L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. (Bachelard 1993 : 25)
La mer prend une grande importance dans la littérature du xixe siècle, des Travailleurs de la mer (1866) à Vingt mille lieues sous les mers (1870), mais c’est par la peinture qu’elle est présente dans L’Argent (Pengar, 1885) de Victoria Benedictsson, dans la contemplation d’un tableau, rappelant le gigantesque aquarium d’À rebours (1884). L’Argent, qui contient quelques-unes des idées les plus modernes sur l’émancipation de la femme nordique à la fin du xixe siècle, offre deux ekphraseis marines. Selma Berg se fige deux fois devant le même sujet : d’abord chez Axel Möller, un camarade d’enfance, devant une lithographie de Näcken och Ägirs döttrar (Le Neck et les filles d’Ægir, 1850) de Nils Blommér, ensuite au musée national de Stockholm devant le tableau original. La jeune fille admire un paysage marin, au clair de lune. Au premier plan, le neck, éclairé par la lune, joue de la harpe au milieu des flots. Les belles nymphes, filles d’Ægir qui l’entourent, sont entraînées à sa suite.
Comment la contemplation de ce tableau permet-elle à la romancière de refléter l’identité des espaces nordique et de construire des géographies imaginaires ? Quels mythèmes sont associés aux eaux du Nord et comment le traitement littéraire et artistique des mers septentrionales reflète-t-il l’identité complexe de ces espaces ? Nous proposons d’étudier une représentation picturale de la mer nordique et d’explorer sa contribution à un récit identitaire afin de mettre en évidence de nouvelles données sur la fonction de l’ekphrasis, enchâssée dans un roman réaliste. Nous emprunterons à Gaston Bachelard et au Suédois Alf Kjellén leur typologie des symboles aquatiques.
Le Neck et les filles d’Ægir de Nils Blommér
L’œuvre que nous nous proposons d’étudier est une peinture à l’huile de 114×147 cm, exécutée à Paris en 1850 par l’artiste romantique suédois Nils Blommér (1816-1853). La toile a été achetée par le roi Charles XV et léguée au Musée national (Nationalmuseum) en 1872 par testament royal. Elle représente le neck (Näcken), une créature masculine, personnifiant l’eau, jouant de la harpe, entourée de nymphes dans une eau sombre au clair de lune. À l’arrière-plan, le spectateur devine la silhouette pittoresque des ruines du château de Stegeborg. Ces vestiges dominent une île située dans un détroit au sud de Stockholm. La ruine pittoresque dont les fenêtres vides se découpent dans le clair de lune équilibre l’ensemble. La nymphe au premier plan s’étire vers la pleine lune et crée une ligne diagonale entre l’astre de la nuit et le neck. La composition incite les spectateurs à se demander ce qu’il adviendra des jeunes femmes enchantées. Où seront-elles conduites par le neck ? À quoi songe la belle fille couchée sur le dos du Neck ? Au clair de lune, il règne un calme particulier et une harmonie étrange se crée entre les accords de la lyre et le mouvement des flots. Le tableau fait partie d’une suite de saisons nordiques et présente la soirée d’automne, comme en témoignent ses couleurs sombres. La nature est peinte de façon à créer un sentiment de sublime et les peintres romantiques du Nord ont souvent recours aux motifs folkloriques pour traduire des sentiments divers. Pour John Constable, la peinture romantique « n’est qu’un synonyme de sentiment »1 (Thomæus, Blommér 1922 : 36).
Le neck est une créature jouant pour son salut sans jamais pouvoir faire partie des enfants de Dieu. Il faut souligner que le neck n’est pas ici le jeune homme attirant du tableau Strömkarlen d’Ernst Josephsson (1882-1883)2, mais le neck plus traditionnel du poème « Näcken » (1812) d’Arvid August Afzelius (1785-1871) : un homme vieillissant portant une longue barbe et un bonnet rouge ; de sa main gauche, il tient la harpe dorée, qui est ornée d’entrelacs, de la main droite il en pince les cordes. Le spectateur se demande où il entraîne les filles d’Ægir. La nymphe au centre de la composition est allongée sur un lit ondoyant, d’abord à peine visible avant de se matérialiser. Ses cheveux se mêlent aux vagues et nagent dans le courant. La liberté retrouvée de la chevelure, l’abandon de tout souci des convenances ne sauraient mieux dire combien l’eau, la labilité des flots est un élément érotique.
