Au tournant des xviiie et xixe siècles, les atlas consacrés à l’Europe septentrionale, les bulletins des sociétés scientifiques et les traductions des récits de voyage nourrissent l’imaginaire des érudits italiens. L’étude de ces ouvrages spécialisés, clairement dédiés à la Scandinavie, s’accompagne de la lecture des manuels généraux, notamment les entrées de l’Encyclopédie méthodique, les articles des gazettes consacrées à la géographie physique et à l’histoire naturelle. Ces outils ont contribué à faire découvrir et admirer par les lecteurs italiens ce territoire peu connu. Genre littéraire hybride, le traité de géographie peut être conçu comme un recueil de lettres, un récit de voyage ou comme un essai d’histoire politique et culturelle (Pioffet 2011 : 469-488). Dans cette contribution, nous proposons d’analyser les traités de trois auteurs italiens qui ont étudié le Nord et les régions de l’Arctique, notamment Luigi Bossi Visconti (1758-1835), Giuseppe Acerbi (1773-1846) et Francesco Miniscalchi-Erizzo (1811-1875), dont les écrits ont fait l’objet de quelques rares recherches. L’un des traits communs à ces écrivains est qu’ils ne sont jamais étroitement spécialisés : ainsi Luigi Bossi Visconti est un traducteur (Siboni 2010) ; Giuseppe Acerbi est un diplomate, journaliste et voyageur (de Anna 2020, De Caprio 1995, Orlandini Carcreff 2010 : 79-98), tandis que Francesco Miniscalchi-Erizzo est un homme politique, polygraphe orientaliste et géographe qui a participé aux premiers travaux de la Société italienne de géographie (Carranante 2010 : 659-661).
Par conséquent, ils sont de véritables « passeurs de cultures » et des vecteurs de la circulation transnationale des idées, des pratiques et des savoirs. Des historiens, comme Michel Espagne et Christophe Charle, ont souligné depuis quelques années comment un certain nombre de savants ont assuré la circulation des travaux scientifiques (Espagne 1999 : 153-177), notamment les récits de voyages, les encyclopédies, les compilations techniques, les dictionnaires en jouant un rôle important dans le monde de l’édition au xixe siècle (Charle 1992 : 62-75).
Les ouvrages de Bossi, Acerbi et Miniscalchi-Erizzo ont attiré l’attention sur les régions arctiques, souvent négligées dans le panorama des hommes de lettres de la péninsule italienne. L’étude de leurs traités permettra d’identifier spécialement les sources exploitées par ces écrivains et rendra compte de l’émergence d’un intérêt pour la dimension anthropologique et ethnographique au milieu du xixe siècle.
Les idées des Lumières dans la préface de Luigi Bossi à la traduction du Voyage en Norvège et Laponie de Christian Léopold von Buch
Dès que la Lombardie est redevenue autrichienne en 1815, le maréchal Bellegarde a lancé la publication d’une revue, la Biblioteca italiana, dont Giuseppe Acerbi, voyageur et explorateur, a assumé la direction. Acerbi appartient à une famille de la noblesse lombarde installée dans le duché de Mantoue (Tissoni 1980). Le gouverneur Bellegarde a imposé au directeur de la revue des « compilateurs », notamment Vincenzo Monti et Pietro Giordani, deux hommes de lettres ; Scipione Breislak, un naturaliste ; et Luigi Bossi Visconti, un ancien diplomate, à qui on a confié la tâche de traduire de l’anglais et de l’allemand les Voyages en Norvège, Danemark et Russie (de 1788 à 1792) de Andrew Swinton et le Voyage en Norvège et en Laponie (1810) de Christian Léopold von Buch (Siboni 2010 : 265-300).
