Jour de chance

Lucky Day de Nelleke Noordervliet

p. 293-306

Notes de l’auteur

Traduit du néerlandais (Pays-Bas) avec Dorian Cumps.

La version originale a paru sous le titre « Lucky Day » dans le la revue Kort verhaal en 2010 (« Wraaknummer », winter 2010), puis a été rééditée dans le volume Spiegelspel par Nelleke Noordervliet, série Literaire juweeltjes, B for books, Maartensdijk, 2013, p. 32-59. La traduction est basée sur cette édition du texte.

Texte

Le traducteur remercie l’auteure pour l’autorisation à publier cette traduction.

Nelleke Noordervliet (Rotterdam, 1945) appartient à la même génération prolifique d’écrivaines néerlandaises qu’Anna Enquist, Margriet de Moor, Charlotte Mutsaers ou encore Tessa de Loo, toutes plus ou moins bien représentées en traduction française. Auteure de douze romans, de recueils de nouvelles et d’essais ainsi que personnalité active du monde de la culture aux Pays-Bas, Noordervliet demeure méconnue en France alors que son œuvre romanesque, variée, exigeante, riche en strates narratives aux multiples références intertextuelles et également en prise sur les problématiques sociétales contemporaines, mérite assurément d’être considérée comme l’une des plus passionnantes de la littérature néerlandaise actuelle.

Noordervliet a publié des romans historiques : Tine of de dalen waar het leven woont (Tine ou les vallées où demeure la vie, 1987), Het oog van de engel (L’œil de l’ange, 1991), Vrij man (Homme libre, 2012), des romans contemporains dont l’intrigue se greffe sur l’histoire ou alterne séquences historiques et actuelles : De naam van de vader (Le nom du père, 1993), Pelican Bay (2002) et des romans contemporains tantôt à dominante psychologique : Millemorti (1989), Uit het paradijs (Hors du paradis, 1997), Snijpunt (Entaille, 2008), Zonder noorden komt niemand thuis (Sans boussole, point de retour, 2009), Wij kunnen dit (Nous en sommes capables, 2022), tantôt orientés vers des questions de société : les interrogations d’une femme politique dans Aan het einde van de dag (A la fin de la journée, 2016), la rumeur à l’ère du complotisme dans De val van Thomas G. (La chute de T.G., 2020).

Les romans historiques de Nelleke Noordervliet, qui ont assis sa réputation aux Pays-Bas et lui ont valu des récompenses prestigieuses telles que le prix Multatuli et le prix Constantin Huygens (pour l’ensemble de son œuvre) sont aussi des romans d’idées, fruit de réflexions philosophiques sur la responsabilité éthique de l’individu en temps de crises politiques (telle la Révolution française dans Het oog van de engel). Ses personnages principaux (féminins, mais pas uniquement) évoluent souvent au cours de périodes de l’Histoire où la liberté individuelle et l’émancipation de la personne sont menacées par les intolérances et les extrémismes, les obligeant à prendre position afin de préserver leur intégrité ; de ce fait, il est crucial pour les protagonistes de ses romans comme pour le lecteur de cultiver le questionnement et la prise de conscience de l’Histoire.

Empreinte d’humanisme critique, l’œuvre de Noordervliet aborde aussi sans tabous la société multiculturelle aux Pays-Bas. Le récit dont nous proposons la traduction dans ce numéro évoque la communauté turque déjà au centre de l’intrigue de la nouvelle Miss Blanche (2004, du nom d’une ancienne marque de cigarettes). Les deux textes sont placés sous le signe du « mauvais sort » (d’où le titre Veeg teken (De mauvaise augure, 2006) d’un volume contenant Miss Blanche). Le personnage principal de cette nouvelle, un vieux marchand de tabac Rotterdamois, idéalise une jeune femme d’origine turque, aperçue dans son quartier. Il finit par la rencontrer ainsi que son petit garçon handicapé et par endosser le costume de Saint Nicolas lors de la fête éponyme pour les enfants du quartier, auquel le garçonnet et sa mère participent. Mais pendant ce temps, le buraliste est cambriolé et agressé à son retour, peut être par l’ami brutal de la Turque. Ainsi, la rencontre de deux mondes prend une tournure amère, également perceptible dans Jour de chance, où le thème de la fatalité se décline plutôt sur un mode mi-navrant, mi-ironique, avec une grande sensibilité.

Monsieur Kawani travaille dans un petit pressing où l’on raccomode aussi des vêtements. Cette activité se déroule dans le sous-sol, visible le long d’un petit escalier à droite derrière le comptoir. Parfois, quelqu’un y est occupé à la machine à coudre. À gauche, quatre marches mènent à une mezzanine où sont suspendus des vêtements à repasser, ramassés tous les mardis. Au rez-de-chaussée, on trouve des vêtements propres dans des sacs transparents en plastique, avec une étiquette indiquant des patronymes tels que Koopal, Bestebreur ou Jolanda.