C’est en 1842 que Blommér commence à peindre des paysages, inspirés, selon Gustave Thomæus, par le romantisme « au clair de lune » de Belanger-Fahlcrantz ou de la peinture de Schwind : « un ton entièrement bleu-gris, une lune partiellement cachée derrière des nuages brumeux, une eau le plus souvent calme et miroitante, un bateau avec ou sans voile et enfin une ruine, qui rappelle généralement Stegeborg, une forteresse romantique – et voilà la recette3 ! » (Thomæus, Blommér 1922 : 18). Le tableau, avec La Danse des elfes (Älvdansen/Ängsälvor, 1850), autre toile d’inspiration mythologique, est le dernier que Blommér envoya en Suède de Paris. Le peintre mourut à Rome sans revoir son pays natal.
Le peintre dira lui-même que « la nature nordique a son propre caractère, elle a, alternativement, son caractère sauvage ou beau » (Thomaeus, Blommér 1922 : 45)4. Il affirme aussi que le Nord n’a pas besoin des motifs classiques pour s’exprimer mais que si « nous parvenons à présenter l’idéal grâce à la nature, nos contes de fées nordiques pourront ouvrir un champ nouveau aux arts savants, riches de diverses conceptions et spirituels par le lien poétique qui unit l’homme à la nature »5 (Thomæus, Blommér 1922 : 45).
Le romantisme de Blommér puise dans les croyances populaires en un siècle où elles étaient encore bien présentes, parallèlement aux dogmes du christianisme. Voici ce qu’il écrit à sa fiancée :
Le spectacle [des créatures folkloriques] peut paraître quelque peu fantomatique, quelque chose d’horrible ou d’effrayant, mais je crois que l’idée à la fois de l’apparition de ces êtres dans notre pensée, ainsi que la croyance innocente en leur existence dérivent d’un sentiment religieux et vrai - parce que l’homme à toute époque, dans le bonheur comme dans l’adversité était, pour ainsi dire, plus proche de la nature elle-même libre6.
Ainsi, le peintre, loin de les voir comme de simples fantômes, reconnaît, dans ces êtres, une expression du désir et de béatitude de la nature. Rien d’étonnant s’il s’en inspire, comme le fera après lui Arnold Böcklin avec Dans le jeu des vagues (Im Spiel der Wellen, 1883). Blommér représente ces êtres surnaturels issus des croyances populaires et de l’Ásatrú7, la religion scandinave, et il décrit ainsi le sujet du tableau : « J’ai à nouveau voulu peindre des sujets de contes de fées […] Le neck porté par les vagues, les filles d’Ægir8 » (Thomaeus, Blommér 1922 : 45). Dans les croyances populaires, le neck est une créature maléfique qui attire des jeunes gens vers l’eau pour les noyer. Ici, il joue de la harpe aux filles d’Ægir, un géant de la mythologie nordique rattaché à l’élément marin dont les neuf filles, que lui a données son épouse Ran, forment les vagues.
La toile se concentre sur les éléments marins que la mythologie nordique présente souvent comme des forces destructrices ou séductrices. Les motifs folkloriques étaient mis au service de cette conception :
Lorsque l’esprit de l’homme, devinant la présence divine dans la matière, a cherché à comprendre ce qui se passait dans ses propres sentiments, l’imagination s’est facilement prêtée à la création de tels êtres […] Depuis, cette idée s’est imposée et nous les appréhendons sous une forme humaine, ils ont été placés au contact des hommes et ont pris une réalité apparente9.
La façon dont le tableau mélange les motifs des croyances populaires et de la mythologie nordique était typique de la Guilde des artistes (Konstnärsgillet), dont Blommér était le membre le plus actif à côté du président Hyltén-Cavallius. Pour ce dernier, le but de cette guilde était bien de promouvoir le folklore face au classicisme :
On sentait que les conditions d’une vie artistique nationale plus noble manquaient partout, aux beaux-arts et chez les artistes eux-mêmes, et que ces conditions ne pouvaient être réunies qu’en transplantant l’art […] sur une base nationale10.
