Dans cet article, nous nous intéresserons à la morphologie des symboles féminins et à leur emploi sous différentes formes polysémiques dans l’entre-deux-guerres : nous analyserons les stratégies discursives des partis politiques en France, en Italie, en Allemagne et aux Pays-Bas1. L’entre-deux-guerres dans ces pays offre effectivement des contextes similaires en matière de traumatismes, de crises et de débats de société, qui ont inspiré les stratégies discursives des propagandes électorales du nord et du sud de l’Europe, différentes par leur intensité, leur esthétique et leur force communicative.
Les affiches politiques ont déjà été choisies comme objets d’étude par plusieurs auteurs qui les ont analysées à l’intérieur de leur contexte national. Parmi les ouvrages de référence publiés depuis les années 1980, relevons l’exposition des affiches politiques depuis le xvie siècle de Gesgon (1986), ou le travail d’Elzinga et Voerman aux Pays-Bas (2002), qui parcourt la symbolique politique électorale néerlandaise depuis 1918. Ventrone (2005) a aussi étudié les affiches politiques de l’Italie du xxe siècle et Novelli (2021) les affiches politiques et les symboles de l’Italie républicaine de 1945 à nos jours. Nous nous appuyons également sur les thèses d’Aubourg (1995) et Carpentier (1981) sur les affiches électorales françaises.
Parmi la vaste gamme de symboles repérés dans les études citées ci-dessus, le présent article s’intéresse plus spécifiquement aux symboles des figures féminines. Gervereau, auteur d’une étude sur la propagande dans les affiches politiques de l’entre-deux-guerres français en 1991, s’était attardé en 1987 sur les symboles associés au féminin, déclinés en Marianne ou en épouse dans le premier après-guerre français. La « Jeune République » est représentée sous différents formes et symboles du genre féminin : une femme aimée, à protéger, à suivre (Gervereau 1987). Nous nous appuyons sur son étude Un siècle de manipulations par l’image (2000) en ce qui concerne le rôle du contenu visuel dans la propagande politique, notamment sur l’effet des symboles et des emblèmes dans l’inconscient collectif.
Arrivés à ce point, il est nécessaire de faire deux constatations. En premier lieu, la communication politique électorale en images est en effet un terrain prospère de recherche. Pourtant, nous remarquons que les affiches électorales, et plus précisément celles des entre-deux-guerres européens, n’ont pas été suffisamment explorées. En deuxième lieu, lorsque des recherches portent sur la symbolique de l’entre-deux-guerres dans l’imagerie politique électorale, elles sont restreintes à l’intérieur des frontières nationales. Ainsi, l’internationalisation des stratégies communicatives en images ne semble pas encore avoir été explorée. En effet, si nous constatons que d’autres chercheurs ont déjà mis en place des études comparatives prouvant des similitudes dans l’élaboration d’une figure allégorique – nous prenons en exemple l’ouvrage sur Marianne et Germania de Lothar Gall (1993) –, il serait néanmoins nécessaire de concevoir les symboles du féminin dans un sens plus élargi, notamment en ce qui concerne les figures du quotidien, qui ont été investies du même rôle de représentantes et d’exemples pour les communautés nationales des pays en question. Nous y retournerons dans la suite du travail.
Les partis investissent les symboles d’un sens spécifique, en tenant compte du pouvoir de l’image dans la construction des imaginaires sociaux. L’article a ainsi l’ambition de franchir les frontières nationales et de comparer les symboliques féminines spécifiquement utilisées pendant les propagandes des campagnes électorales de la période de l’entre-deux-guerres. Il est possible de constater la récurrence et la continuité dans l’emploi des figures féminines dans les affiches électorales des quatre pays, présentes dans 17 des 76 affiches allemandes éditées à l’occasion des élections de 1919, de 1924, de 1928 et de 1930 ; dans 11 affiches françaises sur 70 en 1924, 1928, 1932 et 1936 ; dans quatre affiches italiennes sur 31 en 1919, 1921 et 1924 ; et dans cinq affiches sur 46 aux Pays-Bas en 1918, 1922, 1929, 1933 et 1937. Une présence répétée à l’occasion de presque toutes les consultations électorales de la période, à partir de laquelle nous tenterons de tracer un « fil rouge » parmi les stratégies de communication des quatre pays, et nous nous poserons les questions suivantes :
- Comment les figures féminines sont-elles représentées dans les affiches électorales françaises, allemandes, italiennes et néerlandaises ?
