiquement réalisables, il faut tout de même remarquer les non-dits : les grandes langues ne sont pas listées, et surtout, la place particulière de l’anglais n’est à aucun moment mentionnée.
Si on voulait dire le non‑dit, on serait amené à distinguer six types de langues :
- l’anglais ;
- les autres grandes langues : le français, l’allemand, l’espagnol, peut-être l’italien ;
- les « petites » langues : le néerlandais, le portugais, le lituanien… ;
- les langues régionales : le basque, le breton, l’alsacien… ;
- les langues des migrants : le turc, l’arabe, le wolof, le berbère… ;
- les autres grandes langues du monde.
Toutes les langues sont égales, mais certaines le sont plus que d’autres, pourrait‑on dire, en parodiant Coluche, car on perçoit, en filigrane dans ce document, l’existence de gagnants et de perdants. Les petites langues, les langues régionales, celles des migrants et les autres langues du monde ne peuvent que se développer, puisqu’elles ne partent de rien, à peu de choses près. Mais vont-elles se développer sérieusement pour autant ? Pourquoi un Européen privilégierait‑il l’apprentissage du slovaque ou du letton par exemple ? L’anglais est également un gagnant net, puisque la dispersion linguistique croissante contribue à le faire émerger comme la « grande langue », la plus grande. Les autres « grandes langues » sont des perdants nets. L’italien est déjà quasiment réduit à une position de petite langue, l’allemand en prend le chemin, bien que ce soit la langue native la plus répandue en Europe, le français résiste encore, et l’espagnol monte un peu. Il y a donc objectivement un conflit d’intérêt entre l’allemand, le français et l’italien d’une part, et entre l’anglais et les autres langues d’autre part. De tous ces conflits, il n’est nulle question dans les documents de l’UE sur les langues. Or, peut-on concevoir une politique des langues sans regarder les faits en face ? À noter l’extrême difficulté pour le français et l’allemand de se défendre en l’absence de ce constat, toute action allant dans le sens de leur développement leur donnant immédiatement le mauvais rôle de concurrent abusif et inutile de l’anglais et qui empêche le développement des autres langues.
Quelle est la conception du multilinguisme qui se dégage de ce tableau ? Les Européens se dirigent vers l’apprentissage d’une, deux ou trois langues vivantes, la LV1 étant toujours l’anglais. La seconde langue a, malgré tout, toutes les chances de rester une des autres grandes langues, surtout en raison de l’existence d’un savoir-faire et de nombreux enseignants de ces langues. S’il y a une troisième langue, ce sera peut-être une langue dite modime4. Il est toutefois peu probable que cette LV3 soit celle des voisins immédiats ou celle des minorités locales. Les rapports de voisinage sont souvent tendus, dans la vie des personnes comme dans celle des pays, et il faut bien admettre que le nationalisme/régionalisme est en plein développement en Europe. Le développement du catalan risque d’aboutir à la marginalisation de l’espagnol en Catalogne. Peu de Slovaques apprendront le rom, pour cause de haine ancestrale envers ceux qui parlent cette langue, ni même le hongrois ou le polonais, des langues pourtant parlées de l’autre côte de leurs frontières. Les Slovènes n’apprendront pas le serbo‑croate, et inversement. Les Espagnols et les Italiens ont réduit l’étude du français et des autres langues latines au profit de l’anglais, et en France se généralise la domination de l’anglais en LV1 et de l’espagnol en LV2, au détriment des autres langues autrefois florissantes dans notre système éducatif, parmi lesquelles l’allemand, pourtant la langue de notre premier partenaire économique. Les Européens du Nord, y compris les Allemands, se dirigent vers un bilinguisme anglais/langue locale qui leur semble être la voie du futur.
De toutes ces difficultés, il n’est guère question dans la politique linguistique officielle de l’Europe. C’est le règne du non‑dit et du laisser‑faire, qui entre d’ailleurs bien en résonance avec le laisser‑faire économique qui domine la planète à l’heure actuelle. Or, le laisser‑faire, s’il présente des avantages, n’est certainement pas la panacée, et il pourrait bien receler de graves dangers. Il faudrait se souvenir que si l’UE existe, ce n’est pas grâce au laisser‑faire, mais bel et bien en raison de décisions politiques. Il y a donc des arguments pour une politique linguistique volontariste courageuse qui devrait affronter, entre autres, les questions suivantes :
- est-il bon pour l’Europe et les Européens que le multilinguisme consiste en la maîtrise de l’anglais et, facultativement, d’une ou de deux autres langues ?
- est-il bon que des langues comme l’allemand et le français soient balayées de la scène au profit d’un anglais dont la richesse culturelle risque fort, à son tour, d’être reléguée à la portion congrue par les nécessités simplificatrices d’une lingua franca — est-il dans notre intérêt d’Européens de concevoir la communication essentiellement comme l’usage d’une langue largement déculturée qui nous ferme la porte à notre diversité culturelle ?
- l’Europe doit-elle devenir un ensemble de régions et de nations, chacune arc-boutée sur ses traditions, ne manifestant que peu d’intérêt pour les langues des voisins immédiats et communiquant en anglais ? Des alternatives sont concevables pourtant, et nous en donnerons quelques-unes à la fin de ce texte.
