L’État entre retrait et retour

La bureaucratie dans la littérature néerlandophone du début du xxie siècle

  • The State between Withdrawal and Return. Bureaucracy in Dutch-language Literature of the Early 21st Century

p. 233-253

Zusammenfassungen

Selon Hans Daalder, politicologue néerlandais spécialisé dans le domaine de la bureaucratie, l’appareil bureaucratique néerlandais est d’une telle particularité qu’il ne rentre dans aucun modèle international. (2011 : 378) Constatant que le « paradigme dominant » du système bureaucratique reconnu en Europe se compose d’éléments relevant à la fois des systèmes français et prussien qui, ensemble, ont influencé ce que Pierre Bourdieu (1993) appelle la « genèse de l’état », Daalder propose que la bureaucratie néerlandaise se distingue justement par une absence de traditions et procédures qui sont les marqueurs d’un régime centralisé tel que le connaissait, et le connaît toujours aujourd’hui, la France. Cet article cherche à tracer ces absences au travers de la littérature néerlandaise du début du xxie siècle. Partant d’une vue globale de la production littéraire qui se situe entre dystopie et « réalisme du bureau » – notion introduite par le critique littéraire Kees ’t Hart (2017) – il sera démontré comment la crise sanitaire liée au Covid-19 peut être analysée comme fracture discursive et épistémologique annonçant la possibilité du retour de l’état dans la littérature néerlandaise d’après-Covid – développement qui, à son tour, peut être considéré comme l’annonce d’un retour de l’état dans l’imaginaire collectif.

According to Hans Daalder, a Dutch political scientist specializing in bureaucracy, the Dutch bureaucratic apparatus is so unique that it does not fit into any international model. (2011: 378) Noting that the “dominant paradigm” of the bureaucratic system recognized in Europe consists of elements from both the French and Prussian systems, which together have influenced what Pierre Bourdieu (1993) calls the “genesis of the state”, Daalder proposes that Dutch bureaucracy is distinguished precisely by an absence of traditions and procedures that are the hallmarks of a centralized regime such as France knew, and still knows, today. This article seeks to trace these absences through Dutch literature of the early 21st century. Starting from a global view of literary production that lies between dystopia and “office realism”—a notion introduced by literary critic Kees ‘t Hart (2017)—it will be shown how the health crisis linked to Covid-19 can be analyzed as a discursive and epistemological fracture heralding the possibility of the return of the state in post-Covid Dutch literature—a development that, in turn, can be seen as heralding a return of the state in the collective imagination.

Gliederung

Text

L’imaginaire bureaucratique et les bureaucraties imaginaires

Les Néerlandais se vantent d’être un peuple peu bureaucratique, surtout s’ils se comparent à d’autres nations européennes soi-disant connues pour leur goût pour la bureaucratie, comme les Allemands, les Français, les Belges ou alors les Italiens. Les Néerlandais se vantent d’ailleurs d’une bureaucratie « facile » et accessible et la regardent parfois comme un trait culturel, une particularité qui les distingue de leurs voisins européens jugés parfois trop rigides, parfois trop légers.

Cet imaginaire bureaucratique se déploie également par une – ou plutôt plusieurs – bureaucratie(s) imaginaire(s) construite(s) et interrogée(s) à travers d’œuvres littéraires. Que les liens entre la bureaucratie et la littérature soient assez étroits est démontré de rigueur dans plusieurs publications sur ce sujet, même si ces enquêtes adressent principalement le contexte français (Bijaoui-Baron 1981 ; Azimi 2005 ; Campaignolle 2011, 2012, 2013 ; Piroux 2015), germanophone (Stüssel 2004 ; Zelger 2009) ou alors anglophone (Bivona 1993, 1998 ; Sullivan 2013 ; Saval 2014). Or, à l’exception de textes assez concis comme « Het bureau en wij » (Le bureau et nous, 1997) de Bastiaan Bommeljé et l’étude historico-culturel Alleen tijdens kantooruren (Uniquement pendant les heures ouvrables, 2008) de Remco Ensel, qui considèrent principalement la figure de l’employé de bureau dans le contexte néerlandophone en tant que phénomène socioculturel, il existe assez peu d’exemples d’études littéraires qui proposent une telle lecture « bureaucratique » dans le contexte néerlandophone. Pourtant, il est plausible d’assumer que l’argument d’Anne-Marie Bijaoui-Baron, que la littérature « crée une vision symbolique de la bureaucratie qui dévoile les rapports réels dissimulés derrière les apparences » (Bijaoui-Baron 1981 : 873) vaut également pour le contexte néerlandais, dans la littérature du xixe et xxe siècle ainsi que dans celle de nos jours.

L’émergence de l’employé de bureau en tant que personnage littéraire étant un phénomène européen, lié à la fois à l’avènement du roman comme le genre littéraire préféré de la bourgeoisie et à la croissance de l’appareil bureaucratique tout au long du xixe siècle et surtout pendant l’ère napoléonienne, il est peu surprenant que la littérature néerlandaise, elle aussi, connaisse des « récits de bureau », des romans situés au bureau. Et comme dans bien d’autres littératures, il existe également tant d’exemples d’écrivains néerlandophones qui étaient eux-mêmes, d’une façon ou d’une autre – et parfois malgré eux – employé de bureau1. L’employé de bureau en tant que personnage littéraire s’inscrit dans une tradition balzacienne qui « fait une analyse sérieuse et approfondie de la bureaucratie » (Bijaoui-Baron 1981 : 643). Dans le contexte néerlandais, ce « réalisme du bureau » a probablement commencé avec ‘t Is maar een pennelikker (Il n’est qu’un scribouillard, 1842) qu’E.J. Potgieter publie juste un an après qu’apparait la Physiologie de Balzac. Cette tradition se poursuit au cours du xxe siècle, avec Inleiding tot de kennis van de ambtenaar (Introduction à la connaissance du fonctionnaire, 1986) d’A. Alberts et Het kantoor (Le bureau, 1973) d’Enno Develing, et reste également visible dans des récits encore plus contemporains, comme Een kantoor op stand (Un bureau de prestige, 2017) de Hans Veeken, Dijk (2016) de H.M. van den Brink ou alors De verwarde cavia. Kantooravonturen (Le cobaye désorienté. Aventures au bureau, 2016) de Paulien Cornelisse. Bref, il existe dans la littérature néerlandophone ancienne et contemporaine tant de textes inspirés d’une tradition réaliste de l’employé de bureau en tant que personnage littéraire. Ce « réalisme du bureau » peut, selon Kees ’t Hart, même être considéré comme une « belle tradition typiquement néerlandaise » (2017 : 57).

