Le Nordic Noir ou les qualités inespérées d’un dispositif transmédiatique

  • Nordic Noir, or the unexpected qualities of a transmedia device

p. 115-140

Résumés

Nous avons voulu aborder le Nordic Noir par le biais de la transmédialité en nous posant quelques questions : En quoi le polar nordique constitue-t-il un objet culturel suffisamment autonome et déterminé pour pouvoir se transmédiatiser – et dans ce cas par quels médias et selon quelles modalités médiatiques ? Comment s’exporter dans différents lieux, formes, supports ? Quel est le rôle du polar nordique dans cette transmédiatisation, à quel niveau ? Partant de l’intuition liminaire selon laquelle il existerait des spécificités entre le fonctionnement de la transmédiation et le récit criminel nordique, nous avons voulu montrer les processus mais aussi les conditions et les enjeux de cette transmédiation nordique.

We wanted to approach Nordic Noir through transmediality by asking ourselves some questions. Does Nordic Noir constitute a sufficiently autonomous and determined cultural object to be able to be transmediated – and in this case by which media and according to what modalities? What is the exact function of Nordic Noir in this transmediatisation? Starting from the preliminary intuition that there would specificites between the functioning of transmediation and Nordic criminal narratives, we wanted to show the processes but also the conditions and the stakes of this Nordic Noir transmediation.

Texte

Si le succès de Millennium tient à sa forte dimension transmédiatique et transculturelle, cette caractéristique n’est pourtant pas inhérente aux seuls récits criminels. Elle existe également dans d’autres genres populaires tels que les dramas coréens, les télénovelas ou les bollywoods ainsi que le souligne Frédéric Martel dans Mainstream. Enquête sur une culture qui plaît à tout le monde (2010). En revanche c’est bien l’articulation entre deux médias (la littérature et le cinéma) qui fait le succès de Millennium et qui constitue l’un des paradigmes actuels de la transmédiation nordique. Une triade s’est instaurée entre la presse, les événements « réels », et les auteurs de polars nordiques, où le récit criminel prend la fonction d’un storytelling puissant. Dans un article intitulé « Comment Millennium fictionnalise le journalisme du xxie siècle » (2014 : 45), Roselyn Ringoot considère que se joue dans Millennium la fabrication sociale du journalisme (le succès littéraire contribuant à visibiliser le métadiscours journalistique). Afin de cerner le fonctionnement et les enjeux de la transmédiation dans le Nordic Noir, il nous semble important d’observer la façon même dont la transmédiation est intégrée à la narration même. S’il convient de distinguer la dynamique transmédiatique interne à l’œuvre, représentée ou figurée par elle au sein du monde de l’histoire, des dispositifs transmédiatiques externes, qui articulent différentes déclinaisons médiatiques de l’œuvre pour raconter une histoire complexe, il n’en demeure pas moins que son usage (sa fonction) est directement expérimenté voire mis à l’épreuve dans l’enquête. Un exemple nous semble éclairant à cet égard. Dans le premier volet de Millennium l’enquête avance selon une dynamique transmédiatique interne combinant plusieurs médias. Lisbeth Salander et Mikael Blomqvist découvrent des indices en passant d’un médium à l’autre (depuis les photos d’un journal de l’époque jusqu’à l’ordinateur portable ou les informations du Dark Net). La première particularité transmédiale du Nordic Noir tient à cette interaction floue et mouvante entre genre littéraire et médias. Les romans noirs nordiques qui trouvent un prolongement dans des films ou des séries sont nombreux, permettant de poser l’hypothèse d’une dynamique transmédiatique externe qui leur serait spécifique. L’hypothèse de cette journée d’étude est de postuler que le Nordic Noir possède des spécificités transmédiatiques que les différents articles proposés ici développent. Il nous semble en effet que le polar nordique est propice à la transformation médiatique Toute une série d’émissions télévisées s’inspire des méthodes d’investigation de l’enquête criminelle, le mouvement est très en vogue en Suède, avec des émissions comme Uppdrag granskning (« Mission investigation »), donnant lieu à un nouveau sous-genre médiatique. L’enquête policière a trouvé son succès médiatique sous la forme du journalisme d’investigation. L’engouement autour de Millennium constitue un phénomène culturel suggérant que cette fascination est révélatrice du rapport de chaque société à sa culture. Se dévoilent ainsi les différentes façons dont la société suédoise traite le crime et le rôle qu’elle donne à la culture de masse par rapport à cette représentation d’une certaine forme de criminalité. En quoi le polar nordique constitue-t-il un objet culturel suffisamment autonome et déterminé pour pouvoir se transmédiatiser – et dans ce cas par quels médias et selon quelles modalités médiatiques ? Quelle est la part relevant spécifiquement du polar nordique dans cette transmédiatisation ? Existe-t-il des conditions transmédiatiques spécifiques au Nordic Noir ? De quels domaines ou champs ces conditions relèvent-elles : s’agit-il de conditions sociales, conjoncturelles, contextuelles, culturelles, financières ? Peut-on identifier les critères qui jouent un rôle dans ce succès ? Ou pour le dire selon la taxinomie inhérente au polar : à qui profite la transmédiatisation du Nordic Noir : au public ? aux médias ? aux pays scandinaves ? à l’Europe ? Le Nordic Noir profite-t-il de cette délinéarisation et/ou de cette extensivité des médias comme de leur collaboration ? Comment bénéficie-t-il concrètement aux médias, que leur apporte-t-il ?

Nous partons de l’intuition liminaire selon laquelle il existe des rapports (qu’il conviendra de préciser) entre la question de la transmédiation et le récit criminel nordique qui est un genre désormais constitué en train de se reconstituer pour ne pas dire s’hybrider selon les nouvelles logiques transmédiatiques (le récit criminel nordique existe comme sous-genre, il y a déjà eu de nombreux écrits à ce propos). À cet égard, les différents articles de ce volume consistent à analyser les modalités et les effets de cette transmédiation qui se déploie autour ou à partir du Nordic Noir. Ils envisagent l’impact du succès littéraire autant d’un point de vue éditorial et médiatique que social et économique pour mettre au jour les processus mais aussi les conditions de cette transmédiation.

Afin de préciser notre cadre d’analyse, nos fondements théoriques et nos outils méthodologiques, nous partirons de la notion de transmédiation telle qu’elle est proposée et définie par Henry Jenkins dans un ouvrage intitulé Convergence Culture. Where Old and New Media Collide paru en 2006. Si l’on a souvent commenté le titre « culture de la convergence », il n’est pas inutile de s’intéresser également aux différents termes qui composent le sous-titre : « where ». La transmédialité peut être appréhendée comme un espace de rencontre, une rencontre entre les anciens et les nouveaux médias. On peut noter également l’emploi du verbe « collide » (« entrer en collision »), suggérant implicitement que la transmédialité est une culture du choc. Or cette caractéristique n’a peut-être pas été suffisamment prise en compte alors même qu’elle est au cœur de la dynamique fictionnelle du Nordic Noir. La transmédialité n’est pas une adaptation, ou tout au moins elle ne peut pas s’en contenter, cela ne constitue pas un critère suffisant de détermination. Comme la traduction d’ailleurs, l’adaptation n’est qu’un sous-ensemble, l’un des éléments (fragments) de ce monde total qu’est l’univers transmédial, quand bien même elle joue un rôle important dans ce rouage médiatique puisqu’elle participe activement à un processus de diffusion et d’expansion médiatique. Or les enjeux du Nordic Noir transmédial (c’est-à-dire les récits qui vont essaimer sur différents médias et vont constituer un même storytelling du Nordic Noir selon la définition de Jenkins) se situent à l’articulation entre le phénomène de la globalisation et le principe de la collaboration. Le principe même de la transmédiation consiste à activer le sens de ce qui nous est commun dans la globalisation (le phénomène de la globalisation a pour effet de lisser/amoindrir les différences1), il repose sur notre besoin de multiples diversions. Les différences se mettent alors à compter plus que les convergences. Cela peut paraître paradoxal puisqu’on parle de culture de la convergence (où la notion même de convergence est valorisée voire resémantisée), mais pour qu’il y ait transmédiation, il faut qu’il y ait/qu’il reste des écarts entre les médias et les récits, autrement dit qu’ils ne soient ni identiques ni interchangeables. La transmédialité contribue à une réflexion sur le rapport du collectif à la différence selon les différents régimes de la singularité médiatique – il importe de distinguer la singularité médiatique (roman vs cinéma) et singularité culturelle (Nordique vs global) et de la singularité culturelle (nordique vs global), remotivant paradoxalement la proposition de Marshall McLuhan : les médias « sont des traducteurs » (2015 : 115), confirmant cette hypothèse que les médias jouent un rôle culturel de première importance (la traduction est l’un des fondements du transfert culturel) et qu’ils ne sont jamais seulement des supports.

