L’île suédoise, la télévision allemande et l’heure du crime

  • The Swedish island, the German television and the time of crime

p. 79-89

Abstracts

Connue avant tout dans sa version allemande, Der Kommissar und das Meer est une série policière germano-suédoise, principalement produite par la ZDF, la deuxième chaîne publique allemande. Les protagonistes de la série sont inspirés des romans de Mari Jungstedt ; quant à l’action, elle se déroule à Gotland, qui est la plus grande des îles suédoises. La série a été conçue pour être disponible à la fois en allemand et en suédois. Cependant, dans la version allemande, le héros a nom Robert Anders, commissaire de nationalité allemande, qui devient Robert Andersson dans la version suédoise, où toute référence à l’Allemagne est effacée. Dans les romans de Mari Jungstedt, ce même commissaire est Anders Knutas, citoyen suédois. Dans cette étude, on essaiera de comprendre quels mécanismes télévisuels ont entraîné ces divergences.

Der Kommissar und das Meer is a German-Swedish crime series, mainly produced by ZDF, Germany's second largest public broadcaster. The protagonists of the series are based on the novels by Mari Jungstedt and the action takes place on Gotland, the largest of the Swedish islands. The series was designed to be available in both German and Swedish. However, in the German version, the hero is Robert Anders, a German commissioner, who becomes Robert Andersson in the Swedish version, where all references to Germany are deleted. In Mari Jungstedt's novels, the same commissioner is Anders Knutas, a Swedish citizen. In this study, we will try to understand what television mechanisms have led to these differences.

Text

C’est tout à fait par hasard que j’ai découvert la série Der Kommissar und das Meer, littéralement Le Commissaire et la mer1. Tentant d’échapper à la double emprise de Netflix et de la télévision, il m’arrive de chercher la perle rare sur le Net2. Youtube ou les médiathèques bien achalandées des chaînes de télévision allemandes regorgent de propositions. C’est justement en opérant un crochet par ZDF, la deuxième chaîne, que j’ai échoué sur le rivage de l’île de Gotland, lost in translation en pleine Baltique, quelque part entre allemand et suédois. Car c’est à Visby, chef-lieu de l’île, qu’officie le commissaire Robert Anders. Je ne savais pas encore que je regarderais les vingt-neuf épisodes de 98 minutes qui retracent ses enquêtes, toutes inspirées des romans de Mari Jungstedt.

Der Kommissar und das Meer est une série que l’on qualifierait volontiers de placide. On lui reproche régulièrement son manque de rythme. L’impression est cependant trompeuse. Déjà, Der Kommisar und das Meer est au polar européen ce qu’était la tour de Babel au lendemain de son écroulement : un capharnaüm linguistique, en plus gemütlich [agréable] tout de même. Ensuite, à Gotland, comme partout en Suède, il semble qu’on tue à la chaîne pour faire plaisir aux auteurs et auteures de polar. Enfin, les meurtres recouvrent un éventail particulièrement sordide. Il est vrai que c’est toute la Scandinavie qui paraît infréquentable depuis quelques décennies. Afin de s’en convaincre, il suffit de lire les piles de romans qui construisent cet univers du crime. Pour se limiter au seul territoire suédois, qu’on ouvre par exemple ceux de Maj Sjöwall et Per Wahlöö, de Henning Mankell ou encore de (Björn) Larsson, (Stieg) Larsson et (Åsa) Larsson ou de (Anna) Jansson et (Susanne) Jansson. Néanmoins, on ne perd jamais son flegme, surtout dans les îles, où l’on évite à bon escient de faire des vagues.

Revenons à Babel. Il est une question cruciale ; elle porte sur une métamorphose : pourquoi et comment le commissaire Anders Knutas, Gotlandais de naissance, conçu en 2003 par la romancière stockholmoise Mari Jungstedt, a-t-il pu se transformer en commissaire Robert Anders dans la série télévisée allemande et en Robert Andersson, dans la version suédoise de cette même série ?

