Insignifiance de la réussite ou réussite de l’insignifiance : l’exemple de certains projets européens pour les langues

  • Insignificance of success or success of insignificance: the example of some European projects for languages

DOI : 10.57086/cpe.185

Résumés

Les projets Lingua, comme tous les projets européens, sont évalués à l’aide de critères internes : leur réussite est déterminée par leur conformité avec certaines attentes clairement spécifiées dans le cadre du projet. Mais ces critères sont-ils suffisants ? On constate une dérive de certains projets Lingua vers l’insignifiance. Il est clair que les évaluations internes ne permettront pas de redresser la barre, puisqu’un projet insignifiant peut parfaitement remplir les critères d’évaluation fixés au départ, et donc être réputé réussi. Il faut alors prendre les choses en amont et s’interroger sur la notion même de projet, qui implique un but et une politique, qui peuvent être explicites ou implicites, bien ou mal conçus, éthiquement corrects ou non, de bonne ou de mauvaise foi, et ainsi de suite. Il faut aussi s’interroger sur l’impact social et économique des politiques linguistiques, dont l’évaluation est ainsi plus complexe qu’il n’y paraît.

Lingua projects, like all European projects, are evaluated on internal criteria: whether they are successful or not is determined by conformity to specifications carefully spelled out in the project. But are such criteria enough? It has been noted that some Lingua projects are sliding into triviality. It is clear that internal evaluation alone cannot fix the problem: a trivial project may well perfectly meet the evaluation criteria and so be deemed a success. Projects have to be considered from a more general point of view. They necessarily imply goals and policies, and these goals and policies can be explicit or implicit, well or ill-conceived, ethically correct or not, bona fide or dishonest, and so on. Social and economic impact of language policies should also be taken into account, and this means that evaluation is not as straightforward as it seems.

Plan

Texte

Introduction

Que veut dire évaluer une politique linguistique ? S’agit-il de voir si les buts poursuivis ont été atteints dans le respect des contraintes de départ, ou bien s’agit-il d’évaluer l’efficacité et l’intérêt d’un programme ? Dans le premier cas, l’évaluation a toutes les chances de porter plus sur une fiction que sur une réalité, ainsi qu’il sera vu plus loin à propos de certains projets Lingua. Dans le second cas, elle peut se transformer en un jugement de valeur, une évolution rejetée, à tort à notre avis, par nombre de chercheurs en sciences humaines. En effet, le chercheur n’est pas un vieux sage assis sur la montagne de son savoir, qui observe d’un œil détaché l’agitation humaine. Pour qu’une chose existe pour nous, il faut qu’elle fasse sens, et pour cela, il lui faut une valeur de vérité, et donc aussi une valeur éthique. Une chose sur laquelle nous n’envisagerions pas de porter de jugement nous serait totalement indifférente. Nous ne la remarquerions même pas dans le magma de notre environnement, et, en tant que chercheurs, nous ne penserions pas à la sélectionner au sein d’un programme de recherche. Dès lors que nous formulons une problématique, par exemple l’évaluation des politiques linguistiques, cela signifie que tôt ou tard un jugement quant au bien et au mal ou au vrai ou au faux doit être prononcé. La crainte de voir alors les sciences humaines ramenées au niveau de discussions au Café du Commerce est infondée. Le chercheur en sciences humaines diffère son jugement et se livre, avant de le prononcer, à une recherche normée par des procédures reconnues. S’il ne formulait pas de jugement, c’est-à-dire s’il le déléguait aux citoyens, cela reviendrait à diluer la Vérité dans l’Opinion, deux entités dont Parménide déjà disait qu’elles ne font pas bon ménage.

L’Europe et les projets Lingua

La suite du propos sera illustrée par l’exemple des projets Lingua. Voyons tout d’abord en quoi ils consistent, et le plus simple est de se référer au site officiel1 http://ec.europa.eu/education/index_fr.htm

L’action Lingua soutient des mesures visant à :

  • encourager et promouvoir la diversité linguistique au sein de l’Union ;
  • contribuer à l’amélioration de la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage des langues ;
  • faciliter l’accès à des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie répondant aux besoins de chacun.

L’action se compose de deux volets correspondant à des sous-objectifs distincts.

Lingua 1 vise à :

  • sensibiliser les citoyens à la richesse multilingue de l’Union, encourager les citoyens à apprendre des langues tout au long de leur vie et faciliter l’accès à des ressources d’apprentissage en Europe ;
  • élaborer et diffuser des techniques novatrices et des bonnes pratiques dans le domaine de l’apprentissage des langues.

Lingua 2 vise à :

  • garantir la mise à disposition d’une gamme suffisamment étoffée d’instruments d’apprentissage linguistique à l’usage des apprenants.

Nous ne parlerons dans la suite du texte que des projets Lingua 1. Le maître mot y est de « sensibiliser les citoyens à la richesse multilingue de l’Union ». Comment y parvient-on ? Le site http://ec.europa.eu/education/programmes/Socrates/Lingua/community_en.html nous livre, entre autres documents officiels, le fichier community15.pdf, dont nous extrayons un projet de 2005 assez représentatif de ce qui se pratique :

FASTEN SEAT BELTS TO THE WORLD

The main objective of “Fasten seatbelts to the world” is to promote the learning of languages and raise awareness of cultural diversity while travelling. The basic idea of this project is to learn “on board” and to enhance travellers’ trips to foreign countries. The broad target group is the ever growing number of people travelling throughout the world.

The project aims to offer humorous cartoons about “dos and don’ts” specific to the countries of destination of the airlines (broadcast on the planes’ in-flight TV screens). Complementary to the animations, the project will create language audio programmes available for the passengers on the individual audio channels on board. They will be invited to learn and listen to common expressions and basic sentences in the language(s) of the country they are about to visit. For their comprehension, these sentences will be translated into English, French and Spanish. The passengers will then find these same sentences printed out in the airline magazine, ensuring a first effective eye/ear contact with the new language.

The philosophy of this project lies in: raising travellers’ curiosity towards new languages; breaking the communication barriers (language, culture) between travellers and local populations; using new communication tools and learning methods (free of charge and highly accessible); learning and remembering foreign customs; and, last but not least, killing time intelligently!

The direct outputs of the project will be a DVD offering the “dos and don’ts” cartoons, a CD offering a multilingual audio programme, a website containing the audio programme (sound and transcript), the cartoons, links to innovative European language schools and a forum for discussion and comments. The final objective is to create a product that can be disseminated in the future to other airlines and means of transportation.

