L’œuvre poétique de Jan Erik Vold est souvent rattaché aux années 1960, à son conflit générationnel et à ses expérimentations néoavant-gardistes dont il aurait été le porte-étendard avec son attitude « happy-go-lucky » (Furuseth 2016 : 220 ; voir aussi Andersen 2012 : 534-538, Mollerin 2019, Lombnæs 2000). Le poète lui-même a cependant refusé d’être réduit à ce rôle, soulignant qu’il n’est pas pertinent de raisonner en termes de « front » sur la littérature d’un pays qui est, comme il dit, « sløv og bakstreversk »1 (Bäckström 2011 : 546). Il a plutôt fait valoir son éclectisme et son travail pour redécouvrir des auteurs qui sont oubliés par l’évolution impitoyable de l’actualité littéraire. L’avant-gardiste présumé serait ainsi en réalité un arriériste révolté dans un pays retardé. Notre objectif dans cet article n’est pas de trancher sur cette question qui reflète un désaccord assez habituel entre l’historien cherchant à discerner des périodes et des discontinuités et l’artiste défendant l’intégrité de son œuvre qui est irréductible à de telles considérations. Notre article veut identifier dans la production poétique de Vold des constantes qui montrent son attachement à la modernité poétique du xxe siècle. Ces constantes, que nous appellerons « poétique d’expansion » et « poétique de concision », sont intimement liées aux questionnements existentiels et herméneutiques du poète, mais ne constituent cependant pas une esthétique ou une philosophie personnelle cohérente et invariable. La particularité de l’œuvre voldien réside dans la présence simultanée de ces éléments ; il évolue dans le champ de possibilités et de tensions qu’ils créent.
Jan Erik Vold fit son entrée dans le champ littéraire norvégien en 1961, au seuil d’une décennie qui fut marquée dans son pays comme ailleurs par un formidable élan de curiosité, d’ouverture, d’expérimentation, de questionnement et de prise de conscience. Sa production est composée de poèmes, d’essais, d’entretiens, de biographies d’auteurs et d’articles critiques, plus de soixante œuvres au total jusqu’à aujourd’hui. Les formes et les styles qu’il a adoptés au cours de sa carrière vont du haïku à la skillingvise2 en passant par les compositions visuelles propres à la poésie concrète et l’oralité typique à la chanson de blues et au jazz (Vold s’est produit sur scène avec des musiciens de premier plan comme Chet Baker et Jan Garbarek). Dans les essais, l’érudition et la rigueur intellectuelle caractéristiques à ses analyses côtoient un ton informel et convivial employé dans les entretiens et les notes de lecture. Vold est un auteur aux multiples visages.
À premier abord, en focalisant sur la forme, sa poésie peut être décrite comme une alternance entre formes brèves et longues : d’une part, des poèmes composés de quelques vers qui se réduisent parfois à une simple syllabe, et, d’autre part, des textes qui se rapprochent de la prose et qui s’étalent sur plusieurs pages. Citons, à titre d’exemple de ces deux extrémités, « Hvem da? (sier jeg ikke) » (« Qui donc ? (je ne dis pas) », 1968) qui tient en cinq mots sur une ligne, et « Diktet som henger i en rød tråd » (« Le poème accroché à un fil rouge », 1968) qui déploie ses 234 vers sur huit pages. Publiés la même année, mais dans des recueils très différents dans leur poétique, ces deux textes témoignent de la capacité de Vold à changer de registre de manière très souple. Parfois, la brièveté de la forme remet en question le statut même du poème. Spor, snø (Traces, neige, 1970) est-il un recueil composé de textes de trois lignes qui ont chacun leur consistance propre, ou bien est-ce une méditation sérielle rythmée par les espaces blancs qui séparent non pas des poèmes individuels, mais des mouvements d’une seule pensée ? On peut se demander également si la longueur ne devient pas une sorte d’ouverture indéterminée qui fait déborder le poème au-delà de sa fin. Parfois, Vold termine ses textes qui s’étalent sur plusieurs dizaines de lignes par un tiret et non pas par un point, comme si la suite était momentanément suspendue dans l’air. C’est le cas par exemple de « Diktet som henger i en rød tråd » et « Bo på Briskeby blues » (« Blues de vivre à Briskeby », 1968). Dans Drømmemakeren sa (Le fabricant de rêves dit, 2004), ces tendances opposées semblent être contrôlées par un formalisme strict : douze sections correspondant aux douze mois de l’année, douze poèmes dans chaque section, douze lignes dans chaque poème.