- Quel est le rôle des symboles féminins dans les discours en image des partis candidats ?
- Quelles sont les raisons pour lesquelles les partis ont recours à des figures féminines dans leur campagne électorale ?
Nous analyserons un corpus d’affiches politiques diffusées à l’occasion des élections législatives en France, des elezioni politiche en Italie, des Reichtagswahlen en Allemagne et des Tweedekamersverkiezingen aux Pays-Bas de la période de l’entre-deux-guerres (1918-1939). Ce choix s’appuie sur l’idée que lesdites consultations électorales proposent une base d’analyse communicationnelle commune pour les quatre pays : le parti candidat, l’émetteur du message, l’adresse à la communauté électorale, le destinataire. Un critère de sélection supplémentaire, et fondamental, concerne la présence centrale du symbole de la figure féminine dans l’affiche elle-même.
Quelques prémisses méthodologiques
Avant de présenter la structure de notre argumentation, il est néanmoins nécessaire de mettre en avant les prémisses méthodologiques de notre analyse du support d’un contenu visuel. Plusieurs termes ont été mentionnés : « image », « figure », « symbole » et « allégorie ». Et plusieurs auteurs en ont proposé des définitions2. Nous nous attardons cependant sur la signification du terme « symbole », ou encore, « signe symbolique »3, qui est la reproduction d’un objet, dont le connoté4 est contigu à l’objet qu’il représente.
De plus nous ferons, d’une part, référence à une femme « allégorie ». Ce terme correspond, selon la définition donnée par Gheerbrant et Chevalier, à la figuration, souvent déjà connue, sous une forme plus surhumaine, d’un exploit, d’une situation, d’une vertu (Gheerbrant, Chevalier 1969 : 14-32). Nous nous focaliserons en effet sur les figures féminines des déesses : des figures dessinées avec des traits humains, qui sont elles-mêmes les représentantes de valeurs et d’idéaux que les nations s’engagent à suivre. D’autre part, nous analyserons l’« allégorie réelle ». Agulhon s’est attardé sur ce concept novateur dans la symbolique du tournant du xxe siècle : l’allégorisation de la femme « réelle », de la vie de tous les jours, ce qui à l’époque se traduisait par des rôles précis dans la société, comme ceux de mère, ménagère, paysanne, bourgeoise, électrice (Agulhon 2001 : 38)5.
Pour chaque exemple, nous avons procédé à la lecture de l’affiche en suivant les codes de Gourevitch (1980)6. Nous nous appuierons, plus particulièrement, sur la méthodologie de Mancini (1981), qui reprend ces codes. Parmi les éléments commentés par Mancini dans son étude de cas – l’image, l’émetteur, le destinataire et l’énonciation – notre étude considérera la figure féminine en tant qu’image : elle fait en effet partie du processus de communication. Nous avons essayé d’interpréter les motivations décelables derrière le rôle des symboles féminins (Mancini 1981 : 51). L’émetteur est un parti politique, mais parfois le symbole féminin est employé pour simuler un processus de communication où c’est la figure féminine qui s’adresse à l’électeur. Le destinataire est la communauté électorale et toute la société civile : nous nous intéressons à la thématique de la représentativité féminine parmi les électeurs, le parti s’adressant aux femmes. L’énonciation est un programme narratif préconstitué, un parcours forcé du lecteur où le « faire croire » conduit au « faire voter » (Ducrot 1979)7. À travers la récurrence de cette apparition, le public s’habitue à une telle présence et l’emblème s’ancre dans les esprits des électeurs. Comme l’affirme Duprat (2007), l’apparition et la disparition des signes peuvent engendrer la transformation des représentations sociales.
Pour répondre à nos questions de recherche et présenter une analyse comparative, nous proposons les résultats en suivant les trois déclinaisons de symboles féminins repérées dans une perspective internationale. Les symboles féminins représentent des mères, des citoyennes et des déesses. Ces trois déclinaisons guideront notre analyse en deux axes de réflexion, qui se basent sur les rôles attribués aux figures féminines des affiches électorales, entre des poses passives, où les femmes incarnent des symboles à protéger des périls propres au contexte de la campagne électorale en question, et des figures actives, protégeant et rassurant la communauté électorale, et exemplifiant le choix à faire.