Partner countries: Belgium, Germany, Greece, Lithuania, Portugal, Turkey, United Kingdom

Ce résumé illustre bien ce qu’est un projet Lingua. Il s’agit de sensibiliser les Européens à la diversité linguistique de l’Europe. Cela se fait par des animations dans des lieux publics où les gens se trouvent pour d’autres raisons que l’apprentissage des langues, comme l’avion ici. Dans un autre projet Lingua, auquel il se trouve que je participe, il s’agit de promouvoir une sensibilisation au bulgare, au néerlandais, au maltais, au suédois, au grec et au lituanien grâce à des animations dans un supermarché de chacun des pays concernés. Une caractéristique frappante de ces projets est que l’anglais y est presque toujours la langue pivot, celle dans laquelle les participants communiquent entre eux et vers l’extérieur. Dans certains cas, d’autres langues sont également utilisées pour la traduction, par exemple le français et l’espagnol dans le projet ci-dessus. Seuls deux des projets du document community15.pdf, qui comprend douze pages, ont été rédigés dans une autre langue que l’anglais, l’allemand en l’occurrence.

Les ambitions de ces projets sont, on le voit, assez chétives (killing time intelligently), et sans commune mesure avec les coûts pour l’UE, de l’ordre de 200 à 300 000 euros par projet. Il serait probablement plus efficace de donner 1000 euros à 200 ou 300 personnes choisies au hasard dans la rue, afin qu’elles se mettent à l’apprentissage d’une des langues du projet et atteignent tel ou tel niveau du Cadre européen commun de référence.

L’évaluation des projets Lingua

Les projets Lingua sont évalués très sérieusement. Ils sont rédigés de manière extrêmement détaillée, avec des échéances très précises quant aux différentes étapes de l’action et de la réalisation des matériels didactiques. En fait, la rédaction des projets européens est tellement normée et complexe que des officines ont vu le jour : elles rédigent les projets pour des clients contre paiement. C’est sans doute le signe d’une dérive bureaucratique qui privilégie la forme sur le contenu. Les projets sont rythmés par des rapports trimestriels qui finissent par constituer une fraction importante du travail des partenaires. Les sommes ne sont versées qu’au fur et à mesure de l’accomplissement des étapes du projet.

À ce suivi régulier de l’avancement du projet par les instances financières s’ajoute souvent une évaluation faite par un évaluateur externe rémunéré sur le budget du projet. Mais les évaluations de ce type ne sont pas aussi indépendantes qu’il y paraît, tout se passant généralement entre gens de bonne compagnie qui se connaissent bien. En outre, un évaluateur un peu trop féroce aurait sans doute peu de chances d’être réengagé pour un autre projet. Mentionnons un troisième type d’évaluation. La Direction générale de l’éducation et de la culture de la Commission européenne a délégué à une entreprise privée, ECOTEC, faisant partie du groupe britannique ECORYS, le soin de lancer une enquête sur les différents programmes Socrates, parmi lesquels Lingua. Elle vise les partenaires des projets, auxquels il est proposé de répondre à des questions très générales et de donner leur avis sur les différentes phases des projets. On ne peut s’empêcher de s’interroger sur le devenir de cette enquête. À quoi vont servir toutes ces réponses ? Comment seront-elles analysées ? Quel est le but de la DG ? Si c’est pour améliorer les programmes Socrates, il faudrait commencer par balayer devant la porte de l’UE, car, ainsi que nous allons le voir ci-dessous, le problème n’est pas tant chez les partenaires que dans l’absence de politique linguistique2.

Rien dans ces évaluations ne permet de se faire une idée quant à l’impact des programmes Lingua sur la société en général. Les Européens touchés par tel ou tel projet Lingua vont‑ils apprendre les langues du projet ? Les chances sont faibles, il faut bien le reconnaître, de voir un Bulgare apprendre le lituanien parce qu’il a participé à une animation dans un supermarché. On peut toujours se consoler en se disant qu’il aura été « sensibilisé » à l’existence de ce pays et de sa langue, mais est-ce satisfaisant ?

L’absence de politique linguistique

D’innombrables textes sur les langues ont été publiés par les diverses institutions européennes, ce qui peut donner à penser que l’Europe a véritablement formulé une politique linguistique cohérente et déterminée. Il n’en est rien, ainsi qu’on va essayer de le montrer. Voici un extrait parmi d’autres qui monte l’importance accordée aux langues et au multilinguisme par l’UE :

L’un des éléments essentiels pour que l’Union européenne devienne une économie de la connaissance est sa capacité à aborder la question de l’apprentissage des langues. Sa capacité à appréhender les thèmes plus vastes de la langue, de la culture et de la diversité au cours des dix années à venir déterminera sa cohésion et son rôle dans le monde.

Quelles langues faut-il apprendre ? Voici l’éventail des langues tel qu’il est décrit :

Nos établissements de formation devraient être des lieux dédiés à la diversité linguistique et culturelle. Or, en de nombreux endroits de l’Union, le choix de langues offert à l’apprenant se limite, en pratique, à quelques grandes langues. Promouvoir la diversité linguistique implique d’encourager activement l’enseignement et l’apprentissage de l’éventail de langues le plus large possible dans nos établissements scolaires, universités, centres d’éducation pour adultes et entreprises.

Pris dans son ensemble, l’éventail des langues proposées devrait comprendre les petites langues européennes, ainsi que toutes les grandes, les langues régionales, minoritaires et des migrants, ainsi que celles ayant le statut de langue nationale, et les langues de nos principaux partenaires commerciaux dans le monde entier. Bien que toutes ne puissent pas faire partie des matières enseignées dans chaque établissement, la plupart des établissements ont la possibilité d’élargir l’éventail qu’ils offrent actuellement. Ils peuvent recourir à différents moyens pour y parvenir, notamment mettre à disposition des modules d’auto-apprentissage concernant les langues pour lesquelles aucun enseignant n’est disponible, encourager les apprenants à participer à des projets linguistiques conjoints avec des établissements à l’étranger ou accueillir des assistants en langues dont la langue maternelle est une langue moins enseignée.