Mais il existe, dans la littérature néerlandaise comme dans d’autres littératures européennes, un autre genre littéraire qui traite de la bureaucratie en tant qu’abstraction (Hibou 2012 : 34) – celui du roman dystopique ou de la fiction spéculative. Parmi cette tradition figurent des œuvres classiques comme We (1924) de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine2 ou alors 1984 (1949) de George Orwell. Dans la littérature néerlandaise, Blokken (Blocs, 1931) de F. Bordewijk – celle-ci étant probablement la dystopie néerlandaise la plus connue3 – et C.R. 133. Een toekomstroman (C.R. 133. Un roman spéculatif, 1926) de Maurits Dekker s’inscrivent dans cette tradition « dystopique » et traduisent ces tendances internationales si prévalant pendant la première partie du xxe siècle dans un contexte néerlandais.

La littérature dystopique de cette époque partait d’une conception de l’état qui était à la fois totale et totalitaire. Cette totalité étant garantie par un appareil bureaucratique lui aussi totalitaire – comprenant et régulant chaque aspect de la vie quotidienne – ces œuvres se veulent également critiques bureaucratiques4. Comme cet article part d’une conception comparable, allant au-delà de la signification originale du terme « bureaucratie » comme « gouvernement par les bureaux » – et principalement associée à l’image de cet employé malheureux confiné dans son bureau – il traitera surtout d’œuvres qui peuvent se lire comme une critique de la bureaucratie contemporaine. En comprenant la bureaucratie comme « une forme sociale de pouvoir » qui « se déploie […] à travers les acteurs qui en sont la cible et qui, consciemment ou non, font ce processus en le promouvant ou en le combattant, en jouant avec lui ou en se jouant de lui » (Hibou 2012 : 17), il interrogera, d’une façon systématique, l’imaginaire bureaucratique à travers des bureaucraties imaginaires rencontrées dans la littérature spéculative néerlandaise du début du xxie siècle.

Utilisant la terminologie associée au « champ bureaucratique », notion introduite par Pierre Bourdieu (1993) et élaborée dans la partie suivante, la suite de l’article traitera la conceptualisation de ces bureaucraties imaginaires à travers de quelques romans néerlandais publiés au cours des deux premières décennies du xxie siècle en prenant l’année 2020 et le début de la crise sanitaire liée à la Covid-19 comme point de rupture entre deux conceptualisations discursives du champ bureaucratique. Comme il s’agit d’œuvres publiées récemment, cet article est conçu comme une première esquisse qui cherche à signaler le retour de l’état dans l’imaginaire collectif – évolution qui dénote une rupture par rapport aux discours littéraires antérieurs.

Le champ bureaucratique et la monopolisation de l’universel

Connu principalement pour son travail sur la notion du « capital symbolique » et la façon dont de différents acteurs dans tel ou tel champ social utilisent de différentes espèces de ce capital pour se distinguer l’un de l’autre, ce n’est que vers la fin de sa carrière que le sociologue français Pierre Bourdieu se lance dans l’analyse de l’acteur qui fonctionne comme le « garant » de la valeur de toutes les espèces de capital qui circulent sur un territoire donné : l’État. Employé par Bourdieu comme formule sténographique pour indiquer l’ensemble des institutions et des structures de ce qu’il appelle le « champ bureaucratique » (Lenoir 2014 : 9), la constitution de l’État se déroule alors ainsi :

L’État est l’aboutissement d’un processus de concentration des différentes espèces de capital, capital de force physique ou d’instruments de coercition (armée, police), capital économique, capital culturel ou, mieux, informationnel, capital symbolique, concentration qui, en tant que telle, constitue l’État en détenteur d’une sorte de méta-capital, donnant pouvoir sur les autres espèces de capital et sur leurs détenteurs. La concentration de différentes espèces de capital (qui va de pair avec la construction des différents champs correspondants) conduit en effet à l’émergence d’un capital spécifique, proprement étatique, qui permet à l’État d’exercer un pouvoir sur les différents champs et sur les différentes espèces particulières de capital, et en particulier sur les taux de change entre elles (et, du même coup, sur les rapports de force entre leurs détenteurs). (Bourdieu 1993 : 52)

Selon Bourdieu, l’État est toujours en train d’accomplir, en son sein, un travail d’universalisation. Autrement dit, l’émergence de l’État moderne (et bureaucratique) est liée à la concentration de différentes espèces de capital. Cette concentration entraîne à son tour l’émergence d’une sorte de méta-capital garantissant que les différentes espèces de capital puissent circuler plus ou moins librement – et sans que leur valeur soit mise en cause.

Pour que l’État soit le garant de ces différentes espèces de capital à la fois économique et symbolique, il lui faut non seulement des structures « objectives » mais aussi une population qui soit plus ou moins convaincue que telle ou telle institution du service public fonctionne « comme prévu » ou « comme il faut ». Mais comment est-il possible qu’une population entière partage la même vision de la fonction et du fonctionnement d’un tel appareil bureaucratique ? Selon Bourdieu, c’est parce que le travail de la monopolisation de l’universel se déroule également d’une manière subjective : « l’État façonne les structures mentales et impose des principes de vision et de division communs » (1993 : 54). Ces principes de vision commune permettent de projeter certaines expectations qui font qu’une population entière puisse en effet supposer que tel ou tel service public fonctionne comme envisagé ou comme prévu.

Cette interaction entre la dimension objective et subjective de l’État est cruciale pour comprendre que la reconnaissance de la légitimité de l’État n’est pas strictement rationnelle, mais qu’elle se situe justement sur un plan relationnel, entre « les structures incorporées, devenues inconscientes, comme celles qui organisent les rythmes temporels […] et les structures objectives » (1993 : 60). L’État peut alors être conçu comme le résultat d’un travail de reproduction continuel au sein de différentes institutions – c’est-à-dire que pour que ça soit possible de « penser l’État » il faut qu’il existe déjà une « pensée d’État » (1993 : 49).