Monsieur Kawani attache beaucoup d’importance à connaître les noms de ses clients réguliers et à reconnaître leurs visages. Chaque fois qu’il parvient à les identifier et qu’il reçoit un sourire en retour, il rayonne d’une joie modeste mais assurée. Cependant, personne ne semble lui demander son nom afin d’établir une certaine réciprocité dans la relation commerciale. Comme il aimerait entendre Madame Zomerlust répondre : « Bonjour Monsieur Kawani » ou encore mieux : « Bonjour Murat » et lui de dire : « Bonjour Anne-Marie. » Kawani pense que cela est dû à son apparence maghrébine : il est petit et brun, ou possiblement turque en raison de sa moustache noire. Il se dit que ce genre de personnes est souvent désigné dans l’esprit des gens par Mohammed, Ali ou Mustafa, en vérité des prénoms anonymes. Le patron de Monsieur Kawani est Turc (Et oui, que veux-tu, dans la vie, on ne peut pas toujours choisir, avait expliqué Murat à sa mère). Les clients l’aperçoivent parfois derrière la machine au sous-sol, occupé à découdre soigneusement une fermeture éclair pour la remplacer par une nouvelle. Il accomplit cette tâche avec une grande concentration, bien que son visage affiche également une moue quelque peu dédaigneuse.

Le patron de Monsieur Kawani passe la majeure partie de son temps dehors, à fumer une cigarette sur le pont ou à déambuler dans la rue, les mains dans le dos. Il n’est jamais pressé ni débordé, car il vient d’une région où les patrons asseoient leur autorité en ne faisant rien. Pour le travail, il y a les employés.

On n’aperçoit Kawani à l’extérieur que lorsqu’il arrive au travail et qu’il en repart. Les clients réguliers ont du mal à le reconnaître dans la rue. « Qui cela peut-il bien être ? Son visage me paraît familier ». Son apparence est indissociable du décor du pressing. Il ne quitte jamais son poste. Lorsque la boutique semble vide, il apparaît aussitôt au premier signal sonore du détecteur de mouvements sous le paillasson et de saluer : « Bonjour Monsieur Zebedeus ». Cela fait quinze ans que Murat Kawani vit aux Pays-Bas. Il avait introduit une demande d’asile à l’époque, qui lui avait été refusée. Il est tout de même resté et n’osa plus se présenter lorsqu’une amnistie fut accordée pour une certaine catégorie d’immigrés clandestins. Il ne savait jamais exactement s’il remplissait les conditions et rechignait à se confier à des travailleurs humanitaires qui lui promettaient de lui ouvrir la voie vers la légalité. Il n’y croyait pas.

Pour se faire de l’argent, il effectuait des petits boulots comme la plonge, la cueillette des tomates ou le pliage de boîtes en carton. Il envoyait la plus grande partie de ses ressources à sa famille. Une dizaine de personnes comptaient sur lui. Entre-temps, il apprit le néerlandais. Ce n’était pas facile, car il était entouré d’autres immigrés avec lesquels il communiquait dans un mélange de langues et de gestes. Son ‘enseignant’ était un jeune Antillais dont l’accent mélodieux n’avait pas entièrement disparu. Dans son pays d’origine, Kawani avait suivi une formation technique appréciable. Et même si le vocabulaire technique est international et qu’il avait été formé pour un travail qualifié d’électricien, son statut illégal l’empêchait d’avoir une vie normale. Plus ce statut durait, plus il devenait difficile d’en sortir. La fierté de Kawani était son plus grand ennemi et l’angoisse sa plus fidèle compagne.

Les petits boulots se firent plus rares ou furent accaparés par des clans de Polonais et de Bulgares ; on ne pouvait rien y faire. En fin de compte, Murat Kawani, originaire du Kurdistan, se retrouva employé dans un pressing appartenant à un Turc. Kawani parlait le néerlandais mieux que son patron et pour cette raison, il fut vite promu de l’arrière-boutique à l’accueil. Il s’entend d’ailleurs bien avec le Turc qu’on appelle Cor. Ils ne discutent jamais politique et dissimulent mutuellement leurs identités. Ils papotent du temps qu’il fait – dans ce domaine, ils sont devenus de vrais Néerlandais – ou des taches et des clients insatisfaits. Ils causent aussi du signal sonore sous le paillasson qui fait un bruit par trop désagréable et parfois ne s’arrête pas quand il y a trop de clients dans l’étroit local. Ils évoquent aussi les cigarettes d’autrefois, roulées dans du gros papier jaune. Lorsque Cor aborde le village où il a grandi, Kawani se met à sourire un peu et répond que c’était beaucoup mieux avant, beaucoup plus évident et chaleureux dans tous les sens du terme. « Oui, oui, mais le temps passe et tout change ».