La transmédialité fait également écho à la théorie de Nelson Goodman sur le régime allographique de ces récits écrits par un ou plusieurs autres auteurs (pas uniquement par un seul auteur), comme autant de réemplois et de passage de témoins (1968 : 34). Or ces deux caractéristiques (le passage d’un auteur à l’autre et le rôle du témoin dans le récit criminel) sont particulièrement opérantes et signifiantes dans le cas du Nordic Noir. On sait aujourd’hui par le biais de Millennium que l’auteur n’est plus forcément le propriétaire exclusif de son Nordic Noir. Être auteur de romans noirs n’est plus synonyme d’exclusivité. David Lagercrantz compose une trilogie faisant suite au Millennium de Stieg Larsson (Millennium restant, encore aujourd’hui, l’un des plus grands succès du Nordic Noir). Se joue la remotivation humoristique et décalée de deux notions chères à André Breton dans son Anthologie de l’humour noir (1992 : 560) : les « cadavres exquis » et l’« assassinat amusant ». André Breton aurait aimé que les inventions et expérimentations surréalistes trouvent des échos et de singuliers prolongements d’une part dans le roman policier et dans les réappropriations transmédiatiques du Nordic Noir qui autant que le fait divers passionnait l’écrivain et d’autre part que son concept de cadavres exquis s’actualise ainsi au niveau d’une écriture à plusieurs mains, nouvelle façon de penser la technique mixte. Le passage d’un auteur à un autre a pour effet de remotiver cette deuxième expression oxymorique, présupposant qu’un récit criminel réussi ne serait rien d’autre au fond qu’un « cadavre exquis » et « un assassinat amusant », autrement dit qu’il relèverait fondamentalement du divertissement et qu’il supporterait la mort symbolique ou réelle de l’auteur. L’humour présuppose une distance, et dans le cas des variations transmédiales, celle-ci s’apparente à une stratégie commerciale médiatique bien orchestrée. Lorsque David Lagercrantz fait en 2019 la promotion dans les médias du troisième volet de sa trilogie, il insiste sur deux éléments : d’une part qu’il s’agit de son dernier opus – ce que le titre (Hon som måste dö, La fille qui devait mourir) confirme par anticipation. D’autre part, David Lagercrantz évoque l’ambivalence de ses sentiments d’écrivain vis-à-vis du personnage de Lisbeth Salander, expliquant qu’il a eu envie de la « supprimer », comme si finalement la transmédiation produisait le fantasme de la suppression de l’ingrédient même de son succès : faire disparaître l’héroïne du récit, c’est faire de la transmédialité la dérivation maximale de la notion de « produit dérivé » pris dans son sens marketing. Ce processus fonctionne comme une mise en abyme du fonctionnement transmédiatique du Nordic Noir – ou tout au moins de ses fantasmes opératoires, autrement dit ce vers quoi le Nordic Noir chercherait à se transformer, tout en suggérant que ce n’est pas sans risque (ce serait même un danger mortel). Cette ambivalence est latente dans la fiction de Larsson puis de Lagercrantz sous la forme du Dark Net, notamment par le motif de cyberattaques qui, en tant qu’agressions invisibles et illégales, provoquent la réactivation virtualisée du criminel dans le récit policier, conformément à l’idée d’Alain Chareyre-Méjan selon laquelle la présence de l’assassin se trouve symbolisée par « une invisibilité illégale » (1995 : 102), l’assassin étant à la fois partout présent dans le texte et pourtant insaisissable. Cette omniprésence invisible de l’assassin dans le récit criminel est obsédante et envahissante car elle fonctionne, du point de vue symbolique comme le récit d’un mal contagieux et mortifère. Ce fonctionnement paradoxal d’une présence invisible que le dénouement du récit criminel est censé révéler est de l’ordre de la troublante coïncidence en regard de la théorie des « compromis cachés » mis en lumière par le processus de la transmédialité (2008 : 161) développée par Jenkins. Tous ces éléments sont confirmés par la plasticité transmédiale du Nordic Noir. Selon Jenkins, la transmédialité, par sa diversification médiatique provoque tellement d’éclairages différents qu’il est de plus en plus difficile de cacher la vérité. Si l’on s’inscrit dans cette perspective, on peut considérer que la lumière transmédiale est faite sur Millennium. Les déclarations de David Lagercrantz sont doublement contredites. L’écrivaine suédoise Karin Smirnoff (dont la trilogie autour du personnage féminin Jana Kippo n’est pas sans comporter des ressemblances avec Lisbeth Salander) a accepté d’écrire la troisième trilogie de Millennium. La publication du premier volet est prévue pour septembre 2022 en Suède, celui-ci a été écrit dans le plus grand secret – à la fois soigneusement gardé et médiatisé, dans la plus pure tradition des narrations sérielles, fidélisant le public grâce au suspens et à son goût pour la suite de l’histoire. Ce paradoxe entre secret et médiatisation est savamment orchestré dans les productions transmédiatiques dont il est un ressort central que Jenkins a particulièrement bien analysé. L’écrivaine suédoise joue à la fois de sa visibilité médiatique tout en ménageant des effets de mystère – ce qui est l’autre nom du « teasing », la plus petite occurrence transmédiale, sa miniaturisation marketing en quelque sorte. Lors de son interview à la célèbre émission télévisée suédoise de la présentatrice Jessika Gedin, « Babelsommarspecial » le 17 juin 2022, l’écrivaine ménage ses effets et lit le début de ce premier volet (secret on le rappelle) selon un procédé marketing caractéristique de la culture de la convergence : la dialectique du caché/montré. Dans tout le non-dit de cette interview, alors que Karin Smirnoff revendique une totale liberté d’invention concernant l’intrigue, elle révèle alors que son contrat lui impose une règle : elle ne peut supprimer les deux personnages principaux. Cette stratégie marketing passe par la télévision afin d’éveiller l’intérêt des téléspectateurs qui, aiguillonnés dans leur curiosité, vont essayer d’en savoir plus sur le net. Cette stratégie est clairement pensée pour faire participer les publics (ce que Jenkins a parfaitement analysé) et surtout favoriser les décloisonnements « entre médias, entre genres médiatiques, entre systèmes narratifs » comme le souligne Éric Maigret dans sa préface à l’édition française de Jenkins (2013 : 15). L’entretien télévisé de Karin Smirnoff est un excellent exemple du glissement ou des porosités entre le spectateur ou le téléspectateur et ce qu’il nomme le spectatoriel, autrement-dit, une nouvelle forme de recherche de plaisir spectaculaire né d’un accès à la narration ou au suspens grâce à plusieurs médias.