Or, l’existence d’une telle pensée d’État – et de la conception de la bureaucratie qui l’accompagne – ne peut pas forcément être présumée, même si le modèle de Bourdieu dont nous avons tenté d’esquisser les contours nous aide à mieux comprendre la bureaucratie en tant que forme sociale de pouvoir – et non uniquement comme « gouvernement par les bureaux » (Crozier 1963 : 16). Suite à ces considérations il est alors possible de s’interroger sur la façon dont l’État se pense dans le contexte néerlandais, de se demander s’il existe des particularités qui distinguent la pensée d’État néerlandaise de celle des autres pays pour ensuite tenter de tracer comment cette pensée d’État particulière – ou bien cet imaginaire bureaucratique spécifique – se manifeste dans des bureaucraties imaginaires construites et contestées dans et par la littérature.

Quelles sont alors les particularités de la bureaucratie néerlandaise ? Selon Hans Daalder, politicologue néerlandais spécialisé dans le domaine de la bureaucratie, la structure bureaucratique néerlandaise se caractérise justement par une absence de structures centralisées. Partant de cette idée d’absences bureaucratiques, qui semble s’opposer directement à l’idée de Bourdieu d’un état toujours en train de tenter de reproduire l’universel, Daalder trace alors la genèse de l’État néerlandais dans son cadre historique, constatant qu’il ne s’agit ni d’un développement « naturel » ni inévitable (Daalder 2011 : 23). L’appareil bureaucratique néerlandais peut alors être décrit principalement en termes de ce qu’il n’est pas et de ce qu’il n’a pas :

Poogt men aan buitenlandse waarnemers de structuur en het functioneren van de Nederlandse bureaucratie duidelijk te maken, dan vervalt men al spoedig vooral in negatieve kenmerken: er zijn geen vergelijkende examens voor vacatures in de rijksdienst; er is nauwelijks iets van een centrale recrutering van hogere rijksambtenaren; er is weinig sprake van loopbaanplanning, laat staan van bewuste rotatie van ambtenaren tussen de verschillende departementen; kortom: er is geen centrale bestuursdienst. Er zijn nauwelijks beperkingen aan de partijpolitieke activiteiten van ambtenaren. Politiek en bestuur vertonen op tal van plaatsen een zo vloeiende overgang dat geen duidelijke scheiding bestaat tussen politieke leiding en bestuurlijke uitvoerders5. (Daalder 2011 : 379)

Daalder n’est pas le seul qui n’arrive pas à bien délinéer ce qu’est la bureaucratie néerlandaise. Ces absences se font également remarquer sur d’autres niveaux discursifs, y compris dans le discours politique officiel. Ainsi, en 2019, Hugo de Jonge, qui à l’époque dirigeait le ministère de la Santé Publique, du Bien-Être et du Sport (Ministerie voor Volksgezondheid, Welzijn en Sport), remarquait dans un communiqué destiné aux élus parlementaires qu’il lui était impossible d’établir une définition uniforme de la bureaucratie ni de s’exprimer sur son volume : « Er bestaat geen eenduidige definitie of meting van de omvang van de bureaucratie in Nederland6 » (De Jonge 2019 : 50). En fin de compte, nous avons ici affaire à un représentant du gouvernement qui indique qu’il est inabordable de mesurer la bureaucratie en termes quantitatifs car il est impossible de savoir de quoi il s’agit en termes qualitatifs – alors il serait mieux d’éviter une telle question. Ainsi propose alors un rapport issu du programme Merkbaar minder regeldruk (Pour une réduction des règles bureaucratiques, 2017), qui tâchait de développer des initiatives pour réduire la bureaucratie dans le secteur de la santé néerlandaise. Les auteurs notent que, comme le terme bureaucratie est assez mal défini, et comme il n’existe pas de méthodes pour « quantifier la bureaucratie », il vaut mieux complètement éviter le terme :

Het begrip bureaucratie is slecht gedefinieerd […] en er is geen goede rekenmethode bekend […] om bureaucratie te kwantificeren. […] Het voorstel is om het begrip bureaucratie niet op te nemen in het eenduidig begrippenkader en in de toekomst niet meer te gebruiken7. (Berghuis, Schimmel et Zuurbier 2017 : 16)

Bref, selon bien d’acteurs politiques néerlandais, il vaut mieux ne plus parler de la bureaucratie. Si nous suivons pourtant la terminologie de Bourdieu, il est possible d’analyser ces réflexions appartenant au discours officiel du gouvernement – un acteur qui est quand même censé exprimer la pensée d’État – comme indice d’une pensée d’État qui se distingue notamment par un refus de penser l’État. Ce refus de la bureaucratie est discernable dans tant de documents officiels, car même si le gouvernement néerlandais ne sait pas exactement à quoi il a affaire, il est toujours prêt à avouer qu’il y en a trop : c’est ainsi que le gouvernement néerlandais déclare s’engager à « réduire la bureaucratie dans le domaine social8 » (De Jonge 2019 : 51) ou à lutter contre « le fardeau bureaucratique9 » (Den Ouden, Boogaard en Driessen 2019 : 45). S’il faut alors définir l’imaginaire bureaucratique néerlandais d’une manière concise, il est bien possible de constater qu’il est caractérisé non seulement, comme Daalder le signale, par une absence de structures objectives, mais également par une dimension subjective qui se résume non par un goût pour la bureaucratie, mais plutôt et surtout par un dégout envers d’elle.

Quelle est alors la « vision symbolique », terme que nous empruntons à Bijaoui-Baron (1981), qu’une telle conception du champ bureaucratique entraînera ? Et comment cette vision symbolique est-elle en train d’évoluer ? La suite de l’article conceptualisera l’évolution des bureaucraties imaginaires en termes de rupture discursive, opposant quelques exemples de bureaucraties imaginaires tirées de la fiction spéculative néerlandaise datant d’avant l’an 2020 aux textes plus récents qui, à leur tour, semblent annoncer la tentative du retour de l’État dans l’imaginaire collectif.