Un grand nombre d’établissements scolaires pourrait tirer un meilleur parti des avantages présentés par des approches axées sur la compréhension multilingue. Les cours dans la langue maternelle ou la première langue étrangère offrent de belles occasions d’exposer les similitudes lexicales ou grammaticales entre d’autres langues de la même famille. Ils permettent de faire passer de façon constructive aux apprenants le message selon lequel de nombreux mots d’une langue « étrangère » peuvent être facilement devinés et compris, et d’encourager les apprenants à acquérir un multilinguisme réceptif »3.

Il y a donc les grandes langues, les plus généralement enseignées à l’heure actuelle, auxquelles il convient d’ajouter les petites langues européennes, les langues régionales, celles des migrants et celles de nos partenaires commerciaux dans le monde. Le texte propose des approches pédagogiques : projets linguistiques conjoints avec des établissements étrangers, autoformation et compréhension multilingue. S’il n’y rien à redire à ces propositions, tout à fait humanistes et pédagogiquement réalisables, il faut tout de même remarquer les non-dits : les grandes langues ne sont pas listées, et surtout, la place particulière de l’anglais n’est à aucun moment mentionnée.

Si on voulait dire le non‑dit, on serait amené à distinguer six types de langues :

  • l’anglais ;
  • les autres grandes langues : le français, l’allemand, l’espagnol, peut-être l’italien ;
  • les « petites » langues : le néerlandais, le portugais, le lituanien… ;
  • les langues régionales : le basque, le breton, l’alsacien… ;
  • les langues des migrants : le turc, l’arabe, le wolof, le berbère… ;
  • les autres grandes langues du monde.

Toutes les langues sont égales, mais certaines le sont plus que d’autres, pourrait‑on dire, en parodiant Coluche, car on perçoit, en filigrane dans ce document, l’existence de gagnants et de perdants. Les petites langues, les langues régionales, celles des migrants et les autres langues du monde ne peuvent que se développer, puisqu’elles ne partent de rien, à peu de choses près. Mais vont-elles se développer sérieusement pour autant ? Pourquoi un Européen privilégierait‑il l’apprentissage du slovaque ou du letton par exemple ? L’anglais est également un gagnant net, puisque la dispersion linguistique croissante contribue à le faire émerger comme la « grande langue », la plus grande. Les autres « grandes langues » sont des perdants nets. L’italien est déjà quasiment réduit à une position de petite langue, l’allemand en prend le chemin, bien que ce soit la langue native la plus répandue en Europe, le français résiste encore, et l’espagnol monte un peu. Il y a donc objectivement un conflit d’intérêt entre l’allemand, le français et l’italien d’une part, et entre l’anglais et les autres langues d’autre part. De tous ces conflits, il n’est nulle question dans les documents de l’UE sur les langues. Or, peut-on concevoir une politique des langues sans regarder les faits en face ? À noter l’extrême difficulté pour le français et l’allemand de se défendre en l’absence de ce constat, toute action allant dans le sens de leur développement leur donnant immédiatement le mauvais rôle de concurrent abusif et inutile de l’anglais et qui empêche le développement des autres langues.

Quelle est la conception du multilinguisme qui se dégage de ce tableau ? Les Européens se dirigent vers l’apprentissage d’une, deux ou trois langues vivantes, la LV1 étant toujours l’anglais. La seconde langue a, malgré tout, toutes les chances de rester une des autres grandes langues, surtout en raison de l’existence d’un savoir-faire et de nombreux enseignants de ces langues. S’il y a une troisième langue, ce sera peut-être une langue dite modime4. Il est toutefois peu probable que cette LV3 soit celle des voisins immédiats ou celle des minorités locales. Les rapports de voisinage sont souvent tendus, dans la vie des personnes comme dans celle des pays, et il faut bien admettre que le nationalisme/régionalisme est en plein développement en Europe. Le développement du catalan risque d’aboutir à la marginalisation de l’espagnol en Catalogne. Peu de Slovaques apprendront le rom, pour cause de haine ancestrale envers ceux qui parlent cette langue, ni même le hongrois ou le polonais, des langues pourtant parlées de l’autre côte de leurs frontières. Les Slovènes n’apprendront pas le serbo‑croate, et inversement. Les Espagnols et les Italiens ont réduit l’étude du français et des autres langues latines au profit de l’anglais, et en France se généralise la domination de l’anglais en LV1 et de l’espagnol en LV2, au détriment des autres langues autrefois florissantes dans notre système éducatif, parmi lesquelles l’allemand, pourtant la langue de notre premier partenaire économique. Les Européens du Nord, y compris les Allemands, se dirigent vers un bilinguisme anglais/langue locale qui leur semble être la voie du futur.

De toutes ces difficultés, il n’est guère question dans la politique linguistique officielle de l’Europe. C’est le règne du non‑dit et du laisser‑faire, qui entre d’ailleurs bien en résonance avec le laisser‑faire économique qui domine la planète à l’heure actuelle. Or, le laisser‑faire, s’il présente des avantages, n’est certainement pas la panacée, et il pourrait bien receler de graves dangers. Il faudrait se souvenir que si l’UE existe, ce n’est pas grâce au laisser‑faire, mais bel et bien en raison de décisions politiques. Il y a donc des arguments pour une politique linguistique volontariste courageuse qui devrait affronter, entre autres, les questions suivantes :

  • est-il bon pour l’Europe et les Européens que le multilinguisme consiste en la maîtrise de l’anglais et, facultativement, d’une ou de deux autres langues ?
  • est-il bon que des langues comme l’allemand et le français soient balayées de la scène au profit d’un anglais dont la richesse culturelle risque fort, à son tour, d’être reléguée à la portion congrue par les nécessités simplificatrices d’une lingua franca — est-il dans notre intérêt d’Européens de concevoir la communication essentiellement comme l’usage d’une langue largement déculturée qui nous ferme la porte à notre diversité culturelle ?
  • l’Europe doit-elle devenir un ensemble de régions et de nations, chacune arc-boutée sur ses traditions, ne manifestant que peu d’intérêt pour les langues des voisins immédiats et communiquant en anglais ? Des alternatives sont concevables pourtant, et nous en donnerons quelques-unes à la fin de ce texte.