Répondre à cette question appelle un préalable cartographique qui permet de mieux comprendre le paysage mental du polar scandinave. Il ne s’agira pas d’interroger la fidélité des transpositions. À ce sujet, Henning Mankell, à qui on demandait son avis sur l’adaptation télévisée du Guerrier solitaire [Villospår], avait sagement répondu : « Adapter un roman sous forme de film ne fonctionne qu’à la condition qu’un concept autonome émerge. Une transposition 1:1 n’est généralement pas possible » (Müller 2022). Effectivement, comme nous l’a déjà expliqué Borges, l’échelle 1:1 est un leurre. La carte qui nous intéresse recense plutôt les pratiques de la télévision allemande, et notamment des chaînes ARD et ZDF, l’une et l’autre grandes pourvoyeuses de Krimis, les polars du jeudi ou du samedi soir. L’itinéraire qui expédie Anders Knutas, ou le télétransporte, au sens littéral du terme, en Allemagne avant de le renvoyer à Gotland sous les traits de Robert Anders/Robert Andersson est moins sinueux qu’il n’y paraît. Il s’explique par des logiques commerciales. ARD et ZDF sont très actives dans le domaine des coproductions avec la Suède. Ainsi ZDF, productrice principale de Der Kommissar und das Meer, a-t-elle cofinancé Beck (tiré des romans de Sjöwall-Wahlöö) et la série des Wallander dont le rôle-titre est interprété par Rolf Lassgård. Il est donc concevable qu’à un moment donné la chaîne allemande ait décidé de lancer son propre polar suédois. On signalera juste que la chaîne suédoise TV4 a coproduit Der Kommissar und das Meer, qui, dans la langue du pays, devient Kommissarien och havet.

Ceci dit, l’initiative de ZDF est exceptionnelle. Si l’on se déplace de ce côté-ci du Rhin, on s’aperçoit qu’au mieux les chaînes françaises coproduisent, quand bien même certaines opérations innovantes se dessinent. Le cas le plus éclatant est celui de Jour polaire (Midnattsol, en suédois). En 2015, cette série a été coproduite par SVT1, la première chaîne publique suédoise, et par Canal+. En l’occurrence, et une fois n’est pas coutume, le scénario était original. On y assiste à une enquête conduite conjointement par un procureur suédois (Gustav Hammarsten), expert de culture sami, et une lieutenante de la police française (Leïla Bekhti), à Kiruna, dans le Norrland. À ma connaissance, la seule alternative « suédoise » à Der Kommissar und das Meer est la déclinaison britannique de Wallander, où le héros éponyme est incarné par le célèbre acteur shakespearien Kenneth Brannagh, encore que, si celui-ci est britannique, son personnage reste suédois – ce qui cesse d’être le cas dans la série qui nous intéresse ici.

La seconde raison pour laquelle l’incursion suédoise de ZDF est moins étonnante qu’il n’y paraît réside dans une habitude de la télévision allemande : emprunter des commissaires à autrui. Je me contente de citer deux exemples, dont le premier a contribué à lancer les suivants : j’ai nommé l’incontournable commissaire Brunetti, né en 1992 sous la plume de l’auteure étasunienne Donna Leon. On sait que les canaux de Venise et sa lagune sont les terrains de jeu de Brunetti. On sait que les clichés italiens abondent. On sait peut-être moins qu’ARD s’empara du personnage, voire de sa créatrice, pour lancer en 2000 la série Donna Leon. Les deux premiers épisodes étaient intitulés Donna Leon – Vendetta et Donna Leon – Venezianische Scharade ; le dernier des vingt-six épisodes, Donna Leon – Stille Wasser, a été diffusé en 2019. Il va sans dire que Brunetti n’est pas plus vénitien que Donna Leon ou les réalisateurs de la série3. Les épisodes à peine évoqués illustrent le degré de stéréotypie que la série atteint. J’avoue vite me lasser face au spectacle des plats de pâtes défilant à l’écran, des vendettas et autres charades vénitiennes et, bien entendu, des personnages d’Italiens et Italiennes censés être plus vrais que nature, mais qui finissent par l’être trop pour être authentiques. La série a connu un succès international, car après tout le cliché est la chose au monde la mieux partagée. Surgirent alors, dans la seconde moitié des années 2010, des espèces d’Euro-Krimis, c’est-à-dire des enquêtes délocalisées sous l’égide d’ARD dans des villes disséminées entre Israël et l’Islande. Chacune de ces enquêtes est menée par des commissaires ou des procureurs autochtones interprétés par des acteurs allemands qui sont épaulés, dans les seconds rôles, par des locaux. Der Lissabon-Krimi a été tourné à Lisbonne entre 2018 et 2020. Son héros, l’avocat Eduardo Silva, est incarné par Jürgen Tarrach. Dans Der Island-Krimi (2016), il était revenu à Franka Potente, une actrice allemande connue, de jouer le rôle de Solveig Karlsdottir. D’autres variantes de ce produit télévisuel existent, convoquant Bolzano, Tel Aviv, Zürich, la Croatie, Barcelone, Amsterdam, Prague et l’Irlande. Les clichés abondent et, comme pour les Brunetti, alimentent une vision touristique. Des commentateurs sont allés jusqu’à regretter que, dans les Lissabon-Krimis, la quiétude lisboète soit perturbée par des meurtres. Peu s’en est fallu qu’on ne déplore qu’il s’agisse d’une série policière et non d’un documentaire !

