Elizabeth (Beb) Vuyk (1905-1991) est une écrivaine d’origine « indo » (eurasienne). En 1930, elle part en voyage aux Indes néerlandaises – l’actuelle Indonésie – pour découvrir le pays de naissance de sa grand-mère originaire de Madura. Lors de la traversée en bateau, elle rencontre son futur mari Fernand (Boet) alors engagé dans une plantation de thé au centre de Java. Puis, à partir de 1933, ils se rendent aux Moluques, sur l’île de Buru, pour relancer une ancienne plantation de cajeput, où ils vont vivre une existence aventureuse. Forte de cette extraordinaire expérience, elle publie des récits souvent autobiographiques élégamment écrits sur le quotidien de personnages attachants et les paysages envoutants des Indes néerlandaises : en 1932, Vele namen (De nombreux noms) ; 1937, Duizend eilanden (Mille îles) ; 1939, Het laatste huis van de wereld (La dernière demeure du monde). En 1942, l’armée japonaise occupe les Indes. Comme près de 100 000 Néerlandais et Indos, Beb Vuyk est arrêtée et enfermée dans un camp d’internement où elle vit de terribles années. Elle racontera cette malheureuse expérience en 1989 dans son livre Kampdagboeken (Journal du camp). Peu après la guerre, sa famille est à nouveau réunie. Mais entre-temps, la lutte pour l’indépendance (1945-1949) éclate en Indonésie. Elle part alors pour les Pays-Bas où elle exerce la profession de journaliste. Dans ses articles, elle prend fait et cause pour les indépendantistes et choisit même la nationalité indonésienne en 1950. En 1947, elle publie le magnifique recueil de nouvelles De wilde groene geur (Le parfum vert sauvage), dans lequel elle raconte à la fois la vie quotidienne à l’époque du Tempo Dulu, le temps des Indes coloniales, et les paradoxes des premières années post-coloniales et révolutionnaires en Indonésie. La nouvelle Way Baru, présentée dans ce numéro de Deshima, est justement tirée de ce recueil1. En conflit avec le gouvernement Sukarno, Beb Vuyk revient aux Pays-Bas en 1960. Son engagement en faveur de la République d’Indonésie lui attire les foudres du gouvernement néerlandais et ce n’est pas sans mal qu’elle parvient à obtenir un permis de séjour aux Pays-Bas. En 1973, elle publie son Groot Indonesisch kookboek (Grand livre de cuisine indonésienne), un livre contenant 578 délicieuses recettes qui connaît un succès retentissant. Contrairement à cet ouvrage de référence, son œuvre littéraire est par contre assez peu connue aujourd’hui et mérite à la fois d’être remise à l’honneur en son propre pays et d’être découverte par un public francophone.
Thomas Beaufils
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La maison était accrochée à la colline, à quinze mètres au-dessus de la mer, les cimes de l’ancienne plantation de cocotiers atteignaient presque la même hauteur. Le soir, le sommet des arbres était pareil à d’obscurs oiseaux endormis dont les plumes se mouvaient dans le vent. Blanche et étincelante, la plage formait un chemin qui longeait la lisière des jardins, presque effacée à marée haute, et à marée basse large de plusieurs dizaines de depa2, paraissant plus large encore du fait des récifs de corail brun qui empestaient le varech et le poisson pourri. Plus loin, la côte s’incurvait vers le large et formait un petit tandjong3. C’est là que les crocodiles gardaient leurs proies parmi les arbres épars de la mangrove. L’odeur de cadavre et les racines émergées, pareilles à des os décharnés, évoquaient la mort.
La maison était grande mais rudimentaire, constituée de murs en gaba-gaba4 et d’un toit de tôle ondulée. Les meubles étaient rares mais les enfants nombreux. Le soir, une petite lampe à huile se consumait et des ombres vacillaient dans les coins. Parfois, un jeune enfant faisait un mauvais rêve et pleurait alors que dehors la vie bruissait : les feuilles, les bêtes nocturnes et la pluie de la mousson. Pour les enfants les plus grands, cette vie était familière et leur réchauffait le cœur. Leurs désirs n’allaient pas beaucoup plus loin que l’embarcadère.