Issu d’une famille de la noblesse milanaise, Bossi Visconti a été chanoine de la cathédrale de Milan, ensuite il a fait toute sa carrière politique dans l’administration napoléonienne en qualité de préfet des archives et des bibliothèques de la République italienne (1802-1805) et plus tard du Royaume d’Italie (1805-1814). Le grand commis a été franc-maçon, engagé dans tous les bouleversements politiques, il a organisé à partir des premières années du siècle (1802) l’énorme projet de créer une sorte de « musée documentaire » du Royaume d’Italie, dit l’Archivio diplomatico (1802-1814) (Siboni 2010 : 350-354). Après la chute de Napoléon, les Autrichiens lui ont alloué une maigre pension. En 1816, il a entamé une collaboration avec la Biblioteca italiana et il a publié environ vingt-sept volumes, notamment deux guides de la ville de Milan, des almanachs, les Annales de statistiques et l’Introduction à la traduction du Voyage en Norvège et Laponie de Christian Léopold von Buch. Dans sa Préface, Luigi Bossi affirme :
Cet ouvrage est un outil instructif qui a été écrit uniquement pour étudier en profondeur les hommes, les coutumes, le gouvernement, la législation, l’agriculture, le commerce, les relations sociales, bien plus encore que les usines, les modes, les cérémonies et le faste de l’Europe, qui ont très peu d’importance pour le philosophe (Buch 1812 : IX).
Dans son introduction, Luigi Bossi propose une sorte de “philosophie du voyage” ; il énumère trois typologies d’excursion, le voyage amusant (viaggio piacevole), le voyage curieux (viaggio curioso) et le voyage instructif (viaggio dotto), dont il affirme :
La troisième classe est sans doute la plus rare : elle regroupe des voyages qui concernent des régions inconnues. Les voyageurs maîtrisent la philosophie, de lumières, d’érudition, et versés principalement dans les sciences naturelles ; ils présentent la description la plus minutieuse des pays visités, des indications exactes et précises de tous les objets observés, et ils partagent leurs connaissances scientifiques, afin d’améliorer la condition des hommes ; et c’est ce que j’appelle les voyages instructifs (Buch 1812 : X).
Cette typologie du voyage instructif est ancrée dans les enseignements des Lumières : les voyageurs figurent parmi les savants qui maîtrisent l’histoire et les sciences naturelles, notamment la minéralogie, la botanique et la zoologie. Luigi Bossi adopte la même réflexion anthropologique que les journalistes du xviiie siècle et divise les habitants de la Norvège et de la Laponie en deux catégories, les civilisés et les sauvages (Schnakenbourg 2012 : 353-441). Il emprunte ainsi le même schéma que les encyclopédistes, dont il a consulté les entrées consacrées à la Laponie, la Norvège et à la Finlande de la section de « Géographie moderne » de l’Encyclopédie méthodique (1782-1788). Ces descriptifs sur les mœurs des populations sauvages qui habitent les régions arctiques évoquent également les modèles herméneutiques des Lumières. Cette approche anthropologique idéalise le récit sur le stade primitif de l’humanité, qui envisage la présence d’hommes « sans religion, sans loix, sans habitation fixe, plustost en bestes qu’en hommes » (Dictionnaire 1694 : 10148), en Europe et en Amérique (Steuckardt 2018 : 29). Bossi expose aussi la théorie du climat de Montesquieu, qui ouvre au déterminisme géographique ; les classifications de Buffon, qui s’opposent à la taxonomie fixée par Linné ; et le polygénisme virulent de Voltaire et des scientifiques britanniques du xviiie siècle, qui admettent l’existence de plusieurs lignées humaines (Tombal 1993 : 863-864). Dans son Introduction, Luigi Bossi convoque son auditoire et son lecteur idéal, à savoir des hommes de lettres intéressés par les mœurs, les gouvernements, la législation, l’agriculture et le commerce. La relecture du texte de Buch par Luigi Bossi marque une longue lignée qui caractérisera la plupart des traités de géographie physique et humaine concernant l’exploration de l’Arctique.