On ajoutera que ces embryons de séries allemandes télétransportées un peu partout en Europe sont les progénitures cosmopolites de la mère de toutes les séries allemandes : Tatort, soit Sur le Lieu du crime. Je résisterai à l’envie de m’étendre sur cette série à tout point de vue exceptionnelle, car il faudrait des heures pour en parler. Un demi-siècle d’histoire de la télévision et de la société allemandes ne se résume pas en dix minutes ! Sachez simplement que les 1 200 épisodes de Tatort, série lancée en 1970 par ARD, avec l’appui des télévisions régionales, se sont déroulés sans solution de continuité dans les commissariats de dix-huit villes allemandes, ainsi qu’à Vienne et Zürich, recourant à chaque fois à plusieurs générations de commissaires. Tatort se caractérise par la multiplication des lieux du crime, des enquêteurs et enquêteuses et des descriptions des réalités locales, mais tous les épisodes sont rassemblés sous un générique commun, mythique, inchangé depuis le début. Ce format a indéniablement inspiré les Euro-Krimis et Der Kommissar und das Meer.

Toutefois, si Lisbonne est une ville d’une beauté incomparable, elle présente un défaut majeur : elle n’est pas suédoise. Or, comme le fait judicieusement remarquer un critique : « De toute façon, à l’heure actuelle, les Krimis, comme le mobilier de la maison, doivent venir de Suède » (Zand 2007). Cette affirmation remonte à quinze ans ; elle ne s’est toujours pas démentie.

Les romans de Mari Jungstedt renverraient-ils à l’Allemagne ? Personnellement, je ne crois pas. Quand Anders Knutas quitte son île chérie, il se limite à gagner Stockholm pour des raisons professionnelles. L’auteure est catégorique : « Knutas aimait son île plus que tout. Son cœur lui appartenait. Ses racines y étaient profondément ancrées ; sa famille y avait toujours vécu, aussi loin qu’il en connaissait la généalogie » (Jungstedt 2013 : 210). Pour Jungstedt, l’Allemagne est tout sauf un passage obligé. La situation est-elle si dissemblable dans la série ? En fait, la germanisation du protagoniste paraît surtout relever d’un opportunisme mercatique. Il s’agissait de proposer aux spectateurs allemands un acteur de télévision relativement connu (Walter Sittler) afin de mieux les familiariser avec Gotland. Il n’en demeure pas moins que le contraste entre les romans et la série existe. Je vais me borner à citer trois exemples.

Primo, Jungstedt mise sur le prestige de Gotland. L’île est la très ancienne « terre des Gutes », eux-mêmes apparentés aux Goths. À l’instar de ses paysages insulaires, la culture de Gotland fascine les touristes venus de la terre ferme et du pourtour de la Baltique. Les murs d’enceinte de Visby font l’objet de maintes descriptions enthousiastes. Ce patrimoine est omniprésent dans les romans. De Gotland, on accède au demeurant à Fårö, que tout adepte du cinéma bergmanien connaît : des films comme Persona et Une Passion furent tournés dans les alentours de la résidence du cinéaste. Sans jamais citer nommément Bergman, la série se permet quelques excursions dans son île fétiche.