Il restait toujours du riz dans le garde-manger, et du sambal, du piment rouge broyé mélangé à du sucre et à du sel. Parfois, il y avait des restes de viande très épicée, d’œufs salés ou de poisson cuit. Ils mangeaient quand ils en avaient envie, tout au long de la journée, les heures de repas fixes n’existaient pas. À une heure, le père revenait des jardins et mangeait, tandis que sa femme lui faisait passer les garnitures. Cela faisait alors bien longtemps que les enfants étaient complètement rassasiés de riz blanc chaud, qu’ils mangeaient avec les doigts dans une assiette à l’émail craquelé, avec toutes sortes de condiments relevés, du poulet grillé, des légumes cuisinés au lait de coco et des pisang5 cuites. Ils dormaient dans un lit, ou sur un tikar6 sous la galerie ou encore à l’ombre de l’oranger dans l’arrière-cour.
Les deux aînés n’assistaient que de rares fois au repas du soir, à huit heures, au cours duquel, irrémédiablement, un mioche braillait. Onno Bouvier avait cessé depuis longtemps d’exiger la routine quotidienne dans sa famille. La placidité, la résignation sans combat et l’abdication chronique de la volonté et de la conscience rendaient la vie supportable pour quelqu’un qui avait pris pour femme une fille de ces îles et avait pour enfants des étrangers.
Le matin, il se rendait aux jardins, à la plantation de cocotiers entre la plage et la colline, puis au petit jardin où l’on prenait le café, sur les coteaux, près de la maison. Il passait l’après-midi et le soir allongé dans le vieux fauteuil en rotin et lisait. Les livres étaient tout ce que le courrier lui apportait. Il les choisissait en fonction de leur poids, des romans à l’eau de rose en feuilleton, Lord Lister et Buffalo Bill, des histoires de détectives, mais aussi du romantisme désuet, Hugo, Dumas et Eugène Sue dans des éditions bon marché. La lecture était un palliatif à l’absence d’activité. Il ne connaissait pas la lecture par plaisir, il n’était jamais ému par une image élégante, il sautait les descriptions, l’évolution d’un personnage le dépassait. Il lisait pour l’histoire, les bagarres, les meurtres, les apparitions de fantômes, les aventures palpitantes.
Il avait été un enfant indolent et taciturne, dans une petite ville aux ports ensablés, où trois siècles d’activité avaient fini par s’enliser à l’image des vieilles barges sur les berges de la rivière. Il y habitait la dernière maison, à l’angle du port et du quai qui longeait la rivière. Son père, le notaire, y vivait déjà bien des années avant son mariage. Sa mère y avait vieilli prématurément, dans un mariage d’abord infécond, et au seuil de son existence, elle lui avait donné la vie en trouvant la mort.
Les briques de la maison avaient pris une coloration brune et le pignon penchait légèrement vers l’avant. Le perron en pierre de taille luisait à la lumière du soleil, petite touche éclatante entre la sombre rangée de maisons et le feuillage vert loqueteux des ormes. L'eau croupie du port était calme, teintée d’un vert opaque qu'ont les vieilles bouteilles. Elle montait et descendait avec la marée et nourrissait les mousses abondantes qui couvraient les parois effritées du quai. De l'autre côté s'élevait un moulin. Pareilles à des épées fugaces et terribles, ses ailes tournaient dans les airs et paraissaient infiniment plus épouvantables dans l'eau obscure, déformées par le courant, comme devenues immatérielles. Lorsque les ailes en mouvement se reflétaient dans l'eau, le garçon criait. C'était une angoisse irrationnelle, une peur de la mort peut-être, ou un souvenir de la détresse de sa naissance, enfoui ensuite par le cours de la vie. Tout le monde moquait son caractère craintif, mais le docteur conseilla de le laisser dans la chambre qui donnait sur le jardin les jours où le moulin tournait. Plus tard, les ailes du moulin furent définitivement mises à l'arrêt.
À l’école, il était un élève moyen, pas bête, mais lent et complètement passif. Il n’avait pas d’amis ; toutefois, les moqueries avaient cessé, du fait qu’il ne se défendait jamais.