Au pressing, rien ne change ou si peu. En temps de crise économique, on repasse moins de tenues festives et plus de vêtements du quotidien. Un chemisier n’est plus jeté à cause d’une simple tache. Le seul souci de Cor est que le matériau avec lequel les habits sont fabriqués s’adapte de mieux en mieux aux machines à laver. De plus, les gens se préoccupent de moins en moins de leur tenue vestimentaire. Aussi bien Kawani que son patron portent toujours des tenues impeccables. Kawani une chemise fraîche, repassée sans le moindre pli. En hiver, il enfile un pull par-dessus. Cor porte un costume assorti d’une chemise et d’une cravate. Il a une préférence pour les chaussettes à carreaux que Kawani ne partage pas. Sur le chemin du tramway vers le pressing, Kawani passe, entre autres, devant un bureau de tabac décrépi, où à la demande de son patron, il achète parfois un paquet de cigarettes. Quelques fois, il cède à la tentation de remplir un bulletin de loterie avec un vague espoir de fortune, mais aussi pour faire plaisir à la buraliste. Il oublie le plus souvent de vérifier s’il avait bien prédit les résultats. Un jour, en passant – un rebondissement digne d’un conte de fées – la propriétaire lui fait signe d’entrer. Elle vient tout juste d’avoir 60 ans, elle a les cheveux blonds platinés et la peau tannée d’une fumeuse invétérée, adoratrice du soleil. (« Nous avons une caravane à Bakkum1 ». Kawani ne sait pas ce qu’est Bakkum, mais il acquiesce).

« Le gros lot est tombé dans mon quartier », dit-elle, « mais personne ne s’est manifesté. Avez-vous vérifié si vous avez gagné quelque chose ? »

Kawani ne sait pas de quoi elle parle, mais soudain, il commence à y voir clair. Non, il ne l’a pas vérifié.

« Vous devriez le faire ! Ce serait dommage. »

« J’y penserai. »

Le soir, il l’a presque oublié, mais il s’en souvient en regardant une émission de télévision où un conflit familial est résolu dans un restaurant chic. Il cherche le formulaire du Lotto et le met dans sa poche de pantalon, afin de l’avoir sur lui le lendemain. Kawani n’a pas d’ordinateur. Il ne peut pas vérifier lui-même s’il a gagné.

La buraliste pâlit, puis rougit et cherche une chaise en tâtonnant derrière elle pour s’y affaler, le souffle coupé.

« Tu as gagné un million… », lâche-t-elle. « Un million d’euros. »

« Un million. » Voilà un mot dont Kawani savoure le son. La signification lui échappe, disparaissant à chaque fois qu’il essaie de la rattacher au vocable. La commerçante – elle s’appelle Jeanne, prononcé Sjaan – le fixe du regard.

« Tu n’es pas content ? »

« Content ? »

Encore un de ces mots bizarres. « Content. » Il le répète. « Heureux. » C’est comme si son corps et son âme, son cœur et sa raison, ses souvenirs et ses pensées existaient indépendamment les uns des autres, comme si on l’avait démonté et posé en pièces détachées sur le comptoir. Et aucune possibilité de remettre le tout en place.

« Mec ! Tu as gagné un million d’euros ! Tu dois aller à Rijswijk2 ! Je vais remplir ton formulaire et l’envoyer en recommandé. Je vais les appeler ! Nous devons nous assurer que le prix ne soit pas perdu. Si tu savais combien de fois ça arrive. »

Jeanne commence à rechercher activement des numéros de téléphone tout en évoquant sans interruption chances manquées, formulaires jetés, litières pour chat et poubelles renversées, un zéro de trop ou trop peu, une mauvaise couleur, un autre code. Kawani n’y comprend rien et examine encore les volets de son bulletin. Et l’ensemble de se reconstituer.

« Ça ne marchera pas », reprend-t-il.

« Mais si », réplique Jeanne. « Regarde toi-même, tous les chiffres correspondent ».

« Ce n’est pas ça le problème. Je ne peux pas l’expliquer ».

« Qu’est-ce que tu veux dire ? ».

Kawani hésite, mais finit par avouer : « Je n’ai pas de titre de séjour ».

« Qu’est-ce que tu dis ? ».

« Je n’ai pas de titre de séjour ».

« Et alors ? »

« Je ne peux pas aller récupérer l’argent, je n’ai pas de compte bancaire. Pas de pièce d’identité. Je n’existe pas ».