L’État au retrait

Comment l’État peut-il être pensé tandis qu’il est en voie de disparition ? La fiction spéculative est un genre qui apporte l’opportunité de réfléchir sur cette question. Pour donner une indication des tendances du traitement de la question de l’État – et plus concrètement de la relation entre la « pensée d’État » et la possibilité de « penser l’État » – nous analyserons brièvement deux romans dystopiques qui se ressemblent l’un l’autre, non seulement en ce qui concerne leurs structures narratologiques, mais qui partent également d’une prémisse comparable : celle de la disparition du monde – au sens propre – suite à une calamité inexpliquée. Tel est le cas d’Alles wat er was (Tout ce qu’il y avait, 2013), le troisième roman de Hanna Bervoets, où, après une détonation mystérieuse tout au début du récit, une équipe de télé en train de tourner une émission sur des enfants surdoués se trouve enfermée dans une école primaire. Après l’explosion, impossible de quitter l’endroit à cause d’un brouillard épais qui entoure le bâtiment. Les personnages se trouvent alors, d’un moment à l’autre, coupés du monde extérieur.

Publié juste deux ans plus tard, Weerwater (Contre-temps, 2015), un des derniers romans de Renate Dorrestein, imagine également un monde qui vient de disparaître d’un moment à l’autre. Imaginant que tout autour d’Almere, ville située en Flevoland, la plus jeune province des Pays-Bas, ait disparu, une version fictionnalisée de l’écrivaine se trouve parmi les habitants d’Almere au moment où un orage suivi d’une vague de chaleur coupe la ville de ses environs. Dorrestein, ayant accepté une résidence en tant qu’écrivaine proposée par la mairie juste avant que le désastre ait lieu, assume alors le rôle de chroniqueuse de la ville. Assez vite, les habitants découvrent que leur ville est entourée d’un mur de brouillard infranchissable et se mettent à paniquer :

Een onbeschrijflijke paniek brak uit toen het tot iedereen doordrong dat Almere was omsloten door een sinistere ring van mist die de stad als een middeleeuwse stadsmuur vergrendelde. Wie er lang genoeg naar tuurde, werd erachter een soort maanlandschap gewaar, met een lichtelijk borrelend oppervlak waaruit af en toe wat zwavelgele licht ontsnapte10. (Dorrestein 2015 : 46)

La comparaison reliant ce « cercle sinistre » aux remparts d’une ville du Moyen Âge est pertinente – après tout, l’État moderne comme on le connaît de nos jours n’existait pas au Moyen Âge et ne naquit qu’au cours des siècles ultérieurs. Il est donc, dans les deux cas, question d’un État – et d’un champ bureaucratique – qui n’existe plus ou pas encore.

Quel est alors l’effet de cette évolution concernant la possibilité de « penser l’État » ? Et de quelles manières les personnages organisent-ils cette perte des structures bureaucratiques « objectives » ? Notons d’abord le besoin de l’ancrage. Cette nécessité de s’accrocher à l’idée que l’État existe encore, et qu’il existe également une « raison d’État » est notamment présente dans le roman de Bervoets. Pendant longtemps, les personnages continuent à assumer qu’il devrait encore exister, en dehors des murs de l’école, des gens « qui font toujours leur boulot ». Voilà que le petit groupe enfermé dans l’école depuis une vingtaine de jours interprète le fait que soudainement, après un black-out de presque deux heures, la lumière se rallume :

Het was elf uur, de black-out had twee uur geduurd. ‘Wat betekent dit nou?’ vroeg Natalie. ‘Dat alles nu zomaar weer aangaat?’ ‘Het betekent dat er, ergens, nog andere mensen zijn,’ zei Leo. ‘Mensen die nog steeds hun werk doen’11. (Bervoets 2019 : 91)

Quand l’enfermement dans l’école dure déjà une cinquantaine de jours, Merel, jeune femme tenant un journal – ce qui est comparable à la fonction de chroniqueuse que la version fictionnalisée de Dorrestein remplît dans Weerwater – s’imagine qu’à l’extérieur il devrait forcément exister des hôpitaux ayant repris leur service :

Een ziekenhuis met een noodaggregaat, of, nog beter: een ziekenhuis dat allang weer elektriciteit had omdat het door een wederopbouwcommissie als prioriteitenzone aangewezen was. Een ziekenhuis ook, met eten, aangeleverd door vrachtwagens die van en naar loodsen vol bevroren vlees en ingeblikte bonen reden. Een ziekenhuis met werkende telefoons […]12. (Bervoets 2013 : 158)

Ce passage est symptomatique de la manière dont l’imagination de Merel – et des autres personnages – ne se centre pas autour des personnes placées hors du système, possédant des forces et des pouvoirs extraordinaires leur permettant de sauver le monde tout seul, comme le font souvent les superhéros américains. Au contraire : l’optimisme tentative de Merel se fonde sur l’existence d’un champ bureaucratique, d’une collectivité qui continue à fonctionner grâce aux gens ordinaires qui ne font que leur boulot.

Quant à Weerwater, là aussi, la petite communauté des rescapés essaie d’imiter les structures bureaucratiques d’auparavant, même si ce travail de reproduction n’est plus si évident qu’avant. Comme Dorrestein décrit sa propre tache en termes de chroniqueuse de la ville :

Zoals de wethouder me had opgedragen noteerde ik nauwgezet alles wat er maar te noteren viel. De gebeurtenissen gingen mijn verstand in toenemende mate te boven, waardoor ik vaak tot niet meer dan een paar losse zinnen kwam. […] ‘Er is nu ook cholera uitgebroken. Mensen sterven als vliegen. We krijgen steeds meer moeite om de wet op de lijkbezorging naar behoren uit te voeren’13. (Dorrestein 2015 : 70)

Dorrestein accepte son nouveau rôle qui la situe comme résidu d’un champ bureaucratique largement disparu – d’où la difficulté de décrire le déroulement des événements d’une façon cohérente. Après tout, ce champ bureaucratique, qui aide à produire, partager et garantir des significations communes, est en train de se fissurer. Notons également que Dorrestein souligne que suite à une flambée de choléra, il devient de plus en plus pénible de respecter la législation autour du service des pompes funèbres – en effet, il devient presque impossible d’inhumer les corps « comme il faut ». L’accent qui est mis sur la procédure signale, encore une fois, l’importance du champ bureaucratique et l’effort de la communauté de le maintenir malgré tout. D’ailleurs, la difficulté de « tenir compte » et de décrire le déroulement des évènements d’une façon cohérente et intelligible se remarque également dans Alles wat er was – au fil des jours, les jours commencent à se ressembler de plus en plus, avant qu’ils ne soient plus différenciables. Le roman se termine enfin par une série de brèves notes de journal toutes précédées par la mention « dimanche ».