L’UE souhaite malgré tout faire quelque chose pour les langues. A défaut de prendre les problèmes à bras le corps, elle préfère se cantonner aux projets consensuels, à savoir la promotion des petites langues et des langues régionales. Mais lancer un véritable apprentissage des langues modimes demanderait un tout autre investissement, et surtout, que des décisions politiques soient prises. D’où ces projets Lingua sans véritable utilité. L’objectif réel de ces projets n’est donc pas de développer les petites langues : c’est hors de portée en l’absence de prise en compte de la réalité et des conflits d’intérêt. Le but est de montrer à la face du monde qu’on fait quelque chose pour les langues. On est ainsi dans le domaine de la fiction. Il s’agit de dire que l’Europe a dépensé tant et tant pour la promotion de telles ou telles petites langues. En ce sens, l’efficacité réelle des projets n’est pas un enjeu.

On ne peut pas évaluer de politique linguistique sans tenir compte du contexte global. C’est pourquoi on ne peut jeter la pierre ni à Lingua, ni aux partenaires qui réalisent les projets. Ils font ce qu’ils peuvent pour des objectifs réels tout à fait différents de la sensibilisation officiellement affichée. Ils sont en quelque sorte les victimes du manque de courage de l’Europe, qui préfère dans ce domaine les fictions à la réalité.

Un peu de prospective optimiste…

Il y aurait pourtant des choses à faire. Tout d’abord, au niveau politique, il faudrait regarder la réalité en face, et admettre officiellement les faits suivants :

Toutes les langues sont d’égale valeur, et toutes méritent d’être apprises.

Parmi ces langues, certaines jouissent d’un statut particulier :

  • l’anglais, qui est la langue de communication la plus utilisée en Europe et dans le monde ;
  • le français, l’allemand, l’italien et l’espagnol, qui ne peuvent pas accepter de voir leur statut réduit à celui de langues modimes. Ce sont les langues des pays les plus peuplés d’Europe. Elles ont profondément marqué l’histoire de ce continent et, pour les trois premières, celle de la construction européenne.

Il n’est pas bon pour l’Europe de se couper de la diversité culturelle que l’histoire lui a léguée.

En conséquence, l’apprentissage d’une ou deux langues de communication ne suffit pas.

Il résulte de ce constat qu’une action est nécessaire pour maintenir la diversité des grandes langues et promouvoir l’apprentissage des petites. Cela peut se faire grâce à des initiatives institutionnelles, politiques et pédagogiques, dont voici quelques exemples.

Les institutions européennes devraient choisir un petit nombre de langues de travail représentant les grandes familles linguistiques : l’anglais et l’allemand pour les langues germaniques, le français et l’italien ou l’espagnol pour les langues latines, plus une ou deux langues slaves, à déterminer. Ce serait un bon signal pour inciter les jeunes Européens à plus de diversité dans leurs apprentissages. Au niveau des systèmes scolaires, il faudrait faire progressivement admettre que chaque pays enseigne une langue des deux familles auxquelles il n’appartient pas, donc par exemple, en France, l’anglais ou l’allemand et le russe ou une autre langue slave5.

On peut par la suite compléter ces apprentissages par les techniques de compréhension multilingue, qui permettent l’acquisition de la compréhension orale et écrite d’une famille complète de langues en une centaine d’heures6. Un locuteur du français, même non natif, pourrait ainsi apprendre à comprendre l’italien, l’espagnol, le portugais et le roumain en très peu de temps. Le cas des pays qui n’appartiennent pas aux familles latines, germaniques ou slaves, comme la Grèce ou les pays baltes, doit être étudié à part. Les langues modimes pourraient ainsi se développer sans nuire aux grandes langues.

Les aspects culturels des petites langues pourraient être développés et valorisés grâce à des accords entre des régions et pays dont la langue officielle est modime. Par exemple, la Creuse pourrait décider de mettre l’accent sur l’apprentissage du danois, ou la Bavière sur le slovène. Le Danemark et la Slovénie pourraient ainsi investir dans les systèmes éducatifs de ces deux régions, notamment en termes d’enseignants, de méthodes, d’animations culturelles, d’échanges, de bourses universitaires, etc. Les régions et les pays concernés y trouveraient leur compte en raison des échanges qui seraient générés. Les jeunes Bavarois et Creusois pourraient servir d’intermédiaires entre leurs régions et la Slovénie et le Danemark, et ces deux pays verraient leurs cultures et leurs langues mises en valeur.

Ce ne sont que quelques idées, parmi d’autres, qui permettraient que toutes les langues soient gagnantes. L’anglais conserverait son rôle de lingua franca, mais elle en perdrait le monopole, puisque d’autres langues auraient également ce statut. En outre, avec le développement de la compréhension multilingue, la nécessité d’une lingua franca se ferait moins sentir. Les Européens seraient ainsi amenés à s’intéresser aux autres cultures directement, et non par l’intermédiaire d’une langue largement déculturée.

Annexe

Discussions

Yannick Lefranc

Après l’exposé de Pierre qui nous fait croire à l’avenir radieux, je passe la parole à ceux qui veulent poser des questions.

Dominique Huck

La question qu’il faut se poser, c’est la question de savoir ce qu’on fait en évaluant. Ici, ce que tu étais en train de nous dire, c’est qu’il y a un double aspect : une évaluation par rapport aux objectifs dont nous parlions tout à l’heure et une évaluation intrinsèque. Il y aurait deux types de niveaux évaluatifs et je pense que ça rend minimalement attentif à ce fait là. Ça c’est une chose. Une autre chose à présent : on peut se demander si ceux qui travaillent dans ces projets ne pourraient pas imaginer de faire des propositions qui incluraient non pas l’évaluation, mais qui, en quelque sorte, proposeraient des modifications, qui amèneraient une autre logique.

Pierre Frath

Ça me semble difficilement possible parce que les langues sont dans des situations contradictoires. Pourquoi y a-t-il une baisse du français, de l’allemand ? Parce qu’il y a un développement de toutes les autres langues. Du coup, il y a une dilution des grandes langues (français, allemand, espagnol, italien) dans un ensemble plus vaste et il y a l’anglais qui en sort renforcé. C’est évident, tout le monde a fait ce constat depuis longtemps. Alors, si on veut sortir de ça, si on veut quand même maintenir la force du français et d’autres grandes langues, comment faire ? On ne peut pas y arriver si la France se contente de dire « eh, ben, pas de chance », etc. Il faut que la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie se mettent ensemble et proposent une politique linguistique qui les favorise, elles. Dans ce cas, si elles font ça, il y a les autres langues qui vont peut-être se dire « pourquoi pas nous, etc. ». Donc, il y a des arbitrages à faire, des discussions, tout cela est extrêmement compliqué. En Europe, il y a des normes pour les boîtes de bières et les contenus de saucisses, mais il n’y a pas de normes pour les langues. Pour la politique linguistique, il n’y en a pas, le sujet est trop explosif. Il y a aussi tout un discours lénifiant, assez expert, dont nous faisons partie parfois, discours lénifiant, un peu expert qui expose ça. Je pense que pour arriver à ce que tu dis, il faudrait que l’Europe dise un jour ce qu’elle veut comme langues. Elle ne le fait pas parce qu’elle n’a pas le courage de le faire, parce que ça va automatiquement générer des conflits.

