Moi, je meurs. Mon esprit coule par vingt blessures.
J’ai fait mon temps. Buvez, ô loups, mon sang vermeil.
Jeune, brave, riant, libre et sans flétrissures,
Je vais m’asseoir parmi les Dieux, dans le soleil !
Leconte de Lisle, « Le Cœur de Hialmar »
Depuis l’œuvre de Paul-Henri Mallet jusqu’à celle de René Goscinny en passant par les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, l’idée que la culture de langue française s’est faite des « hommes du Nord » – en latin Normanni, le terme qui désigne le plus souvent les vikings dans les sources franques du ixe siècle – est très souvent passée par un regard porté sur les croyances et les mythes que la Scandinavie et l’Islande médiévales nous ont transmis. Les « Normands » sont d’abord des « païens » qui jurent « par Thor et par Odin » et meurent au combat dans un grand éclat de rire solaire. Il serait toutefois bien présomptueux de voir dans cette attitude une spécificité française : elle est en effet, malgré ses particularités, commune à tout l’Occident. En outre, si la manière dont la mythologie scandinave a été comprise et réappropriée en contexte francophone est une des formes les plus emblématiques de réception des Nords médiévaux, elle doit être inscrite dans une perspective plus large, englobant un ensemble de représentations qui ont marqué l’Europe depuis cinq siècles. C’est pourquoi il nous a semblé utile, en marge de ce dossier consacré à la réception des mythes nordiques en France et dans le monde francophone, d’offrir aux lecteurs de Deshima le bilan d’un séminaire qui s’est tenu à Boulogne-sur-Mer, Bruxelles et Lille entre janvier 2015 et mai 2017. Au fil de ces trois années, des chercheurs et des doctorants de trois universités du Nord de la France et de la Belgique se sont réunis trois fois par an – en tout à neuf reprises, donc, sans compter quelques occasions supplémentaires – pour réfléchir à une vaste question au programme de laquelle les contributions au présent dossier auraient toutes pu figurer : comment l’histoire de l’Europe du Nord à l’époque médiévale a-t-elle été perçue, reçue, représentée, réinventée, utilisée, voire instrumentalisée en Occident aux époques moderne (dès la Renaissance) et contemporaine (jusqu’aux productions culturelles les plus récentes) ?
Imaginé et mis sur pied par des historiens – une contemporanéiste et trois médiévistes1 –, ce séminaire n’en a pas moins invité des chercheurs d’un grand nombre de disciplines à intervenir au fil des séances, en particulier à partir de la deuxième année. Les organisateurs ont ainsi eu à cœur de susciter le dialogue entre des historiens de l’Europe du Nord médiévale, des auteurs ayant travaillé sur l’historiographie et l’épistémologie des études nordiques et/ou médiévales, des spécialistes de plusieurs champs culturels ayant fait appel à la matière du Nord et des observateurs des sociétés contemporaines. Plus précisément, le programme a inclus, autour des historiens organisateurs, des historiens de l’art, des politistes, des littéraires, des spécialistes de langues et civilisations étrangères, des chercheurs travaillant sur les médias ou les cultures visuelles. Par ailleurs, le séminaire étant inscrit dans le programme de formation de l’École doctorale en sciences de l’Homme et de la société de ce qui était alors la ComUE Université Lille Nord de France, un petit groupe de jeunes chercheurs, peu nombreux mais fidèles, inscrits en doctorat ou en master, s’est rapidement constitué autour du noyau original et s’est soumis à la même itinérance savante2 : plusieurs de ces étudiants ont eux-mêmes proposé des communications et ont trouvé dans nos séances un lieu hospitalier pour une première diffusion de leurs recherches en cours. La convivialité qui n’a cessé de régner entre les participants du séminaire a été, nous le croyons, un des fondements de son succès.
Plusieurs des communications présentées au cours de ces trois années ont fait l’objet, depuis lors, de publications dans des revues ou des volumes collectifs, ou ont été intégrées aux travaux inédits des étudiants de master et doctorants qui les ont présentées ; nous les signalerons en note lorsque le cas se présentera. C’est pourquoi, outre le fait que la quasi-intégralité des résumés des interventions, accompagnés de bibliographies, ont été postés sur le carnet en ligne RIM-Nord3, nous n’avons pas souhaité publier les actes de ce séminaire, qui est resté un lieu d’expérimentation et de libre discussion où des chercheurs ont pu présenter leurs travaux dans l’état de réflexion qui était le leur au moment de leur intervention. La publication de ce bilan permet aujourd’hui de tirer les fils de nos discussions et de proposer quelques pistes de réflexion.