Pour résumer, l’image que l’on peut dresser à partir de ces observations est assez contradictoire – même s’il n’est plus question d’une pensée d’État à plein titre, les personnages de Bervoets et Dorrestein ne peuvent que continuer à imaginer que dehors, il doit encore exister un tel « champ », des hôpitaux et des gens qui n’y font que leur boulot. Habitués à l’existence de ces structures, même qu’elles soient parfois invisibles, les personnages de Bervoets et Dorrestein tentent de les imiter ou alors de les singer dans leurs formes les plus basiques : en organisant des réunions, en produisant des comptes rendus, et en rêvant de l’existence de « comités de reconstruction » (wederopbouwcommissies). Autrement dit : les personnages continuent à penser l’existence d’un État en dehors d’eux selon les catégories instaurées dans leurs cerveaux, même s’ils se rendent compte que les structures « objectives » de cet État sont en train de se fissurer – et que, en fin de compte, le champ bureaucratique s’avère être en voie de disparition.

Le retour de l’État

Il est possible d’analyser la fracturation du champ bureaucratique comme elle s’annonce dans la fiction spéculative du début du xxie siècle comme une manière dont la littérature – spéculative ou réaliste – amplifie les questions sociales et politiques d’une certaine époque. Partant des observations de Daalder, qui assume que la bureaucratie néerlandaise se distingue principalement par une absence de procédures centralisées, il est alors possible de postuler que la crise sanitaire liée à la Covid-19, qui a commencé à toucher les pays européens à partir du début de 2020, a également influencé la manière dont la littérature traite de ces questions.

Le 11 mars 2020, dans une déclaration officielle, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qualifie la Covid-19 comme pandémie. À ce moment-là, le virus circule déjà dans plusieurs pays et commence à se manifester de plus en plus violemment. Cette déclaration d’un organisme que l’on peut qualifier comme appartenant à un appareil bureaucratique supranational, entraîne des conséquences importantes, impactant la manière dont de différents pays allaient réagir à cette vague de virus qui menace de faire suffoquer les systèmes de santé publique. Quatre jours plus tard, le 16 mars 2020, dans une émission spéciale à la télé, le premier ministre néerlandais annonce un « confinement intelligent ».

Ce confinement – et l’expérience de la pandémie en soi – entre presque directement dans la littérature. Quelques années plus tard, il existe déjà un bon nombre de récits et de romans qui font résonner cette pandémie de manières différentes14. Ceci vaut également pour des romans que nous traiterons ici – l’influence de la pandémie faisant partie de la mise en scène de De stilte (Le silence, 2020) de Sarah Sluimer, elle reste également très importante dans 7b (2021) d’Aafke Romeijn. Le dernier de ces romans, Charlatans (2021) de Daphne Huisden, peut paraitre un peu plus éloigné de ce contexte politique et social du début de la pandémie, mais nous tâcherons à démontrer qu’au niveau discursif concernant la question du champ bureaucratique, le retour de l’État y est également visible.

Parmi les œuvres discutées ici, c’est le roman de Sluimer qui s’inscrit le plus directement dans l’actualité des premiers mois de la pandémie. Sous-titré Het leven van een vrouw geboren tijdens de lockdown (La vie d’une femme née pendant le confinement), le roman se situe dans un univers narratif reconnaissable. On se retrouve alors aux Pays-Bas dans un avenir assez proche : en 2040, où on ressent toujours les réverbérations de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Conçu comme témoignage d’une jeune femme née le 4 mai 2020, pendant un temps qui est entré dans la mémoire collective comme l’époque du « silence », la vie de cette femme – Josje Silvius – se déroule dans un cadre social marqué d’une forte présence de structures étatiques.

Dès la première page, il est question de plusieurs formes de régularisations qui s’imposent dans la vie quotidienne des personnages. En même temps, la crise sanitaire ne fait qu’amplifier et accélérer la manière dont des interventions de l’État se font ressentir. La crise sanitaire facilite alors l’imposition de mesures destinées à remédier à l’autre grande crise du début du xxie siècle – celui de la crise climatique. Dans le prologue déjà, la narratrice nous fait part de la chaleur d’été qu’elle subit dans la maison de sa mère. L’énergie étant rationnée, impossible d’allumer la climatisation entre six et onze heures du matin :

We zijn op rantsoen. Tussen zes en elf uur in de ochtend gaat de energie eraf. Dan kruipt de warmte langzaam naar binnen, cirkelt om je voeten en klimt dan naar boven, tot je haar druipt van het zweet en je dijen bij iedere beweging langs elkaar glijden15. (en italiques dans le texte, Sluimer 2020 : 10)

Les effets de la manière dont l’État s’impose dans la vie quotidienne peuvent bien être décrits comme effets biopolitiques – terme employé par Michel Foucault désignant « l’ancrage des technologies libérales de gouvernement dans les propriétés biologiques des sujets » (Bossy et Briatte 2011 : 9). Ces effets se font ressentir dans l’intimité la plus proche – celui d’un corps qui a chaud.