Ces caractéristiques formelles reflètent des conceptions esthétiques et philosophiques fondamentales qui concernent la fonction et l’être même de la poésie. En fait, tout le travail de Vold semble se nourrir d’une tension entre, d’une part, la capacité de la parole poétique de créer, de faire exister un monde, de suivre les réseaux de sens jusqu’à l’infini, et, d’autre part, la corrosion de la parole créatrice par les significations, les connotations et les associations que le langage comporte contre le gré de l’auteur et du texte, et qui doivent être analysées, scrutées et même combattues, alors que ce sont bien ces mêmes éléments de sens qui rendent la poésie possible. Le premier élément fait déborder le texte d’une ligne à l’autre, d’une page à l’autre, le deuxième le ramène vers un nombre réduit de lignes et de mots, vers le silence. Digne héritier de l’art de la concision et de l’image prôné tout aussi bien par le modernisme occidental que par le haïku japonais, Vold est également un poète d’expansion et de déploiement conscient de vivre dans un monde où le langage et les signes sont omniprésents. Nous essaierons de comprendre la singularité de Vold par une lecture qui analyse ces deux tendances opposées et leurs contours philosophiques dans sa production essayistique et poétique ainsi que dans la tradition moderne qui constitue le paysage intellectuel où sa pensée littéraire évolue.
Poétique d’expansion
I dette dikt skal jeg la bildet stanse på Barkåker
så vi kan se hva vi får ut av det […]
[…] det er særligt
det symboliske jeg er på jakt etter her, symbolikken
i landskapet […]
Snelandskap, hellende jorder ner mot en landvei, til høyre
i bildet en telefonledning som løper ned bakkene
langs treholtforsenking som nok kan skjule
en nedvintret bekk […]
[…] Hvor er symbolikken
i bildet? […]
[…] – alt dette ser jeg, hus biler vei trær men ingen
SYMBOLIKK! (Vold 2000 : 114-115)3
Ainsi commence le poème « Bildet stanset på Barkåker-diktet » (« Le poème sur le regard arrêté à Barkåker »), publié en 1968 dans le recueil Mor Godhjertas glade versjon. Ja (La version heureuse de la mère bon-cœur. Oui). Il peut se lire comme la critique d’une tradition poétique historiquement importante en Norvège qui cherche à investir le paysage de valeurs symboliques et dont des exemples canoniques sont fournis entre autres par « Hardanger » (1844) de Henrik Wergeland et « Gamle Norge »4 (« La vieille Norvège », 1859) de Bjørnstjerne Bjørnson. Le poème de Vold décrit le paysage qui s’offre depuis un train arrêté à la gare de Barkåker, un bourg ferroviaire situé dans le Vestfold à une centaine de kilomètres au sud d’Oslo5. Le regard parcourt l’espace et note les détails, mais refuse de voir plus que ce qui est visible. Non, une maison est juste une maison et un arbre juste un arbre, ils ne cachent aucune autre signification.