Et Jeanne de s’exclamer : « Oh merde, c’est con ça ».

Monsieur Kawani, qui n’aime pas les gros mots, estime qu’elle a quand même raison.

« Il faut que j’y réfléchisse », dit-il. Il reprend son bulletin, le replie soigneusement et le fourre dans sa poche de pantalon.

« Un million », dit Jeanne pendant qu’elle vérifie la feuille. « Tu trouveras bien quelque chose ».

C’est ce qu’on verra.

L’esprit de monsieur Kawani est ailleurs, il confond les noms et les visages, il écrit « million » à la place de « pantalon » et rend trop peu de monnaie à son client, si bien que le chaland garde sa main tendue jusqu’à ce qu’il y rajoute un billet de cinq. Bien sûr qu’il pourrait simplement demander s’ils peuvent mettre l’argent dans quelques grandes enveloppes, parce qu’il ne fait pas confiance aux banques d’aujourd’hui.

Sur un bout de papier, il calcule combien de billets de cinq cent euros (des billets de provenance douteuse ou de l’argent blanchi) il y a dans un million… deux mille. Mais il ne peut pas présenter de passeport car le sien est périmé et il n’a pas envie de divulguer son adresse.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, la loterie aura appelé la police des étrangers et il se retrouvera dans un avion pour le Kurdistan. De plus, le fisc récupérera vraisemblablement une part importante de son gain. Un sans-papier aura-t-il droit à un prix légal, ou son état de clandestin rend-t-il toutes ses actions illégales et ne lui donnera-t-il droit à rien ? Devrait-il demander l’aide d’un avocat spécialisé dans les droits des réfugiés ? Il voit déjà le symbole du dollar apparaître dans les yeux de l’avocat. En un éclair, il aura probablement dépensé une grande partie de son million pour obtenir un titre de séjour, mais il pourra peut-être obtenir un poste d’électricien. C’est son plus grand espoir, même s’il estime que cela ne vaut pas un million. Il n’arrive pas à comprendre qu’aux Pays-Bas, la corruption généralisée n’existe pas. Quoi qu’il en soit, il vaut mieux ne pas lâcher la proie pour l’ombre. En tant que sans-papiers, il ne dispose d’aucun droit, il n’a rien, et malgré cela, il a tout à perdre. Ce paradoxe le déstabilise.

Peut-être pourra-t-il recourir à un prête-nom. Jeanne lui vient à l’esprit ; elle lui semble honnête. Mais son commerce ne marche pas très bien, elle aura donc beaucoup de mal à rester intègre. Pourrait-il demander à son patron d’ouvrir un compte bancaire au nom de Cor lui-même, qui ensuite lui donnerait une procuration ? Quelle que soit la situation, s’il veut encaisser ce million par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre, il renonce immédiatement au contrôle et à l’autorité sur son propre argent. Et toujours ce besoin d’une pièce d’identité. La preuve qu’il est bien celui qu’il prétend être… Et que c’est bien son bulletin sur lequel les numéros sont dans l’ordre correct. Il se sent comme un chien affamé à qui on tend une saucisse qu’il ne peut pas saisir. L’enthousiasme face à la richesse soudaine commence à se transformer en mélancolie. Si seulement il n’avait pas…

La nuit porte conseil. Dans les rêves, les solutions les plus surprenantes apparaissent.

Effectivement, il baigne cette nuit dans les pièces d’or, assis à une terrasse au bord de la Méditerranée avec un cigare et du champagne, en compagnie d’une chanteuse voluptueuse qui fait apparaître comme par magie des euros de ses oreilles et rit bruyamment comme un carillon. Il est entouré d’enfants qui lui tendent des bras fins comme des baguettes et pointent leurs doigts vers leurs bouches pour signifier qu’ils ont faim. À présent, il éprouve un sentiment de culpabilité, alors qu’il n’a même pas encore touché l’argent !

Au réveil, la solution n’est pas plus évidente. Il admet que la manière la plus simple pour sortir de son dilemme est de déchirer le formulaire, ou mieux encore : de le brûler et de disperser les cendres dans un parc. Il devra effacer de sa mémoire le souvenir de l’éphémère richesse virtuelle comme il a effacé de son cœur la nostalgie de sa patrie. C’est tellement évident, pense-t-il, qu’un tel mauvais sort m’est réservé, à moi le sans-papiers. Naturellement, il ne pense pas à la « malédiction », mais à un équivalent kurde de ce mot.