En revanche, les spécificités de Gotland n’attirent guère l’attention des concepteurs de la série. L’île sert d’arrière-plan séduisant. Elle est un réservoir de personnages, de maisons isolées et de scènes de crimes. Lorsqu’on sait que Visby compte 22 000 habitants et l’île 58 0004, on se dit, une fois de plus, que le taux de mortalité y est effrayant. Jungstedt est consciente de ce hiatus. Comme le constate le narrateur de Celui qu’on ne voit pas, se coulant dans les pensées de Knutas : « Jusqu’ici Gotland n’avait pas connu beaucoup d’affaires de meurtre. Depuis 1950, vingt avaient été commis sur l’île, dont dix dans les années quatre-vingt-dix. Cette hausse le préoccupait » (Jungstedt 2006 : 96). Et ce n’était qu’un début ! Précisons que seuls deux de ces homicides n’ont jamais été résolus, dont l’un perpétré alors que le commissaire était déjà le chef de la police criminelle de l’île. Quant au lecteur, comme le spectateur de la série, il se dit que les crimes auront beau se multiplier, il n’y aura pas de nouveaux cold cases. Tel un Janus à trois faces – qui peut le plus, peut le moins ! – Knutas-Anders-Andersson veille au grain. Heureusement tout de même qu’un fossé sépare la fiction de la réalité, sans quoi le collègue stockholmois Kihlgård aurait bien raison de s’exclamer : « Oh oui, bon sang, avec tout ce qui se passe chez vous, c’est carrément le far west5 ! » (Jungstedt 2013 : 219).

Secundo, et sans surprise, les schémas actantiels divergent entre les romans et Der Kommissar und das Meer. Chez Jungstedt, les personnages principaux se répartissent entre la police locale et la presse. Bien entendu, il arrive que les intersections soient conflictuelles. Anders Knutas chapeaute une équipe composée de quatre policiers. Il est marié à la discrète Line, une sage-femme, d’origine danoise, « la femme la plus merveilleuse qu’il eût jamais rencontrée » (Jungstedt 2006 : 57). Tandis que Johan Berg mène l’enquête pour le compte d’un journal stockholmois et, à Gotland, s’éprend d’Emma Winarve, une institutrice divorcée, avec qui il aura une fille, Elin. Cet équilibre ne sera jamais brisé, bien qu’il soit menacé. Comme on sait, l’une des particularités du polar nordique est de ménager de la place aux microcosmes professionnels et familiaux (Sjöwall-Wahlöö docent) et, par conséquent, à de mini-crises.

Dans la série, ce schéma est chamboulé. Lors des premiers épisodes Johan Berg est présent, mais son nom ne tarde pas à disparaître du générique. La rivalité entre la police et la presse cesse de constituer un ressort de l’action. Intervient alors une redistribution des rôles autour de Robert Anders. Faisons court : Anders est toujours marié à Line, qui est toujours sage-femme ; ils ont toujours deux enfants, mais, au bout de quelques épisodes Line décide, sans autre explication, de se rendre en Tanzanie dans le cadre d’une mission humanitaire. On ne la reverra plus, si ce n’est sous forme de cadavre retrouvé sur la plage dans le dernier épisode de la série, programmé sur ARD le 18 décembre 2021. Au début de la série, Emma Winarve avait quitté Olle, son premier mari, qui la maltraitait, et trouvé refuge dans la maison de Line et d’Anders. Après le départ de Line, Emma, débarrassée de Johan Berg, s’était inexorablement rapprochée de Robert. Ils déclareront leur flamme et auront une fille, Enya6. Les aventures sentimentalo-familiales d’Anders, qui sous les traits de Walter Sittler, est à Casanova ce que Bergman serait au western, rempliront une partie de la série.

De ce point de vue, les divergences entre les romans et la série sont importantes. Elles produiront un impact dont il n’est pas sûr que les auteurs du script, auquel Mari Jungstedt a participé, aient mesuré tous les effets. Comme la série avance à coups de deux épisodes par an (vingt-neuf livraisons en quinze ans), le rythme des affects se dilate au-delà du vraisemblable. De plus, les jeunes acteurs grandissent bien plus vite que les personnages qu’ils incarnent, alors que Walter Sittler grisonne. Le décalage est manifeste à l’œil nu. Il n’a pas manqué de provoquer l’hilarité de certains commentateurs oubliant le subtil distinguo genettien entre histoire et récit.