Du point de vue méthodologique, travailler sur la transmédiation2 présuppose de s’intéresser également aux canaux de diffusion des récits (qu’il s’agisse de chaînes télévisées aux plateformes dédiées, comme Netflix ou encore des blogs ou réseaux sociaux), parce que ces canaux ne sont pas seulement des supports mais également des acteurs de la transmédiation. Tous ces canaux de diffusion s’accompagnent de différentes pratiques de visionnage qui ont leur importance : que ce soit la location, le streaming ou le piratage. Se joue en filigrane une triple distinction entre le visionnage gratuit, le visionnage payant et le visionnage illégal. Ces trois usages relèvent de ce qu’on pourrait appeler une utilisation de services. Aujourd’hui, les canaux de diffusion sont aussi devenus des producteurs de contenus, autrement dit, ils ne sont plus seulement des supports de services, ils cumulent les fonctions médiatiques : distribution, exploitation de films, séries, documentaires et des produits dérivés. Ces supports de services se caractérisent en outre par la délinéarisation (c’est-à-dire la mise à disposition de programmes déjà diffusés ailleurs : radio ou télévision, mais aussi vidéos ou posts sur les réseaux sociaux). Cette délinéarisation qui renvoie plutôt à l’univers du récit ou à la culture du divertissement à la demande est complètement intégrée voire intériorisée par les auteurs qui savent que chaque épisode doit garder une forme d’autonomie, cette culture de la demande a modifié profondément la production des contenus et a remis en cause ou en question la notion essentielle du dénouement. La question n’est pas le dénouement ou pas seulement mais à quel moment et comment le public veut y accéder.

Une autre précision s’impose alors, elle concerne la différence entre la transmédialité et l’intermédialité. Si l’intermédialité se définit comme un dialogue entre les médias, leur mise en correspondance (comme l’adaptation d’un roman en film ou en série par exemple), la transmédialité est plus complexe car elle se caractérise par une extension de certains principes narratifs à travers différents supports multimédias. Le transmédia storytelling est une forme nouvelle de narration qui provient de l’utilisation combinée de plusieurs médias cherchant à développer un univers – ou pour parler en termes économiques ou marketing : le transmédial est une franchise dont tout l’enjeu consiste à permettre la circulation de l’audience d’un média à l’autre, c’est ce que Henry Jenkins appelle « la convergence médiatique » : « le passage de flux de contenus par de multiples plateformes médiatiques ». Cette convergence médiatique repose sur l’idée contre-intuitive qu’un récit global se construit par le biais de micro-récits : s’ils peuvent être longs (tous les épisodes d’une saison par exemple), mais l’idée fondamentale est qu’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes. Henry Jenkins parle de « transmedia storytelling » (2008 : 56), insistant à la fois sur la superposition ou le prolongement médiatique et sur le rôle narratif comme facteur d’unité de ces différents supports médiatiques. Les histoires peuvent bien être différentes, elles se rapportent toutes à un même récit (dont chaque média développe l’une des étapes et/ou facettes), cette diffraction médiatique ne doit remettre en question ni l’unité narrative ni le fait que cette transmission puisse être chronologique.

Henry Jenkins évoque plusieurs aspects du storytelling, le « transmedia storytelling » ou « storytelling synergétique » (2008 : 122), il ne limite pas la notion au seul fait de raconter des histoires. Il sent bien qu’il ne faut pas minorer son aspect consumériste, ce qui n’empêche nullement de reconnaître l’une de ses qualités intrinsèques (l’art de raconter des histoires), mais de l’articuler à un vecteur de réussite qui se répercute immédiatement en termes d’images pour la collectivité ou ce qu’il appelle la culture fanique. Le terme de storytelling revient suffisamment dans son essai pour y prêter attention. Même s’il n’entend pas le concept dans le même sens que Christian Salmon. Les mises en garde de ce dernier ne sont pas dénuées de fondement. En effet la relation et la dépendance des plateformes médiatiques au marketing ne peuvent pas être neutres sur la production « en chaine » des contenus. Christian Salmon, dans Storytelling. La machine à raconter des histoires et à formater les esprits (2007), rapproche cela des effets sociaux et politiques de la transmédiation : les transmédias sont des « protocoles de dressage, de domestication qui visent à prendre le contrôle des pratiques et à s’approprier savoirs et désirs des individus » (2007 : 67)

Ces différentes définitions et perceptions doivent nous rappeler la complexité du système transmédial, sa malléabilité et sa propension à la prolifération narrative. La transmédialité repose sur la mise en réseau d’un récit, provoquant sa diffraction et sa diversification médiatique, il vise à mettre à parts égales le récit et les supports qui permettent sa diffusion. Se demander quelles sont les caractéristiques transmédiales du Nordic Noir, c’est aussi s’interroger sur le bénéfice d’une telle enquête. Éric Maigret, dans sa préface pour l’édition française, consacre une partie de son analyse aux relations entre le transmédia et le storytelling transmedia. Sa définition est percutante et claire : « le storytelling transmedia est défini comme la circulation de plateforme médiatique en plateforme médiatique d’un récit unifié, ou du moins coordonné dès sa conception, pouvant accroître tout à la fois la cohérence des franchises et le plaisir spectatoriel » (2013 : 14).

Deux remarques complémentaires sur nos hypothèses de travail vont nous être utiles et compléter cette entrée en matière théorique. Si l’on a beaucoup étudié les univers transmédiatiques comme Matrix, Le Seigneur des Anneaux, True Blood, the Walking Dead, Star Wars, l’univers du Nordic Noir ne semble pas avoir été intégré à ces analyses, alors même que le succès du récit criminel scandinave n’est plus à démontrer. Le succès de Sherlock Holmes montre que le récit criminel contient un fort potentiel d’extension narrative, parce qu’il est fondé sur un mélange d’enquêtes et d’aventures, que les enquêtes sont courtes, chaque dénouement s’inscrivant dans un arc majeur qui relève de l’aventure : l’opposition entre Sherlock Holmes et Moriarty, laquelle est plus apte à la fragmentation cohérente propre à la narration transmédiatique. Millennium échappe difficilement à la logique de Jenkins appelle le « crossmédia », et qui consiste surtout en une simple adaptation d’un média à l’autre, sans que se construise une véritable narration transmédiatique (avec différents fragments contribuant différemment au développement d’un macro-récit). Dès lors, comment comprendre cette absence ? Quelles sont les propriétés d’extension narrative transmédiatique du Nordic Noir ? Dans cette perspective, même s’il nous faudra les repérer et si elles existent et participent, par contagion et/ou expansion selon le principe même de la globalisation au succès du récit criminel nordique, il ne peut pas être seulement question de meurtre, victime, enquêteur, témoin pour définir ce sous-genre fictionnel, il convient également de se demander quelles sont les spécificités nordiques de ces extensions narratives multimédiatiques. Au prisme du récit criminel nordique, la question se déplace un peu : qu’arrive-t-il aux phénomènes de médiations dès lors qu’on intègre la notion de récit criminel nordique ? Que contient le Nordic Noir en termes de réflexion concernant la notion d’acculturation, par rapport à des notions corollaires comme le crossmédia (une invention marketing pour offrir un panaché de solutions et conclusions), la diversité de ces acceptions suggérant la nécessité des pratiques narratives de s’adapter, que contient-il également en termes de contenus spécifiques ou caractéristiques le rendant propices à la transmédiatisation ? Quel est le rôle des « interpretive communities » « communautés interprétatives » (1982 : 89) ? comment s’articulent-elles avec la forte montée en puissance, aussi bien en termes de succès que d’impact, sur la création de produits intermédiaux par les « communautés de fans » ?