Nous invitons le lecteur à considérer que le corpus est pour l’instant limité, puisqu’il s’agit de résultats de deux années de recherche dans des fonds d’archives et des musées. Pourtant, le plus important n’étant pas la quantité mais la possibilité d’opérer une approche comparative, nous pouvons déjà le considérer représentatif et susceptible de répondre à une première batterie de questions de recherche. Un autre point à préciser est aussi le fait que le présent article est tiré d’un travail en cours, et qu’il fait par conséquent l’objet de remaniements constants et d’adaptations régulières. Néanmoins, nous jugeons opportun de partager les résultats obtenus à ce stade.
Activisme et passivité des figures « quotidiennes » et « idéologiques »
La passivité des mères et des déesses
Le contexte de l’entre-deux-guerres, fragile et tendu, même si pour des raisons différentes dans chacun des pays considérés, détermine donc les stratégies discursives des partis candidats aux élections. Cette première partie de l’article se focalisera sur les symboles de la mère et de la déesse8, les deux partageant spécifiquement le motif de la victime passive face aux dangers intérieurs et extérieurs.
Les figures féminines vs les contextes des premiers après-guerres
Les partis allemands, italiens et français veulent susciter de la pitié, toucher les esprits angoissés et déçus des électeurs en employant les symboles féminins de la mère et de la déesse, deux figures opposées – l’une réelle, l’autre mythifiée – mais qui partagent leur rôle de victimes à protéger des dangers de l’entre-deux-guerres. Les partis confessionnels catholiques allemands et italiens, à savoir le Parti du centre allemand (Zentrum) et le Parti Populaire Italien (Partito Popolare Italiano) recourent à la même stratégie à l’occasion des élections de 1919 (Ill. 1). Les mères sont à protéger des instabilités politiques de la période.
Ill. 1 : Affiche du Parti Populaire Italien, « Manifesto del Partito Popolare Italiano per la campagna elettorale delle elezioni politiche del novembre 1919 », 1919
Affiche numérisée consultable sur le site du MusIL Brescia.
© Biblioteca-Archivio della Fondazione Luigi Micheletti di Brescia.
Si le Centre allemand se trouve dans une situation fragile dans laquelle il essaie de se présenter comme une option capable de faire face aux réparations de guerre (Baechler 2007), le Parti Populaire Italien veut se présenter comme un parti des masses, il veut représenter une opinion publique transversale, reflet d’une société plus large. Le Parti Populaire rencontra le succès aux élections de 1919 (Malgeri 1969). Un autre exemple est repérable dans l’affiche de la Liste Nationale (Lista Nazionale)9 diffusée à l’occasion des élections de 1921 en Italie, période qui succède aux bouleversements politiques des deux années rouges (Biennio Rosso), années d’intenses luttes sociales de 1919 à 1920. Le président du conseil Giovanni Giolitti prend la place de son précurseur Francesco Saverio Nitti après la chute du gouvernement de ce dernier en 1920 (Romano 1994 : 175-180)10. Une mère accompagne son mari et le parti explicite son message « Pour la tranquillité de vos enfants et pour l’avenir de l’Italie »11. De plus, si en 1919 le parti du Centre allemand se concentre sur la stratégie de susciter de la pitié envers les mères chrétiennes, en 1924 il dessine une mère allemande qui fait partie d’un peuple en marche vers la Ruhr, occupée par les troupes françaises et belges pendant la triste période concernée. L’occupation de la Ruhr a été un épisode qui a marqué la mémoire des Allemands. L’affiche semble ainsi démontrer que le parti veut récupérer la confiance des électeurs en s’engageant contre l’occupation de la Ruhr. Il se propose de protéger la communauté, dont les mères représentées font partie.
En Allemagne, comme partout, les années 1920 sont marquées par la crise économique croissante qui culminera avec la crise mondiale de 1929. Le Parti du centre allemand questionne encore une fois ses électeurs et électrices dans son affiche sortie à l’occasion des élections de 1930. Cette image montre une mère qui se protège derrière son compagnon, en affichant les mêmes préoccupations que l’affiche du Parti Populaire Italien de 1919 : « Qui protège la famille, la patrie, le travail ? ». Un contexte d’insécurité continue à agiter les esprits des concitoyens au long de la période, entre autres en France, et domine les affiches du Front Populaire et du Mouvement des familles lors des élections de 1936. Ces partis français mettent en avant des messages pacifistes et sécurisants face à un avenir dangereux, caractérisé par la montée des extrémismes à droite (Sirinelli 2019). Dans ce contexte d’inquiétude et de résistance, la figure féminine de la mère est représentée en symbole de la communauté à protéger de la catastrophe.
