Bruno Maurer, professeur en Sciences du Langage à l’Université Paul Valéry — Montpellier III est un acteur de l’enseignement de langue en contexte plurilingue — le français en Afrique subsaharienne et à Madagascar, notamment — aussi bien qu’un expert consulté en matière de politiques scolaires dans divers pays, du Canada au Mali et de Djibouti au Costa Rica. Il ne peut guère être suspecté d’ignorer ou d’être réticent envers l’objectif de connaissance et diffusion de langues autres que la propre langue nationale. Son analyse des politiques récentes de plurilinguisme du Conseil de l’Europe en prend d’autant plus d’intérêt. Dans la mesure où Andrée Tabouret-Keller consacre un compte-rendu au livre de Maurer dans cette revue, nous insisterons plutôt sur la compréhension et le mode d’emploi de son ouvrage, tel qu’il nous l’a présenté au cours de sa conférence-discussion à Strasbourg en novembre dernier.
Bruno Maurer s’est tout d’abord étonné que son ouvrage ait suscité peu de discussion et de commentaires dans l’espace éducatif, alors qu’il avait le sentiment d’avoir jeté un pavé dans la mare. Ce silence lui donne l’impression d’avoir parlé (ou écrit) dans du coton, sans que les destinataires n’accusent réception de ses idées, ne serait-ce que pour les réfuter. Il met cela en relation avec la difficulté d’identifier les énonciateurs des politiques linguistiques européennes, que l’on retrouve similairement dans la difficulté à remonter aux véritables auteurs de cet ouvrage au succès institutionnel écrasant qu’est le CECR dans un certain nombre de pays européens. Émanant de la Division des Politiques Linguistiques du Conseil de l’Europe (COE), instance dotée de personnels dont le rôle dans l’écriture de l’ouvrage n’est pas spécifiée, ni les compétences attestées, le CECR utilise de manière informelle des rapports commandés à des universitaires remplissant la fonction de consultants et qui utilisent (parfois) eux-mêmes des travaux d’autres chercheurs, écrits produits dans un cadre scientifique ceux-là. Cette chaîne indirecte d’autorat qui remonte du CECR à la Division des Politiques Linguistiques du COE, puis des universitaires-consultants jusqu’aux universitaires-chercheurs, « floute » les apports des uns et des autres et ne permet pas de vérifier, comme il est pourtant d’usage en science, que l’autorité intellectuelle indéniable de X parraine effectivement l’idée X, et non l’idée Y au bout de la chaîne. Bruno Maurer a ainsi présenté le CECR comme un ouvrage aux contours « mous », destiné justement à promouvoir des compétences « molles ».
Bruno Maurer, examinant l’évolution historique de ces vingt dernières années, a insisté sur le fait qu’il ne faudrait pourtant pas prendre cette « mollesse » pour un objet erratique gouverné par les seules lois du hasard dans l’espace mental européen, et il a fait pour cela un petit historique des dénominations du domaine, tel qu’il s’affiche sur le site du COE. Alors que le syntagme « enseignement des langues » s’y trouvait encore jusque dans les années 2000, il a par la suite disparu au profit du syntagme « éducation aux langues », lui-même remplacé récemment par l’expression « éducation et langues », qui rend encore plus indirect le rapport entre l’activité enseignante et la discipline « langue ». Dans le même temps, les travaux du Centre Européen pour les Langues Vivantes (CELV) à Graz sont passés de l’ouverture intellectuelle d’un laboratoire d’idées à la technicisation d’ateliers de productions scolaires. L’ancien souci de diversifier les langues apprises dans l’enseignement a fait place à la diversité linguistique en général, et le terme de « langue », qui désignait des langues nationales ou régionales typologiquement différentes les unes des autres, signifie à présent répertoire de variétés, mésusant un concept productif de la sociolinguistique pour une interprétation telle que le locuteur ne maniant qu’une seule langue-système mais disposant de variétés diastratiques telles qu’oral régionalisé, écrit familier et compétence textuelle normée sera réputé plurilingue, alors qu’il aurait été monolingue du temps où plurilingue et polyglotte étaient encore synonymes. La différenciation actuelle par le biais des préfixes entre « multilinguisme », situation d’une société au sein de laquelle se parlent plusieurs langues, et « plurilinguisme »1, étiquette appliquée à l’individu ne parlant pas que d’une seule façon, occulte le fait qu’il ne s’agit pas non plus de la même acception du terme « langue ». Pour Bruno Maurer, ces changements terminologiques impulsent et soutiennent des changements de pratiques, remplaçant graduellement les apprentissages de savoirs langagiers par un entraînement à des compétences plus comportementales que cognitives. L’apprentissage des langues demande un temps et des efforts qui manquent aux apprenants, alors qu’il restera toujours des heures scolaires consacrées à ce noble but qu’est « découvrir l’autre ». Le « savoir-être » visé s’apparente à une structure lâchement posée, tel un ectoplasme, sur un vide de savoirs précis : il n’y a plus ni prérequis, ni progression ou programmation d’apprentissages. Bruno Maurer voit d’ailleurs un indice supplémentaire à l’indifférence fondamentale des instances européennes à une réelle diversité linguistique dans leur comportement langagier de plus en plus anglophone, à l’écrit comme à l’oral.