Dans ce cadre qui nous occupe, il convient de cerner la façon dont ces modalités médiatiques entrent ou non en écho avec les caractéristiques du polar nordique. Celui-ci ne pose pas uniquement la question du crime, mais plus précisément d’un certain rapport au crime qui s’articule d’une part avec le contexte spécifique des espaces nordiques (dont l’isolement et la rudesse constituent deux topoï) et d’autre part le fonctionnement des sociétés scandinaves (du principe de sociétés du bien-être aux modèles économiques considérés comme enviables, jusqu’aux prises de position écologique des pays scandinaves face au désordre climatique et au dérèglement de l’écosystème – le genre du polar permettant de souligner la responsabilité criminelle du comportement humain vis-à-vis de la planète). Au regard des grands succès multimédiatiques qui existent et qui ont déjà été étudiés, on peut formuler l’hypothèse que ce qui est en jeu avec la transmédiation du Nordic Noir a directement à voir avec ce qu’on pourrait appeler une gestion nordique des émotions. Une des spécificités du Nordic Noir transmédial réside dans ce paradoxe constamment tenu entre une maîtrise parfaite des émotions (de leur totale retenue) au sein de récits qui au contraire sont fondés sur leur expansion, leur exagération (puisque le principe du récit criminel consiste à susciter une surenchère d’émotions), alors que le comportement nordique se caractérise au contraire par une extrême retenue voire pudeur, vis-à-vis de celles-ci. Tout débordement émotionnel est suspect. L’exemple de Broen est révélateur de cette dualité, l’enquêtrice Sofia Helin, qui a fait la célébrité de la série, se caractérise par son impassibilité qui tranche avec les affaires criminelles, toutes plus sanglantes les unes que les autres, auxquelles l’enquêtrice se trouve confrontée. Ce même schéma dialectique émotionnel se retrouve avec le personnage de l’enquêtrice Naia Thulin (jouée par l’actrice Danica Curcic) et le spécialiste d’Interpol Mark Hess (Mikkel Boe Føsgaard) dans Kastanjemanden [L’homme aux marrons], le jeu des contraires émotionnels est particulièrement bien rendu dans la mini-série de la télévision danoise par le duo d’acteurs (diffusée sur Netflix sous le titre Octobre depuis septembre 2021) – le scénario puisant dans le roman éponyme de l’écrivain danois Søren Sveistrup.

Or cette spécificité du Nordic Noir n’est pas sans rapport avec la contagion des émotions qui sous-tend le principe pandémique de la transmédialité, et plus spécifiquement deux types bien précis d’émotion qui nous apparaissent comme particulièrement transmédiales : la compassion et la sympathie. Si elles se présentent comme des affects internationaux (perceptibles et reconnaissables dans n’importe quel pays, ne dépendant ni de la langue ni la culture de ceux-ci), elles possèdent néanmoins cette particularité antinomique d’associer des représentations criminelles (par principe puissamment émotionnelles) et des personnages dont la retenue affective oscille entre réserve et impassibilité – celles-ci étant perçues, à tort ou à raison, comme des traits nordiques. C’est là l’une des spécificités nordiques (voire l’explication du succès du Nordic Noir) : un maximum d’effets empathiques sur le public alors que les enquêteurs font preuve au contraire de la pleine maîtrise (refoulement) de leurs émotions. D’un côté donc, une décharge émotionnelle massive qui découle de la peur intrinsèque à tout récit criminel, et de l’autre, une expressivité empathique réduite à son minimum. Le pacte avec le public en découle : ce qui caractérise le Nordic Noir, c’est cette participation convoquée et empêchée du public. Les auteurs élaborent des récits qui provoquent des émotions qui sont réprimées voire déniées par ailleurs par ailleurs.

Ce double processus contradictoire fait écho à l’angoisse de la « contagion criminelle » – obsession que l’on retrouve dans bon nombre de romans criminels nordiques, comme chez Henning Mankell par exemple, et tout particulièrement dans les récits criminels nordiques dont l’action se déroule dans des lieux isolés (Islande, Groenland, Svalbard, île Féroé, les Lofoten, ou encore des régions retirées du Grand Nord). Or cette angoisse de la contagion trouve précisément un écho transmédiatique, conférant à ces récits nordiques un point commun : une angoisse de la criminalité pandémique. En effet, le propre de la transmédialité tient à cette circulation médiatique, d’où cette prédilection pour des régions qui n’ont pas encore été touchées par la criminalité, comme les espaces proches du cercle arctique, où il n’existe pas de criminalité organisée, autant de régions où s’exprime une peur de la contagion criminelle extérieure (extériorité sur laquelle repose la possibilité même de la transmédialité).

D’autant plus que cette angoisse disséminée fait écho à une autre propriété du transmédial et des pays nordiques : la transmédiation se nourrit du commérage et de la rumeur selon Jenkins (2008 : 101). La métaphore du ferry danois qui transporte le criminel dans la série islandaise Trapped constitue le critère minimal de cette transmédiation nordique. On peut ainsi s’attarder quelques instants sur cette série islandaise, dans sa version originale Ófærð (« ofaerd » qui signifie méconnu), série réalisée par l’islandais Baltasar Komárkur, tournée en Islande en 2015 avec des acteurs islandais, autrement dit s’affirmant comme typiquement islandaise. Un policier provincial à la vie ordinaire est chargé d’enquêter (on a retrouvé dans les eaux du port un corps mutilé) en attendant l’arrivée de la police de Reykjavik, arrivée retardée en raison de la tempête. La petite ville subit un double isolement : le bateau (le criminel se trouve forcément sur le ferry qui vient d’arriver) et la région de l’Islande où se situe l’action. Le cinéaste a expliqué qu’il avait voulu créer une série à partir du principe suivant : un crime a été commis dans une petite ville coupée du reste monde dans un contexte de mondialisation. Il choisit aussi de mettre en scène un personnage ordinaire confronté à une situation extraordinaire, jouant des spécificités visuelles perçues comme typiquement islandaises (le climat local joue son rôle d’opposant à l’enquête, il possède le statut d’une péripétie, ce qui montre son importance). La série a connu un véritable succès d’un point de vue endogène puisque le premier épisode fut regardé par 132 000 Islandais (soit à peu près l’équivalent de la population actuelle de Reykjavik, environ 1/3 de la population globale islandaise), mais également à un niveau exogène puisque la série s’est exportée en Europe. Ainsi, le premier épisode fut regardé par plus de 5 millions de téléspectateurs en France en 2016 lors de la sortie de la saison 1. Comment expliquer le succès de cette exportation ? Sans doute parce qu’elle reprend l’un des schémas du roman policier européen par excellence, And Then They Were None (1940), Agatha Christie ayant recours au motif du crime insulaire pour faire subir aux personnages un huis-clos forcé criminalisé par des conditions climatiques extrêmes (une tempête qui empêche les personnages de regagner la terre ferme). Sans doute aussi parce qu’elle s’appuie sur le principe d’un microcosme (comme une version miniaturisée de l’écosystème), motif particulièrement fascinant à l’heure où tout circule et s’exporte.