Ce séminaire pluridisciplinaire – et parfois même réellement interdisciplinaire – a plus précisément situé ses questionnements à la rencontre de plusieurs approches, qui ne sont pas toujours coordonnées et dont les travaux sont trop souvent ignorés par les spécialistes de chacun de ces domaines. Le présent bilan vise d’abord à préciser de quel « Nord médiéval » on parle, avant de montrer aussi comment notre travail réflexif est en prise avec le champ très actuel des médiévalismes. L’essentiel de notre article passera alors en revue les appropriations diverses de la matière du Nord4, en les lisant par le prisme d’une division – très, voire trop théorique, comme on le verra – entre histoire, mémoire et usages. L’article sera conclu par plusieurs réflexions, qui reviennent sur le caractère polymorphe des représentations du Nord médiéval, qui ne se plient pas facilement, ni aux catégories précitées, ni à celles de nordicité, de septentrionalité ou de boréalisme, qui ne se recouvrent qu’imparfaitement. Le Nord, comme on le rappellera plus loin, est un champ d’étude à part entière, qui n’est pas nécessairement lié aux études médiévales et qui a lui aussi connu des développements importants au cours des dernières décennies, en particulier en France, en Grande-Bretagne et au Canada. Ces travaux participent plus largement d’une réflexion sur la perception des points cardinaux, dans laquelle l’étude de l’imaginaire du Nord et des Nords s’est naturellement inscrite5. Pour se limiter à la production francophone récente, on mentionnera plusieurs colloques organisés depuis une vingtaine d’années par des littéraires6, des historiens7 ou des scandinavistes8 ; la revue Deshima, qui a récemment posé la question « Qu’est-ce que l’Europe du Nord ? », participe bien sûr du même mouvement9. À Lille même, quelques années avant le début de notre séminaire, Odile Parsis-Barubé avait créé le réseau RIM-Nor (Représentations, Identités, Mémoires des Nords européens), dans lequel nos travaux se sont naturellement inscrits et dont le carnet en ligne a accueilli nos résumés et bibliographies. Notre réflexion a d’ailleurs hérité de tout un travail en amont qu’elle avait initié et animé dans le cadre d’un premier séminaire RIM-Nor.
Nord barbare, Nord des villes du Nord, Nord arctique
Nous ne nous étendrons pas sur le Nord des médiévistes, si ce n’est pour dire que nous l’avions dès l’abord inscrit dans une vaste géographie, sans aucune exclusive : les îles Britanniques, les Pays-Bas au sens large (incluant donc ce qui, au cours des années d’existence du séminaire, est devenu la région des Hauts-de-France, le mot « Nord » disparaissant alors de sa désignation), le monde germanique (ou du moins l’Allemagne du Nord), la Scandinavie et ses extensions outre-mer dues à la « diaspora viking10 », la Pologne, les pays baltes, la Russie dessinent un Nord composé de toutes les régions situées sur le pourtour de la mer du Nord et de la mer Baltique. Pourtant, à l’intérieur de ce vaste espace et du millénaire médiéval, notre optique d’étude des représentations nous a conduits à ne prêter attention qu’aux seuls domaines que l’historiographie et la culture européenne ont depuis longtemps perçus et construits comme des Nords. Ainsi, nous ne nous sommes guère intéressés à l’histoire de ces espaces-temps qui, bien que situés dans notre champ géographique et chronologique, n’ont jamais été perçus comme des « Nords médiévaux » par la culture occidentale, qu’elle soit savante ou populaire : si la Pologne des Piast ou l’Angleterre des Plantagenêts n’ont pas figuré à notre programme, ce n’est donc pas parce qu’elles n’étaient ni septentrionales ni médiévales, mais parce que le discours porté sur elles ne repose pas sur des marqueurs septentrionaux.