Les Travels de Giuseppe Acerbi : entre science et folklore
La traduction du Voyage de Buch intègre la série de vingt-sept volumes de la Raccolta di Viaggi, que Giuseppe Acerbi avait commandé aux rédacteurs la Biblioteca italiana (de 1816 à 1834). Cette entreprise refléte également les intérêts littéraires de Giuseppe Acerbi, qui avait publié en anglais en 1802 ses Travels through Sweden, Finland and Lappland to the North Cape, in the years 1798-1799, ensuite traduits en allemand (1803), en français (1804) et en italien (1832) (Battaglini 2003-2004 : 21-28). Vincenzo De Caprio a étudié l’histoire éditoriale de l’œuvre, ses particularités et, surtout, il a identifié toutes les étapes du voyage de Giuseppe Acerbi, en repérant les manuscrits conservés à la Biblioteca Teresiana de Mantoue (De Caprio 1996, De Caprio & Gualtierotti 2003). Vers la fin du siècle, Giuseppe Acerbi a fait le Grand Tour de la Scandinavie. Son voyage d’exploration commence de Kemi en Finlande jusqu’à cap Nord, le long de la route qui marque actuellement la frontière entre la Suède et la Finlande. Il atteint Oulu, dans le golfe de Botnie, au nord de la Finlande, avec un ami italien, Bernardo Bellotti, et y rejoint des scientifiques suédois, notamment le botaniste Anders Fredrik Skjoldebrand et le météorologue Johan Julin.
Ces réseaux ont permis à Giuseppe Acerbi d’accéder aux grandes bibliothèques de la capitale suédoise, de fréquenter la bibliothèque royale et spécifiquement les collections scientifiques de l’université Carolina de Uppsala. Son parcours d’étude en Italie et ses recherches mises en œuvre en Suède lui ont permis d’envisager une philosophie humaniste et rationaliste, ancrée sur l’idée de progrès et de civilisation. Cette perspective anthropologique reflète les trajectoires thématiques développées dans son ouvrage, notamment le paysage, le folklore et la tradition musicale. Dans cet horizon à mi-chemin entre philosophie des Lumières et pensée romantique, l’homme demeure dans un espace ordonné, c’est-à-dire l’environnement qu’il habite et domine par les biais de la science et la technique ; de même, l’homme est séduit par l’irrationnel, la pensée symbolique et ses croyances.
Nous retrouvons cette double perspective dans la notion de paysage, qui est convoquée de façon privilégiée lorsqu’Acerbi propose sa perspective anthropologique. Il se représente l’espace à deux dimensions, urbaine et rurale. Les deux sont ordonnées par l’action humaine, qui les organise et les gère rationnellement. Dans les chapitres consacrés aux descriptions des villes, Acerbi s’adresse principalement aux lecteurs intéressés par l’architecture et l’urbanisme : Stockholm, la capitale, est présenté comme l’une des meilleures villes habitées par l’homme moderne : des espaces spécifiques sont consacrés à la récréation, aux loisirs, aux commerces, aux activités productives (Acerbi 1832 : 37-48). Les campagnes autour de la ville sont riches en canaux, des bateaux traversent les fleuves ; les jardins des hôtels particuliers de la noblesse abritent des poiriers, des pêchers et des vignobles, des statues ornent ces jardins et les parcs de la résidence des rois de Suède (Acerbi 1832 :10-20).
Cependant, l’élément irrationnel joue un rôle important dans cette démarche descriptive, car Acerbi relève les superstitions et les croyances qui règnent dans la société scandinave : aux espaces civilisés des villes et campagnes bien ordonnées de Suède et Finlande, s’opposent les paysages pauvres de la Laponie. De plus, le troisième volume des Travels est consacré entièrement à l’histoire, à la géographie de la Laponie et la description des Lapons. Dans une perspective qui rappelle la théorie du climat de Montesquieu, Acerbi apparente le paysage à l’esprit rustre de ses habitants. Les dix-sept sections du troisième volume sont riches d’observations sur les Lapons, leurs mœurs, leur vie sociale, qu’Acerbi a notés à partir de l’étude du Lexicon Lapponicum Bipartitum (1768-1781) de Knud Leem (1697-1774), missionnaire, prêtre luthérien et recteur du Seminarium Laponicum de Throndeim :
Ainsi, pour donner quelque autorité à mon expérience, et acquérir moi-même des connaissances certaines sur les mœurs et les usages des Lapons, je cherchais à me procurer des secours dans les ouvrages imprimés ou manuscrits, lorsqu’à Drontheim, capitale de la province la plus septentrionale de la Norvège, je tombai sur un ouvrage peu connu dans les autres parties de l’Europe. Cet ouvrage traite particulièrement des Lapons habitans de Finmark, et sujets de la couronne de Suède. Ce manuscrit fut publié en danois par Canute Leems, missionnaire pendant dix ans parmi les Lapons. (Acerbi 1804, III : 5).