Dans chaque pays l’entre-deux-guerres est aussi défini par l’exacerbation de luttes politiques internes, dont les campagnes électorales ne sont qu’une des manifestations les plus visibles. Le débat politique devient passionné et violent, où l’adversaire, souvent le communiste, est érigé en ennemi interne.
Les figures féminines vs les ennemis politiques internes et externes
C’est à la lumière des critères sus-exposés que nous considérons ici le rôle des mères en tant que victimes des adversaires politiques et des courants internationaux qui menacent l’équilibre interne, l’ordre souhaité pour les concitoyens supposés fragiles et fatigués. Les luttes électorales sont si passionnées que les symboles qui accompagnent les mères sont des allégories animales représentant les valeurs de l’ennemi. Par exemple, le Parti Communiste français présente en 1924 une mère avec son enfant, prisonniers du monstre du capitalisme (Ill. 2). Par ricochet, comme plusieurs études antérieures l’ont déjà affirmé, c’est aussi l’adversaire communiste lui-même qui est au centre de la propagande politique dans plusieurs pays d’Europe. Ainsi, le parti néerlandais Bond van Vrije Liberalen12 en 1919 (Ill. 3) et le Centre de Propagande des Républicains Nationaux français en 1928 représentent une mère victime du danger communiste. Les Vrije Liberalen ne soutiennent pas la révolution, à laquelle avait appelé le leader social-démocrate Troelstra, et la représentent sous la forme de chevaux incontrôlables. La campagne du parti insiste donc sur le besoin d’ordre et de stabilité politique (Elzinga, Voerman 2002). La mère néerlandaise fuit avec son enfant, tandis que la mère française est frappée au sol par l’ouvrier communiste, visiblement considéré comme un danger par les Républicains Nationaux. La droite française met en effet en avant des thématiques centrées sur le patriotisme et la peur bolchévique (Sirinelli 2014).
Ill. 2 : Affiche de l’artiste Grandjouan, « Ah ! Ton couteau pour nous délivrer ! », Parti Communiste Français, 1924
Affiche numérisée AFF22184 (sous-droit) consultable dans les emprises de La contemporaine.
Tous droits réservés © Gandjouan / ADAGP 2023 « Collection La contemporaine » LC_AFF_22184.
Ill. 3 : Affiche du Bond van Vrije Liberalen, « BVL 1918 », 1918,
Affiche numérisée 1918-BVL-TK-1.
© DNPP (Documentation Center for Dutch Political Parties, University of Groningen).
Ill. 4 : Affiche du Centre de propagande des républicains nationaux, « Histoire socialiste », 1932
Affiche numérisée LC_AFF22261/ Collection La Contemporaine, Bibliothèque, Archives, Musée des mondes contemporains.
Une stratégie discursive similaire est présentée à nouveau par le Centre de Propagande des Républicains Nationaux en 1932. On propose alors les allégories des nations française et anglaise au bord du gouffre, situation métaphorique dont le parti rend coupable l’adversaire socialiste. La déesse symbolisant la nation française est la victime des « maladresses politiques » commises par la SFIO au cours des années précédentes, ce qui provoqua la dérive du Cartel des gauches en 1926 (Abbad 2006 : 56-78). Le parti présente la même situation énonciative dans une autre affiche électorale, cette fois-ci contre l’adversaire socialiste. On y voit alors une autre déesse étrangère, Germania, représentante de l’Allemagne. Les impôts l’écrasent : « Les socialistes, après avoir écrasé le pays sous le poids des dépenses militaires, aériennes et navales… » (Ill. 4). Les élections de 1932 mettent en évidence la crise financière et les partis d’opposition, comme les Républicains nationaux, n’hésitent pas à pointer du doigt le gouvernement républicain, impuissant et au bord du gouffre (Julliard 2014)13.
Les résultats qui précèdent esquissent un phénomène de victimisation de la figure féminine, avec laquelle on invite le citoyen à s’identifier. Pourtant, dans la deuxième partie on montrera que, par ricochet, les figures de la mère, de la citoyenne et de la déesse peuvent elles aussi jouer un rôle, cette fois-ci plus actif, dans l’articulation de la propagande politique d’un parti.