Tercio, si l’équipe de Knutas est composée de personnages autochtones, parfois rejoints par un collègue stockholmois, il n’en va pas tout à fait de même dans la série. Pas tout à fait, disais-je, car si les personnages sont conformes au canevas de Jungstedt, ce sont les acteurs qui apportent une touche d’exotisme nordique. En effet, alors qu’Anders est explicitement allemand, son adjoint Wittberg, suédois dans les romans et dans la série, est incarné par un autre acteur allemand, Andy Gatjen. Quant à Karin Jakobsson, l’assistante de Knutas/Anders, elle est interprétée par une actrice islandaise, Sólveig Arnarsdóttir. Assez connue, celle-ci acceptera de nouveaux engagements et, au terme du douzième épisode, précipitera la mutation de Karin à Stockholm et, par là même, son escamotage7. Line est, elle, danoise sur le papier8 comme sur le celluloïd. C’est à Paprika Steen, une des égéries du collectif danois Dogme95 cher à Lars von Trier et à Thomas Vinterberg, qu’il incombe de jouer le rôle. En somme, entre Suède, Danemark et Islande, plus quelques seconds rôles norvégiens, on n’a pas oublié le public scandinave. Seule Ewa Svensson, médecin légiste de l’équipe, est jouée par une actrice suédoise. Ce personnage féminin a été créé pour les besoins de la série. Il a été attribué à l’une des icônes de l’île de Gotland, Inger Nilsson, alias Pippi Långstrump, alias Fifi Brindacier. Les publics nordique et germanique guettaient son retour à l’écran depuis de longues décennies9. Pour la petite histoire, précisons que l’un des épisodes de la série propose une escapade à la Villa Villekulla (épisode 8, min 48), le fief de Fifi Brindacier et de ses acolytes, qui est aujourd’hui un parc d’attractions situé à quelques kilomètres au sud de Visby. Les autres rôles, dont ceux des criminels, étaient réservés à des comédiens et comédiennes suédoises de premier plan, car il ne s’agissait pas de perdre de vue le public maison10.

Que d’efforts, me direz-vous, pour en arriver là et pour adapter les romans de Mari Jungstedt aux attentes du public germanique. Je repose la même question que tout à l’heure, mais sous un angle différent : qu’y a-t-il d’allemand dans le personnage de Robert Anders ? La réponse est courte : il est allemand. Pour le reste, pas grand-chose.

On ne saura jamais pourquoi il est devenu commissaire en Suède et comment un citoyen allemand a pu obtenir ce poste. Sur concours ? Est-il au demeurant titulaire de la nationalité suédoise ? On l’ignore. Il est vrai que les spectateurs n’ont pas vocation à être des douaniers. On ne sait pas davantage pourquoi il tenait à s’installer en Suède et plus exactement à Gotland, pour peu qu’il soit responsable de ce choix. Sa femme étant danoise, le Danemark, voire une île danoise, lui tendait les bras. À propos d’îles, on note qu’Anders est hydrophobe depuis qu’il a vu sa sœur cadette se noyer sous ses yeux, en Allemagne, alors qu’il avait dix-neuf ans. Inversement, Knutas est un nageur aguerri, comme nous l’apprend Jungstedt (2006 : 137-138). La présence d’un commissaire hydrophobe dans une île – un détail biographique ajouté par les concepteurs de la série – étonne la mère d’Anders, qui lui rend visite lors des premiers épisodes : « Vivre à Gotland, mais avoir peur de la mer… » (épisode 8). Sur le plan symbolique, cette hydrophobie traduirait peut-être le malaise d’Anders, qui vivrait dans un environnement manifestement hostile. Cela étant, Anders est totalement intégré et ne semble éprouver aucune nostalgie à l’égard de son pays d’origine. Le séjour à Gotland de sa mère, une voyageuse impénitente, est la source principale d’information sur le passé d’Anders. L’épisode 8, où elle intervient, constitue le seul moment où l’on a affaire à des personnages allemands, deux couples, dont l’un inclut Sibel Kekkili, vedette de plusieurs films du grand Fatih Akin. L’épisode 10 revient à nouveau sur la nationalité du commissaire, qui reconnaît une chanson allemande à la radio et se fait interroger sur son lieu de naissance par les parents d’Emma. On découvrira aussi l’arbre généalogique des Anders et l’on rappellera que l’île abrita un camp de prisonniers allemands destinés à être livrés à l’URSS au terme de la Seconde Guerre mondiale. Sauf erreur de ma part, la dernière allusion à la nationalité d’Anders surgit lors de l’épisode 14, lorsqu’Emma, piquée au vif par l’excès de rationalité d’Anders, lui répond : « S’il te plaît, Robert, ne sois pas si allemand. Tu vis depuis longtemps parmi nous ». Ce à quoi l’intéressé rétorque, rationnellement : « Mais ça n’a rien à voir avec le fait d’être allemand ».