On pourrait s’attendre à ce que ce refus donne lieu à un poème court et sec, mais ce n’est pas le cas. « Bildet stanset på Barkåker-diktet », comme la plupart des textes du recueil, s’étale sur plusieurs pages. Le choix de la réalité perceptible contre le symbolisme conventionnel conduit Vold à noter une multitude de détails : non pas seulement le paysage qui s’ouvre au regard, mais également le lieu d’observation (un compartiment de train), les menus incidents qui se produisent dans la rue, la réaction qu’ils suscitent auprès d’autres voyageurs (une dispute entre une jeune femme et son ami amusé par la chute d’un promeneur âgé sur la neige glissante), et ainsi de suite, jusqu’à une véritable déclaration d’amour pour la neige à la fin du poème6. Les détails visibles, les événements quotidiens anodins conduisent ainsi, à travers le langage, vers les codes moraux et les systèmes de valeurs effectifs à l’échelle sociale et individuelle, et ultimement, d’une manière étonnante, vers le symbolisme, comme si la réalité était finalement associée à une figure de style. Malgré le refus initial, le texte termine par une image qui relève bien de cette catégorie :
Man er ikke født her i nord for ingenting, blå og hvit
hvit og blå – og langt langt inne et sted
et rødt lite blankende hjerte! (Vold 2000 : 117)7
Le choix de la réalité banale de la gare de Barkåker mène ainsi, à la fin du poème, au coeur, à la métaphore peut-être la plus universelle et la plus traditionnelle parmi les figures (voir par exemple Sheridan 2018, Berendt et Tanita 2011, Slights 2002). Que décèle cette glissade qui semblerait aller à l’encontre de l’intention de l’auteur ?
Les essais « Om språket/om konkret poesi. Tre fragmenter » (Sur le langage/sur la poésie concrète. Trois fragments, 1965) et « Noe om noe » (Quelque chose sur quelque chose, 1967) repris dans le recueil influent Entusiastiske essays (Essais enthousiastes) publié en 1976, figurent parmi les textes les plus intéressants pour comprendre l’évolution de l’auteur dans les années 1960 et l’émergence d’éléments poétiques qui vont ultérieurement le suivre dans les décennies à venir, dont cette volonté d’expansion nourrie d’une double liaison entre le réel et le symbolique illustrée par le poème sur Barkåker. Vold est un essayiste, interviewer et recensioniste assidu. Entusiastiske essays, à lui tout seul, contient 711 pages d’entretiens et d’articles critiques, et d’autres publications comparables ont suivi depuis. Pour lui, ces textes participent à la poésie qu’il définit comme « en måte å være på, en måte å puste på, en måte å sense ting på », mais aussi « en måte å ta inn dikt på – […] andre skriveres dikt »8. Notons déjà, avant d’étudier les essais, qu’il s’agit ici aussi d’un mode d’expansion qui fait évoluer le sens du poème. L’étude critique d’un poème participe au même mouvement, à la même visée fondamentale que le poème lui-même. Cette parenté est souvent visible dans la forme même : la poésie de Vold tend fréquemment vers la réflexion aphoristique, et ses essais épousent la musicalité et l’instinct des textes qu’il analyse9.