Eckart Hötzel

La différence entre une boîte de saucisses et les langues, c’est que la langue, c’est porteur d’identité et de légitimité. Pour revenir à ce que tu disais et sur ce qui a été dit tout à l’heure par Daniel Coste, je pense qu’il faut, avant de penser à évaluer les évaluations, en évaluant les évaluations ou les modes d’évaluations, il faut d’abord définir ces modes. Il faut par exemple, pour ce qui est des projets, faire la différence entre les projets multilatéraux, donc européens (de l’Union Européenne à 90 %, peut-être aussi du Conseil de l’Europe), et les projets bilatéraux, parce que les objectifs ne sont pas les mêmes.

Un aspect que je n’ai pas entendu, mais je n’étais pas toujours là aujourd’hui, et qu’il ne faut pas oublier, ce sont les moyens. Tu l’as toujours dit en filigrane, le financement est là, il faut dépenser de l’argent. En fait, il y a donc tout ça à voir : quels sont les modes d’évaluation, pourquoi on évalue, pour qui on évalue et à quoi veut‑on arriver ? C’est ce que tu as un peu montré avec cet exemple qui confine à l’absurde, en fait. Il n’est pas le seul, mais je dirais quand même qu’il y a des différences à faire entre quelque chose comme Lingua qui est vraiment un terrain de jeu européen et d’autres programmes européens qui sont un peu plus sérieusement encadrés.

Pierre Frath

C’est ce que j’ai dit au début. On peut critiquer certains aspects, mais au bout du compte, on se dit qu’on a quand même servi les langues.

Eckart Hötzel

C’est comme toujours dans la vie : l’Union européenne par exemple, c’est un formidable outil, elle permet de faire énormément de choses. C’est en même temps aussi une énorme tromperie. Je ne sais pas qui a évoqué ce matin le commissaire au multilinguisme. Ce n’est pas parce qu’on voulait favoriser le multilinguisme, mais parce qu’il fallait trouver un poste pour le Roumain qui arrivait. L’Union Européenne avance beaucoup le fait du multilinguisme, mais en interne, elle pratique le tout anglais. Aujourd’hui, elle ne recrute plus d’expert qui ne parle pas anglais. Si on dit « je suis un expert dans le domaine que vous mentionnez, mais je ne parle pas anglais », ce n’est pas la peine. Il y a donc une contradiction évidente.

Pierre Frath

Dans ce cas-là, par exemple, les pays des « grandes langues » auraient un moyen de pression efficace, mais ils ne se donnent pas la peine de l’exercer. Si, au niveau du recrutement des fonctionnaires européens, on disait : « chaque fonctionnaire européen doit parler deux langues en plus de la sienne », il y aurait déjà une première contrainte. Elle ne serait pas bonne non plus pour les Français. Elle éliminerait la plupart des anglophones, elle éliminerait une grande partie des francophones. Mais on aurait une politique qui éviterait le tout anglais ou qui, en tous les cas, diminuerait l’influence du tout anglais.

Eckart Hötzel

Les anglophones à Bruxelles sont parmi les plus multilingues.

Pierre Frath

Je sais, en Angleterre, il y a une politique linguistique qui est désastreuse dans les écoles, mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de gens qui ont compris que les langues sont la clé de l’ouverture.

Eckart Hötzel

Pour revenir à l’évaluation : il me semble qu’il faut avoir une certaine méthodologie, il faut bâtir une certaine méthodologie. Daniel Coste l’évoquait tout à l’heure : l’évaluation ex ante, comme on dit dans le jargon, l’évaluation en cours de route et l’évaluation ex post, c’est-à-dire quelques années après. Le ministère des Affaires étrangères fonctionne toujours comme il l’a décrit pour les années 1960 : on évalue la quantité, on n’évalue pas la qualité, il n’y a pas de suivi, on ne voit pas ce que sont devenus les relais, les supposés médiateurs pour la France, et ainsi de suite. Ce que j’ai voulu dire en fait, c’est qu’il ne faut pas attendre de ceux qui payent pour que les actions soient conduites et qui regardent surtout le quantitatif, qu’ils demandent une évaluation qualitative, a fortiori 5 ou 10 ans après une action. C’est quelqu’un d’autre qui doit le faire.

Pierre Frath

Il faut d’abord évaluer la politique, à mon avis.

Eckart Hötzel

Je pense que tu peux très bien avoir des financements européens pour un projet d’évaluation, 10 ans après pour une politique X, Y qui a été menée à un moment donné. Les Européens ne seraient pas contre, ils seraient pour, mais personne ne le fait.

François Gaudin

Cet exemple assez réjouissant montre bien à quel point les institutions peuvent se réfugier derrière des évaluations purement quantitatives et coupées du réel. Mais il me semble que, justement, on peut très bien être conduit en tant que linguiste soucieux d’évaluation à donner un point de vue positif sur une réalisation de ce type‑là si on acceptait de faire une évaluation purement factuelle. Et c’est là, à mon avis, justement une des clés de l’évaluation. On avait vu ça à propos de l’implantation : on ne pouvait pas évaluer l’implantation sans prendre en compte ce qui était la politique d’implantation et donc sans évaluer la politique elle‑même et ses fondements. A mon avis, il faut donc toujours que, d’un point de vue universitaire, on garde une dimension critique. Sinon, on peut faire un travail d’audit et être en concurrence avec les entreprises privées qui n’ont aucun scrupule. Cela montre bien à quel point les universitaires doivent rester vigilants de ce point de vue-là. Je pense que le discours sur les langues de la Direction européenne, en fait, c’est un discours politiquement correct. Mais j’ai l’impression que, globalement, la technostructure est, en Europe, favorable à l’anglicisation. C’est un discours de justification jeté en pâture aux opinions publiques ; mais aussi bien au niveau national qu’international, l’influence de la politique européenne a été un laminage de l’apprentissage des langues autres que l’anglais dans le système secondaire, quelque chose d’absolument négatif pour les grandes langues et qui n’est pas assez dénoncé, me semble-t-il.