Dans les croyances populaires, les créatures surnaturelles sont des allégories des lieux qu’elles habitent. Selon Mikael Häll, ces créatures, qui représentent l’altérité de la nature, sont une façon de se positionner contre une certaine image de l’ordre (Häll 2013 : 520) et Benedictsson touchée par la peinture d’un artiste de sa propre région, semble choisir cette toile pour traduire les sentiments que la mer et ses créatures peuvent facilement exprimer.
Blommér s’inspire des légendes nordiques pour peindre la nature. Mais que symbolise sa peinture aux yeux de la jeune héroïne ? Le tableau représente non le grand large, mais un détroit assez resserré au sud de la capitale suédoise et le motif, loin de participer à la construction d’un ailleurs, semble viser un retour sur soi. Le traitement des mers du Nord par la peinture de Blommér, dans un sombre paysage, refléterait ainsi l’identité complexe de ces espaces, réputée sauvages, périlleux et brumeux. Trois mythèmes de la mer sont présents ici, celui du rêve, du désir et celui de la mort.
L’émanation d’un rêve : la première ekphrasis
Selon Paul Valéry, « il n’est point de chose insensible qui ait été plus abondamment et plus naturellement personnifiée que la mer […] L’idée du caractère fantasque et violemment volontaire que les anciens prêtaient à leurs divinités […] s’impose assez à qui voisine avec la mer » (Valéry 1960 : 1134). Dans L’Argent, c’est ainsi par la contemplation de ce tableau par l’héroïne que le narrateur introduit la figure du neck. En effet, Victoria Benedictsson évoque à deux reprises ce tableau qu’elle a elle-même admiré. Elle note dans sa correspondance que « le tableau dans la maison d’Axel Möller [est] Le Neck et les filles d’Ægir de Blomér »11, est confesse toute l’émotion qu’elle a ressentie en contemplant les toiles de ce peintre :
Tu n’es jamais resté admiratif devant un des tableaux de Blomér, en entrant dans son univers imaginaire ? […] le jour où j’ai revu le Neck de Blomér, au Musée National, que j’avais jadis admiré dans la maisonnette de son père [sic !], je n’ai pas pu me contenir et j’ai éclaté en sanglots12. (Benedictsson, Lundegård 1890 : 73)
La réaction de la jeune héroïne de L’Argent est semblable à celle que Benedictsson dit avoir éprouvée. Nous savons par sa correspondance que l’homme qui a servi de modèle au personnage d’Axel Möller, un camarade qui avait pour nom Axel Lagerberg, était le neveu de Blommér : « Blomér était un Scanien, originaire de la même région que moi et il était l’oncle maternel d’Axel Lagerberg »13 (Benedictsson, Lundegård 1890 : 73).
Selma, très jeune encore, semble attirée par le mystère qui émane de cette toile, comme si le folklore contenait tous ses souvenirs d’enfance. Comme le dit si bien Gaston Bachelard (1993 : 80) « l’homme se mire dans son passé, toute image est pour lui un souvenir ». Cette première scène de contemplation du tableau, dans les premières pages du roman, est rapidement esquissée et ne souligne que l’aspect féerique du motif, ouvert à l’imagination, comme pour laisser entendre au lecteur que la jeune protagoniste ne sait pas encore l’interpréter :
La jeune fille demeura immobile, se contentant de regarder. Ce qui la touchait dans ce tableau – elle qui vivait encore à demi dans le monde fabuleux de l’enfance –, c’était l’esprit qui l’habitait. Il était bien vivant, là, avec ses créatures merveilleuses de contes de fées, exaltées, ensorcelantes comme peuvent l’être les nuits d’été. […] le tableau merveilleux là-bas, avec le clair de lune et le neck14. (Benedictsson 1885 : 10/2019 : 16-20)
Jette Lundbo Levy, dans son étude sur l’idéologie et l’esthétique des femmes de lettres de cette époque, considère d’ailleurs qu’« à travers l’image, le souvenir d’un rêve d’enfance encore non socialisée est exprimé. La richesse des possibilités et des besoins de dévouement demeure dans l’expression à la fois douce et ouverte de la nymphe » (Levy 1982 : 143)15.