Acerbi reprend le discours développé par Knud Leem, véritable passeur de culture, qui a décrit, en danois et en latin, la vie et les mœurs de la population sámi contemporaine, notamment leur langue, leurs vêtements, leur nourriture et leurs habitudes alimentaires, les pratiques de la chasse et de la pêche, le chamanisme et les croyances populaires (Leem, Jessem, Gunnerus 1767). De fait, Acerbi partage l’avis de Knud Leem qui considère les Lapons comme les derniers descendants des Scythes, à savoir des nomades d’Asie dépréciés par les philosophes du xviiie siècle et destinés, par leur histoire, à demeurer aux frontières du monde moderne :
L’évêque a supposé que les Lapons fussent probablement les premiers aventuriers qui vinrent de la Scythie, chassés des parties méridionales de la Scandinavie, dans ces affreux déserts, par des hordes qui se sont succédées les unes aux autres, et qui parcoururent toutes les contrées de l’ouest et du midi, en cherchant à s’établir. Non seulement leurs mœurs et leurs usages conservent des traces profondes de leur origine scythe ; mais encore, ces affreuses régions, situées vers l’océan glacial, depuis le Kamtschatka, sont de même habitées par une race d’hommes semblables en tout aux Lapons, et qui, comme eux, peuvent avoir été forcés à porter leur liberté dans ces sauvages retraites, longtemps avant que les annales des temps les eussent inscrits au temple de mémoire (Acerbi 1804, III : 15).
Parallèlement, dans l’exposé que fait Acerbi sur la religion, il indique les divinités adorées par les anciens Lapons avant l’introduction du christianisme, le genre de sacrifices que plusieurs d’entre eux leur offraient. Les remarques sur les superstitions, déjà traitées par les précédents voyageurs, fournissent à Acerbi quelques notions sur l’art, la magie, les gestes rituels et les joigen des Lapons, c’est-à-dire leurs chansons. Même si Acerbi partage l’avis des philosophes et des voyageurs français du xviiie siècle qui ont considéré les Lapons comme des sauvages – à savoir des gens aux marges de la civilisation européenne (Schnakenbourg 2012 : 353-441) –, la poésie et la musique représentent également les éléments symboliques capables d’élever l’esprit de l’homme (Acerbi 1804 : 10). Disciple de Rameau, Acerbi considère la musique comme un art formel qui reproduit l’ordre du cosmos, c’est-à-dire une création élégante qui fait appel à l’intellect. En outre, la musique est un art capable à la fois de susciter des passions impétueuses ou de les radoucir, de reproduire l’équilibre de l’univers ou de susciter des sentiments.
Cependant, Acerbi ne se passionne pas pour la musique des Lapons, qu’il juge incompétents. De fait, à son avis, leur chant ressemblait plus à des cris qu’à de la musique. En Laponie, les joik sont des chants liés aux pratiques chamaniques, sur lesquelles Acerbi n’insiste pas ; mais, il a produit des recueils de chants folkloriques finlandais, qui sont recueillis plutôt dans le Sud du pays et anticipent la publication du Kanteletar (1840). Il retranscrit des contes oraux, déclamés par des poètes, en outre il a accompagné ses descriptions d’une série de dessins. Pendant son séjour à Oulu, en Finlande, du 11 avril au 11 juin 1799, il a également composé trois quatuors à cordes et clarinette, qu’il jouait lors de soirées musicales organisées avec ses compagnons de voyage. La production musicale d’Acerbi pendant son séjour dans les pays scandinaves est variée et abondante. De plus, son intérêt pour la musique l’a amené à fréquenter les réseaux de l’Académie royale de musique de Stockholm. Ses écrits ont favorablement impressionné les académiciens, qui ont décidé de lui attribuer un diplôme le 16 novembre 1799 (Acerbi 1832 : 108).