Pierre Frath

Il me semble que si la France, l’Allemagne et l’Italie voulaient sauvegarder leur statut de grandes langues, il faudrait qu’elles disent clairement : « Nous ne sommes pas favorables au monolinguisme anglophone et nous voulons maintenir et développer une diversité linguistique au niveau des institutions européennes pour commencer et, par la suite, au niveau de l’Europe toute entière. Tu vois un gouvernement faire ça quelque part ?

François Gaudin

Sur le plan intérieur, on agite à l’opinion publique le drapeau de l’islam. Mais qui s’inquiète du statut de l’enseignement de l’arabe, alors que les arabophones sont la première communauté de langue étrangère en France ? Est-ce que la politique européenne favorise l’apprentissage de l’arabe et l’intégration de cette communauté linguistique ?

Pierre Frath

Je ne sais ce qu’il en est actuellement, mais pendant un long temps, ça a été au‑dessous de tout.

François Gaudin

Comme on a fait jadis pour le portugais, qui a toujours été complètement minoritaire.

Claude Truchot

Je reviens à nos objectifs d’analyse des évaluations. Il me semble qu’on est confronté là à une nouvelle dimension des politiques linguistiques et là, je mettrai « politique linguistique » entre guillemets : c’est l’intervention d’acteurs européens. C’est vrai qu’on n’a pas encore pris l’habitude d’évaluer ou d’analyser ce genre d’acteur sur le plan de leurs pratiques linguistiques. Ça vient de notre formation, de l’endroit où on est. On a l’habitude de regarder fonctionner des états-nations. Les acteurs européens sont des acteurs qui sont beaucoup moins connus et je pense qu’il faut comprendre leur fonctionnement, il faut prendre en compte leurs compétences. On a déjà commencé un peu avec le Conseil de l’Europe. Les compétences du Conseil de l’Europe ne sont pas les mêmes que celles de l’Union Européenne. C’est le premier aspect. Un autre aspect qui est fortement lié au premier, me semble-t-il, c’est le constat, en ce qui concerne les états‑nations, que les politiques linguistiques dans le cadre des états-nations ont une portée symbolique. Le constat que l’on peut faire, c’est qu’au niveau des institutions européennes, c’est pareil : il y a une très forte portée symbolique. C’est le cas de Lingua et de ce qui a succédé à Lingua, le Plan d’action pour la diversité linguistique. Et, si on analyse la portée de ce plan et la portée des actions Lingua, c’est vrai qu’on ne peut guère faire autrement que de contraster leurs affirmations avec la réalité des pratiques de l’Union Européenne. D’ailleurs, la réalité des pratiques de l’Union Européenne est qu’elles sont de plus en plus monolingues, en tout cas au moins au niveau de l’écrit, pas forcément au niveau de l’oral. En revanche, il y a dans le discours une affirmation de plus en plus forte du multilinguisme. On ne peut pas faire autrement que de dire que dans ce cas-là, il y a très certainement une dimension symbolique, idéologique. Elle est à analyser. On peut difficilement analyser le programme Lingua si on ne prend pas aussi en compte ce genre des choses. C’est pour ça que c’est très intéressant que tu aies présenté ce cas de figure.

Daniel Coste

Je crois qu’il faut en effet distinguer, comme le rappelait Claude, ce qui se passe à Bruxelles et ce qui se passe à Strasbourg, entre l’Union Européenne et les moyens dont elle dispose et puis le Conseil de l’Europe. Il faut aussi souligner que, dans un cas comme dans l’autre, il y a des tensions internes.

On a un peu tendance à parler de la technostructure européenne comme si c’était quelque chose d’uniforme et sans doute de maléfique, alors qu’il y a énormément de variétés à l’intérieur des politiques qui sont proposées. C’est clair qu’on peut considérer comme fictionnelles ou fantasmatiques ou hypocrites, à la limite, des déclarations à propos du multilinguisme, du plurilinguisme, alors que, par ailleurs, il y a une montée considérable de l’anglais. Mais on ne peut pas dire non plus que c’est à cause des institutions européennes qu’il y a une montée de l’anglais actuellement en Europe ou ailleurs. On ne peut pas prétendre que c’est du fait des institutions européennes ou de la technostructure européenne que l’anglais bénéficie de cette montée.

C’est clair qu’il y a plus de projets Lingua, entre autres, qui concernent l’anglais, par un biais ou par un autre, que des projets qui concernent le lituanien. N’empêche que pour le lituanien, il y a, d’une part, l’argument symbolique qu’évoquait Claude, ce qui n’est pas indifférent. D’autre part, il y a eu l’argument qui a été longtemps celui de Lingua qui, sous sa forme actuelle, est un programme en voie d’extinction, parce que je crois qu’il a fait son temps. Mais il avait aussi l’objectif de mettre en contact des gens qui, justement, n’auraient pas eu autrement l’occasion de se rencontrer. C’était une dynamique de réseau, vous l’avez évoqué vous-même dans ce que vous rapportiez de l’expérience du projet en cours et cette dimension de rétro‑connaissance n’est pas négligeable. Que dans un supermarché de Vilnius il y a une semaine où les gens vont pouvoir savoir que Malte existe et qu’il y a une langue qui s’appelle le maltais, c’est peut-être du saupoudrage, c’est peut-être quelque chose qui a une dimension, disons, folklorique, mais ce n’est pas tout indifférent tout de même. La montée de l’anglais n’est pas due à une structure qui pousse, c’est parce que les gens le demandent actuellement.

Jean-Michel Eloy

Il y a quand même des mesures qui sont prises. Le Socle communa qui prévoit qu’il y ait une seule langue à la fin de l’enseignement secondaire, au minimum, ça s’oppose très directement à la norme qui disait qu’il fallait qu’il y ait deux langues à la fin de l’enseignement secondaire. Il y a donc quand même une mesure qui a été prise.

Daniel Coste

Le Socle commun ne dit pas qu’il y a une seule langue à la fin de l’enseignement secondaire. Il parle d’une seule langue à évaluer, pas à enseigner.