Dans « Om språket/om konkret poesi. Tre fragmenter », la discussion porte essentiellement sur la philosophie de la poésie concrète qui était au centre de l’attention de l’auteur à l’époque et dont on trouve quelques exemples dans ses premiers recueils10. Selon Vold, pour les poètes, « deres vei til virkeligheten går via språket » (Vold 1976 : 73)11. Le monde en soi est cependant « navnløs », et le langage, tout en offrant une voie d’accès au monde, constitue un système de signes à part qui repose sur l’abstraction et suit des lois « som slett ikke er knyttet til den virkelighet orderne er ment å speile » (Vold 1976 : 77 et 72)12. Un gouffre réside ainsi entre le langage et le monde ; le chemin qu’est la poésie est coupé de sa destination finale. Nous ignorons cet abîme la plupart du temps, mais la poésie doit reconnaître son existence. Le concrétisme assume ce fait et explore les possibilités offertes par le langage comme un système autonome, par la matérialité des sons et des lettres, mais aussi, et ceci est particulièrement important pour comprendre la singularité du poète norvégien, la narrativité et la capacité de créer un monde, de déployer des associations de sens et de développer une réflexion ou une histoire qui émerge de l’expérimentation conduite sur le langage. Dans son essai, Vold illustre cette approche par le mot stol (chaise). Si l’on fait varier les lettres dans le mot,
kan man f.eks. få lots (hva da ? Lots hustru ? ‘Lotsen’ og hans hustru ? Hva ville Jonas Lie ha sagt ?) eller lost eller slot eller – om man også forandrer litt på bokstavtypene og setter inn et mellomrom til å antyde to ord – Lot S (hva var egentigen Lots etternavn ?). (Vold 1976 : 71)13
La permutation des lettres et les petites modifications de la typographie font déborder le mot vers une autre langue et vers d’autres significations (lost et slot signifient ‘perdu’ et ‘fente’ en anglais) d’une part et initient une série de références intertextuelles et culturelles d’autre part (vers La Bible et Jonas Lie) ; elles demandent un récit, une analyse, une réponse à la question « hva da ? » (quoi donc ? quoi ensuite ?). Ces possibilités résident dans le système graphique de l’écriture – la matérialité des lettres, la mise en page, la typographie –, mais elles s’ouvrent immédiatement vers l’ailleurs, vers la littérature, vers la religion, vers les significations qui circulent dans la société. Suivre ces pistes dans l’écriture fait émerger un monde.
« Vi lever i ‘textverden’ », constate le poète norvégien dans son essai, et son exemple montre que ce texte-monde existe en germe dans le mot le plus banal (Vold 1976 : 78)14. Cette pensée est approfondie dans « Noe om noe » par une réflexion qui fait accompagner la capacité créatrice du langage par une dimension critique inhérente à l’énonciation même, et qui mène à une méditation sur l’existence et le néant. Le texte commence dans un registre qui est à la fois laconique, énigmatique et biblique :
Nå begynner jeg.
Før jeg sa nå var det ingenting.
Nå er det noe.
Og nå er det mer.
Og nå er det enda mer.
For hvert nå blir det mer, for hvert nå blir det noe annet, for hvert nå har situasjon forandret seg, […] (Vold 1976 : 217)15
Ces lignes ne sont pas sans rappeler, par le style mais surtout par le contenu, le début du Livre de la Genèse où « Jorden var øde og tom, […]. Da sa Gud: «Det skal bli lys!» Og det ble lys » (Det gamle testament)16. Chez Vold, la parole poétique détient effectivement cette puissance génératrice, mais sous une forme sécularisée et transposée dans la création esthétique où le langage érige une parole signifiante sur fond de l’insignifiant (cf. Vold 2013 : 46-47, 1976 : 218). « Noe om noe » souligne la capacité de l’énonciation de faire exister un monde imaginé, et de créer le poète en même temps. La première ligne de l’essai pourrait en effet se traduire aussi par « le je commence maintenant ». Ce monde sui generis n’est cependant pas une construction autonome soumise entièrement au contrôle de son créateur. Comme dans la permutation des lettres du mot stol, ce « quelque chose » évoqué par le texte s’ouvre immédiatement, dès le premier mot, vers le réseau infini de significations qui existe dans la langue et la culture. Un peu plus loin dans l’essai, Vold continue :