Comme De Caprio l’a remarqué récemment, les Travels témoignent de nombreux transferts d’images, de codes symboliques et littéraires d’une culture à une autre (De Caprio 2018 : 188). De fait, Acerbi a été un véritable « médiateur culturel » (De Caprio 2018 : 190). Conçus pour le grand public, ses récits de voyage et ses traités de géographie sont apparentés aux grandes narrations scientifiques des botanistes britanniques, allemands, danois et russes. De plus, les explorations menées par les Britanniques et les Danois dans le Groenland occidental ont élargi la frontière du Septentrion (Salvadori 2021 : 117-145) : d’abord conçue comme une région européenne limitée par l’Islande, le Groenland, la Laponie, le Grand Nord devient l’Arctique, c’est-à-dire une grande région entourant le pôle Nord, à la croisée de différents intérêts géopolitiques et commerciaux.
Francesco Miniscalchi-Erizzo et l’ethnographie pour le grand public
Les explorations britanniques, danoises et russes des années vingt et trente du siècle attirent l’attention des érudits italiens. Parmi ce public hétérogène de savants, érudits locaux et journalistes figure Francesco Miniscalchi-Erizzo qui analyse les entreprises en cours dans Le Scoperte Artiche (1855), à savoir un traité consacré à l’histoire des explorations des régions scandinaves, russes et canadiennes. Pour la première fois, un savant italien consacre son attention à l’Arctique, conçu comme un espace physique et anthropique à la croisée des différentes aires naturelles, linguistiques et culturelles. Dans l’imaginaire des érudits, les régions arctiques ne sont plus des lieux habités par des peuples sauvages et mystérieux qui pratiquent la magie et des rites païens, mais un centre d’intérêt économique, dont la science peut mesurer la démographie et la production de matières premières.
Le territoire devient également un objet mesurable, que les cartes géographiques peuvent représenter fidèlement, de façon concise et efficace ; ainsi, la cartographie historique offre à Miniscalchi-Erizzo des outils pour progresser dans la connaissance du territoire. De fait, le texte est accompagné de quatre cartes géographiques du Grand Nord, notamment une lithographie des voyages de Niccolò et Antonio Zenti (1380) ; une carte d’Andrea Bianco (1436) et deux grandes cartes du cercle polaire arctique gravées à Venise, sur la base de celles réalisées par Livingstone (Miniscalchi 1855 : 90-106 ; Miniscalchi 1874). De cette manière, Miniscalchi retrace également l’histoire de la représentation de l’Arctique, évoquant la quête de Thulé et le passé mythique de ces régions.