Et brusquement, la solution s’impose : il devra épouser une Néerlandaise. Grâce à ce mariage, il perdrait son statut de sans-papiers et pourrait réclamer son argent. Ensuite, il demandera le divorce. Bien sûr, il devra récompenser la femme pour avoir provisoirement vécu à ses côtés. S’il l’épouse avec un contrat de mariage, il peut lui promettre un montant d’environ cent mille euros, ce qui n’est pas mal payé pour trois mois de concubinage chaste, car il tient à lui promettre qu’il ne la touchera pas d’un pouce. Si elle insiste pour une communauté de biens, il lui devra cinq cent mille balles, ce qui serait tout de même assez onéreux. Quand devra-t-il lui parler de son petit avantage ? Doit-il, par exemple, mentir sur la somme et dire qu’il n’en a gagné que deux cent mille ? Elle découvrirait la vérité.

Le plus grand obstacle est d’en trouver une qui soit bien disposée. Une annonce dans le journal ? Via internet dans une bibliothèque publique ? Plus il réfléchit à la solution, plus il voit apparaître d’écueils sur sa route. Il transpire à grosses gouttes. D’ailleurs, pendant combien de temps ce prix reste-t-il accessible ?

En chemin vers le pressing, il fait un détour. Jeanne l’attendra probablement, et elle fera un geste de la tête : « Et alors ? » Il pourrait demander à la loterie de verser l’argent à une bonne cause, peut-être même à une cause kurde ; il pourrait demander à sa famille de lui ouvrir un compte et y virer l’argent. Mais il imagine alors que ses cousins chômeurs s’en iront avec le pactole et qu’ils investiront ses euros dans des puits sans fond et des kalachnikovs ; il connaît ces loustics, pas un centime n’ira à sa vieille mère ou à son père aveugle. Jusqu’à présent, il a envoyé son argent à bonne destination par Western Union. De toute manière, il n’a pas la preuve qu’il est celui qu’il prétend être.

Serait-ce une solution si difficile de s’adresser à Terre des Hommes et d’offrir son million volontairement en échange d’une carte d’identité au nom de Murat Kawani ? Et si, avec cet argent, on fournissait à son village natal une maison médicale, un docteur, une école et un instituteur ? Il pourrait alors accompagner et superviser ce projet en qualité de responsable officiel salarié. Ainsi, il ferait d’une pierre deux coups. Il réfléchit à cette possibilité en arrivant au pressing.

Le reste de la journée, il passe son temps à rêver de cette nouvelle fonction. Comme il le fait bien, comme tout le monde lui en est reconnaissant, et comme il devient un manager apprécié au siège de l’organisation (En Suisse ? En France ?), oubliant Cor et Jeanne et Monsieur Zebedeus. Il soupire. La nouveauté est attirante, mais l’ancien n’est pas si mal non plus. Par ailleurs, il reste pleinement conscient de la situation dans son pays d’origine. Non seulement il y avait la crainte de la politique turque d’oppression et d’assimilation forcée, mais il ne se sentait pas en accord avec la mission tacite de ses compatriotes : aimer inconditionnellement sa terre natale, aider sa patrie à devenir indépendante et être prêt à passer sa vie dans une glauque prison turque pour être considéré comme un héros. Kawani aspire à la paix et à la tranquillité. Bien qu’il en ait assez de vivre aux aguets, il doit admettre que dans un état sûr comme les Pays-Bas, il n’est pas vraiment en meilleure situation qu’à la maison. Rester sur ses gardes est devenu pour lui une seconde nature.

Peu avant la fermeture, le signal sonore annonce l’arrivée d’un client. C’est Jeanne.

« Alors ? » demande-t-elle.

« Je ne sais pas, » répond Kawani. Il est épuisé par tant de réflexion. « Il n’y a pas de solution. Il me faut une pièce d’identité valable. Et je ne l’ai pas. Mon passeport est périmé. À l’ambassade de Turquie, je ne peux renouveler mon passeport que si je possède un titre de séjour. »

« Dans ce cas, tu vas à Ankara ou Istanbul. »

« Je n’ai pas d’argent. »

« Je l’avancerai. »

« Je n’ai pas de passeport valable. Je ne peux pas partir. »

Cor entre dans le magasin après avoir fumé sa cigarette sur le pont. Il entend les derniers mots de Kawani.

« Toi, tu veux partir ! Pourquoi veux-tu partir ? »

« Je ne veux pas partir, car je ne peux pas partir. »

Kawani rougit. Jeanne les toise. « Écoutez, » dit-elle en posant ses mains sur ses hanches. « Monsieur Kawani a gagné au Lotto. Oui, je le dis tout simplement. C’est une grosse somme, mais il ne peut pas la récupérer, dit-il, parce qu’il est sans papiers. Cela, vous le savez aussi bien que lui. Il nous faut trouver une solution pour qu’il puisse recevoir son argent sans que le service d’immigration ne lui mette le grappin dessus, mais cela semble assez compliqué. »

Cor veut qu’on lui réexplique toute l’histoire. Jeanne ne le fait pas de façon très cohérente, mais le Turc commence à comprendre. Kawani essaie de se faire le plus petit possible. Ce n’est pas ce qu’il voulait. Plus les gens se mêleront de cette affaire, plus difficile deviendra sa position. Cor, contrairement à son habitude – le linge repassé ne peut pas sentir la fumée du tabac – allume une cigarette dans le magasin, la nicotine l’aidant à mieux réfléchir.