Il existe d’autres exemples qui démontrent que les structures bureaucratiques n’existent pas uniquement « dans les cerveaux », mais se font également ressentir plus viscéralement. L’État tâche, par un système associé à l’assurance maladie, de sanctionner et d’interdire certaines formes de comportement. Autrement dit, la bureaucratie s’est installée dans les corps :

Eén keer per jaar gingen we naar Frankrijk, met de gemeenschapsmobile waar ze een groot abonnement op hadden, wat wilde zeggen dat de wagen kwam voorrijden, we plaatsnamen in het zitje met het tafelkleed van Egyptisch katoen of languit gingen liggen in het rolbed en in één keer doordenderden naar de Bourgogne – verder reizen mocht niet vanwege de restricties die in dat jaar op personenvervoer waren gesteld – om daar in een huis met halogeenhaard (ze vonden het zelf ook bespottelijk) een week lang ongezien te zijn. Ze konden daar doen wat ze wilden. Dat betekende roken en wijn drinken, want alles mocht nog, het was alleen peperduur en niet iets waar je met anderen over sprak. Als je het voorzichtig aanpakte en het bij die ene vakantie in het jaar liet, konden ze bij de jaarlijkse check-up geen sporen in je lijf vinden. Zo liep je dagverzekering geen gevaar16. (Sluimer 2020 : 17)

Le fait que l’examen médical annuel soit obligatoire pour chaque citoyen voulant garder son assurance maladie n’est qu’un seul exemple de la manière dont l’État cherche à imposer et installer sa pensée d’État dans les cerveaux – et dans les corps – de la population. L’État étant le garant de toute espèce de capital, symbolique et économique, il sanctionne, à travers du champ bureaucratique – et notamment par l’éducation – la « bonne » façon de vivre :

Het nieuwe systeem was erop gericht om degenen die zich zo goed mogelijk hadden ontwikkeld te faciliteren. Dat wilde zeggen dat er strenge controles kwamen, zodat degenen die op welk gebied dan ook een maatschappelijke last vormden zonder pardon iedere vorm van financiële hulp konden ontzeggen17. (2020 : 47)

L’État s’engage à sanctionner les comportements qu’il juge importuns, prescrivant la « bonne façon de vivre ». Les personnes qui – pour n’importe quelle raison – ne vivent pas selon cette façon risquent la perte de leur statut de citoyen et se trouvent alors dépourvues, marginalisées et éjectées du système, ne faisant plus partie du champ bureaucratique. En même temps, l’appartenance au champ bureaucratique s’articule toujours en termes de capital économique. Autrement dit : la pénalisation du comportement est toujours – comme pendant l’ère néolibérale – traduite en termes financiers18.

Pourtant, le roman de Sluimer signale l’avènement d’un état post-néolibéral, ou du moins le retour de l’État dans l’imaginaire collectif. 7b, le deuxième roman d’Aafke Romeijn, s’inscrit dans une logique biopolitique comparable. Situé également en 2040, ce roman de Romeijn décrit une société qui sanctionne le mouvement de ses citoyens d’une manière assez précise :

Het permissiesysteem bestaat nu zo’n vijftien jaar. Aanvankelijk was het een bruut mechanisme dat slechts twee standen kende, isolatie of vrij bewegen, door de politie en veiligheidsdiensten vrijelijk in te zetten om epidemieën en terroristische dreigingen tegen te gaan. Inmiddels is het een fijnmazig systeem met verschillende kleurcodes. Bij groen mag je gaan en staan waar je wilt. Geel, zoals vandaag, betekent dat je een permissie moet aanvragen wanneer je buiten zilt komen op drukke tijdstippen. Als je zorgt dat je afspraken in Konnekt staan, het centraal sociaal-maatschappelijk medium, worden de permissies automatisch gegenereerd, maar het systeem is nog niet zover dat het mondelinge afspraken altijd juist detecteert en opslaat19. (Romeijn 2021 : 23)

Le platform Konnekt dont il est question dans ce passage est au cœur du champ bureaucratique comme Romeijn l’imagine. Inauguré en 2022 par des différents gouvernements européens voulant offrir « un outil numérique permettant aux pays de l’UE d’uniformiser le suivi administratif des citoyens »20 (2021 :60), en 2040, il est devenu essentiel pour effectuer n’importe quelle démarche administrative. Modelé sur Facebook, Konnekt fonctionne alors comme dispositif bureaucratique numérique. Comme chaque profil d’usager est rattaché à ses propres données – y inclus sa carte d’identité, sa déclaration d’impôt et son numéro de sécurité sociale – il est impossible d’y créer des profils fictifs ou anonymes. À part ces données officielles, Konnekt utilise « toutes les données privées qu’il puisse collecter »21 (2021 : 61) et s’impose également dans la vie intime des personnages. La routine de Hannah, jeune mère de famille habitant le complexe 7b, situé au nord des Pays-Bas et conçu pour des gens comme elle, travaillant pour Konnekt, est décrite de la façon suivante :

Permissie gaat in over tien minuten.
De vrouwenstem die zacht in haar oren klinkt is nog altijd een vreemde. Hoe goed de simulatie ook is, voor Hannah en vele anderen blijft het een stem die bij een apparaat hoort. Wanneer ze thuis is, schakelt Hannah een van haar earpads uit. Als er constant iemand in beide oren inbreekt, heeft ze het gevoel er niet volledig voor haar gezin te kunnen zijn. Ze heeft haar devices zo ingesteld dat de stem alleen de hoogstnoodzakelijke informatie doorgeeft: een herinnering hoe laat het is, zoals nu, en een aankondiging wanneer de meisjes of Menno bijna thuis zijn als ze wil weten hoe laat ze de tafel moet dekken22. (2021 : 35)

Traduit dans la terminologie de Bourdieu, l’État s’installe dans le cerveau de Hannah par des écouteurs qui lui rappellent notamment ces « structures incorporées, devenues inconscientes, comme celles qui organisent les rythmes temporels » (Bourdieu 1993 : 60) que Bourdieu juge essentielles pour que l’État puisse accomplir son travail de monopolisation de l’universel.