Le succès transmédiatique du Nordic Noir tient au fait qu’il agit comme une alerte, une mise en garde contre les dangers potentiels de la globalisation – et par là même des dérives potentielles de la transmédiation. La série exploite narrativement la tension entre l’isolement de l’île (accentué par le motif du village coupé de tout) et les images qui circulent sans cesse sur les réseaux sociaux, motif renforcé par la circulation massive des informations des chaînes d’informations en continu – dont on voit des images en arrière-plan dans la série, suggérant que la mondialisation est bien arrivée en Islande. Ce n’est pas un hasard si les images du corps démembré circulent sur les réseaux sociaux à l’insu de la police, suggérant qu’elle se laisse littéralement déborder par la situation. Tout ceci peut s’interpréter comme une mise en abyme, au sein même de la série, des débordements possibles de la transmédialité et de la façon dont le Nordic Noir islandais résiste, par sa spécificité géographique, à cette mondialisation transmédiale, tout en étant à la fois fasciné et mis en danger par le principe même de la transmédialité. Cet exemple est un contre-emploi révélateur, il fonctionne comme un avertissement contre les dangers du processus transmédiatique dans cet espace nordique. Il permet aussi de formaliser les conditions nécessaires au polar nordique pour qu’il soit rentable du point de vue transmédiatique :
1. un succès nécessaire et avéré : il faut que le Nordic Noir possède un public acquis et identifié
2. un public non suffisant, ouvert aux opportunités commerciales, autrement dit à une extension du public vers d’autres « publics cibles » ;
3. une potentialité de diffraction médiatique, autrement dit il faut que le récit puisse se déployer sur différents médias, qu’il contienne un potentiel narratif et un pouvoir fictionnel hautement médiatiques.

Afin de comprendre pourquoi ces conditions sont nécessaires et suffisantes, de voir comment elles fonctionnent, il convient d’identifier plus précisément ce qui les caractérise. Leur première propriété tient à leur adaptabilité et ce qu’on pourrait appeler d’une certaine manière une « adaptabilité auctoriale » le fait qu’on puisse ainsi changer d’auteurs apparemment si facilement nous semble constituer l’un des effets de la transmédiation qui repose sur une souplesse et une adaptabilité des supports comme des narrations). On a déjà évoqué l’une des expressions de cette souplesse transmédiale dans le fait qu’elle est suffisamment adaptable pour admettre le changement d’auteur. La « collaboration » est si adaptable qu’elle permet de passer d’un auteur à un autre, suggérant en filigrane qu’elle peut se passer d’un (seul) auteur. Un second critère, plus spécifiquement narratif, apparaît également : tout se passe comme si, pour se transmédiatiser, la narration se devait d’être elle-même transmédiatique – autrement dit porter sur des sujets transmédiatiques mais comporter aussi des propriétés transmédiales. Dans la trilogie de Stieg Larsson, plusieurs données fictionnelles sont particulièrement propices à la transmédiation. Millennium est un récit criminel dont l’enquête repose sur deux figures médiatiques : le journaliste Mikael Blomqvist et la hackeuse Lisbeth Salander. Mais on peut avancer également que Millennium est transmédiatique : parce que ce nom est à la fois roman et journal, c’est à la fois le titre de la trilogie et le nom du journal dans lequel travaille Mikael Blomqvist. Par ses investigations, le journaliste mène des enquêtes qui ne visent pas seulement à informer mais surtout à dénoncer les abus et les dysfonctionnements de la société. Mikael Blomqvist est spécialisé dans le journalisme économique, quand la trilogie commence, il est l’auteur d’un livre controversé, Les Templiers, dans lequel il dénonce le manque de sérieux des journalistes analystes économiques qui se contentent de reproduire sans la moindre objection les affirmations données par les directeurs de société. Stieg Larsson dénonce les conflits d’intérêts qui existent entre le milieu journalistique et le monde politique et industriel suédois, entre le monde des affaires et les médias. Il intègre des ingrédients transmédiatiques dans son récit pour montrer l’obédience voire la corruption de certains médias vis-à-vis de la sphère politique et industrielle, la transmédialité lui permet d’introduire cette réflexion sur l’indépendance du milieu journalistique (en ce sens que la transmédiation est précisément un fonctionnement rhizomique, interconnecté, alors que le journalisme se doit de conserver une part d’autonomie et d’indépendance économique tout au moins).

Un autre aspect de cette transmédiation comme objet même de la trilogie est perceptible dans la place du hacking dans la narration. Lisbeth Salander est une hackeuse, elle sévit dans le milieu de ce qu’on appelle traditionnellement le Dark Net, expression qui se trouve ici sémantiquement remotivée par le genre même du Nordic Noir, nous permettant de postuler qu’il existerait un Dark Net propre à l’espace nordique. Dans sa trilogie, David Lagercrantz aborde (ou plutôt fictionnalise) la question de la criminalité du cyberespace, des attaques financières et de l’espionnage industriel, il utilise le motif de la cyberattaque qui symbolise le dysfonctionnement criminel vers lequel peut tendre la transmédiation dès lors qu’elle échappe à tout contrôle. C’est pour cela que la question du piratage informatique, récurrente dans Millennium, est loin d’être seulement un motif à la mode, elle constitue un facteur symbolique révélateur des enjeux économiques de la transmédiation. Significativement, elle est associée au personnage de Lisbeth Salander, qui est non seulement l’héroïne de Millennium mais également l’incarnation symptomatique de la mise en fiction de la transmédiation. Lisbeth Salander fait même circuler la transmédiation dans cette trilogie. D’une part, le piratage constitue sa façon de relationner avec les autres personnages (lorsqu’elle mène ses enquêtes et lorsqu’elle cherche à prendre des renseignements, elle le fait systématiquement par le biais du piratage, s’infiltrant de manière illégale dans les ordinateurs, ou surfant sur le Dark Net pour récupérer de multiples informations). Plus encore, elle représente, au sens fort du terme, la transmédiation par le biais des tatouages (significativement, le titre de la version filmique américaine de David Fincher, The Girl With The Dragon Tattoo [2011]) met en évidence le tatouage de Lisbeth Salander, l’actrice jouant sur cet univers du tattoo : ses tatouages et piercings, sa crête iroquoise qui exhibe sa marginalité sociale. Or le tatouage est un signe de visibilisation de la culture geek. C’est par le biais du corps de l’actrice que se met en place la dynamique transmédiale de Millennium. Ce n’est pas un hasard si l’actrice Rooney Mara a joué/accentué précisément son aspect marginal, asocial et rebelle – alors même qu’on pourrait penser que c’est plutôt Daniel Craig qui assure la promotion marketing et commerciale du film. C’est d’autant plus net si l’on compare avec la version scandinave (suédo-danoise) de Niels Arden Opler, Flickan som lekte med elden, celui-ci ayant choisi des acteurs suédois (Michael Nyqvist, Noomi Rapace, Sven-Bertil Taube, Willie Andreassón, Sofia Brattwall). Outre son tatouage de serpent qui souligne l’importance de l’image sur le corps, Lisbeth Salander possède un tatouage de guêpe sur la nuque qui correspond à son surnom de hackeuse, WASP. Ce motif corporel qui peut être appréhendé comme une autre forme de transmédiation, s’articule à un épisode narratif aussi fondamental que violent et dérangeant de Millennium dans la version de Stieg Larsson : les violences sexuelles faites aux femmes, ou plus encore les réactions féminines à ces violences : on peut interpréter dans cette perspective la vidéo dont elle se sert pour faire chanter son tuteur. La transmédiation peut être une arme dès lors qu’on sait en exploiter les potentialités. De même, le tatouage que Lisbeth Salander réalise sur le corps de son tuteur pour se venger de l’agression sexuelle qu’il lui a fait subir, tatouage visibilisé dans le texte original par le recours aux majuscules : « JAG ÄR ETT SADISTISKT SVIN, ETT KRÄK OCH EN VÅLDTÄKTSMAN » (2015 : 263).