Ainsi, par son motif et par sa place dans le texte, juste avant que le lecteur n’apprenne que son tuteur est en train de la marier, le passage semble fonctionner comme un avertissement sur la réalité crue qui attend Selma, alors qu’elle n’est encore qu’une enfant. Le tableau est ici à peine décrit, pourtant il parvient à évoquer en elle tout un univers par les motifs universellement reconnus du paysage aquatique. L’héroïne est « touch[ée] par le tableau », elle est encore très jeune, vivant « dans le monde fabuleux de l’enfance ». Selma, confrontée à l’eau, ne comprend-elle pas que « la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur » ? (Bachelard 1993 : 65). En effet, le tableau sensuel ressuscite un monde imaginaire, comme si Selma enfant, devait avoir le droit de rêver encore quelques années avant de se trouver confrontée à la réalité plus brutale de la sexualité, souvent incarnée par le neck dans la deuxième partie du xixe siècle16.
La peinture de Blommér semble être une mise en garde contre les dangers de l’inconnu en général et du mariage en particulier, mais elle ne réussira pas à changer le destin de l’héroïne, car Selma ne quittera jamais la petite ville suédoise de Hörby dans le Sud pour goûter la vie libre d’une artiste à Stockholm.
C’est ainsi par l’ekphrasis que le narrateur montre « comment la rêverie sort de la nature, comment la rêverie appartient à la nature ; comment une matière fidèlement contemplée produit des rêves » (Bachelard 1993 : 65). D’ailleurs, le narrateur suggère que c’est un motif qui sied particulièrement à une jeune personne en évoquant « ses créatures merveilleuses de conte de fées », les sirènes sont jeunes comme elle, « exaltées » et « ensorcelantes ». Le motif aquatique, comme toute représentation d’eau, « accueille toutes les images de la pureté » (Bachelard 1993 : 65) et empêche ici la jeune fille ignorante d’y voir, cette fois-ci, l’érotisme latent. En revanche, elle semble reconnaître son rêve le plus cher dans cette toile par le mouvement des personnages. Ce qui émane de la peinture à la première contemplation du tableau c’est le rêve dérisoire d’un monde qui échappe à l’étroitesse de cette petite ville. Une étroitesse qui est celle de ce détroit peint par Blommér.
L’émanation d’un désir : la seconde ekphrasis
Le peintre ne doit pas seulement peindre ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse aussi de peindre ce qu’il voit devant lui17. (Caspar David Friedrich 2011 : 126)
La peinture de Blommér figure à une seconde reprise, à la fin du roman, contemplée cette fois-ci par l’héroïne et son époux au Musée National de Stockholm. Quelle différence s’opère entre les deux évocations du même tableau ? Quel désir émane de cette seconde contemplation ? L’association entre l’érotisme et la mythologie constitue un motif courant dans la peinture européenne. Mais est-ce un désir érotique que Selma ressent à travers ce tableau de Blommér ?
Le regard de la protagoniste, cette fois-ci mariée, s’arrête de nouveau sur les nymphes représentées sur le tableau de Blommér, couchées dans les flots. Mais ce qu’elle y voit désormais, diffère de ce qu’elle y voyait enfant et se trouve coloré par sa propre expérience d’épouse. Selma s’identifie cette fois-ci à une des filles d’Ægir, dont le regard l’attire et semble provoquer sa propre introspection. La description est alors bien plus détaillée et permet au lecteur de reconnaître à coup sûr la toile de Blommér :
C’était le même tableau, bien qu’il fût différent de la copie au trait dur, aux teintes blêmes, qu’elle avait admirée autrefois. L’effet qu’il produisit à l’arrière-plan de sa mémoire n’en fut que plus intense ; elle s’arrêta, muette de saisissement, et se contenta de regarder. Le clair de lune illuminait les flots et la silhouette lugubre d’une ruine se découpait dans le lointain. Des vagues roulantes se soulevaient doucement, s’avançant dans un murmure caressant, retombant dans un soupir mélancolique, et revenaient sans cesse en longues ondulations. Des ombres glauques glissaient obscurément à la surface, des rides miroitantes se déroulaient à l’horizon, et, se prélassant dans leur enveloppe liquide et transparente, les filles de la mer rêvaient en écoutant le neck jouer ses notes de musique. L’une d’elles était plus belle que les autres. La tête appuyée sur un bras, elle s’étendait de tout son long sur sa couche ondoyante. Elle fixait le ciel où, à travers une gaze de nuées légères, l’astre nocturne jetait une lueur douce comme un regard de femme, candide comme un regard d’enfant, il semblait y avoir une seule et grande question18. (Benedictsson 1885 : 297-298/2019 : 253-254)
La question que la jeune vierge se posait encore lors de sa nuit de noces se lit toujours sur le visage de la belle nymphe, mais cette expression prend une signification très différente pour la femme mariée. Le motif n’a plus rien d’exaltant ni d’ensorcelant, car la silhouette de la ruine est qualifiée de « lugubre » et les ombres qui parcourent la surface de l’eau sont maintenant « obscures ».