À partir du jour où il maîtrisa l’alphabet, il occupa toutes ses heures de liberté à lire. La lecture devint l’unique forme d’activité dans son existence, un substitut à toutes les actions qu’il était incapable d’accomplir. Il se sentait trop las, trop apathique, trop lent dans ses mouvements et dans ses pensées, et dans le même temps, il désirait la célérité, l’impétuosité et la tension d’une aventure édifiante.
Après trois classes de secondaire, qui lui prirent cinq ans, son père le fit revenir à la maison et l’installa dans son office, parmi ses clercs, jusqu’à ce que le docteur préconisât un autre mode de vie et qu’il intégrât une école d’horticulture. Ses mouvements demeuraient lents, mais son corps gagna en vigueur, et il se prit d’intérêt pour son travail.
Son père mourut un an plus tard. Le vieil homme insignifiant fut enterré par des tantes en pleurs et un oncle vêtu de noir. Lui ne pleura pas et se sentit étranger, presque hostile, mais par la suite, il retrouva quelque peu son ancienne sensation de sécurité. Le clerc reprit l’office notarial et se chargea d’administrer ses affaires. Quatre maisons en enfilade, de la ruelle au quai, constituaient la propriété d’Onno. Le nouveau notaire louait le rez-de-chaussée de la maison. Onno monta d’un étage pour s’installer dans la grande pièce qui faisait l’angle. Il s’y trouvait des fenêtres à double battant donnant sur le port à l’abandon, les deux autres ouvertures laissaient voir le soleil rougeoyant le soir dans le ciel, rendant des reflets plus rouges encore sur l’eau agitée de la rivière.
À l’issue de son examen de sortie, le notaire s’enquit de ses projets.
« Je ne sais pas encore » répondit le garçon. Il monta lentement les escaliers jusqu’à sa chambre pour dormir et lire. Il se sentait inquiet. Le travail aux jardins l’avait habitué à un exercice physique régulier, il ne pouvait plus passer des journées entières à lire, il ne pouvait plus respirer dans un espace confiné. Avant de se coucher, il ouvrit en grand les deux fenêtres qui donnaient sur la rivière. Le trafic était modeste, par moments il était réveillé par un petit moteur pesant, cahotant avec régularité, qui convoyait jusqu’à la criée de la ville quelques barges chargées de légumes et de fruits.
Il s’ennuyait sans travail, mais tout travail lui semblait un ennui et la libre aventure de ses livres une fiction. L’été fit place à l’automne. Il dut fermer presque entièrement ses fenêtres pour les premières tempêtes de nord-ouest. La nuit tombait tôt. La vieille servante allumait la lampe à gaz lorsqu’elle montait le journal. Il ne lisait jamais de journaux. La réalité était à ses yeux dénuée d’importance, il suivait néanmoins dans le journal local un feuilleton palpitant.
Le vent soufflait fort. Dans le port, une barque blafarde cognait par secousses régulières contre le quai à moitié décrépit. Au-delà, sur la rivière, l’eau était noire et haletante, avec une respiration rapide, frangée de filets d’écume blanche, pareille à une meute d’obscurs animaux en fuite. Il s’éloigna de la fenêtre, regagna la table et joua avec le journal.
« Recherche employé pour une plantation de noix de coco dans les Moluques. »
Penché sur la petite annonce, il en relisait les mots et sentait l’excitation monter en lui.
Les Moluques, des îles solitaires dans une lointaine mer bleue. Les Moluques, l’univers étrange, trompeur et romantique de ses livres déformait le son de ce mot en un nom tiré d’une histoire. Des îles hors de la réalité, dans une zone en marge. Il gardait le pouce calé entre les pages les plus captivantes de ce nouveau livre, car là, la vie s’annonçait plus passionnante que le plus passionnant des romans. Depuis des semaines, il repoussait avec angoisse l’idée que sa vie devait changer. Le changement était là !
Il devint soudain très actif, rédigea la lettre et sortit la poster. Il rentra chez lui le vent dans le dos, marchant à grandes enjambées incontrôlées.
Il avait vécu vingt-deux ans, mais n’avait jamais pensé à rien, et puisqu’il ne pensait pas, sa vie se limitait aux choses mécaniques qui assurent la perpétuation de l’existence. Ce soir-là, il lâchait enfin prise et se laissait aller avec le courant. Il se sentait libéré, en communion avec le vent, les intempéries et l’eau. Il marchait à grands pas le long du quai, à une vitesse inhabituelle.