La seconde moitié de la série omet toute allusion à la nationalité du commissaire. C’est à croire que Gotland n’avait plus besoin d’un truchement germanique. L’île était désormais intégrée dans le paysage mental du spectateur allemand. De toutes les façons, il était difficile de le rendre encore plus allemand, car n’oublions pas que dans la version suédoise, Knutas-Anders devient Knutas-Andersson, or Andersson est suédois. Je n’ai pas trouvé les déclinaisons suédoises des épisodes que je viens de citer. C’est dommage car je serais curieux de découvrir comment la germanité d’Anders disparaît au profit de la nordicité d’Andersson.

Deux remarques succinctes en guise de conclusion.

Tout ça pour ça, en définitive ? Sur le versant allemand, qu’est-ce que Der Kommissar und das Meer apporte de plus qu’une série comme Nord Nord Mord (2011-), qui conjugue nordicité, criminalité et insularité dans la superbe île de Sylt, au cœur de l’archipel frison, au large du Schleswig-Holstein ? Sur le versant suédois, qu’est-ce que Kommisarien och havet apporte de plus que la série des Maria Wern, une commissaire empruntée aux polars d’Anna Jansson, rivale gotlandaise de Mari Jungstedt ? Etait-il nécessaire de mettre en scène si timidement une amorce d’interculturalité dont on sent bien qu’elle pesait aux concepteurs de Der Kommissar und das Meer ? Ils ont cependant retenu la leçon. À la fin du vingt-neuvième et dernier épisode de la série, le commissaire, un temps soupçonné du meurtre de son ex-femme, prend sa retraite. Est-ce la conclusion d’une longue aventure ? Non, car ZDF se dépêche d’annoncer que, comme Walter Sittler, Robert Anders est rentré en Allemagne. À partir de 2022, il coulera une retraite que l’on imagine déjà heureuse sur le Bodensee, le lac de Constance, en la meublant de quelques nouvelles enquêtes. La série s’intitulera Der Kommissar und der See, soit Le Commissaire et le lac. Non, ce n’est pas une plaisanterie. C’est même très sérieux : le rapatriement de la série permettra aux producteurs de faire d’importantes économies. Qui disait que l’art n’était pas une question de sous ?

Bibliography

Jungstedt, M., [2003] 2006, Celui qu’on ne voit pas, traduit du suédois par Maximilien Stadler, Paris, Plon, Le Livre de Poche no 31678.

Jungstedt, M., [2006] 2013, Le Dandy mourant, traduit du suédois par Emmanuel Curtil et Lucile Clauss, Paris, Editions du Rocher/Le Serpent à Plumes, Le Livre de Poche no 33128.

Müller, J., 2022, « Henning Mankell über die Wallander-Verfilmungen im ZDF », <https://beta.blickpunktfilm.de/details/126122>, consulté le 20/12/2021.

Zand, Peter, 2007, « Pippi Langstrumpf ermittelt jetzt im ZDF », <https://www.welt.de/fernsehen/article1477579/Pippi-Langstrumpf-ermittelt-jetzt-im-ZDF.html>, consulté le 21/12/2021.