En réalité, les « Nords médiévaux » représentés comme tels dans la culture occidentale peuvent se résumer à trois chronotopes principaux. Le premier réside dans le vaste domaine que constitue le haut Moyen Âge dans la plupart de ces régions, et dont l’historiographie a connu au cours des dernières décennies un renouvellement majeur. Il s’agit, en d’autre termes, de toutes ces populations que nous appelons « barbares11 » : Germains, Francs, Anglo-Saxons, Celtes, Slaves et surtout les inévitables vikings, dont le nom en vient à tort à se confondre avec tous les Scandinaves du haut Moyen Âge12. Plusieurs de ces termes mériteraient à eux seuls une étude approfondie de toutes les connotations qu’ils véhiculent : la férocité des vikings, les brumes du monde celtique, la vie pacifique et paysanne des Slaves, etc. Comme on le verra, ces stéréotypes ne découlent pas uniquement des sources médiévales, fussent-elles comme les sagas islandaises des œuvres de la fin du Moyen Âge, mais aussi et surtout de la construction moderne d’un savoir et de discours topiques. Qu’il se manifeste sous sa déclinaison celtique ou sous sa déclinaison germanique et/ou scandinave, ce « Nord barbare » a connu et connaît encore une immense popularité. Si celle-ci repose sur de nombreux facteurs que nous avons explorés, l’on peut d’ores et déjà affirmer que, bien qu’elle soit le produit d’une longue gestation et d’une incroyable accumulation de clichés depuis la Renaissance jusqu’au Romantisme, elle doit beaucoup à une de ses manifestations, qui pourrait passer pour secondaire et qui est pourtant au cœur de sa réception contemporaine : le goût actuel pour le Nord barbare est étroitement lié au pas de côté fécond qu’a constitué son réinvestissement par les univers de la fantasy, déclinés sur d’innombrables supports au cours du dernier demi-siècle13.
Mais à côté du Nord barbare, il est un autre Nord médiéval dont la réception, si elle est moins prégnante dans la culture de masse la plus contemporaine, a régulièrement figuré au programme de notre séminaire : celui des Pays-Bas et des Flandres à « l’automne du Moyen Âge », pour parler comme Johan Huizinga (1872-1945)14, tel que l’a imaginé la grande tradition des études bourguignonnes, si importantes en Belgique et dans le Nord de la France. Ce monde, héritier de celui des marchands-navigateurs frisons et de leurs connexions à travers toute l’Europe septentrionale, nous le rapprocherons volontiers de celui de la Hanse et, plus largement, des villes des mers du Nord à la fin du Moyen Âge, de Dantzig à Southampton. Pour avoir moins souvent figuré au programme du séminaire, ce « Nord des villes du Nord » n’en est pas moins régulièrement venu enrichir nos réflexions en nous rappelant que la réception du Moyen Âge septentrional n’est pas seulement affaire de casques à cornes, de combats de trolls et de courses de drakkars.
Le troisième « Nord médiéval » qui peut être pris en considération, même s’il n’a fait que de rares incursions dans nos travaux, est celui du Grand Nord – au sens large, incluant non seulement les régions arctiques au sens strict mais toutes celles qui, du Groenland à la Russie, sont perçues comme des univers du froid extrême, mais aussi du nomadisme et du chamanisme, des troupeaux de rennes et d’un au-delà « sauvage » du monde « barbare ». Il est vrai que si ce troisième Nord a figuré moins souvent dans nos réflexions, ce n’est pas seulement parce qu’il est moins étudié par les médiévistes (en raison, avant tout, du manque de sources écrites) ; c’est aussi parce que, comme on le verra, ce Nord arctique est tantôt vu comme intemporel, tantôt comme franchement préhistorique, et n’est donc pas imaginé a priori comme proprement médiéval.
Nords et médiévalisme
Ce séminaire a aussi tenté de s’articuler avec le médiévalisme, un champ déjà ancien et bien établi dans le monde anglophone, avec de nombreuses publications et une revue, Studies in Medievalism, fondée en 197915. De notre côté de l’Atlantique, c’est aujourd’hui un champ en pleine expansion, qui s’est structuré en France autour du réseau « Modernités médiévales » créé en 200416. Si l’on veut tenter d’en donner une définition, on dira que ce terme recouvre désormais (le mot est semble-t-il stabilisé dans son usage français depuis le début des années 201017) les travaux qui étudient « la réception, l’interprétation ou la recréation du Moyen Âge européen dans les cultures post-médiévales18 ». Il s’agit donc de rendre compte de l’ensemble des références au Moyen Âge dans les productions culturelles les plus variées, et dans le sens le plus large du mot culture : un barbu coiffé d’un casque à cornes sur une boîte de camembert de Normandie relève autant des études de médiévalisme (septentrional) que Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman ou que les travaux de n’importe quel médiéviste. Ainsi, pour citer David Marshall,
le médiévalisme questionne la manière dont divers groupes, individus et périodes, pour des raisons variées et souvent en le déformant, se sont rappelé le Moyen Âge. […] Il amène les spécialistes à se demander comment le Moyen Âge a été évoqué à travers des myriades d’incarnations, et dans quel but au vu du contexte historique dans lequel chacune d’entre elles a été exprimée19.