[L]egg merk til hvordan teksten vokser, hvordan tilstanden forandrer seg, hvordan strukturen og stoffet blir tettere og rikere, som en tennisbane med nysnø det hopper harer på, stadi nye spår […] [K] anskje et par lekne hunder passer bedre, et par lekne hunder på en plen i parken, den første snø, fem centimeter […] [N]å er hele plenen full av spor, nå er hele teksten full av ord. […] Hva meningen er med spor ? Noen har gått der. To spor. To har vært der : Elskere? Rivaler? Søsken? (Vold 1976 : 217-218)17
Les motifs de neige et de trace reviennent fréquemment dans l’œuvre de Vold et établissent dans sa pensée une ligne de continuité qui relie les années 1960 et 2000 (par exemple Vold 1970, 1987, 2004). Ici, ils servent à donner une forme imaginée à une réflexion portant sur l’énonciation poétique qui fait exister un monde, non pas de manière ordonnée comme dans le récit biblique où Dieu reste le maître de sa création, mais par un processus d’engendrement où la capacité de création que détient le poète est dépassée par le pouvoir d’autogenèse inscrit dans la langue et dans le texte, où chaque mot apporte un nouvel élément de complexité, ouvre une nouvelle piste dans un vaste ensemble de significations, de connotations et d’associations dont la richesse grandit d’une manière exponentielle à chaque élément ajouté, et qui n’est plus maîtrisé par l’auteur. À la manière d’un dessin, le texte crée un paysage hivernal avec quelques motifs évocateurs qui font appel à la vision, et ce paysage est immédiatement temporalisé et narrativisé, rendu plus opaque à chaque mot. L’espace évoqué par les mots devient une matrice pour un questionnement multiple18. S’agit-il de traces de lapins ou de chiens, ou d’êtres humains ? Si ce sont des êtres humains, sont-ils amants, rivaux ou membres d’une même famille ? Un mot évoque toujours la possibilité d’un autre mot, une scène décrite mène toujours à l’interprétation des signes qu’elle comporte, une trace révèle un événement passé et entame une histoire à raconter.
Le poète devient ainsi un explorateur critique des significations, des associations de sens, des récits et des symboles que la langue et la culture offrent. Ce travail s’inscrit dans un présent qui s’ouvre immédiatement vers le passé et le futur. Les six premières lignes de l’essai « Noe om noe » répètent huit fois le mot « nå » et débouchent sur le constat « for hvert nå har situasjon forandret seg, (det var nå9, nå9 var nå10 […]) » (Vold 1976 : 217)19. Dans « Hilsen til Inger », un article sur le poète Inger Hagerup, Vold reprend la même réflexion dix-sept ans plus tard :
Tiden, tiden – som skaper rom og avstand, pespektiv i våre liv, alltid et nå, som er forbi så snart det er sagt og et nytt nå er dykket opp, og et nytt, og et nytt, og et nytt, og et nytt, tiden den sti vi vandrer langs, har vi gått lenge nok har vi levd et liv […]. (Vold 1984 : 30)20
Si « Noe om noe » explore l’émergence d’un monde dans l’écriture, la citation de l’essai sur Hagerup permet de comprendre la fonction herméneutique que la parole poétique assume par rapport à la temporalité de l’existence humaine. Chez Vold, c’est le langage conçu dans sa matérialité qui permet de saisir cette succession de « maintenant(s) » évanescents et éphémères faisant basculer, dans la vie quotidienne, le présent dans le passé. La linéarité de l’écriture est à l’image de la structure du temps : d’une part, une succession incessante de « nå » que l’œil dépasse, mais que la réflexion retient, et d’autre part, une ligne continue qui doit être coupée, car arrivée au bord de la feuille qui impose un enjambement, une césure, un « øyeforflytning » (Vold 2013 : 47)21, cet acte qui crée le recul et la distance nécessaires pour que le vers et la vie aient une forme et la vérité sur l’existence puisse être saisie. « Dikt […] [p]eker mot en sannhet », écrit Vold encore dans Det norske syndromet, « At det er en vandring vi har startet, som vi skall fullføre » (Vold 1980 : 93)22. Si le langage permet au « je » et à son monde de commencer à exister, le poème lui offre la possibilité de suivre une trajectoire par les yeux, par la pensée et dans la mémoire, et de voir ce que sa vie a été.