L’érotisme de la nymphe, suggéré par sa position languide renforcé par ce que traduit son regard, plus longuement décrit. Elle se mire dans « l’astre nocturne » avec « une lueur douce comme un regard de femme », mais il est « candide comme un regard d’enfant ». L’érotisme de la nymphe ne semble donc frapper l’héroïne qu’une fois femme elle-même. Cet aspect était resté inaperçu pour la jeune fille, lors de la première contemplation :
Dans l’esprit de Selma, ce réveil de souvenirs sonna comme une mélodie oubliée… un air qu’on reconnaît, qui émeut, qui attendrit… si loin, mais si pur ! Oh, Seigneur ! En ce temps-là, elle n’était qu’une enfant. Et maintenant, maintenant…19 ! (Benedictsson 1885 : 297-298/2019 : 253-254)
La protagoniste est désormais une femme désillusionnée et malheureuse et le motif retrouvé l’incite à se libérer de l’enfermement que représente pour elle le mariage.
Helena Forsås-Scott oppose l’étirement du corps de la sirène à la posture de Selma dans la dernière page du roman, une fois qu’elle a pris la décision de quitter son époux :
Selma, pénétrée de la sensation enivrante que lui procurait sa force juvénile, se cambra et tendit les bras, de sorte que les contours déliés de son corps dessinèrent une croix sur le fond clair du store. Par ce geste, la beauté de ses formes se révéla soudain, sans contrainte – sans corset pour les sangler, simplement portées par les forces souples de la nature – c’était un corps dans la plénitude de sa souplesse, un corps qu’on sentait prêt à se plier tel un ressort pour se redresser aussitôt20. (Benedictsson 1885 : 326/2019 : 276-277)
Helena Forsås-Scott affirme que dans la discussion avec le mari qui suit, tout est fait pour montrer que « Selma s’éloigne du rôle des femmes passives »21 (Forsås-Scott 2005 : 39). Elle refuse désormais explicitement une conception du mariage et une vision masculine qui fait de la femme un simple corps sans personnalité. Selma a formulé ses exigences de liberté et « contrairement aux corps figurant sur les tableaux, cette femme est debout, pleine de force, d’énergie et du désir d’agir »22 (Forsås-Scott 2005 : 39). Mais, contrairement à Helena Forsås-Scott qui considère qu’un espoir d’émancipation est permis, la leçon de L’Argent nous paraît plus ambiguë et peut également être considérée comme empreinte d’un profond pessimisme :
Ses yeux brillaient de courage, car elle s’était jetée à l’eau et qu’elle était désormais prête à accepter son sort. Tout son être vibrait de cet égoïsme juvénile puissant qui criait : « Écartez-vous ! Je dois vivre ! » Sur quoi, elle se pencha en avant et souffla sa bougie parce qu’elle voulait se dévêtir dans l’obscurité23. (Benedictsson 1885 : 335/2019 : 284)
Le dernier mot du roman est « obscurité » et semble rappeler les teintes lugubres du tableau. En effet, le neck fonctionnait dans la première ekphrasis comme une allégorie ayant pour fonction d’avertir la jeune fille sur le seuil de sa vie d’adulte. Comme dans les contes et les ballades, cette figuration exprime l’angoisse des seuils selon Mikael Häll, autrement dit : « l’anxiété qui entoure les sujets et les périodes difficiles et sensibles de la vie des gens, notamment ce qui concerne des moments de transition comme le mariage, les fiançailles et la sexualité »24 (Häll, 2013 : 522). Les créatures marines sont donc des figurations allégoriques d’une peur difficile à représenter : l’érotisme lié au mariage et finalement les désillusions qu’il entraîne. Ainsi, le détroit représente un passage, un passage de l’état de jeune fille à celui de femme mariée. Le motif marin, qui donne l’illusion d’emmener l’héroïne au loin, la ramène sans cesse vers le mari comme les vagues sur le bord des mers. Selma désire un ailleurs et se force à partir à la fin du roman comme tant d’héroïnes féminines nordiques de cette période.