L’exposé de Bruno Maurer a peint une entreprise idéologique européenne d’autant plus menaçante qu’elle est à la fois insidieuse et pseudo-bienveillante. Il crédite par là le COE d’intentions politiques nettement moins pures que l’on ne s’y attendrait dans un contexte éducatif. La promotion d’une éthique du « comprenez-vous les uns les autres », version laïque d’un « aimez-vous les uns les autres » sur un continent malmené par les secousses économiques, prévoit de reboucher les fissures sociales de plus en plus fortes entre les classes de revenus — ceux qui envoient leurs enfants en cours d’anglais aux USA et ceux qui ne prennent pas de vacances —, ou entre les habitants d’origine, bien installés dans leur langue nationale ou usage régional, et les exilés politiques ou quêteurs d’une existence économique venant de pays lointains. Un entraînement à l’acception comportementale de l’autre, en soi un objectif indéniablement sympathique, sera d’autant plus facilement pris en charge par les enseignants de langues qu’ils sont majoritairement gagnés à l’amitié entre les peuples. Mais il ne ferait guère qu’adoucir la concurrence croissante sur le marché de l’emploi et du logement entre les nouveaux pauvres et les récents migrants, et distraire, par sa vision idyllique, de la paupérisation de majeures parties de la population européenne. B. Maurer a fait un lien à cet endroit entre la fonction « calmante » du plurilinguisme dans sa nouvelle acception et l’apparition récente, dans les compétences visées pour les sujets plurilingues, d’une nouvelle compétence de médiation, forme d’huile dans les rapports sociaux. L’idéal plurilingue masquerait finalement un abandon disciplinaire, même si le conférencier n’a pas remis en cause l’existence effective de sujets multi- et plurilingues, voire polyglottes. Mais si les consultants européens qui ont élaboré ces politiques ont une facilité à acquérir suffisamment de langues dans l’interaction académique ou diplomatique, celle-ci n’est pas représentative du vécu de l’Européen moyen, et l’escamotage des difficultés d’apprentissage des langues paraît une base bien fragile pour asseoir dessus les politiques scolaires de tout un continent.
La discussion de la salle avec le conférencier montra la force de conviction résidant dans sa démonstration. Y compris pour ceux et celles qui voyaient pour la première fois déboulonner le veau d’or plurilingue du COE et le remplacer par un « distracteur », la surprise fit place aux questions et commentaires sur le pourquoi et le comment, comme une forme de découverte. L’approche critique défendue par Maurer donnait brusquement sens à une foultitude de petits détails jusque-là disharmonieux dans la réalité scolaire. Tel discutant y vît, dans une interprétation relativement pessimiste, une forme de l’« élevage d’humains par d’autres humains », alors que telle jeune enseignante s’étonnait, sur un tableau brossé ainsi, du relatif succès de certains outils proposés par le CECR, comme l’approche par les niveaux de A1 à C2. Mais, répondit le conférencier, ces critères, popularisés par les éditeurs de manuels scolaires, miment les « étoiles des hôteliers » et représentent une nouvelle forme de classement, accueillie avec reconnaissance parce qu’évaluant de façon plus douce. Un autre intervenant évoqua l’effet d’amortissement que les idéologies éducatives ou politiques trouvent dans la pratique scolaire, effet que B. Maurer ne récuse pas sur les actuels enseignants, tout en s’interrogeant sur l’enseignement futur des langues par de nouveaux formés qui n’auront connu que le CECR. Cette interprétation du plurilinguisme spécifique prôné par les politiques éducatives européennes stimule ainsi une réflexion qui n’est pas dénuée d’inquiétude éthique.