De retour dans sa chambre, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Il ouvrit la fenêtre, se pencha à l’extérieur, et reçut le vent et la pluie en plein visage comme une brûlure glaciale.
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Les Lanspijcker étaient une vieille famille des Moluques. Venus dans ces contrées au dix-septième siècle en tant qu’aspirants et écrivains, ils firent fortune, au dix-huitième siècle corrompu, en biens et en terres, terres qu’ils commencèrent à cultiver à la fin du dix-neuvième siècle. Avec le nouveau siècle, les enfants partirent étudier en Hollande, et Egbert Lanspijcker dut chercher des étrangers pour administrer ses terres. Gerard, son aîné, s’était établi de manière définitive comme avocat à Amsterdam et défendait les intérêts de son père. C’est lui qui convoqua Onno Bouvier pour faire sa connaissance et lui fournir tous les renseignements.
La plantation Way Baroe était située sur la côte sud de Ceram, cent arpents de cocotiers dont la première récolte pourrait avoir lieu l’année suivante, deux cents arpents de jardins plus anciens en pleine production, et encore cent autres arpents à défricher. Plus loin, une petite plantation de café occupait le flanc de la colline. Les travailleurs étaient des hommes de Kei et de Buton7, le comptable chinois s’occupait en même temps du magasin de la plantation. La KPM8 faisait escale à Way Baroe une fois tous les deux mois, le propriétaire venait trois fois par an inspecter les jardins et rendre visite à son cousin Roel, un excentrique qui donnait un coup de main par-ci par-là, mais il ne fallait pas compter sur sa force de travail.
Tous ces renseignements ne représentaient rien pour Bouvier, mais il était bien décidé à y aller, quelle que fût la proposition.
Il était le seul postulant. À Java et à Sumatra, tous les bras trouvaient un travail bien payé. Plus reculées, les Moluques, où la vie était monotone et primitive comme cent ans auparavant, n’attiraient personne. Gerard Lanspijcker ne put s’empêcher de songer à son père, un petit homme déjà âgé, frileux lorsqu’il était confronté à des étrangers, mais volubile et enjoué en compagnie de ses amis. Il s’entendrait bien avec ce jeune homme calme et réservé, pensa-t-il.
Il embaucha Onno sans poser de questions.
Un mois plus tard, Onno Bouvier embarquait sur un cargo allemand qui assurait la liaison entre Anvers et Macassar via Port-Saïd et Singapour. Il était l’unique passager, hormis deux nonnes qui allaient et venaient sur le pont ou lisaient des prières dans un petit missel et s’en tenaient à dire bonjour et bonsoir. Le capitaine, un homme imposant et tapageur, avait tâché trois jours durant de soutenir la conversation à table, après quoi il s’était fait servir dans sa cabine.
Étendu sur son transat, Onno s’était attaqué à toute une série de romans noirs. Ils apercevaient des montagnes au loin et longeaient des îles négligemment dispersées dans une mer déserte, mais ils faisaient bien peu d’escales dans des ports. Ils accostèrent à Macassar au petit matin, et l’après-midi même, Onno dut poursuivre son voyage vers Amboine avec la KPM. C’était le changement de mousson. Le petit bateau était ballotté de haut en bas et de droite à gauche. Il voyageait en deuxième classe avec trois commerçants chinois dont il ne comprenait pas la langue. Le soir, le second était à table pour le dîner. Après le repas, ils fumaient une cigarette, accoudés au bastingage. Le timonier naviguait depuis quatre ans sur différentes lignes dans les Moluques. Il connaissait les gens de Ternate et de Hollandia, de Fak Fak, de Banda et d’Amboine, il connaissait aussi les Lanspijcker et Way Baroe.
« Vous y serez amené à côtoyer le petit Roel, l’inventeur. Il fait les découvertes les plus saisissantes dans les domaines les plus variés. Il est l’homme qui fait le plus parler de lui aux Moluques. Des histoires extravagantes circulent sur son compte. Il semble avoir pour habitude d’offrir à ses visiteurs le choix entre deux boissons. Du thé, cultivé et préparé par ses soins, tellement amer qu’il vous tord les boyaux. Surtout, buvez ce thé ; l’autre boisson est une liqueur de chocolat qu’il obtient en mâchant des fèves de cacao et en les laissant fermenter après les avoir recrachées. »
Bouvier s’en amusa. Cette plaisanterie allait bien avec la réputation de sauvagerie de ces îles.