Le rôle actif des trois déclinaisons
Le contexte du premier après-guerre est caractérisé par des bouleversements consistants à plusieurs niveaux, des phénomènes qui engendrent des sentiments de peur, d’angoisse, et d’insatisfaction envers les politiques réparatrices. En ce qui concerne les figures féminines que nous allons présenter, ces symboles sont choisis pour activement rassurer la communauté électorale, et les partis se proposent comme solution adéquate à la stabilisation de la société.
Le motif de la protection dans les figures de la mère et de la déesse
Les messages transmis par les partis font constamment recours au motif de la protection. Il s’agit d’un message clair et direct, qui renvoie au contexte incertain de la période. Ce message se concrétisant dans des figures féminines actives, les connotations changent et les symboles sont investis d’un rôle différent. Dans les campagnes électorales néerlandaises et allemandes, par exemple, la figure de la mère et celle de la citoyenne ne sont pas déclinées dans leur pose passive, mais en soulignant leur devoir de citoyennes.
Les mères allemandes sont appelées à protéger leurs enfants, à savoir l’avenir, et à défendre la nation. Elles sont ainsi représentées dans l’affiche du Parti Populaire National Allemand (Deutschnationale Volkspartei, DNVP) en 1919, ou encore, dans le contexte inflationnaire de 1924, dans l’affiche du Parti Démocrate Allemand (Deutsche Demokratische Partei, DDP), où la mère est représentée en train de prendre son enfant dans ses bras avec le drapeau national tricolore (Baechler 2007)14. Les mères sont désormais invitées à faire leur devoir. Toujours en Allemagne, en 1928, pendant une relative stabilité économique, le Parti Démocrate Allemand rappelle encore ces préoccupations aux femmes, par le slogan : « Femmes ! Préoccupez-vous de l’habitat, de la prospérité, du savoir »15, accompagné de la figure d’une mère. Le parti se présente ainsi comme étant un socle stable et solide dans le contexte de la reprise économique. Aux Pays-Bas, la même intention communicative est affichée en 1929, par le parti libéral Liberale Staatspartij, ou Vrijheidsbond (Ill. 5) : « Femmes libérales, veillez contre les dominations rouge et noire »16. De nouveau, on y retrouve la figure féminine de la mère, qui est appelée à faire attention aux rouges, les socialistes, et aux noirs, les catholiques (Elzinga, Voerman 2002 : 48-57)17. Les sociaux-démocrates allemands, quant à eux, proposeront aux élections de 1930 une figure de mère qui protège activement ses enfants avec le drapeau rouge socialiste. Le message est clair : « Votez SPD »18. Un dernier exemple est celui où, en 1933, la figure de la citoyenne néerlandaise devient l’objet de l’avertissement du Parti National Catholique-Romain (Roomsch-Katholieke Staatspartij, RKSP) (Ill. 6) : « L’orage arrive, soutiens ta maison »19, le slogan repropose le concept de protection du foyer.
Ill. 5 : Affiche du Liberale Staatspartij, « LSP z.j. », 1929
Affiche numérisée XXXX-LSP-TK-1.
© DNPP (Documentation Center for Dutch Political Parties, University of Groningen).
Ill. 6 : Affiche du Rooms-Katholieke Staatspartij, « Storm is coming, buttress your house, 1933 », 1933
Affiche numérisée et consultable sur le site de l’International Institute of Social History.
Tous droits réservés © Joep Nicolas.
Tout en accompagnant le thème de la protection, il est possible de constater que les partis adressent des messages plus directs aux électeurs et électrices.
Des allégories réelles et idéologiques rassurantes
En premier lieu, les allégories réelles de la mère et de la citoyenne font appel à l’entièreté du peuple électeur et lui indiquant le choix à faire, celui de à savoir, voter pour le parti, émetteur de l’affiche. En deuxième lieu, des figures allégoriques féminines représentent des idéologies et se veulent sources d’inspiration et d’exemple. Dans les deux intentions énonciatives, le parti vise à transmettre de l’espoir en l’avenir, en se proposant, par le biais de symboles féminins, comme solution logique et souhaitable.
En Italie, les femmes n’ont pas le droit de vote, tout comme en France. Ces figures sont néanmoins proposées par les partis pour rassurer les électeurs, dans un contexte de désordre et d’incertitude. C’est le cas du Parti Socialiste Italien (Partito Socialista Italiano), qui affiche en 1921 une paysanne en train de coudre le drapeau rouge, de « réparer » le parti, avec des champs de blé et des usines en arrière-plan, affaibli par les crises et les conflits des deux années précédentes (Poggio 1982). Nous reviendrons ultérieurement sur la figure féminine de l’électrice française, qui ne correspondait pas à la réalité, qui est cependant choisie pour exemplifier le choix à faire.