« Il s’agit d’une pièce d’identité valable, c’est bien ça ? »

Kawani et Jeanne hochent la tête en signe d’approbation.

« Au nom de Murat Kawani. »

« Affirmatif. »

« Murat Kawani, c’est un nom assez commun. »

« Oui. »

« On va trouver un autre Murat Kawani, avec une pièce d’identité valable ou un titre de séjour. »

Et ensuite ?

« Il vient avec son passeport, et tu l’accompagnes avec le billet de loterie. Et il perçoit l’argent. »

« Mais comment notre Kawani recevra-t-il son dû ? »

« Ah, ça je ne sais pas, l’autre Kawani lui fera un virement. »

« Je n’ai pas de compte en banque. »

« Dans ce cas, il te le donne en liquide. »

« Ça ne se fait pas comme ça, la banque veut savoir d’où vient l’argent et où il va. »

« Alors, il te remet l’argent en petites sommes. »

« Mais comment puis-je faire confiance à l’autre Murat ? » C’est le nœud du problème : la confiance. Kawani ne fait confiance à personne.

« Et si ton passeport avait été volé par un voyou hollandais ? » demande Jeanne, qui entrevoit soudain une lueur d’espoir. « File-moi aussi une cigarette. » Cor lui en présente une d’un paquet qu’elle lui avait vendu. Kawani ouvre la porte du magasin pour évacuer l’odeur de la fumée.

« Dans ces conditions, tu devras déposer une plainte au commissariat de police et apporter le procès-verbal à l’ambassade, et tu devras toujours prouver qui tu es et où tu habites ou résides, » dit Cor.

« Je n’irai pas à la police, » se défend Kawani. « Ce serait me jeter dans la gueule du loup. »

« Mais écoute moi un peu, » Jeanne a plus d’un tour dans son sac. « C’est très simple, tu te laisses expulser du pays en tant que sans-papiers. L’État néerlandais t’offrira un aller simple pour Ankara. Tu demandes un passeport, et tu reviens comme touriste avec ton passeport tout neuf et ton bulletin, tu vas à Rijswijk pour encaisser l’argent, et le tour est joué. » La simplicité de la solution choque Kawani. Faire ce qu’il évite à tout prix depuis quinze ans.

« Je suis désolé, mais ce n’est pas possible. »

« Pourquoi pas ? » Kawani regarde Cor à la dérobée. « Je suis Kurde, en Turquie on m’arrêtera immédiatement. »

Cor manque de faire tomber sa cigarette. Kawani soupire profondément et tente de se tenir au comptoir.

« Je me suis enfui de l’armée », avoue-t-il. « As-tu fait ton service militaire ? Ou ne t’es-tu pas présenté du tout ? » demande Cor.

« Quel rapport y a-t-il avec notre affaire ? » interroge Jeanne.

Cor et Kawani expliquent à Jeanne qu’en cas de désertion, Kawani pourrait faire quelques années de prison, et personne ne souhaite se retrouver dans une prison turque. Ni même dans l’armée turque, ajoute Kawani. Cor le désapprouve du regard.

Donc, s‘il n’a pas effectué son service militaire, il ne peut pas retourner en Turquie pour demander officiellement un nouveau passeport.

S’il avait été un Néerlandais d’origine turque, il aurait eu la possibilité de racheter le service militaire. Mais il ne l’est pas. Il n’est personne, il n’existe pas.

Kawani pâlit en repensant à son court séjour dans l’armée, il déteste se battre. Et il n’aime pas les hommes qui aiment se battre. Maintenant que Cor est au courant de sa désertion, il le méprisera pour sa lâcheté. Les choses ne seront plus jamais comme avant.

L’espoir d’obtenir l’argent s’évanouit à chaque nouvel obstacle. Il rebondit sur les parois de l’impossible comme une bille dans un flipper. Rejeté partout.

Jeanne profère quelques jurons puis tire profondément sur sa cigarette. Elle pointe Cor du doigt et déclare :

« Toi, tu es Turc, donc c’est à toi de régler cette affaire pour lui ».