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À Amboine, Lanspijcker monta l'accueillir à bord. C'était un petit homme âgé.
Il emmena Onno chez lui, dans une maison en dehors de la ville, de l’autre côté de la baie. Ils effectuèrent la traversée à bord d’une petite pirogue ; deux hommes pagayaient avec une telle vivacité que la pirogue acheva sa course sur la plage de sable blanc. Derrière une rangée de cocotiers s’élevait la grande maison, largement aérée, avec des murs en gaba-gaba9 et un toit d’atap10 bruns. Le sol était fait de carreaux rouges, d’une agréable fraîcheur dans la demi-pénombre de l’intérieur.
La mère Lanspijcker veillait sur ses enfants adoptifs qui pétrissaient le pain et enfournaient les biscuits. Le Boeroeng Laoet11 devait appareiller deux jours plus tard, et il y avait encore beaucoup de choses à cuisiner, les biscuits aux kenari12 et le sagoe limping13, il fallait torréfier le café et le moudre, et broyer les pépins de kenari avec des épices et du piment rouge pour en faire du sambal. En entendant la voix de son mari, elle s’avança, petite femme brune vêtue d’un kabaya14 blanc et d’un sarong15 de batik16. Avec son mari et ses enfants adoptifs, elle parlait habituellement le dialecte malais très rapide d’Amboine ; en l’honneur de son invité, elle tenta de se montrer distinguée et baragouina un hollandais dont Onno ne parvint pas à saisir le moindre mot.
On apporta du café et du boebinka, un gâteau aux épices. Lanspijcker alluma une pipe de tabac local et se mit à raconter dans les moindres détails l’histoire d’une expédition pleine de rebondissements avec la goélette.
Onno séjourna là deux jours, pendant que l’on chargeait le Boeroeng Laoet en vue de son expédition autour de Ceram. Il mangeait et buvait avec le vieux couple. Il dormait dans un grand lit blanc, et lorsqu’il ouvrait les yeux, il voyait le sommet duveteux et vert d’un petit cocotier nain.
Après le petit-déjeuner, il traînassait dans la vaste propriété, à l’ombre des arbres fruitiers, sur la pelouse découverte baignée de soleil sur laquelle les chiens paressaient à longueur de temps, tandis qu’un jeune faon tétait sa mère.
Dans le prolongement de la maison, de part et d’autre, se trouvaient des cuisines, les salles de bains, et les anciens quartiers des esclaves, alignés les uns à côté des autres, reliés dans la largeur et ceints d’un muret blanc. Au centre de la cour ouverte, sur l’herbe, se dressait un grand puits. C’est là que les filles lavaient le linge en riant sous un arbuste vert aux longues fleurs rouge vif. Dans une petite mare, quelques canards barbotaient, sur le muret trônait un paon chamarré qui laissait pendre négligemment sa queue chatoyante. Et au-dessus de tout cela, un ciel d’or et d’azur, sans nuages, et entre les arbres l’eau de la baie flamboyant comme un brasier bleu.
Le deuxième jour, un grand kole-kole17 arriva, sur lequel on chargea tous les barangs18, le pain, le sucre, les biscuits, et le café dans des bidons à essence, un chargement de nourriture avec du poisson frais frit et de nombreux sambelans19, et de grands paniers de fruits. Evangelina était assise sur la trappe du milieu, entourée de ses bagages. Elle était la plus cultivée des enfants adoptifs de la mère Lanspijcker ; Ina parlait quelques mots de hollandais et cuisinait d’une manière admirable, la vieille femme la céda généreusement à l’étranger.