Comme nous l’avons précédemment expliqué, en Allemagne et aux Pays-Bas la situation est différente : les femmes ont le droit de vote et participent donc activement aux campagnes électorales. Dans ce contexte, les partis poussent leur discours électoral vers une représentation inclusive. Par exemple, le Parti Social-Démocrate allemand diffuse en 1919 une affiche représentant une femme, habillée à la manière de l’époque, qui porte le drapeau rouge et leur rappelle : « Femmes ! Mêmes droits – mêmes devoirs »20. La figure féminine représentée est alors présente pour servir d’exemple et exhorter les électrices à faire le bon choix. Le Parti Communiste allemand affiche en 1924 des mères citoyennes qui regardent une affiche placardée dans la rue, en simulant ainsi une scène de la vie quotidienne : le parti illustre le devoir de s’intéresser à son programme. À l’occasion des mêmes consultations électorales, le Parti Démocrate Allemand représente une citoyenne qui sourit indiquant le nouveau Rentenmark, qui l’aurait sauvée. Elle tient son bulletin de vote dans sa main et indique la nouvelle monnaie, souriante et enthousiasmée par l’opportunité de la consultation. Le parti fait référence à l’introduction de la nouvelle monnaie pour résoudre le problème de l’inflation en 1923 (Pfleiderer 1979)21. Le Parti Social-Démocrate allemand, de son côté, choisit de présenter une citoyenne qui marche avec d’autres allégories réelles féminines et masculines (Ill. 7) : nous supposons qu’il s’agit de l’inclure dans la totalité du corps électoral, pour insister sur sa capacité décisionnelle.
Ill. 7 : Affiche de l’artiste George Wilke, « Arbeiter! Wählt Eure Partei. Die Sozialdemokratie », Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), 1924
Affiche numérisée 6/PLKA002377.
© AdsD/FES.
Une comparaison intéressante reste à opérer entre l’affiche du Parti Social-démocrate allemand et celle du candidat unioniste français22 lors des élections de 1928. La citoyenne allemande est dessinée en train de placer son bulletin de vote dans l’urne, dans un contexte de calme et de stabilité relatifs, même si accompagné de substantielles dettes de guerre (Baechler 2007). De l’autre côté de la frontière, le candidat unioniste représente lui aussi une citoyenne, en habits contemporains, mais portant un bonnet phrygien (Ill. 8). À la lumière de la double représentation d’une allégorie réelle et d’une allégorie idéologique, le parti décide d’envoyer ce message d’attention aux femmes en le rapprochant d’une figure plus emblématique, celle de Marianne, qui s’exprime ainsi : « Moi, si l’on me consultait, je voterais pour le candidat unioniste ». Un choix unique à l’époque, mais qui renvoie au rattachement de Poincaré aux idéaux républicains, pour contrebalancer l’influence communiste (Sirinelli 2019).
Ill. 8 : Affiche de l’illustrateur Adrien Barrère, « Ne votons pas à la légère. L’Union a sauvé la France…, Moi, si l’on me consultait, je voterais pour le candidat unioniste », candidat unioniste, 1928
Affiche numérisée consultable sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9003371b/f1.item).
Source : Bibliothèque nationale de France.
En 1930, le contexte délicat de la crise économique pousse le Parti d’État allemand à inclure la figure d’une citoyenne souriante. La main levée, elle regarde l’électeur. En positionnant un groupe de figures féminines – entre autres, des mères – en arrière-plan, le parti affiche une intention évidente : un message d’espoir accompagné des mots « unité », « progrès », « communauté nationale »23, ce dernier étant une thématique récurrente pendant l’entre-deux-guerres. Un message plus direct est transmis par le Mouvement national-socialiste néerlandais (Nationaal-Socialistische Beweging, NSB) d’Anton Mussert, qui en 1937 représente une mère citoyenne affirmant : « Je vote Mussert »24. Il s’agit d’un message simple et concis, mais dramatiquement souligné par le regard déterminé (on dirait presque désespéré) de la femme.