Jean-Michel Eloy

Ce qui est exigé à la fin de l’enseignement secondaire, c’est qu’il y ait une langue.

Daniel Coste

Là, tu parles de quoi ? Tu parles de la politique française ?

Jean-Michel Eloy

Oui, je parle de politique française. Je suis d’accord que ce n’est pas l’Europe.

Daniel Coste

Qu’il s’agisse de Bruxelles ou qu’il s’agisse de Strasbourg, ce sont des instances qui n’ont aucun pouvoir sur les politiques éducatives nationales. On doit s’en réjouir. Quand on dit que l’arabe n’est pas enseigné en France, ce n’est pas nécessairement la faute de Bruxelles.

Jean-Jacques Alcandre

Je vais un peu dans le même sens que Daniel Coste en posant la question de la place des cultures dans cette histoire. En effet, ce qu’on peut espérer pour ces langues modimes ou ces langues moins pratiquées dans l’Union Européenne, c’est déjà d’avoir une initiation, une familiarisation avec l’existence de ces cultures. C’est un petit peu ce qui se pratique ici, dans notre université, avec un succès certes mitigé, par exemple par l’offre d’unités d’enseignement fondées sur des textes traduits. Elles permettent d’avoir une familiarisation avec la culture elle-même, avec quelques éléments qui concernent la langue, mais sans avoir pour ambition de dire « on va apprendre le lituanien ou le hongrois ». C’est quand même un gain qui peut lui‑même être aussi évaluable. Alors, quel rôle joue là‑dedans cette donnée ? Parce que j’ai l’impression qu’on scinde un peu : on dit « langue », et à partir du moment où il n’y a pas d’apprentissage de la langue, il ne se passe rien, il y a aucun gain.

Pierre Frath

Tu as raison. C’est vrai qu’il y a au minimum la prise de conscience que ces pays existent, c’est ce qui justifie le projet, parce qu’il y a des gens qui ne savent pas que la Lituanie existe, que Malte existe ou qu’on y parle une langue d’origine arabe. C’est vrai que c’est un aspect. Il n’empêche que si j’avais 200 000 euros à dépenser pour développer les langues, j’agirais tout à fait autrement. En premier lieu, j’essaierais de prendre des langues qui sont voisines de manière à ce que je puisse traiter les problèmes sur une aire géographique, par exemple, les langues slaves. Il y aurait beaucoup de choses à faire. Le problème c’est qu’il n’y a pas d’imagination, on est handicapé par le « politiquement correct » parce qu’on n’ose pas affronter les questions. C’est d’abord un problème conflictuel, potentiellement conflictuel, et ensuite, il n’y a pas d’imagination derrière. On a du mal à imaginer comment faire. Chacun peut y réfléchir peut‑être sous la forme de « Je dois développer le lituanien en France, comment je fais ? ». Tu as une idée ?

Yannick Lefranc

Oui, je fais venir des Lituaniens et ensuite j’ai tout le plan, mais je t’expliquerai. [rires] Mais, je ne crois surtout pas qu’on le fera à coût de milliards, que les gens apprendront le lituanien avec des machines, mais ils le feront avec des gens, c’est ça le problème.

Jean-Jacques Alcandre

J’ai l’impression qu’à force de fixer des objectifs qui sont calibrés sur l’apprentissage de la langue et sur une langue précise, on arrive à des catastrophes inévitables. En effet, en dehors de l’idée que quelqu’un se dise que telle langue va être pour lui un plus pour réussir, ajoutée à un bouquet d’autres langues qu’il a déjà, il y a absolument aucune raison d’apprendre ces petites langues. Par contre, par bouquet, par paquet raisonné où il y a une présentation des langues et des cultures en question, il y a la possibilité de créer des ensembles qui soient, en fait, significatifs sur le plan du gain en termes de prise de conscience de l’existence de ces cultures européennes. Alors, tant qu’on travaillera sous cette forme, on a des cibles uniques, on n’y arrivera jamais, à mon avis.

Quand nous étions avec Eckart [Hötzel] en Grèce, il y a très longtemps, quand on essayait de développer un certain nombre de choses avec les instituts culturels, c’était un peu leur stratégie de dire « ah, c’est le français ! ». On partait avec seulement ce français en tête et ça a créé des échecs jusqu’à ce qu’on ait convaincu, y compris l’institut, les Britanniques et les Allemands, qu’il était peut-être plus intéressant de prendre les choses de façon plus globale. Ça a duré un certain temps, après ça n’a plus fonctionné, parce que les égoïsmes nationaux sont revenus. Mais pendant la petite période où on avait quelque chose qui était plus ciblé et plus installé en commun, c’était plus cohérent, c’était plus logique, ça fonctionnait mieux.

Pierre Frath

Je soumets juste une idée simple à l’assemblée ici. On veut développer les langues européennes qui ne sont pas des langues majeures, dites petites langues, langues modimes : le bulgare, le lituanien, le polonais — bien qu’il ait 40 millions personnes qui le parlent. En France on a 90 départements, il n’y a pas 90 langues. On pourrait donc en quelque sorte jumeler l’un ou l’autre département à l’une ou l’autre langue. Si la Lituanie choisissait par exemple la Creuse [rires], il est quand même intéressant qu’il y ait quelques écoles qui proposent le lituanien dans le secondaire. … Pourquoi ce n’est pas possible ? Ou l’Yonne, si tu veux, ou le Bas-Rhin, d’accord.

Claude Truchot

Il y a une association Alsace-Lituanie ici.

Pierre Frath

Est-ce que tu ne penses pas que la Lituanie serait motivée parce qu’elle ferait quelque chose qui serait faisable : envoyer quelques profs dans la Creuse ou dans un autre département, et il y aurait quand même quelques personnes qui apprendraient le lituanien. Est-ce que tu trouves normal que dans un pays de 60 millions d’habitants personne ne parle lituanien sauf ceux qui sont d’origine lituanienne, Greimas par exemple ? Ce ne serait quand même pas mal aussi qu’on apprenne ces autres langues.

Lauren Smith

Vous parliez des financements et des moyens pour contribuer aux langues. J’étais à une conférence où j’ai appris qu’aux États-Unis il y a une augmentation d’études de langues étrangères, surtout asiatiques, et apparemment certains gouvernements asiatiques envoient des profs sur leur budget pour que l’université et le lycée ne payent rien. Ça m’a vraiment choquée. Mais je me suis rendu compte qu’effectivement, c’est une bonne façon de faire, dans un sens, mais, d’un autre côté, ça prend peut-être des postes à ceux qui sont Américains ou Canadiens, parce que je pense qu’ils le font aussi au Canada.