La différence entre les deux évocations du même tableau a révélé un écart important. Là où, enfant, Selma ne voyait que le motif féerique, elle lit, la seconde fois, toutes les désillusions de l’âge adulte et fond en larmes. En effet, la jeune héroïne qui contemplait la lithographie, ne connaissait encore rien du mariage conclu malgré elle par son tuteur et son futur mari vieillissant. Elle rêvait de devenir artiste et demandera juste après à son tuteur le droit d’aller étudier la peinture. Elle ne savait pas encore qu’il s’y opposerait et que le mariage serait considéré comme un meilleur investissement. La seconde fois, les créatures de la peinture ne lui semblent plus « exaltées » et « ensorcelantes », mais le soupir est « mélancolique » et la « mélodie oubliée » traduit l’état d’esprit actuel de l’héroïne.
Le mariage, union le plus souvent conventionnelle, est pour les filles de la bourgeoisie suédoise des années 1880 le seul avenir et la suite logique d’une existence passée dans le foyer paternel. C’est par une ekphrasis que Benedictsson arrive à critiquer cette institution sociale, qui ne prend aucunement en considération la volonté, les désirs ou la personne même des jeunes filles.
Au xixe siècle, l’art était sans doute le seul domaine dans lequel les femmes pouvaient acquérir quelque renommée. Or, le mariage signait souvent la fin d’une carrière artistique et d’une activité créatrice. L’exemple de l’artiste suédoise Karin Larsson, qui renonça aux pinceaux quand elle épousa le fameux peintre suédois Carl Larsson et ne se consacra plus qu’à la décoration de son foyer, est significatif de cet état de fait. La femme est avant tout une mère et la maternité était censée primer toute forme de créativité. Jette Lundbo Levy écrit à cet égard que « la sexualité féminine, et la honte, l’absence d’identité et structure qui y sont associées, condamnent l’idée d’une créativité féminine indépendante »25 (Levy 1982 : 115).
La mythologie nordique qui fournit aux peintres des images de la mer comme force destructrice et séductrice, ne permet pas de dépeindre les véritables paysages nordiques. Ils les rêvent non pour parler de la réalité extérieure, mais de la réalité qu’ils perçoivent en eux, et traduisent des revendications bien précises. Ainsi, quand Selma rentre du musée, elle remet en cause la loi qui permet à une femme de se marier à seize ans quand l’homme devait attendre vingt-et-un ans et elle ira jusqu’à dire « que la promesse qu’[elle] [a] faite en tant qu’enfant ne [la] lie pas en tant que femme »26 (Benedictsson 1885 : 312/2019 : 265). Sa critique se concentre donc avant tout sur le manque de liberté symbolisée par la nymphe enlevée par le neck, sur la contrainte qui prévaut dans le mariage :
Pour toi qui es libre, et qui le seras toujours, ce doit être difficile d’imaginer ce qu’on éprouve lorsqu’on a renoncé à tout droit sur sa propre personne tout en ayant conscience d’être un être bien vivant, une créature douée de raison et de volonté27. (Benedictsson 1885 : 318/2019 : 270).
La leçon de cette ekphrasis est finalement la même que celle que formule Bachelard (1993 : 96) : « l’eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie maladie de la mort féminine » (Bachelard 1993 : 96).
Conclusion
La contemplation de ce tableau marin permet à la romancière de refléter un aspect de l’identité nordique et de construire sa propre géographie imaginaire, celle de la vie étouffante d’une jeune femme mariée dans les années 1880. Trois différents mythèmes associés aux eaux du Nord ont été repérés : le rêve, le désir et la mort et nous concluons que le traitement littéraire et artistique des mers du Nord reflète l’identité complexe des pays scandinaves dans les années 1880. Ainsi, la description d’une représentation picturale de la mer nordique a contribué à un récit identitaire féministe. Sensible à ce monde ancien, comme en témoigne sa correspondance, Benedictsson peut, par l’ekphrasis, dénoncer l’absence d’instruction au féminin, l’ignorance dans laquelle sont maintenues les filles à marier. L’imaginaire est mis au service d’idéaux progressistes qui ne tarderont pas à s’imposer dans la Suède du xxe siècle.