Dans les premiers chapitres entièrement consacrés à la géographie physique et à la paléontologie des terres arctiques, l’auteur offre à son lecteur un tableau minutieux du système hydrographique, accompagné d’une description géologique des îles norvégiennes et russes ainsi que des anciens habitants des régions arctiques de l’Amérique du Nord (Miniscalchi 1855 : 200-220). À ce propos, Miniscalchi-Erizzo relate à ses lecteurs les premières classifications d’ossements fossiles retrouvés dans les sites archéologiques de ces régions. Selon Miniscalchi-Erizzo, décrire l’action de l’homme dans l’Arctique implique d’établir les événements qui ont jalonné l’histoire des explorations et du commerce dans ces régions marginales. De fait, Miniscalchi a retracé les routes commerciales des compagnies maritimes russes et britanniques, notamment la Compagnie de Moscovie et la Compagnie de la Baie d’Hudson (Miniscalchi 1855 : 225-232). Afin de consacrer la première partie du traité à la description des voyages vers l’Arctique qui ont eu lieu de la Renaissance à l’époque des Lumières, Miniscalcalchi a pu analyser le traité d’histoire de Thomas Rundall, Narratives of Voyages Towards the North-West 1496 to 1631 (1848). Ensuite, il a consulté les Journaux de Petrovich von Wrangel, voyageur russe qui a organisé quatre expéditions en Sibérie, décrites dans la Narration d’une expédition dans la mer polaire dans les années 1820, 1821, 1822, 1823. Pour instruire son public, qui notamment s’inscrit dans la petite bourgeoisie urbaine, Miniscalchi cite aussi bien les grands récits géographiques des Lumières, que les connaissances scientifiques développées dans Cosmos, l’ouvrage d’Alexander von Humboldt, publié entre 1845 et 1847, dont Miniscalchi calque le format accessible aux lecteurs non spécialistes. De plus, Miniscalchi relate les nombreuses expéditions des années vingt, dont celles de Franklin, qui avaient également un mandat scientifique. Bien que la recherche du passage du Nord-Ouest fût à l’origine de ces explorations, l’auteur remarque comment le géomagnétisme, la météorologie et la zoologie ont bénéficié de ces grandes entreprises.
Miniscalchi examine les communiqués officiels de la Chambre des Communes, de la Royal Society et les rapports des officiers de la Marine qui s’intéressaient eux-mêmes à l’aspect scientifique de ces explorations (Miniscalchi 1875 : 340-351). De fait, Miniscalchi-Erizzo consulte les rapports des journalistes britanniques et les extraits des bulletins scientifiques de l’Académie des Sciences, que Mary Sommerville, lui envoyait régulièrement avec sa correspondance. Il compare ces sources en relevant les divergences, qu’il explique à son lecteur, dans le but de proposer un essai aussi bien aux scientifiques qu’au public de lecteurs non spécialistes (Miniscalchi 1875 : 330-340).
Avant de conclure son traité, Miniscalchi Erizzo consacre un chapitre à l’ethnologie. Dans cette partie, l’auteur propose une véritable étude « anthropologique » des populations qui habitent la grande région de l’Arctique. Prenant une perspective positiviste, Miniscalchi affirme que le « discours sur la nature physique » introduit le « discours sur la nature de l’homme » et accompagne le « discours sur la nature des peuples » (ethnologie), qui cherche à établir les lignées d’évolution des sociétés dans une approche comparative (Miniscalchi-Erizzo 1855 : 621-642). Ainsi, évoquer la vie de l’homme en société permet à Miniscalchi-Erizzo d’attirer l’attention sur l’histoire des langues parlées dans les régions arctiques :
Cette méthode rationnelle, si différente des rêves et des étymologies puériles qui rendaient ridicules les étymologistes du siècle dernier, a fait de la glottologie une science positive, offrant chaque jour de nouvelles découvertes. En effet, cette science n’essaye pas d’étudier l’histoire des langues, mais plutôt les affinités entre les tribus humaines (Miniscalchi 1855 : 625).
Miniscalchi-Erizzo s’annonce comme le digne héritier de la « science positive » contemporaine recourant à une « méthode rationnelle » fondée sur l’observation. De même, il rejette les « rêves » des anciens étymologistes du xviiie siècle, notamment Knud Leem et les missionnaires qui avaient rédigé les premiers dictionnaires des « langues aux marges » de la civilisation occidentale. Dans cette perspective, Miniscalchi-Erizzo relève les caractéristiques cognitives et comportementales propres à l’être humain, notamment la sociabilité, les stratégies de communication et de transmission des idées. Dans cette disposition d’esprit, Miniscalchi-Erizzo remarque d’abord « l’unité de l›espèce humaine » (l’unità della specie umana) ; ensuite, il propose une classification approfondie et détaillée des familles des langues et des typologies linguistiques observées dans les régions de l’Arctique. Le géographe essaie également de cerner les caractéristiques communes, de nature typologique et lexicale, des diverses langues eskimo-aléoutes parlées dans les régions arctiques de la Sibérie orientale, du Détroit de Béring, du Canada et du Groenland. D’autre part, il révèle que les langues altaïques diffusées dans les régions asiatiques de l’Empire russe, les langues tartares et finno-ougriennes sont nettement différentes de la famille eskimo-aléoute (Miniscalchi-Erizzo 1855 : 627-630). Dans ses observations sur les familles de langues, il analyse plus en détail les thèses publiées récemment dans la Grammaire de la langue groenlandaise avec les dialectes du Labrador (1851) de Samuel Kleinschmidt qui avaient soulevé les critiques de la part des anciens partisans de l’origine iranienne de tous les peuples de l’Arctique, considérés comme une ethnie politiquement insignifiante et culturellement défavorisée.