Une heure avant la tombée de la nuit, ils embarquèrent sur le Boeroeng Laoet, une grande pirogue indonésienne, gréée comme une goélette et équipée d’un moteur auxiliaire. Ils étaient installés sur le pont arrière, sous la toile, et Jasaja, le djoeroemoedi20, sifflait pour attirer la brise du soir. Ils dérivèrent pendant trois heures, les voiles hissées et un homme à la barre ; alors ils entendirent la brise frémir depuis les pentes de la montagne, la voile se gonfla dans un claquement, et l’eau commença à filer derrière eux avec un son limpide. Cette nuit-là, Onno dormit pour la première fois à la belle étoile, entre le noir de l’eau et le noir du ciel qui, après minuit, s’illumina d’étoiles. Au matin, ils naviguaient tout près de la côte de Ceram. Les montagnes étaient maintenant vertes, et l’eau au-dessus des récifs, blanche. Derrière la plage étincelante, les forêts de mangrove délimitaient la terre ferme. Un cap boisé avançait à gué dans la mer, une petite baie s’enfonçait dans les terres, parfois une montagne tombait à pic dans la mer comme un mur.
Lanspijcker était allongé dans son vieux fauteuil en rotin, la chemise ouverte jusqu’au nombril. Il réclama à boire et un jeune Papou apporta de jeunes noix de coco.
Il en tendit une à Onno, son eau était fraîche et sucrée. Lanspijcker se mit à parler de son neveu et à vider sa pipe sur le pont tout en parlant.
« On l’appelle le petit Roel, parce que je ne veux pas qu’on dise Roel le fou. Il n’est pas fou, il est plus malin que la plupart des gens, mais il lui manque ce don de savoir mener quelque chose à bien. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, peut-être que je ferais mieux de vous donner un exemple. L’an dernier, il a fabriqué du savon à partir d’huile de coco, il était deux fois plus cher que le savon importé. Maintenant, il cherche un moyen de réduire le prix de revient. Il ne se laisse jamais décourager par ses échecs ; mais parfois, grisé par une nouvelle découverte, il en oublie que ses recherches précédentes n’ont pas encore donné de résultat. Mais il s’occupe à merveille du potager, et il vous aidera pour tout ce que vous pourrez souhaiter. » « Oui », dit Bouvier d’un ton vague, faute de réponse à donner.
Et Lanspijcker sembla juger cette réponse suffisante.
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Lorsque, vers six heures, ils atteignirent Way Baroe, manœuvrant avec précaution entre les récifs, le petit Roel les attendait sur le ponton.
Il avait le teint très mat, de longs cheveux noirs et des yeux gris inquiets. Ce qu’il y avait de plus surprenant chez lui étaient ses vêtements, une chemise bleu foncé avec un pantalon à carreaux verts et rouges. Plus tard, Onno découvrit qu’il possédait un rouleau entier de ce tissu à carreaux, avec lequel il se faisait faire un nouveau pantalon deux fois par an.
Lanspijcker resta un mois à Way Baroe pour initier Bouvier à son nouveau métier, puis il poursuivit son voyage avec la goélette jusqu’à Amahai.
Tous les matins, Onno se rendait aux jardins où des hommes de Kei, petits et agiles, entouraient négligemment de leurs bras un haut cocotier, plaçaient leurs pieds contre le tronc, entre les bras, et montaient jusqu’à la couronne de feuilles, à vingt mètres du sol. Ils jetaient les noix de coco à terre où un autre coolie21 les ramassait, les ouvrait en deux, et mettait les noyaux blancs et durs à sécher au soleil sur le séchoir en ciment. Les jardins de production nécessitant peu d’entretien, il passait le plus clair de son temps sur les terres nouvellement défrichées, en lisière du domaine, à deux heures de marche. Les cocotiers y avaient été plantés l’année précédente seulement, et leur première frondaison duveteuse dépassait parmi les palmes lisses. Une petite parcelle était en proie au charançon des cocotiers et devait être inspectée minutieusement toutes les semaines, l’engrais frais s’était desséché à cause de la précocité de la sécheresse, et en bordure des jardins, Onno trouva un beau matin une dizaine de jeunes cocotiers déracinés par une harde de sangliers. Le petit Roel construisit une hutte en bambou et en feuilles de palmier, et abattit sept bêtes en l’espace de trois nuits, après quoi on ne vit plus de sangliers. Ina coupa la viande en fines tranches, la recouvrit de sel et de salpêtre, et la fit sécher au soleil.