Il est impossible de ne pas observer que les allégories réelles prennent le relais dans la symbolique des affiches sélectionnées. Les partis tendent vers des représentations correspondant plus à la réalité, dans une période où les candidats luttent pour le consensus électoral face à des crises récurrentes menaçant la stabilité des différents pays. Cependant, il est intéressant de remarquer la présence des représentations allégoriques, ayant pour but d’évoquer des idées générales de calme, de stabilité et d’ordre. Il est cependant possible de remarquer des différences dans l’intensité des messages, qui vont du ton apaisé employé en 1919 par le Parti Démocrate Allemand et en 1922 par l’Union Chrétienne Historique néerlandaise (Christelijk Historische Unie), jusqu’à l’expression plus ferme et décidée que l’on retrouve en 1924 chez le Parti National Fasciste, en 1928 chez les sociaux-démocrates et en 1932 chez le Bloc National français.
Un tel résultat est illustré par l’affiche du Parti démocrate allemand de 1919 : accompagnée des termes « paix », « ordre », « sérénité » et « liberté »25, une déesse couronnée incarne ici l’idéal de Liberté que Marianne avait représenté au siècle précédent de l’autre côté du Rhin. Le parti est notamment en faveur de la république démocratique, et promeut ces quatre valeurs dans un but de rééducation politique après une guerre désastreuse (Baechler 2007). L’allégorie placée sur le globe dans une affiche du Parti Social-Démocrate allemand pour la même campagne électorale s’inspire de son côté des idéaux socialistes du parti, symbolisés par la robe rouge et le soleil levant en arrière-plan. En 1922, le parti calviniste Union Chrétienne Historique choisit aussi de présenter une allégorie féminine, placée entre un bourgeois et un ouvrier qui se tendent la main. Cette figure allégorique est la Vierge Néerlandaise, qui a été représentée au long des siècles au niveau local, régional et national (Dagnino 2017), pour personnifier la liberté et l’indépendance des Pays-Bas. Comme le soulignent Elzinga et Voerman (2002), les élections de 1922 sont les premières où les femmes ont pu voter : « SAR la reine mère Emma vient remplir son devoir de voter. Cette scène a été décrite par Van Kaam, le chroniqueur de la vie protestante d’avant-guerre aux Pays-Bas » (Elzinga, Voerman 2002 : 28-37).
En Italie, Le Parti National Fasciste (Partito Nazionale Fascista) se promeut en 1924 dans un contexte de déception suivant les deux années rouges. C’est dans ce cadre que nous interprétons la déesse autoritaire faisant appel aux électeurs (Ill. 9). Elle s’exclame « À moi ! »26 et fait le salut romain27. Elle porte la couronne murale, ce qui en fait l’allégorie de l’Italie. En fait, la couronne murale rappelle le modèle urbain italien. Élaboré précédemment en Mésopotamie, ce symbole subira un processus de canonisation dans l’Iconologie de Cesare Ripa (Belardelli 2020). En 1928 en Allemagne, une déesse au bonnet phrygien, musclée et habillée en rouge, est affichée par les sociaux-démocrates allemands en train de barrer d’une croix rouge la Coalition Bourgeoise, adversaire de la Grande Coalition dominée par le Parti Social-Démocrate (Ill. 10)28. Une dernière représentation de fermeté est proposée par le Bloc National français, également en 1928 : une déesse au bonnet phrygien adressant à l’électeur un « Électeur ! La France te regarde ». Le parallélisme entre la représentation allégorique de la France et Marianne est évident. Une figure mystifiée est choisie par le Parti Républicain Radical et Radical Socialiste en 1932. Marianne, avec une expression déterminée, pose avec un bonnet phrygien, en partie dévêtue, les bras levés, et le drapeau français à la main. Elle guide le peuple, qui se trouve en arrière-plan, vers le suffrage universel.
Ill. 9 : Affiche du Parti National Fasciste, « Elezioni politiche 1924. Partito Nazionale Fascista », 1924
Affiche numérisée Manifesti C 176.
© Comune di Milano, tutti i diritti riservati-Raccolta delle Stampe « Achille Bertarelli », Castello Sforzesco, Milano.
Ill. 10 : Affiche de l’artiste Willibald Krain, « Wählt Sozialdemokraten », Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), 1928
Affiche numérisée 6/PLKA002165.
© AdsD/FES.
Conclusions
Il ne fait plus aucun doute que la mère, la citoyenne et la déesse constituent des images récurrentes de la communication politique dans l’entre-deux-guerres français, allemand, italien et néerlandais. Ce qui nous permet de tirer déjà quelques conclusions en vue de recherches plus approfondies à venir.