Dans ce chapitre, Miniscalchi Erizzo se démarque également du polygénisme philosophique, lorsqu’il affirme que « les êtres humains étaient d’un seul sang car l’homme a été créé cosmopolite » (Miniscalchi-Erizzo 1855 : 622). De fait, la lecture de The Natural History of Man (1843) de James Prichard, médecin de Bristol et ethnologue partisan du monogénisme, a influencé l’herméneutique de Miniscalchi-Erizzo (Joron 1980 : 123-124). Comme Prichard, Miniscalchi-Erizzo s’oppose à l’opinion alors défendue par quelques-uns depuis l’époque des Lumières, selon laquelle les Lapons, les Tartares, les habitants des régions de l’Arctique étaient des peuples marginaux éloignés de la civilisation et que les Celtes constituaient un ensemble absolument distinct du reste de l’humanité (Schnakenbourg 2012 : 357-358). En résistant à l’esprit du temps, le géographe italien rejette aussi bien la théorie du climat de Montesquieu, qui avait influencé Luigi Bossi et Giuseppe Acerbi, que le déterminisme propre à l’anthropologie raciste du xixe siècle ; enfin, il se rapproche du christianisme évangélique diffusé par les églises libres du Royaume Uni.
Conclusion
En conclusion, même si Bossi, Acerbi et Miniscalchi sont toujours apparentés pour avoir traité des peuples de l’Arctique, ils ont proposé des horizons herméneutiques différents sur le Grand Nord. La Préface de Luigi Bossi et les Travels de Giuseppe Acerbi décrivent la puissance évocatrice de cette région ; en revanche, l’attention des compilateurs et des géographes des années cinquante du xixe siècle se porte notamment sur l’exploitation des données anthropologiques, dans le but de mettre en valeur les dynamiques culturelles qui président à la communication. Dans son traité, Miniscalchi-Erizzo formule une méthode apte à étudier les processus de formation de l’identité sociale, dont l’appartenance à un groupe et à des croyances culturelles, et développe une démarche scientifique afin d’examiner la société. En outre, le monogénisme de Prichard et Miniscalchi-Erizzo avait commencé à remettre en question les anciennes théories racistes, qui ne seraient réfutées qu’une décennie plus tard par l’hypothèse évolutionniste de Darwin.
Appréhender l’histoire d’un territoire et y connaître ses dynamiques sociales, c’est aussi maîtriser la nomenclature qui permet d’accéder à cette connaissance. Pour cette raison, Miniscalchi publie également le Vocabulaire technique. Cet usuel intégrant son ouvrage deviendra un outil consulté aussi bien par les géographes et les compilateurs que par les marins et les alpinistes jusqu’à la fin du xixe siècle. Dans les usuels diffusés en Italie, les sommets des Alpes évoquaient les immenses espaces du Grand Nord. Les descriptions des glaciers alpins ont nourri l’imaginaire de scientifiques et de jeunes alpinistes, notamment celui de Louis de Savoie, duc des Abruzzes, qui a entrepris une mission d’exploration au pôle Nord en 1899, juste un siècle après le grand voyage de Giuseppe Acerbi.