Les deux hommes ne comprennent pas sa logique. Cor recule devant la véhémence avec laquelle Jeanne défend son employé alors que Kawani veut intervenir pour apaiser le débat. « Je vais réfléchir » annonce Cor. « C’est la moindre des choses, » réplique Jeanne en tirant une dernière bouffée ; elle regarde autour d’elle à la recherche d’un cendrier, puis jete le mégot à travers la porte ouverte avec désinvolture. Kawani voit un chien passer et éteindre précisément le mégot allumé avec sa patte avant droite. Jeanne le suit du regard et profère sur un ton presque menaçant, avant de partir :

« Je reviendrai demain pour apprendre ce que cette réflexion a donné ».

Cor a réfléchi et élaboré une solution. Cependant, il n’est pas entièrement sûr de lui. Il y a quelques complications qui pourraient le désavantager. Si le statut de Kawani est découvert, Cor lui-même en subira les conséquences. Les impôts pourraient le taxer pour toutes les années où il l’a employé illégalement, avec une amende en prime. De plus, Kawani sera-t-il en mesure de dédommager son patron pour le risque encouru ? Un faux en écriture – s’il est découvert – priverait peut-être Kawani de tout droit à ses gains. Malheureusement, il n’y a pas d’autre solution. La stratégie repose sur le manque de connaissances qu’ont les autorités néerlandaises du passeport turc. Le contrôle des pièces d’identité se concentre sur le nom, la photo et la date de délivrance. Ce qui y est écrit en turc leur échappera. Ils ne sauront probablement pas si le passeport est conforme ou non. Cor envisage de raturer prudemment la date d’expiration avec un petit couteau de poche, puis d’appliquer une nouvelle date avec une encre soigneusement choisie, peut-être diluée.

Jeanne est enthousiaste. Voilà la solution. Murat Kawani, en visite aux Pays-Bas dans sa famille, gagne le gros lot et vient récupérer l’argent avec une pièce d’identité valide. Ce passeport en règle lui permet d’ouvrir immédiatement un compte, au besoin dans une banque turque, sur lequel le million d’euros pourra apparaître avec des points d’exclamation. Et ensuite, la vie lui sourirait, car l’argent peut tout acheter.

« Mais pas la tranquillité d’esprit », conteste Kawani timidement.

« Ne sois pas si ingénu, Murat. »

« C’est de la fraude. »

« Que tu ne puisses pas récupérer ton argent légalement gagné est encore pire. »

« Ça ne me dit rien qui vaille », réplique Kawani, hésitant.

« As-tu ton passeport sur toi ? » demande Cor.

En effet, il l’a ; même s’il est périmé, cela lui donne tout de même un sentiment d’identité. Cor attrape le document et le feuillete rapidement. Il est valable jusqu’en novembre 2001. Voilà une bonne nouvelle.

« J’ai juste besoin de transformer le 0 en 1. Ce qui ferait qu’il sera valable jusqu’en novembre 2011, sachant que nous sommes en mars 2010. Ça devrait fonctionner. »

« Laisse Cor faire. Si c’est mal fait, ce n’est pas si grave. De toute façon, il n’est plus valide. Laisse voir. » Jeanne récupère son passeport. « Parfait ! » s’exclame-t-elle. Tout repose désormais sur les talents de falsificateur de Cor. Poser des fermetures éclair est également un travail minutieux. Il a la main ferme.

« Il ne faut pas regarder mes doigts », dit Cor. Il prend le passeport avec lui et descend au sous-sol.

« Maintenant, tout est entre les mains de Cor », fait Jeanne d’un ton quelque peu solennel. Elle retourne dans son bureau de tabac en attendant le résultat.

Heureusement, on est mardi. Il y a toujours beaucoup de clients ce jour-là. Kawani ne veut pas se torturer l’esprit avec le passeport ni s’inquiéter du délit, voire même de la conspiration dont il fait partie. En matière de droit et d’honnêteté, il a quelques reproches à adresser aux autorités néerlandaises. Certains pays ont accueilli des déserteurs kurdes à bras ouverts. Les Pays-Bas n’en faisaient pas partie, du moins pas lorsqu’il est arrivé.

Et pourquoi avoir choisi les Pays-Bas alors ? C’était la première destination pour laquelle il pouvait obtenir un billet d’avion. Il aurait pu aller à Kampala ou Bakou, mais ces endroits ne lui semblaient pas être attrayants à l’époque.

Les Pays-Bas avaient la réputation d’être un pays tolérant et accueillant.

La réalité se révéla plus décevante. Mais d’autre part, il lui faut bien admettre qu’il y mène une existence relativement protégée et sûre ; de plus, il gagne sa vie avec un boulot que la plupart des Néerlandais ne voudraient pas accomplir. Oui, il connaît tous les arguments en faveur de l’illégalité, mais il comprend aussi qu’il est un bouc émissaire facile dans les conversations politiques de comptoir. Si seulement il n’existait pas, ce serait la meilleure chose pour tout le monde. Kawani est ébranlé par ses sombres pensées. Alors qu’il est sur le point de devenir riche, il songe à la mort.