Poétique de concision
La poétique d’expansion est ainsi intimement liée à la fonction herméneutique et existentielle de la poésie chez Vold. On peut voir dans ce sens une relation de continuité entre le poète norvégien et ce qu’il appelle la tradition du « modernisme heureux » (glade modernisme) qui émerge, selon Vold, avec Walt Whitman aux États-Unis et Guillaume Apollinaire en Europe (Vold 2016 : 422-423). Dans « L’esprit nouveau et les poètes » (1917), ce dernier défendait la liberté de la poésie d’embrasser toute la richesse du monde :
[L]e poète d’aujourd’hui ne méprise aucun mouvement de la nature, et son esprit poursuit la découverte aussi bien dans les synthèses les plus vastes et les plus insaisissables : foules, nébuleuses, océans, nations, que dans les faits en apparence les plus simples : une main qui fouille une poche, une allumette qui s’allume par le frottement, des cris d’animaux, l’odeur des jardins après la pluie, une flamme qui naît dans un foyer. Les poètes ne sont pas seulement les hommes du beau. Ils sont encore et surtout les hommes du vrai, en tant qu’il permet de pénétrer dans l’inconnu, si bien que la surprise, l’inattendu est un des principaux ressorts de la poésie aujourd’hui. (Apollinaire 1991 : 951)
L’écriture qui relate le chemin parcouru par le regard du poète à la gare de Barkåker, qui glisse de stol à Loth ou qui voit un récit de jalousie dans les traces laissées dans la neige participe à ce projet d’ouverture, offre des surprises et relie le vrai à l’inconnu qui devient ainsi un objet d’analyse. Le poème cherche le vrai dans le monde.
Le modernisme contient cependant une autre dimension aussi, celle de concision, de réduction du texte à ses constituants essentiels et épurés ; elle participe également à cette fonction herméneutique et existentielle. Dans la poésie concrète chère à Vold dans les années 1960, elle est présente par exemple chez Eugen Gomringer (1972 : 153-158) et sa théorisation du poème qui reprend le terme de constellation utilisé par Mallarmé dans « Un coup de dés »23, mais on peut le trouver également dans les écrits d’Ezra Pound et de T. S. Eliot, deux figures très influentes pour la réception du modernisme dans l’espace nordique dans les années 1950, ainsi que dans la poésie de William Carlos Williams que Vold découvrit lors de son séjour en Californie en 1962-1963. Pour Pound, la poésie équivaut même au travail de condensation :
Great literature is simply language charged with meaning to the utmost possible degree. Dichten = condensare. […] Incompetence will show in the use of too many words. The reader’s first and simplest test of an author will be to look for words that do not function; that contribute nothing to the meaning OR that distract from the MOST important factor of the meaning to factors of minor importance. (Pound 1991 : 36 et 63)24
Un nombre important des poèmes de Vold témoignent de cette volonté de réduire le texte à ses composants essentiels dans un esprit fonctionnaliste qui réfute toute sorte d’ornementation, tout élément qui serait une digression hors sujet. Le poète norvégien pousse cette esthétique – qui rejoint à ses yeux le minimalisme formel du haïku – à son extrême et demande même rhétoriquement « Fins det en grense for hvor kort ett dikt kan være ? » (Vold 2013 : 372)25 La réponse apportée par ses poèmes est claire : un vers peut se réduire à une syllabe, et le poème à un mot voire à une ligne, comme dans le one-liner intitulé « Hvor lenge ? » (« Combien de temps ? », 1988) :
Tills havet sinat ut. (Vold 2000 : 504)26
Aucun mot superflu ici ; juste une idée exprimée avec une concision de moyens extrême, mais avec rythme et musicalité, caractéristiques essentielles de la poésie selon Vold. L’efficacité du poème repose en effet sur une construction où la consonne « t » ouvre et termine la ligne et se trouve répétée deux fois à l’intérieur d’un schéma qui fait encadrer les mots à deux syllabes par des monosyllabes situés au début et à la fin du poème, alors que les voyelles suivent un schéma de répétition et de variation « i-a-e-i-a-u ». Si l’on veut, on peut entendre le mouvement incessant des vagues dans la charpente rythmique et sonore du poème. Le minimalisme de la forme décèle ainsi une richesse et pointe vers son contraire : l’étendue infinie de la durée énoncée par le poème en réponse à la question du titre. On peut voir ici encore une autre idée chère au modernisme de Pound, celle de vortex, le noyau du poème « from which, and through which, and into which ideas are constantly rushing » (Pound 1980 : 207). La question dans le titre pose le cadre à travers lequel la réponse offerte par le poème jaillit. L’esthétique de la concision – qui est aussi une éthique – repose ainsi sur une conception fondamentale de la poésie comme interaction entre le texte et le lecteur. Si le poème, dépouillé de tous les mots superflus, est chargé de sens au plus haut degré, c’est le lecteur qui déploie cette richesse dans son acte de réception. Dans cette optique, le minimalisme moderniste semblerait présupposer la poétique d’expansion et d’association que nous avons analysée plus tôt. Le poème « Bildet stanset på Barkåker-diktet » et l’essai « Noe om noe » seraient en fait des dramatisations du redéploiement des idées qui se précipitent à travers le vortex poundien.