Si Millennium se présente comme un exemple probant de la fortune de la transmédiation nordique, il faut rester prudent et ne pas généraliser en associant tout succès de récit criminel nordique à une présence transmédiatique. Toutes les œuvres du Nordic Noir ne s’exportent pas uniformément. Ainsi, les romans de Maj Sjöwall et Per Wahlöö ont donné lieu à la très populaire série Beck créée depuis 1997, portée par ses deux acteurs fétiches suédois : Peter Haber (Martin Beck) et Mikael Persbrandt (Gunvald Larsson). Les trente-huit épisodes de cette série (qui passe encore à la télévision suédoise) sont écrits pour la circonstance (s’adaptant aux modes et tropismes des époques) et n’ont rien à voir avec les intrigues initiales des romans de Sjöwall et Wahlöö – hormis les deux personnages principaux justement. Or cette série reste cantonnée à l’espace scandinave, elle ne circule pas en France ni en Europe, perçue comme typiquement nordique. Ce contre-exemple transmédiatique révèle que tout Nordic Noir n’est pas transmédiatisable, nous donnant à réfléchir sur ce qui s’exporte ou au contraire ce qui circule d’une manière interne, sur la façon dont le Nordic Noir se transmédiatise, à quelles conditions et par quels moyens. Les différentes circulations nationales et médiatiques du Nordic Noir analysées ici vont nous permettre de dresser une cartographie transmédiale.

Ce contre-exemple nous rappelle aussi que pour comprendre le rôle et le fonctionnement de la transmédialité du Nordic Noir, il faut intégrer un autre critère de la transmédialité : la rentabilité (dont l’auto-entreprenariat est l’une des versions autonomisée). Ce qu’on peut appeler « le cas Camilla Läckberg » en constitue une expression probante. Le moins que l’on puisse dire est que l’usage que l’écrivaine fait de la transmédiation est plus que rentable. Les nombreuses adaptations et transmédiations de ses romans noirs à succès sont révélatrices de la façon dont l’écrivaine suédoise orchestre les différents produits dérivés de ses romans noirs. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant que Camilla Läckberg soit une femme d’affaires accomplie, mais bien la façon dont elle se médiatise comme chef d’entreprise dont l’aura découle du succès international de ses romans. Son site Web rappelle le nombre de livres vendus et les produits dérivés : « Det här är Camilla Läckberg » : « 29 000 000 böcker sålda i över 60 länder ». Le storytelling de Camilla Läckberg se caractérise par ce qu’on pourrait appeler une « écrivaine d’affaires », celle-ci se médiatisant à la fois comme sujet et objet transmédiatique. Elle construit en effet un récit de la réussite de l’écrivaine de polars nordiques (la façon dont elle a construit son succès est bien un storytelling). L’écrivaine exploite les potentialités des différents médias qu’elle déploie comme autant de produits marketings culturels de sa propre personnalité. Elle révèle ainsi son histoire personnelle et intime lors de la célèbre émission télévisée suédoise « Min sanning » orchestrée par la présentatrice Anna Hedenmo le 18 janvier 2021, sa plasticité médiatique lors de l’émission « Let’s dance » en 2022, ou encore sa participation cette année à la série de docu-fiction « Svenska Powerkvinnor » dans laquelle elle joue son propre rôle. Significativement, elle partage l’écran avec quatre autres figures médiatiques féminines en vue : une influenceuse, une actrice, une femme médecin, une profileuse très en vogue qui intervient à la radio suédoise, telle une sorte de remotivation suédoise des drôles de dames. Camilla Läckberg déploie encore d’autres facettes médiatiques, par le biais de la série Fjällbacka Murders (qui s’exporte en France sous le titre « Les enquêtes d’Erica »), les livres qu’elle écrit pour les enfants (le personnage de Super Charlie fonctionnant comme emblème transmédiatique pour la jeunesse), ainsi que des livres de recettes de cuisine. Tous ces objets dérivés sont autant d’expressions de la diffraction et exportation de la façon dont Camilla Läckberg exploite les différentes facettes de son Nordic Noir multimédiatique. Comble d’une transmédiation réussie, Camilla Läckberg joue son propre rôle dans le film de Ruben Östlund, The Triangle of sadness – film qui vient d’obtenir la palme du meilleur film cette année en 2022 au festival de Cannes.

On peut s’interroger dès lors sur les effets de ce storytelling du Nordic Noir. Si tout découle du succès de ses romans policiers et si Camilla Läckberg gère ses livres comme une entreprise, ce storytelling a pris néanmoins un contenu particulier qui n’est pas sans conséquences, dans la mesure où l’un de ses succès a consisté à faire du féminisme un objet transmédiatique, ce que l’on pourrait appeler « un féminisme noir » reposant sur cette idée que la vengeance féministe n’est pas seulement un sujet de revendication, mais également un objet transmédiatique rentable, ce que la visibilité spectaculaire du mouvement #Metoo confirme et renforce. Si l’on s’interroge sur la nature du storytelling proposé par Camilla Läckberg, c’est son recueil de nouvelles, Kvinnor utan nåd (2018), traduit en France sous le titre Femmes sans merci, qui donne le ton de cette conversion féministe. Ce récit croise le destin de trois personnages féminins, toutes trois maltraitées par leur époux. Bien qu’elles ne se connaissent pas, elles vont mettre au point une vengeance dont le principe découle d’une solidarité féminine postulée comme inconditionnelle (cette solidarité étant présentée comme une conséquence de l’interchangeabilité de leurs conditions). Le recueil se présente explicitement comme la conséquence narrative du mouvement #MeToo évoqué plusieurs fois dans le texte : « Spereglerna hade andrats » (2018 : 56) (« Les règles du jeu avaient changé »). Cette affirmation ne concerne pas seulement la société, mais aussi l’appropriation par les femmes du pouvoir transmédiatique. Le Nordic Noir (suédois tout au moins) peut être appréhendé comme une expansion narrative des paroles et récits des violences faites aux femmes. C’est sans nul doute Millennium qui en a montré la forme la plus spectaculaire, sans doute parce que la transmédiation représentée dans cette trilogie repose pour une part sur la confusion entre réel et fiction. Le récent diptyque paru en 2019 et 2020 Vingar av silver, 2020 et En bur av guld (respectivement La cage dorée et Les ailes d’argent) se trouve réuni par un même sous-titre qui donne le ton : « En kvinnas hämnd är vacker och brutal » (littéralement « La vengeance d’une femme est belle et brutale »). L’intuition transmédiatique de Camilla Läckberg a été de considérer que la solidarité entre femmes pouvait constituer, littérairement s’entend, le fondement d’une vengeance féminine à venir. Cette solidarité féminine (« solidaritet mellan systrar ») consiste à faire de la condition sororale une solidarité nécessaire et suffisante, le plus petit dénominateur commun de la condition féminine nordique. Dans le premier volet du diptyque, En bur av guld paru en Suède en 2019 (et en France en 2020 sous le titre La Cage dorée), le personnage principal, Faye Adelheim, a créé une société au nom significatif de « Revenge ». Il est tentant de faire le rapprochement avec celle que Camilla Läckberg a réellement fondée en Suède : « Invest in her », une société dont l’objet est de soutenir les projets d’autres femmes. Parallèle d’autant plus suggestif que la stratégie-marketing de la société « Revenge » fait puissamment écho au marketing littéraire de Camilla Läckberg. Le projet marketing de « Revenge » est explicité dans le premier volet du roman : « Du marketing personnalisé, poussé à l’extrême. Storytelling et produits de bonne qualité » (2019 : 231). Ce projet fonctionne comme une mise en abyme de l’exploitation d’un Nordic Noir à la mode féministe, il répond à l’injonction suivante : « La vengeance vend » (« Hämnd säljer »). La stratégie commerciale du personnage féminin de Camilla Läckberg repose sur la solidarité d’une communauté féminine. Celle-ci se compose premièrement d’investisseuses (ce sont uniquement des femmes qui ont investi de l’argent dans la nouvelle entreprise de produits cosmétiques) ; deuxièmement des femmes d’affaires (les associées de Faye sont également toutes des femmes) : les récits de Camilla Läckberg ne sont autres que des affaires de femmes au sens littéral de l’expression. Troisièmement, cette communauté se compose d’« influenceuses » des réseaux sociaux, comme autant de sources d’investissement fructueux. Significativement, c’est l’aura (marketing) des « influenceuses » sur les réseaux sociaux qui leur confère une potentialité prescriptrice : c’est parce que ces influenceuses possèdent une large couverture médiatique sur les réseaux sociaux qu’elles sont dotées d’un pouvoir prescriptif. Si des entreprises de marques considèrent qu’elles peuvent recommander leurs produits, c’est parce qu’elles possèdent suffisamment d’influence sur leurs followers, montrant au passage l’impact de l’emprise virtuelle dans le monde réel. L’observation de cette communauté montre que ce féminisme noir transmédiatique n’est pas seulement une question de supports, il est à la fois un discours et un élément de la narration se transfigurant dans les personnages féminins. Camilla Läckberg parle de « målgrupp » « groupe-cible » : « les femmes qui en ont assez d’être trahies par les hommes » (2019 : 34). La trahison masculine fonctionne comme un dénominateur suffisamment commun pour devenir un cri de ralliement d’une communauté participative de femmes. Camilla Läckberg, en tant qu’écrivaine soucieuse de son succès, présuppose par là même que les femmes seront suffisamment solidaires comme public, autrement dit qu’elles achèteront en masse ses livres. Cette vengeance par procuration littéraire constitue l’une des caractéristiques du féminisme nordique noir. On notera aussi l’anticipation commerciale de Camilla Läckberg qui ne s’enferme jamais dans une seule voie. Un nouveau roman de l’écrivaine paraît en Suède en octobre 2021 (le roman vient de paraître en France tout récemment), il s’agit de BOX, roman noir coécrit avec le mentalist Henrik Fexeus – figure masculine très en vue des médias suédois, à la fois mentaliste et présentateur télé, montrant que Camilla Läckberg anticipe et vise un autre cœur de cible, diversifiant ses objets médiatiques.