« Bonjour, Madame Tjepkema ! » Sans saluer en retour, Madame Tjepkema sort un tailleur pantalon froissé d’un sac en plastique de chez Hema. « Un costume », note Kawani sur le reçu. À Rijswijk, ils servent sûrement déjà le champagne et des toasts au saumon. « À votre santé, Monsieur Kawani. Toutes nos félicitations. » Ils connaissent son nom. Ils l’appellent par son nom !

C’est vrai que l’argent fait le bonheur, fantasme Murat Kawani. Il a un compte bancaire. Avec dessus, quelques centaines de milliers d’euros. Il a offert une voiture à Cor, une nouvelle caravane à Jeanne et une veste en cuir à son prétendu professeur de néerlandais antillais. Il a fait agrandir la maison de ses parents afin que sa sœur aînée puisse y habiter pour s’occuper d’eux. Hélas, ils ont dû refuser son invitation à venir passer des vacances aux Pays-Bas, sa mère ayant la phobie de l’avion. Kawani ne peut toujours pas quitter lui-même le territoire néerlandais. Il n’ose pas soumettre une nouvelle fois à dure épreuve la contrefaçon de Cor.

Il a répandu le bonheur autour de lui. Avec une stratégie un tant soit peu économe, il peut vivre longtemps sans devoir travailler, grâce aux intérêts de son capital. Mais il ne songe pas à passer le restant de ses jours dans l’oisiveté. Sinon, la vie voltigera autour de lui comme un cafetan bon marché, sans direction ni sens. Il a besoin de devoir se lever à sept heures, et de toute façon, sans travail, il se sentirait terriblement seul. Il ne se voit pas passer de longs après-midis dans des cafés pour entretenir sa nostalgie. Pour Kawani, les choses auront donc peu changé. Tous les matins, il passera dire bonjour à Jeanne pour partager un brin de causette (« je vais bientôt arrêter, Murat ; les fumeurs prennent de l’âge comme moi. ») Ensuite, il ouvrira la porte du pressing. Maintenant, il a un téléphone portable même s’il a peu de correspondants.

Un beau jour, son portable sonne tout à coup, à son grand effroi.

« Bas Van der Does à l’appareil, votre banquier privé. »

Mais c’est vrai, son solde conséquent lui donne droit à des services particuliers. Ce Van der Does – un jeune cadre dans un costume noir serré, les cheveux un peu trop longs – lui a proposé d’investir dans des projets intéressants. Les brochures sont prometteuses. Des placements immobiliers à Dubaï. Ça lui paraît intéressant. Le Cheik Kawani. « D’accord, » avait-il répondu à Van der Does.

« J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, Monsieur Kawani. » Il déteste Bas van der Does. La façon dont il prononce son nom lui donne toujours le sentiment qu’il connaît son secret, et qu’il va bientôt le faire chanter. À la fin de la conversation, Kawani s’avère être plus pauvre de quelques centaines de milliers d’euros.

« Me reste-t-il encore quelque chose ? » demande-t-il, à peine audible.

« Oui, mais vous en aurez besoin pour l’assistance juridique. Vous allez naturellement intenter un procès pour sauver ce qui reste. »

« Que dites-vous ? »

Son banquier privé trouve cela tout à fait normal.

« Vous aurez de mes nouvelles », reprend Kawani, mais il n’en est pas tellement sûr. Peut-être doit-il laisser tomber. C’est la vengeance de la destinée. Il n’est pas né pour devenir riche. Il n’a pas joué avec l’argent, l’argent a joué avec lui. Lorsque le signal sonore se déclenche sous le paillasson, il ne sursaute pas immédiatement. Il s’est assis, abattu, entre des vêtements à repasser qui sentent la sueur de leurs propriétaires.

« Bonjour, il y a quelqu’un ? »

Kawani se lève en soupirant.

« Bonjour, Madame Bladergroen. »

Notes

1  Village côtier au nord-ouest des Pays-Bas (NdT).

2  Siège de la loterie néerlandaise (Lotto) en banlieue de La Haye (N.d.tr.).

Citer cet article

Référence papier

Nelleke Noordervliet, « Jour de chance », Deshima, 18 | 2024, 293-306.

Référence électronique

Nelleke Noordervliet, « Jour de chance », Deshima [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 04 décembre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=235

Auteur

Nelleke Noordervliet

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Éditeur scientifique

Dorian Cumps

Maître de conférences honoraire, Sorbonne Université.

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Traducteur

Sureyya Ozcetin

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