Il faut cependant noter que le minimalisme de Vold décèle une dimension plus radicale de critique du langage. Le travail de concision implique, dans l’écriture, une progression délicate et attentive à la frontière entre le langage – qui s’ouvre, comme nous l’avons vu, vers la culture, vers l’intertextualité, vers la narration dès la première lettre ou le premier son – et ce qui reste en dehors de ce foisonnement de sens, le silence, le noir, le vide, le rien et le néant (tomheten, ingenting dans le vocabulaire de Vold). « [T]eksten lager hull i stillheten, det går ord gjennom mørket », écrit Vold dans « Noe om noe », et continue plus loin : « Tomheten ger bevissthet, nettopp bevissthet om det stoff som finnes i tomheten, glede over at noe finns og ikke ingenting, i forhold til ingenting er noe alltids noe » (Vold 1976 : 218 et 223)27. La conscience et la joie que la poésie peut donner existent ainsi grâce au rien qui l’entoure. Ceci veut dire que la poésie ne peut être seulement une exploration expansive du réseau de significations que le langage offre ; elle doit être orientée également vers l’extérieur, vers le silence, le noir et le néant qui sont investis de valeurs positives : qui offrent connaissance et joie. Le poète doit assumer une fonction autoréflexive et critique par rapport à son art et ses moyens. L’essai « Noe om noe » est en fait entrecoupé par des pauses, des lignes incomplètes qui ralentissent, perturbent et interrompent le discours, font entendre le silence et voir le vide qui entoure le texte et le fait exister. Dans un poème de 1988 intitulé « Under ingenords vinger » (Sous les ailes de nulmot), ce travail critique prend une dimension programmatique :
Først skal du brenne
bildene. Så
skal
du brenne
brevene. Så skal du brenne
det som står skrevet
i vann.
Og det
som står skrevet i stein
skal du
brenne.
Tils sist det som ikke
står
noesteds skrevet. Ut av ingenords
aske
stiger
ingenords fugl. Under dens vingeslag
lener du deg
tilbake, puster
ut. Så
skal du brenne bildene. (Vold 2000 : 470)28
Ce travail de destruction, d’iconoclaste, qui est donc aussi la tâche du poète, commence par la culture, « bildene » et « brevene », et continue par les idées les plus éphémères – « det som står skrevet i vann » – ainsi que par les certitudes les plus solides – « det som står skrevet i stein ». Critique et auto-critique en même temps, il mène à la renaissance de l’« ingenords fugl », qui s’élève de l’« ingenords aske ». Outre la référence au mythe de Phénix et les associations à Ludwig Wittgenstein et Martin Heidegger qu’évoque la discussion sur les limites du langage, on peut rappeler ici l’intérêt de Vold pour la philosophie et la poésie orientales, et notamment pour Li Po chez qui le symbolisme est, selon le poète norvégien, « naturligt forankret i verkelighet », « bak språket, ikke i det » (Vold 1976 : 178)29. L’objectif de la poésie serait donc d’atteindre un état au-delà du langage et de la culture et, par ce travail même, de libérer le poète et le lecteur, qui pourront respirer de nouveau une fois que toutes les images, tout l’écrit, toutes les promesses et toutes les certitudes auront brûlé30.