On peut alors envisager un dernier critère particulièrement révélateur de la potentialité transmédiale du Nordic Noir : il s’agit du rapport entre la transmédiation, le fait divers et le politique, ce que l’analyse du « cas Olof Palme » va nous permettre de préciser. Cas très particulier en effet, qui peut paraître de prime abord un peu à part dans le cadre de cette réflexion sur les potentialités transmédiatiques du Nordic Noir, mais qui l’expliquent en réalité, tant le meurtre d’Olof Palme (et sa médiatisation/transfiguration dans le domaine du Nordic Noir) constitue un facteur décisif pour l’expansion de celui-ci, notamment en Suède. S’il n’est pas forcément utile de rappeler les moindres détails du meurtre du premier ministre suédois dans une rue de Stockholm le soir du 28 février 1986 alors qu’il sortait du cinéma avec sa femme et son fils, on peut toutefois insister sur le choc, la fascination et la pluralité médiatiques qui se sont développés autour de cette affaire (comme en témoigne le nombre pléthorique de documentaires, livres, films, séries, articles de journaux). Cet engouement médiatique ne s’explique pas seulement par le fait qu’il s’agisse du meurtre d’une personnalité politique suédoise de première importance, pas seulement non plus parce que plus de trente ans après, le coupable n’a pas été résolument identifié. Significativement, face à cet échec de la police (qui s’est montrée incapable d’arrêter le coupable), tous les objets transmédiatiques dérivés fonctionnent sur le mode de leur propre enquête, comme s’il leur fallait absolument trouver le nom du meurtrier, découverte qui seule permettrait un retour à la normale. On ne peut dans le cadre de cette ouverture analyser tous ces objets médiatiques, mais en choisir quelques-uns dont le fonctionnement nous semble symptomatique du fonctionnement de cette transmédialité nordique. Le tout récent documentaire-série de Netflix sur Stig Engström intitulé « Den osannolika mördaren (baserad på ett olöst brott) » revient précisément sur cette figure ambivalente. Celui-ci est tiré du livre d’un journaliste Thomas Pettersson : Den osalonnika mördaren : Skandiamannen och mordet på Olof Palme paru en 2008. La figure de Stig Engström, surnommé « Skandiaman » par les médias, n’est pas anodine dans le processus transmédial. Skandia est une compagnie d’assurance suédoise connue, elle est emblématique du secteur économique suédois. Stig Engström travaillait comme graphiste dans cette compagnie, au service de la publicité et du design. Mais il était progressivement mis sur la touche car il travaillait à l’ancienne, ne voulant pas s’adapter aux nouvelles techniques de dessin et de maquettes – autrement dit il n’a pas su s’adapter aux évolutions des médias. Il dit avoir été l’un des premiers témoins sur les lieux du crime. Il est considéré aujourd’hui par la justice comme étant le véritable meurtrier mais ne sera pas arrêté (il s’est suicidé en 2000). En juin 2020, le procureur Krister Petersson le déclare définitivement coupable et considère que l’affaire est close. Troisièmement, cela peut paraître troublant mais le meurtre nordique réel semble produire les mêmes effets que le meurtre nordique fictionnel, comme si la transmédialité rendait impertinente la distinction entre réel et fiction. C’est dans cette perspective que le meurtre d’Olof Palme a été associé au dernier roman de Sjöwall et Wahlöö, Terroristerna (1975), roman dans lequel les deux écrivains imaginent le meurtre d’un premier ministre suédois (ce roman a également été adapté à la télévision sous le titre The Stockholm Marathon). Quatrièmement, Stieg Larsson s’est passionné pour cette affaire, il a mené sa propre enquête, accumulant des montagnes d’archives (sans pour autant parvenir à un résultat probant). Les archives constituent une donnée médiatique de première importance dans le cadre de cette affaire : celles de Stieg Larsson, mais aussi celles de la police (trente ans d’investigation), confirmant la théorie de Henry Jenkins selon laquelle les vieux médias se superposent aux nouveaux (c’est le sens même du sous-titre de son essai). Dès lors que les médias anciens se reportent et se déploient sur des supports nouveaux (ici la numérisation), la mémoire ne change pas de nature mais de fonction. Directement et collectivement accessible, elle devient participative (ce qui est le propre de la culture de la convergence). C’est après cette enquête infructueuse concernant le meurtre d’Olof Palme que Stieg Larsson se met à écrire sa trilogie Millennium, processus révélateur du fonctionnement (au moins dans ce cas précis) de cette transmédiation nordique : le récit criminel et ses produits médiatiques dérivés sont autant de compensations par rapport à l’échec réel de l’enquête policière. La transmédiation nordique réinstaure paradoxalement un séquencement linéaire des événements entre eux selon un rapport de cause à conséquences. Ainsi, lorsque Jan Stocklassa décide de s’intéresser à l’enquête que Stieg Larsson a menée sur le meurtre d’Olof Palme, il la reprend là où ce dernier s’est arrêté. Cela donne lieu à un drôle de texte, intitulé en français La folle enquête de Stieg Larsson – en réalité le titre original est beaucoup moins rocambolesque : Stieg Larssons arkiv. Nyckeln till Palmemordet (la traduction littérale étant Les archives de Stieg Larsson. La clé du meurtre de Palme), insistant sur le rôle de l’archive dans l’enquête. Jan Stocklassa part du principe que l’espace nordique est la clé de l’enquête, en tant qu’il possède des connexions secrètes avec la criminalité. Au fur et à mesure qu’il progresse dans l’enquête qui doit le conduire à l’assassin d’Olof Palme, Jan Stocklassa se détache de son plan initial, ou plutôt il prend conscience que l’enquête qu’il est en train de mener sur l’affaire Olof Palme est aussi un livre sur les lieux du crime. Pris comme Stieg Larsson d’un désir de résolution, il examine avec précision l’endroit où Olof Palme a été assassiné et en déduit que le meurtre a été « improvisé », ce qui contredit toutes les pistes de la préméditation : depuis la piste sud-africaine échafaudée par Stieg Larsson jusqu’à celle du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan).