Premier constat : les partis préfèrent présenter les allégories du quotidien pour mettre en avant leur message, notamment auprès des mères et des citoyennes. La prédominance des allégories du quotidien sur les allégories conceptuelles nous offre une clé de lecture précieuse pour parvenir à une taxonomie des figures féminines dans la propagande politique visuelle. Nous remarquons notamment l’intention des partis de projeter de l’ordre, du calme et de la stabilité par le biais de ces figures féminines, qui font échos à ces citoyennes qui venaient tout juste d’obtenir – en Allemagne et aux Pays-Bas – ce droit de vote pour lequel elles s’étaient battues pour des décennies, même si en Italie et en France la question restait encore au stade de débat. Dans tous les pays considérés, cependant, un lien semble s’installer entre la réalité de l’émancipation des femmes et les messages politiques utilisent dans leurs campagnes électorales.
Deuxième constat : en ce qui concerne le rôle des figures féminines représentées, nous pouvons affirmer qu’elles incarnent la totalité de la communauté nationale, et elles se veulent donc sources d’inspiration et exemples pour les électeurs et électrices. De plus, le motif du réconfort domine les messages des affiches étudiées. Dans un contexte d’instabilité constante, les symboles féminins sont associés à des messages de clarté et d’ordre.
Troisième constat : Il existe un contraste entre les symboles féminins en position active et passive. Un contraste tellement évident qui nous a poussé à l’ériger en point focal de notre analyse. Les partis choisissent une femme en position passive pour en faire la victime des dangers de la période, en confirmant d’un côté une liaison discursive étroite entre passivité et victimisation et, de l’autre côté, d’exploiter le sens de défaite (et de déresponsabilisation) de toute la population suite à la crise de l’après-guerre et, ensuite, des années 1930. Cependant, dans le cas de la figure féminine représentée comme activement engagée, celle-ci ne représente pas l’antipode de la femme victime, à savoir une figure conquérante et agressive, mais elle est plutôt associée à la nécessité d’agir en vue du rétablissement de la paix et de la stabilité.
La passivité des figures féminines est un élément transversal. On la retrouve chez les partis catholiques italien et allemand. Cela pourrait suggérer un alignement entre la reconstruction nationale à réaliser et l’idéal de famille comme fondement de la société, les deux étant donc à protéger dans le contexte politique turbulent de l’après-guerre. Néanmoins, le choix de présenter des figures féminines en victimes à protéger, se retrouve aussi dans les affiches des partis politiques laïques, comme les libéraux néerlandais en 1919, ou encore, en France, le Parti Communiste en 1924 mais aussi les Républicains Nationaux en 1928 et 1932, et ce dans le but, pour ces derniers, de mettre en grade l’électorat face aux dangers capitalistes, socialiste et communiste, qui pourrait entraîner le pays dans un scénario chaotique dont les femmes seraient les premières victimes.
D’autre part, nous concluons que le choix de dessiner les figures féminines comme protectrices exemplaires caractérise la majorité des affiches analysées, dans une récurrence évidente qui mérite une attention particulière. Par exemple, nous remarquons qu’il s’agit d’une constante pour le Parti Démocrate Allemand et pour le Parti Social-Démocrate allemand dans l’ensemble des consultations électorales. D’autres candidats et partis recourent à ce symbole actif, mais, il semble, de façon plus ponctuelle.
En résumé, motivés par des urgences propres à la période – crises de l’après-guerre, montées d’extrémismes – et, en parallèle, par la dynamique propre à une campagne électorale – la différentiation des programmes et des slogans de chaque parti –, les candidats et les partis emploient plus fréquemment des symboles féminins actifs, même si certains de façon plus stable que d’autres. Peu importe la façon dans laquelle la figure féminine est déclinée dans les affiches électorales de l’époque, la conclusion sans doute plus importante est celle concernant sa transversalité et flexibilité. Tous les partis semblent y avoir recours à un moment ou à un autre et tous savent l’exploiter selon leurs convenances les références à ces valeurs ancestrales depuis toujours associées à la femme : une figure qui peut être protectrice des enfants, tout comme, en alternative, une figure sans défense qui est elle-même à protéger. Une tradition et une flexibilité qui n’étaient pas nouvelles, mais dont la longue durée ne saurait pas être analysée dans l’espace restreint d’un seul article.