Le matin, avant que le soleil ne devienne trop chaud, Roel travaillait dans le petit potager, récoltait les haricots et les concombres, et traquait les chenilles sur les choux. Ensuite, il s’attelait à la construction d’un bac en ciment dans lequel il entendait élever du poisson, entreprise parfaitement oiseuse dans une contrée où un enfant pouvait attraper du poisson avec une épingle accrochée à un fil. Roel avait fait venir d’Amboine deux barriques de ciment, il en utilisa une pour construire son bac à poissons. L’autre demeura toute une année dans l’arrière-cour et se solidifia complètement sous l’effet de la pluie et du soleil. Pour Onno, les jours devinrent aussi monotones qu’une mélodie trop souvent répétée. Arpenter les jardins le matin, puis revenir dans la chaude lumière de la mi-journée, après le déjeuner et la sieste, contrôler le coprah22 sur les séchoirs et les noix de coco germées dans la pépinière derrière le potager. Le soir, il lisait, allongé dans le long fauteuil en rotin, tandis que le petit Roel, sous le grésillement de la lampe à pétrole, élaborait un schéma complexe. La nuit, il dormait avec Ina dans le grand lit.
« Sois bon avec elle, lui avait dit Lanspijcker. Peut-être pourras-tu l’épouser si vous avez un petit. »
Cent, deux cents, trois cents jours, un an. Rien ne changeait à part la pluie pendant les moussons de l’ouest et les journées torrides à la saison des alizés. L’agitation quand il fallait peser et préparer les sacs de coprah, trois jours avant le bateau de la KPM, et deux ou trois fois par an la visite de Lanspijcker avec des bidons remplis de nourriture et des tas d’histoires.
Onno s’était depuis longtemps replongé dans l’excitation de la lecture. Quand il tournait une page, il jetait un instant un regard languide à l’azur de l’eau qui scintillait entre les cimes des vieux cocotiers. De l’autre côté de la baie s’étendait le kampong23 de Way Baroe où vivait l’administrateur colonial, ainsi que le missionnaire. Il n’y allait jamais.
La vue par-delà les cocotiers et la barre d’écume blanche au-dessus des récifs, la plainte d’un oiseau de proie et le hurlement d’un cochon rattrapé par un crocodile, tout cela l’avait profondément grisé au cours des premiers mois, après quoi ils étaient devenus le décor banal de ce paysage. L’ancienne corruption de son être, qui avait cessé un temps, repartait de plus belle, une torpeur qui, comme une maladie, une sorte de léthargie de l’esprit, paralysait son énergie. Un jour, il s’était levé, et le décor de ces journées-là, la demeure de Lanspijcker à Amboine, le voyage sur le Boeroeng Laoet et les premiers mois à Way Baroe étaient gravés distinctement dans sa mémoire. C’étaient des journées d’une grande clarté, transparentes et détachées de la réalité comme une hallucination limpide. Mais ensuite, la vive lumière qui éclairait les choses s’éteignit, la brume s’éleva, son corps devint las et l’ennui gagna son esprit. Il lui avait fallu un effort pour s’échapper de la toile d’araignée et du brouillard qu’était sa vieille maison, mais dans ce pays nouveau, sous une lumière plus vive et dans une chambre ouverte sur l’extérieur, il demeurait étourdi et apathique dans la clarté du jour, incapable de la moindre action, et trop las pour un effort intellectuel trop complexe.
Roel travaillait sans relâche. Il avait repris deux vaches au missionnaire, et le soir il dessinait les plans d’une baratte d’une conception très particulière, munie de petites pales, de sorte que le vent puisse l’actionner. Il lui fallait du bois pour la réaliser, et puisque le hasard faisait qu’il n’y avait plus de bois en réserve alors que le génie brûlait en lui, il retira l’un des poteaux de bois qui soutenaient la maison et le remplaça par la barrique de ciment durci. Elle s’encastrait parfaitement et résista au grand tremblement de terre de 1928. L’histoire du poteau remplacé par une barrique fit le tour des Moluques. La baratte connut un franc succès, quoique, pendant un certain temps, le babeurre eût le goût du goudron du poteau et que le beurre demeurât trop mou pour être étalé.