Expansion, concision, néant, expansion
La visée derrière la représentation vers le vide rédempteur que l’on voit à l’œuvre dans « Under ingenords vinger » constitue le contrepoint à l’exploration associative et expansive du langage et de ses réseaux de sens. La tension de ces forces opposées se joue dans les espaces que les poèmes de Vold décrivent, et elle ne se résout pas en faveur de l’une ou l’autre, mais constitue un entrelacement de caractéristiques latentes et dominantes qui changent de rôle constamment31. En fait, la structure de « Under ingenords vinger » présente une forme cyclique où l’injonction à brûler les images qui est énoncée au début revient à la fin, comme si la lutte était toujours à recommencer, comparable au destin de l’oiseau mythique qui brûle et renaît de ses cendres à l’infini. Dans « Bokfink » (Pinson, 1987), un poème qui frappe par la similarité avec « Under ingenords vinger », la même démarche d’iconoclastie mène à une révélation à la fin :
Tar bort ansiktet.
Tar bort skriften.
Tar bort kroppen.
Tar bort
minnet
om kroppen. Brenner
ord.
En
bokfink
ble
igjen. Den satt i et tre
og sang. (Vold 2000 : 452)32
La critique de l’écrit et des images prend ici une dimension fondamentale : elle concerne le visage et le corps, c’est-à-dire le fondement même de l’homme comme un être social et vivant. Exprimée par des verbes conjugués à la 2e personne du singulier, elle est présentée cependant comme une tâche impersonnelle et constante, à recommencer toujours, car le retour entamé dans « Under ingenords vinger » vers le monde pré-lapsarien et pré-édénique où les choses et les êtres vivants n’ont pas de nom n’est qu’une possibilité évanescente et insaisissable, mais vitale. À son horizon est situé le monde devenu présent à nouveau, et de cet horizon s’élève, à la fin de « Bokfink », une chanson d’oiseau, un foisonnement de sons et de significations en même temps. Si le poème cherche – et trouve – le pinson perché dans l’arbre dans sa nudité d’être vivant, il est crucial de comprendre qu’il l’énonce à travers le langage, ce système de sons et de lettres qui s’ouvre immédiatement vers la culture. Le pinson est aussi un symbole traditionnel de printemps et le volatile que le lecteur peut rencontrer chez Asbjørnsen et Moe et Aamund Brynildsen en Norvège, Robert Browning et Thomas Hardy en Angleterre et chez d’autres auteurs encore dans la littérature mondiale33. Derrière le langage, la réalité ; dans la réalité, la poésie et la culture.
La concision, l’économie des moyens, l’esthétique de dépouillement s’ouvrent ainsi, chez Vold, à l’expansion, aux chemins infinis du sens à explorer, et l’expansion mène finalement à la coupure, à l’enjambement qui offrent forme à la poésie et à l’existence. Il s’agit ici de deux forces opposées qui se nourrissent l’une l’autre et non pas d’une dialectique ou de phases dans l’évolution de l’auteur. La critique du symbole mène vers le monde, et, dans le monde, le poète retrouve le symbole. On peut voir une similarité de fonction réflexive fondamentale occupée par le pinson dans « Bokfink » et le cœur à la fin de « Barkåker-diktet ». Que ce soit par le refus du symbolisme en faveur du foisonnement de la vie réelle aperçue de la fenêtre d’un train arrêté à la gare ou par l’iconoclasme minimaliste qui retire les mots et les images, le poète se retrouve toujours à la fin face à la puissance du verbe. Au commencement.