C’est avec l’affaire Olof Palme que la police suédoise va réaliser son premier portrait-robot, ce que Jan Stocklassa appelle une « image-fantôme » : « C’était la première fois en Suède qu’on utilisait ce mot, directement importé du vocabulaire des collègues allemands ». Cette « image-fantôme » fait écho à la « présence obsédante et invisible » (1995 : 102) dont parle Alain Chareyre-Mejan à propos de la présence du criminel dans les récits policiers. Dans ce cas très précis, cette présence métaphorise aussi la place de ce meurtre non élucidé dans la société suédoise. Qu’un premier ministre puisse être ainsi tué en pleine rue et que la police se montre incapable de résoudre efficacement cette enquête vont laisser une trace dans l’imaginaire collectif suédois, et par extension progressive dans le paradigme du Nordic Noir. À cet égard, l’image des policiers incompétents, motif récurrent des polars nordiques, à l’instar de Henning Mankell, en constitue un exemple parmi d’autres. Jan Stocklassa considère que l’assassinat d’Olof Palme est le grand test de Rorschach pour l’ensemble de la population suédoise. Au lieu de considérer des taches d’encre symétriques, chacun donne son avis sur le meurtre de Palme en projetant ce qu’il croit y voir. Chacune de ces réponses en dit plus sur celui qui en parle que sur la vérité de l’affaire.

Tous ces exemples sont autant de mises en abyme de quelques-unes des fonctions de la transmédialité du Nordic Noir. Ils montrent l’importance du rôle des images-fantômes (comme on parle d’assassin-fantôme) dans la productivité transmédiale nordique. Ils révèlent aussi l’articulation essentielle entre une réalité criminelle et la façon dont est menée l’enquête dans la circulation nationale, scandinave et internationale des objets transmédiatiques. Dans le cas précis de l’affaire Olof Palme, que ce meurtre soit non résolu possède un autre effet caractéristique de la culture de la convergence : ce que l’on pourrait appeler l’enquête participative. Qu’il s’agisse de Stieg Larsson, de G. W. Peirsson, de Thomas Pettersson ou encore Jan Stocklassa, chaque écrivain mène sa propre enquête, se faisant détective et passant d’une fonction médiatique à une autre, mélangeant les sources et les pistes, qu’elles soient avérées ou fictionnelles – hybridation qui nous semble caractéristique du transmédia nordique. Ainsi, Jan Stocklassa mène son enquête dans la trilogie de Stieg Larsson, car il est persuadé qu’il existe un rapport entre Millennium et l’affaire Olof Palme. Si cette piste (lire Millennium permettrait de retrouver le meurtrier d’Olof Palme) est fort tentante, elle s’apparente malheureusement à une fake news, mais elle est néanmoins révélatrice de trois autres fonctions de la transmédialité nordique : la revalorisation des « communautés interprétatives » au sens de Stanley Fish, la resémantisation de la notion de « communautés de fans » chère à Henry Jenkins. Et surtout, le transmédial nordique met à l’honneur une figure mésestimée du polar : le témoin – figure qui remplace celle de l’expert très à la mode dans les récits transmédiatiques criminels américains. En effet, la police suédoise a interrogé plus de 10 000 témoins dans le cadre de cette affaire. Il s’agit de la plus grande enquête policière jamais menée en Suède (alors que, le soir du crime, il n’y eut pas plus que 2 ou 3 témoins sur place). Le reportage de la SVT « OlofPalmemördaren » qui date de 2020 se concentre sur cette question du témoin, qui constitue une nouvelle expression à la fois du public et du suspect – sorte de figure emblématique du brouillage des limites entre le meurtrier et le témoin. Or la figure du témoin constitue un élément central de cette affaire. Stig Engström s’est présenté comme un des témoins aux journalistes parce qu’il avait été négligé par la police. Mais il n’est, encore aujourd’hui, qu’un criminel improbable (comme le suggère la dernière série de Netflix). Cette labilité transmédiatique, qui se traduit par une confusion des rôles (le suspect, le témoin l’enquêteur, le criminel, le public, la police, les journalistes) est l’une des spécificités de ce storytelling du meurtre d’Olof Palme. Toutes ces figures forment une nouvelle communauté de témoins, tragiquement unie puisqu’elle se retrouve autour (ou après) un crime. Henry Jenkins parlait de « choc transmédiatique entre le fait divers et le fait politique ». Ici le fait politique est devenu un fait divers (dès lors que toute la population qui s’en empare).

En définitive, Victor Turner dans son essai rappelle « le concept de communitas désigne une condition privilégiée de certains membres d’une communauté qui partagent l’expérience d’un seuil » (1995 : 56). Cette expérience d’un seuil peut être prise à son sens littéral dans le cas de la transmédialité nordique et il nous semble que l’image du pont que la série Broen/Bron en constitue l’un des emblèmes. Significativement, la transmédialité de cette série est perceptible par les changements de titres selon les pays et les supports médiatiques : Broen, Bron, The Bridge ou Le Pont et la symbolique évidente du pont confirme cette intuition d’une transmédialité fonctionnant comme un support de transferts entre les cultures, alors que le contenu narratif même du Nordic Noir suggère sinon la part de criminalité inhérente à cette connexion – comme pour avertir du danger potentiel inhérent à la circulation des récits criminels. Danger mais pour qui ? Pour le public qui est au rendez-vous ? Pour les producteurs ? C’est sans doute davantage au niveau des spécificités culturelles que le danger existe, notamment par rapport à la notion d’acculturation, dans la mesure où la transmédialité du Nordic Noir la rend obsolète, inadaptée, ou tout au moins incomplète. Mais rassurez-vous. Ponts, traduction, circulations, transferts, obstacles, écotopie sont des seuils transmédiatiques que les articles de ce volume vont nous permettre de franchir – en toute sécurité.

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Notes

1 Nous reprenons le sens que donne Marc Abélès à la globalisation (2008 : 35) en considérant que le phénomène de globalisation possède également un impact sur les formes narratives qui circulent de plus en plus vite et tendent à s’uniformiser, rendant par là même les particularismes et les spécificités culturelles de plus en plus rares. On peut aussi reprendre la distinction qu’effectue Alain Supiot dans sa conférence « Mondialisation versus globalisation » : « Globaliser, c’est œuvrer au règne du Marché, de la croissance illimitée, de la flexibilisation du travail et de l’hégémonisme culturel. Mondialiser consiste à établir un ordre mondial respectueux de notre écoumène, du travail (2019 : 13). Le Nordic Noir est directement touché par ce mouvement de circulation et d’uniformisation des objets culturels, cette tension entre globalisation et mondialisation.

2 Une de nos hypothèses de recherches repose sur cette articulation entre le dispositif transmédiatique et la narration transmédiatique.

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Référence papier

Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Le Nordic Noir ou les qualités inespérées d’un dispositif transmédiatique », Deshima, 16 | 2022, 115-140.

Référence électronique

Frédérique Toudoire-Surlapierre, « Le Nordic Noir ou les qualités inespérées d’un dispositif transmédiatique », Deshima [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 04 décembre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=496

Auteur

Frédérique Toudoire-Surlapierre

Professeure en études nordiques à Sorbonne Université.

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