Ce travail de monopolisation de l’universel s’affiche également dans Charlatans, le troisième et dernier roman que nous signalons ici. Tandis que De stilte et 7b se situent dans un univers fictionnalisé mais familier, Charlatans se déroule, pour la plus grande partie, dans une ville fictive. On se retrouve à Stokerdam, petite ville utopique où l’utilisation des appareils électroniques est strictement interdite. Quand Norah de Klerk, après avoir quitté Stokerdam avec sa mère il y a quinze ans, souhaite s’y réinstaller, elle a affaire à un douanier qui est chargé d’évaluer si les intentions de cette jeune femme considérée comme « Nieuwkomer » sont « pures » :

Ze waren hier erg op procedures gesteld, dat wist ze – dat wist iedereen. Stokerdam was een veilige haven in onrustige tijden. Een plek waar ze voorzorgsmaatregelen hoog in het vaandel hadden staan, het zekere nog voor het onzekere namen23. (Huisden 2021 : 23)

Pour accomplir ce travail d’universalisation, chaque habitant de Stokerdam doit disposer d’un « Passe de participation » [Participatiepas] qui n’est délivrée qu’à l’issue de la signature d’un document connu comme « contrat de la vie commune » [Samenlevingscontract]. La signature de ce document stipule que le signataire s’engage à accepter « les conditions existantes ainsi que toutes leurs révisions ultérieures24 » (2021 : 32). À Stokerdam, l’État se charge de créer une vision commune en rendant la notion du contrat social visible et tangible. Il s’agit d’ailleurs d’une contractualisation au sens propre entre l’État et le citoyen, modelé sur le rapport entre l’employé et l’employeur : « Alle Stokerdammers nemen sinds de invoering van Herziening 278 deel aan Functioneringsgesprekken met een Participatiecoach – voor het voortbestaan van het algemeen welzijn en de veiligheid van het collectief25 » (2021 : 33). Malgré le vocabulaire emprunté au secteur privé, l’État tente de s’installer dans l’intimité des pensées – comme c’est d’ailleurs le cas dans De stilte et 7b, où il est également question d’une formalisation des relations intimes.

Dans les trois romans cités ici, les personnages finissent par s’opposer à l’État, qui cherche à imposer une vision commune. À la fin de Charlatans, Norah et d’autres habitants de Stokerdam brûlent leurs contrats de vie commune, et les personnages des autres romans commettent également de petits actes de rébellion, cherchant à s’échapper à la conformité du champ de vision que l’État impose. C’est à ce moment-là que l’imaginaire bureaucratique de l’après-Covid diverge des conceptions antérieures – tandis que les personnages des romans de Bervoets et de Dorrestein s’accrochent à une vision commune qui n’existe plus, les personnages de Sluimer, de Romeijn et de Huisden se mettent à se révolter contre un champ bureaucratique qui les étouffe.

Conclusion

Il est évident que la manière dont la littérature traite de la bureaucratie n’est ni prophétique ni le simple reflet de la réalité mais se situe, pour la plus grande partie, entre ces deux pôles. La littérature crée donc une vision symbolique qui nous aide à discerner les structures discursives qui se cachent derrière telle ou telle vision. C’est surtout dans le genre de la fiction spéculative où l’imaginaire bureaucratique est interrogé à travers de bureaucraties imaginaires. Quant à la littérature néerlandaise de ces dernières années, il est possible de constater une rupture discursive qui est, peut-être, liée à la crise sanitaire de l’année 2020.

Même si la littérature des deux premières décennies semble confirmer l’hypothèse de Daalder – affirmant que la bureaucratie néerlandaise se distingue surtout par une absence de structure centralisée – ceci ne semble plus le cas en ce qui concerne la production littéraire d’après-Covid. Cet article cherchait à interroger cette tension au sein de l’appareil bureaucratique néerlandais. Partant de la notion de champ bureaucratique qui indique l’ensemble des structures objectives et subjectives, il examinait cette question dans sa dimension discursive en opposant quelques exemples typiques de la production littéraire de l’avant-Covid à un certain nombre d’ouvrages publiés depuis.

L’effet le plus prononcé de ces bouleversements politiques et sociaux qui marquent le début du xxie siècle est ce que j’appellerais le « retour de l’État ». Mettant l’accent sur la façon dont la vie quotidienne se manifeste sous l’influence des règles, régulations et interdictions bureaucratiques, les romans de Sluimer, de Romeijn et de Huisden montrent comment la vie se déroule sous des contraintes imposées par des structures étatiques. Ces structures s’imposent, d’une manière objective et subjective, dans la vie intime des personnages. Comme cet article a cherché à esquisser, cette évolution peut être lue comme une mise en cause et un départ de tendances antérieures, où il est plutôt question d’une absence de structures bureaucratiques.

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Anmerkungen

1 Naturellement, Nescio (pseudonyme de J.H.F. Gröhnloh [1882-1961]) et J.J. Voskuil (1926-2008) sont parmi les plus connus, mais comme Ensel (2008) le démontre, il existe tant d’exemples d’écrivains qui étaient, pendant un bon ou petit moment, également employés de bureau.

2 Écrite en russe en 1920, la première édition – traduite en anglais – paraît en 1924. La première traduction française (Nous autres) date de 1929.

3 Comme Elly Kamp le suggère, il est très probable que Bordewijk ait été inspiré par Zamiatine, mais aussi par Dekker (Kamp 2016 : 143).

4 Cette totalité de la bureaucratique est particulièrement prononcée dans Blokken, où la population entière était composée de fonctionnaires : « Alle volwassenen waren ambtenaren. » (Bordewijk 1931 : 22)

5 « Les tentatives d’expliquer le fonctionnement et la structure de la bureaucratie néerlandaise à des personnes étrangères se limitent rapidement à ses aspects négatifs : il n’y a pas de concours pour les postes vacants dans la fonction publique ; il n’y a pratiquement pas de recrutement centralisé des hauts fonctionnaires ; il n’y a guère de gestion de carrière, et encore moins de rotation délibérée des fonctionnaires entre les départements ; en bref, il n’y a pas de service administratif centralisé. Il n’y a pratiquement aucune restriction sur les activités politiques des fonctionnaires. La transition entre la politique et l’administration est si fluide dans de nombreux endroits qu’il n’y a pas de séparation claire entre les représentants politiques et les cadres administratifs. »

6 « Il n’existe ni de définition précise ni d’estimation de l’ampleur de la bureaucratie néerlandaise. »

7 « Le terme ‘bureaucratie’ est mal défini […] et il n’existe aucune méthode bien adaptée […] pour quantifier la bureaucratie. […] Nous proposons alors de ne pas inclure ce terme dans le glossaire et de désormais ne plus l’utiliser. »