Notes

1 En France, la série est intitulée Le Commissaire Anders.

2 Dans la filiation de ses essais, Bertrand Westphal nous propose sa lecture personnelle d’une série policière du Nordic Noir dans un contexte européen.

3 Brunetti apparaissait d’abord sous les traits de Joachim Król, avant que Uwe Kockisch ne reprenne le personnage.

4 Voir ibid., p. 48 : « L’île était relativement grande. Sa population avoisinait les soixante mille habitants. Elle connaissait un développement dynamique, l’université et l’art s’épanouissaient dans une vie culturelle plutôt riche – Gotland ne sortait pas que de sa torpeur l’été, quand des centaines de milliers de touristes venaient l’envahir ».

5 Dans Celui qu’on ne voit pas, on lit, à la page 210 : « Les meurtres étaient rares dans l’histoire de Gotland et un tueur en série relevait carrément du domaine de la fiction ». Ce genre de réflexions abonde dans les romans de Mari Jungstedt, qui revient sans relâche sur le tiraillement entre les vagues de crimes fictionnelles et la quiétude effective qui caractérise l’île. Pour Viveca Sten, l’une des figures de proue du polar suédois, ce contraste est encore plus frappant à Sandhamn, dans l’archipel de Stockholm, où se déroule l’intégralité des enquêtes du duo Thomas Andreasson / Nora Linde. Au recensement de 2015, Sandhamn comptait 111 résidents à l’année. Il est vrai que la population de l’Ystad de Henning Mankell s’élève à peine à 19 000 habitants aujourd’hui (contre 16 000 dans les années 1990). Dans le Fjällbacka de Camilla Läckberg, on dénombre 880 âmes qui vivent – ou faudrait-il dire, qui survivent ? Le problème soulevé par Jungstedt est partagé par tous les auteurs suédois, hormis ceux et celles, qui comme Sjöwall-Wahlöö ou Stieg Larsson, ont jeté leur dévolu sur Stockholm. Tous ne l’évoquent pas aussi explicitement qu’elle. Il est vrai que la suspension délibérée de l’incrédulité a bon dos.

6 Dans les romans de Mari Jungstedt, répétons que la fille d’Emma Winarve et de Johan Berg s’appelle Elin. Le prénom Enya, qui est adapté du gaélique, est le nom de scène d’une chanteuse irlandaise qui connut son heure de gloire dans les années 1990 et 2000.

7 Dans Le Dandy mourant, Karin Jacobsson songe à demander sa mutation à Stockholm, mais Knutas, paniqué à l’idée de la perdre, la convainc de rester en échange d’une promotion.

8  Ibid., p. 70 : « Sa femme, qui était danoise, prenait les choses avec une légèreté qui lui rappelait à chaque fois combien il avait de chance d’être marié avec elle. Il l’avait rencontrée dans un restaurant de Copenhague où se tenait un congrès de police. Line y travaillait en tant que serveuse pour financer ses études. Elle était aujourd’hui sage-femme à l’hôpital de Visby ». On notera qu’il fallait bien un congrès de police pour que Knutas se rende au Danemark !

9 Inger Nilsson n’avait jamais réussi à percer au cinéma et, un temps, changea même de métier (elle fut secrétaire dans un cabinet médical). Pendant longtemps, elle a accompagné des troupes de théâtre indépendant.

10 J’en mentionne juste quatre : Gunnel Lindblom, actrice bergmanienne ; Jonas Karlsson, acteur et écrivain de talent, traduit en français ; Ida Engvoll, protagoniste de Kärlek och anarki (Amour et anarchie), série Netflix couronnée de succès en 2020 ; Tuva Novotny, une des meilleures actrices suédoises, réalisatrice à l’occasion.

References

Bibliographical reference

Bertrand Westphal, « L’île suédoise, la télévision allemande et l’heure du crime », Deshima, 16 | 2022, 79-89.

Electronic reference

Bertrand Westphal, « L’île suédoise, la télévision allemande et l’heure du crime », Deshima [Online], 16 | 2022, Online since 04 décembre 2025, connection on 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=473

Author

Bertrand Westphal

Professeur en littérature comparée à l’université de Limoges, EHIC.

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