L’UE souhaite malgré tout faire quelque chose pour les langues. A défaut de prendre les problèmes à bras le corps, elle préfère se cantonner aux projets consensuels, à savoir la promotion des petites langues et des langues régionales. Mais lancer un véritable apprentissage des langues modimes demanderait un tout autre investissement, et surtout, que des décisions politiques soient prises. D’où ces projets Lingua sans véritable utilité. L’objectif réel de ces projets n’est donc pas de développer les petites langues : c’est hors de portée en l’absence de prise en compte de la réalité et des conflits d’intérêt. Le but est de montrer à la face du monde qu’on fait quelque chose pour les langues. On est ainsi dans le domaine de la fiction. Il s’agit de dire que l’Europe a dépensé tant et tant pour la promotion de telles ou telles petites langues. En ce sens, l’efficacité réelle des projets n’est pas un enjeu.
On ne peut pas évaluer de politique linguistique sans tenir compte du contexte global. C’est pourquoi on ne peut jeter la pierre ni à Lingua, ni aux partenaires qui réalisent les projets. Ils font ce qu’ils peuvent pour des objectifs réels tout à fait différents de la sensibilisation officiellement affichée. Ils sont en quelque sorte les victimes du manque de courage de l’Europe, qui préfère dans ce domaine les fictions à la réalité.
Un peu de prospective optimiste…
Il y aurait pourtant des choses à faire. Tout d’abord, au niveau politique, il faudrait regarder la réalité en face, et admettre officiellement les faits suivants :
Toutes les langues sont d’égale valeur, et toutes méritent d’être apprises.
Parmi ces langues, certaines jouissent d’un statut particulier :
- l’anglais, qui est la langue de communication la plus utilisée en Europe et dans le monde ;
- le français, l’allemand, l’italien et l’espagnol, qui ne peuvent pas accepter de voir leur statut réduit à celui de langues modimes. Ce sont les langues des pays les plus peuplés d’Europe. Elles ont profondément marqué l’histoire de ce continent et, pour les trois premières, celle de la construction européenne.
Il n’est pas bon pour l’Europe de se couper de la diversité culturelle que l’histoire lui a léguée.
En conséquence, l’apprentissage d’une ou deux langues de communication ne suffit pas.
Il résulte de ce constat qu’une action est nécessaire pour maintenir la diversité des grandes langues et promouvoir l’apprentissage des petites. Cela peut se faire grâce à des initiatives institutionnelles, politiques et pédagogiques, dont voici quelques exemples.
Les institutions européennes devraient choisir un petit nombre de langues de travail représentant les grandes familles linguistiques : l’anglais et l’allemand pour les langues germaniques, le français et l’italien ou l’espagnol pour les langues latines, plus une ou deux langues slaves, à déterminer. Ce serait un bon signal pour inciter les jeunes Européens à plus de diversité dans leurs apprentissages. Au niveau des systèmes scolaires, il faudrait faire progressivement admettre que chaque pays enseigne une langue des deux familles auxquelles il n’appartient pas, donc par exemple, en France, l’anglais ou l’allemand et le russe ou une autre langue slave5.
On peut par la suite compléter ces apprentissages par les techniques de compréhension multilingue, qui permettent l’acquisition de la compréhension orale et écrite d’une famille complète de langues en une centaine d’heures6. Un locuteur du français, même non natif, pourrait ainsi apprendre à comprendre l’italien, l’espagnol, le portugais et le roumain en très peu de temps. Le cas des pays qui n’appartiennent pas aux familles latines, germaniques ou slaves, comme la Grèce ou les pays baltes, doit être étudié à part. Les langues modimes pourraient ainsi se développer sans nuire aux grandes langues.
Les aspects culturels des petites langues pourraient être développés et valorisés grâce à des accords entre des régions et pays dont la langue officielle est modime. Par exemple, la Creuse pourrait décider de mettre l’accent sur l’apprentissage du danois, ou la Bavière sur le slovène. Le Danemark et la Slovénie pourraient ainsi investir dans les systèmes éducatifs de ces deux régions, notamment en termes d’enseignants, de méthodes, d’animations culturelles, d’échanges, de bourses universitaires, etc. Les régions et les pays concernés y trouveraient leur compte en raison des échanges qui seraient générés. Les jeunes Bavarois et Creusois pourraient servir d’intermédiaires entre leurs régions et la Slovénie et le Danemark, et ces deux pays verraient leurs cultures et leurs langues mises en valeur.
Ce ne sont que quelques idées, parmi d’autres, qui permettraient que toutes les langues soient gagnantes. L’anglais conserverait son rôle de lingua franca, mais elle en perdrait le monopole, puisque d’autres langues auraient également ce statut. En outre, avec le développement de la compréhension multilingue, la nécessité d’une lingua franca se ferait moins sentir. Les Européens seraient ainsi amenés à s’intéresser aux autres cultures directement, et non par l’intermédiaire d’une langue largement déculturée.