8 « het verminderen van de bureaucratie in het sociaal domein »

9 « bureaucratische ballast »

10 « Quand tout le monde venait de comprendre qu’un cercle sinistre de brouillard avait entouré Almere comme les remparts d’une ville médiévale, la panique s’installa. Ceux qui le scrutaient pouvaient discerner dans le brouillard une sorte de paysage lunaire à la surface bouillante, d’où s’échappait de temps en temps une lumière jaunâtre et sulfureuse. »

11 « Il était onze heures, le black-out avait duré deux heures. ‘Qu’est-ce que ça veut dire’, demanda Natalie. ‘Que tout se rallume juste comme ça ?’ ‘Ça veut dire qu’il y a d’autres, quelque part,’ dit Leo, ‘des gens qui font encore leur boulot.’ »

12 « Un hôpital doté d’un générateur d’urgence ou, mieux encore, un hôpital où l’électricité a été rétablie depuis bien longtemps parce qu’il a été désigné comme zone prioritaire par un comité de reconstruction. En plus, un hôpital bien approvisionné en nourriture, livrée par des camions faisant l’aller-retour entre des hangars remplis de viande congelée et des boîtes de haricots. Un hôpital avec des téléphones qui fonctionnent […]. »

13 « Comme le conseiller municipal me l’avait demandé, j’ai méticuleusement noté tout ce qu’il y avait à noter. Les événements me dépassaient de plus en plus, ne m’amenant souvent qu’à la rédaction de quelques phrases isolées. […] ‘Le cholera s’est déclaré. Les gens meurent comme des mouches. Il devient de plus en plus difficile d’appliquer correctement la loi sur l’élimination des cadavres. »

14 Le terme « coronaliteratuur » a récemment été inséré au Algemeen letterkundig lexicon, dictionnaire des termes littéraires.

15 « Nous avons été rationnés. Le matin, entre six et onze heures, l’énergie est coupée. Alors la chaleur s’installe lentement dans nos corps, encerclant nos pieds avant de monter jusqu’à ce que nos cheveux soient trempés de sueur et que nos cuisses collent l’une contre l’autre à chaque mouvement. »

16 « Une fois par an on allait en France, avec le mobile en commun. Mes parents avaient un abonnement qui nous permettait qu’une voiture vienne nous chercher, où nous nous asseyions sur des sièges avec la nappe en coton égyptien ou nous nous allongions dans le lit roulant, et puis c’était parti pour la Bourgogne – il était impossible d’aller plus loin que ça, à cause des restrictions sur la distance des transports de personnes introduites cette année-là – pour s’y régaler, pendant une semaine, du fait d’être invisible dans une maison fournie d’une cheminée halogène (ce qu’ils trouvaient eux-mêmes ridicule). Ils pouvaient y faire n’importe quoi. C’est-à-dire : fumer et boire du vin. Ce n’était pas encore interdit, mais c’était cher et on n’en parlait pas avec d’autres. Si l’on faisait attention, avec juste une semaine de vacances par an, cela ne laisserait pas de traces visibles pendant l’examen médical annuel. Ainsi, on ne risquait pas de perdre son assurance maladie. »

17 « Le nouveau système visait à faciliter autant que possible la vie de ceux qui s’étaient bien développés. C’est-à-dire que des contrôles stricts furent mis en place afin que ceux qui représentaient un fardeau social dans n’importe quel domaine puissent se voir refuser toute forme d’aide sociale. »

18 Voir Hibou (2012) et Graeber (2015) pour une élaboration de la financialisation de la bureaucratie comme un des traits cruciaux de la bureaucratie néolibérale.

19 « Le système d’autorisations existe depuis une quinzaine d’années. Au départ, il s’agissait d’un mécanisme assez simple qui ne comportait que deux modes, l’isolement ou la libre circulation, déployé librement par les forces de police et de sécurité pour lutter contre les épidémies et les menaces terroristes. Il s’agit désormais d’un système finement ajusté, avec différents codes de couleur. Le vert signifie que vous pouvez aller où vous voulez. Le jaune, comme aujourd’hui, signifie qu’il vous faut une autorisation pour sortir pendant les heures d’affluence. Si vous vous assurez que vos rendez-vous sont enregistrés dans Konnekt, le réseau social centralisé, les autorisations sont générées automatiquement, mais le système ne peut pas encore détecter et enregistrer correctement les rendez-vous pris à l’oral. »

20 « een digitale tool waarmee EU-landen de registratie van burgers konden gelijktrekken »

21 « alle privédata die het kan verzamelen »

22 « L’autorisation prend effet dans dix minutes. La voix féminine qui résonne doucement dans ses oreilles reste une inconnue. Quelle que soit la qualité de la simulation, pour Hannah et beaucoup d’autres, elle reste une voix appartenant à un appareil. Lorsqu’elle est chez elle, Hannah désactive l’un de ses écouteurs. Avec quelqu’un qui pénètre constamment dans ses deux oreilles, elle a l’impression de ne pas pouvoir être pleinement présente pour sa famille. Elle a modifié les paramètres de ses appareils pour que la voix ne transmette que les informations strictement nécessaires : un rappel de l’heure qu’il est, comme maintenant, et une annonce que les filles ou Menno sont presque à la maison lorsqu’elle veut savoir à quelle heure il faut mettre la table. »

23 « Ils étaient très attachés aux procédures ici, elle le savait – tout le monde le savait. Stokerdam était un sanctuaire en ces temps incertains. Un endroit où l’on prenait des précautions, tout en restant prudent. »

24  « bestaande voorwaarden en Toekomstige Herzieningen »

25 « Depuis l’introduction de la révision 278, tous les habitants de Stokerdam participent à des évaluations professionnelles avec un coach de participation – pour la survie du bien commun et la sécurité collective. »

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gedruckte Quellen

Claudia Zeller, « L’État entre retrait et retour », Deshima, 17 | 2023, 233-253.

Elektronische Referenz

Claudia Zeller, « L’État entre retrait et retour », Deshima [Online], 17 | 2023, online gestellt am 04 décembre 2025, aufgerufen am 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=394

Autor

Claudia Zeller

Université de Vienne – Autriche, université d’Utrecht – Pays-Bas.

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