Pierre Frath

Le gouvernement américain, comme le gouvernement français envoie des coopérants à l’étranger pour enseigner l’anglais ou français. Pourquoi le gouvernement lituanien n’enverrait-il pas des coopérants ?

Lauren Smith

D’autant que c’est dans l’Union Européenne, ça rend même les choses plus faciles par rapport aux démarches qu’il faut faire pour le visa pour les États-Unis.

Jean-Michel Eloy

C’est plutôt une proposition qui nous rattache un petit peu à un débat qu’on a eu tout à l’heure, à savoir que ces choses-là passent, à mon avis, par l’idéologie, et en matière de promotion des langues, ça passe, à mon avis, par la notion de « valeur », la notion de « valorisation ». Pour ça, on a des propositions tout à fait concrètes, tout à fait réalistes, puisqu’elles sont déjà en œuvre, qui sont, par exemple, le fait que dans certaines professions la possession d’une langue vous vaut quelques points d’indice sur le salaire à la fin du mois. Alors, pour l’instant, ça marche, à ma connaissance, chez les contrôleurs de train et ça marche chez les fonctionnaires grecs. Pendant un moment, il y avait un petit plus, même si ce n’est que 10 euros par mois, parce que vous avez une langue en plus. À partir du moment où vous avez donné ce genre de signal, on peut faire confiance aux gens pour trouver eux-mêmes les langues qu’ils ont envie d’apprendre. Et l’idée d’attribuer le lituanien à un département… On peut laisser les gens trouver eux-mêmes. Par une enquête qu’on a faite dans mon labo, qui a été publiée en 2003 sous le titre « Français, picard, immigrationb », on peut voir qu’il y a quand même des millions de gens en France qui ont un appétit particulier pour une langue, soit qu’ils la possèdent, soit que c’est la langue de leurs parents ou que leurs parents la possédaient, etc. Et eux, ils développent aujourd’hui un discours de regret, de nostalgie : « Ah, oui, on voudrait bien, mais vous savez, la vie… ». Or, les petites associations qui travaillent sur cette base-là prospèrent. Je peux vous citer une petite commune où il y a une association qui fait des cours de hongrois, une autre qui fait des cours de polonais, une autre qui fait des cours de néerlandais. On est donc bien dans les petites langues et là, ça se bouscule.

Pierre Frath

À Strasbourg, il y a SPIRALc. Il y a vingt langues, et puis, elles ont du succès.

Jean-Michel Eloy

Les forums des langues, c’est quelque chose qui marche bien. Il y a donc un appétit réel et l’idée, ce serait de valoriser les langues comme, par exemple, une publication dans les journaux qui indiquerait que telle entreprise a gagné le prix X, parce qu’il y a 45 langues qui sont parlées parmi le personnel de l’entreprise. Le message est purement idéologique. Tout le monde verrait que parler une langue, c’est positif ; ils ont gagné un prix collectivement ou chaque individu a gagné 10 euros sur sa fiche de paye et ça veut dire qu’on s’est donné la peine de faire l’inventaire de langues que parle le personnel et qu’on l’affiche, c’est tout.

Actuellement, pourquoi ça ne marche pas ? Parce que, dans les entreprises, on est fasciné, on est ébloui par l’anglais, l’anglais passe‑partout. Nous sommes actuellement en train de mener une enquête où nous demandons au responsable d’entreprise :

– Vous êtes obligé de passer par l’anglais ? 
– Oui 
– Mais, d’un autre côté, quand vous avez la langue du client, comment ça marche ?
– Oh, c’est formidable, c’est merveilleux ! etc.
– Qu’est-ce que vous faites pour avoir la langue du client ?
– Rien, on ne fait rien. Tiens, on n’avait pas pensé qu’on pourrait faire quelque chose.

Moi, je trouve qu’il y a un potentiel absolument énorme pour un travail idéologique

Pierre Frath

On peut blâmer le suivisme des entreprises. Mais regardez les universités. Combien d’universités scientifiques connaissent le TOEIC, TOEFLd ?

Notes

1 Les sites ont été consultés en mai 2007. Retour au texte

2 Je n'ai pas répondu à l'enquête… Retour au texte

3 http://ec.europa.eu/education/policies/lang/policy/consult/consult_fr.pdf, p. 13. Retour au texte

4 moins diffusée, moins enseignée Retour au texte

5 Pour une étude prospective de ces propositions, voir P. Frath, « Une alternative au tout anglais en Europe, ou comment développer le multilinguisme », à paraître dans Les cahiers de l'Institut de linguistique, Louvain‑la‑Neuve, 2008. Retour au texte

6 Voir par exemple http://logatome.org, le site d’Éric Castagne, un des spécialistes de ces techniques. Retour au texte

a http://www.education.gouv.fr/cid2770/le-socle-commun-connaissances-competences.html Retour au texte

b ELOY Jean-Michel, BLOT Denis, CARCASSONNE Marie, LANDRECIES Jacques, 2003, Français, picard, immigration. Une enquête épilinguistique : l'intégration linguistique de migrants de différentes origines en domaine picard, Paris, L’Harmattan. Retour au texte

c SPIRAL = Service Interuniversitaire de Ressources pour l’Autoformation en Langues. Il s’agit d’un service commun aux trois universités strasbourgeoises (Strasbourg 1 – Louis-Pasteur, Strasbourg 2 – Marc-Bloch, Strasbourg 3 – Robert-Schuman) (site :http://spiral.u-strasbg.fr/). Retour au texte

d TOEIC = Test of English for International Communication ; TOEFL =Test Of English as a Foreign Language. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Pierre Frath, « Insignifiance de la réussite ou réussite de l’insignifiance : l’exemple de certains projets européens pour les langues », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 1 | 2008, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=185

Auteur

Pierre Frath

Pierre Frath est professeur de linguistique à l’université de Reims Champagne-Ardenne, au département d’anglais. Il publie essentiellement dans les domaines de la sémantique et de la philosophie du langage ; il s’intéresse aussi à la didactique des langues et à la politique linguistique (voir http://www.res-per-nomen.org).

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