Peu de temps après, le premier fils d’Onno vint au monde. Lanspijcker fit le voyage depuis Amboine, avec une malle remplie de vêtements pour enfants et de bière brune pour la mère, et le message de la part de sa femme qu’ils n’avaient plus qu’à se marier. Et puisqu’ils n’avaient aucune raison de ne pas le faire, ils se marièrent, d’abord devant l’administrateur colonial, puis devant le missionnaire. C’était la première fois en deux ans qu’il se rendait au kampong de Way Baroe.
Cet enfant mourut, probablement d’un excès de bons soins, mais un autre naquit, à nouveau un fils, puis les enfants se succédèrent année après année, réguliers comme les moussons, et la plupart restèrent en vie. Une fois seulement, Onno s’étonna vaguement de leur nombre, il s’était rapidement lassé et n’avait pas beaucoup d’appétit sexuel, mais Ina porta un enfant chaque année que dura sa jeunesse, fertile comme un cocotier.
La mort de Roel était sans lien avec son invention. Il pêchait à la dynamite, et le bâton explosa dans sa main, à hauteur de son visage. Des pêcheurs butonais24 le ramenèrent à Bouvier. Sa main était intacte et sa tête avait volé en éclats, mais le pantalon à carreaux verts et rouges rendait superflue toute identification plus poussée. On l’enterra dans la plantation de cocotiers, à côté des enfants d’Onno qui n’avaient pas encore reçu de prénom.
L’année où il mit en production sa première terre défrichée, le cours du coprah tomba en dessous du prix de revient. Lanspijcker vint, et ils discutèrent ensemble des économies à réaliser. La main-d’œuvre dont le contrat était arrivé à échéance ne fut pas remplacée, le défrichage se fit plus rare et la mise en valeur des terres fut stoppée. Sur le chemin du retour, le Boeroeng Laoet s’échoua sur un récif au large d’Amahai et prit l’eau. Cela avait été le dernier voyage de Lanspijcker, il se sentait trop vieux pour se familiariser avec un nouveau bateau.
Un an plus tard, Bouvier se retrouva inopinément en possession de quarante mille florins. On construisait en Hollande une large route du nord au sud, et il fallait démolir les vieilles maisons qui bordaient le port à l’abandon pour poser les fondations d’une tête de pont. Le successeur de son père, qui administrait ses affaires depuis des années, lui demanda que faire de l’argent qu’il avait reçu. S’il n’y avait pas eu ce problème, sans doute ne serait-il jamais venu à l’esprit d’Onno d’acquérir Way Baroe, il écrivit alors à Lanspijcker pour lui demander conseil, et le vieil homme, ravi que sa propriété ne tombe pas dans des mains étrangères, lui céda la maison et les terres pour une somme dérisoire. La vie devint encore plus calme à Way Baroe maintenant que le travail avait pratiquement cessé et que le vieil homme ne venait plus. C’était une période difficile ; malgré toutes les économies, le coprah rapportait à peine plus que le prix de revient. Mais ces questions ne touchaient guère Onno. Ina s’occupait de ses vêtements, de sa pitance, de toutes ses nécessités corporelles, sans jamais réclamer la moindre attention pour elle-même. Ses enfants gambadaient autour de lui, apprenaient à marcher, grandissaient, et devaient aller à l’école à Amboine. Ils ne lui manquaient jamais. Il n’était jamais particulièrement malheureux, pas particulièrement heureux non plus. Au fin fond de sa baie, il avait échappé pour de bon aux tourments comme aux platitudes de la vie. L’après-midi, allongé dans son fauteuil, au son du ressac qui cognait contre les récifs comme un orage lointain, il lisait. La lecture se mua de plus en plus en une forme de vie parasitaire, elle était son unique manière de prendre part à l’existence des hommes. De même que d’autres avec l’alcool ou l’opium, Bouvier vivait par le stimulus de ses livres.
Il y a dans les Moluques beaucoup de gens à moitié ou complètement fous, désemparés par la puissance, la solitude et la terrible uniformité de leurs jours. Mais Bouvier, fuyant le monde des vivants, trouvait ici un refuge, mené infailliblement vers l’abri de la maison et le bleu de la baie des rêves, là d’où personne n’a jamais besoin de revenir.