Le médiévalisme consiste donc en l’étude des représentations du Moyen Âge dans les périodes plus récentes, depuis la Renaissance et plus encore depuis le xixe siècle, d’abord avec le Romantisme qui redécouvre le Moyen Âge des nations européennes, puis avec les nombreux usages du Moyen Âge au cours des deux siècles écoulés. Bien que le spécialiste du Moyen Âge puisse s’y intéresser et y apporter son expertise (et il est intéressant de noter que nombre de travaux de médiévalisme ont été écrits par des médiévistes), ce champ de recherche n’appartient pas aux études médiévales : même si le « médiévaliste » peut se pencher sur le décalage qui peut exister entre les réalités médiévales et leur représentation ultérieure (il fait volontiers la chasse aux anachronismes), son enquête relève pleinement de l’histoire moderne et contemporaine, voire de la sociologie au sens large20.
Or le Nord est particulièrement intéressant dans l’optique du médiévalisme. En effet, dès le xviiie siècle, le Nord européen a été perçu comme un espace spécifiquement médiéval. Ne pouvant s’abreuver, à l’instar des régions méditerranéennes, à un héritage antique gréco-romain, le discours d’identité du Nord a puisé dans le Moyen Âge. D’une certaine manière, on peut dire que le Nord à l’époque romantique a été imaginé, à la fois de l’extérieur et de l’intérieur, comme toujours et encore médiéval, relevant d’un passé de l’Europe qui est spécifiquement le passé médiéval. Pour ne prendre qu’un exemple qui date des débuts de ce processus, l’Allemagne, vue de France (ou de Suisse) par Germaine de Staël (1766-1817), est un pays relevant d’un « Nord primitif » : sous sa plume, l’homme du Nord est « un alter ego rappelant une identité perdue », « un type d’individu authentique, dont les valeurs primitives n’ont pas été perverties par la civilisation », « un avatar inattendu du bon sauvage, un Huron Nordique dont il convient d’admirer les qualités inhérentes à son statut de barbare : force, virilité, naïveté, spontanéité » ; en un mot, « l’Allemand se confond avec son ancêtre supposé, le “barbare du Nord”21 ».
Le mot est à nouveau lâché : « barbare ». Dans la Bible comme dans l’Antiquité gréco-romaine, l’envahisseur cruel et brutal vient principalement du Nord, et le Moyen Âge déjà identifiait ce point cardinal comme celui d’où étaient venus et viendraient encore à l’avenir l’héroïsme et la violence conjugués22. Or, dans le schéma historiographique dominant qui s’est construit à partir de la Renaissance et sur lequel nous vivons encore, l’irruption des barbares, avec toute leur ambivalence, marque l’entrée dans le Moyen Âge23. Région de provenance des barbares, région restée marquée par son passé barbare, l’Europe du Nord semble médiévale par excellence. Renouvelée par la culture des xixe-xxie siècles, la plus grande médiévalité supposée du Nord est toujours prégnante.
Pour l’étudier, nous avons mené nos travaux en trois temps, au fil des trois années du séminaire. L’inspiration nous est venue d’une distinction avancée il y a quelques années par Gil Bartholeyns, qui identifie trois types de rapport au passé24 : l’histoire, production d’un discours savant visant à dire « ce qui s’est vraiment passé » au Moyen Âge ; la mémoire, c’est-à-dire la façon dont les sociétés ont imaginé et réinventé cet espace-temps, en particulier à travers les arts, qu’ils soient destinés à l’élite ou au plus grand nombre25 ; et enfin l’usage, qui consiste en un accès plus immédiat au passé, non pas envisagé pour lui-même mais comme un réservoir auquel puiser pour des finalités strictement contemporaines. Cette distinction a des vertus avant tout opératoires, car elle permet d’ordonner le discours, comme on le verra. Mais elle cloisonne de manière trop étanche les représentations du Nord, qui appartiennent en même temps à plusieurs de ces catégories.
L’histoire : la longue construction des discours savants
Nous commencerons donc par l’histoire. Celle-ci, rappelons-le, construit par l’enquête et par la mise en forme, voire la mise en scène, de l’enquête, un discours savant sur le passé, un discours informé qui vise à dire le vrai : elle tend et prétend donc à une représentation fidèle et à une compréhension étayée de ce que les individus et les sociétés du passé faisaient et vivaient. L’émergence et la consolidation de propos savants sur les peuples, les littératures, les us et coutumes du Nord médiéval nous ont retenus pendant la première année du séminaire. De la Renaissance aux programmes de recherche les plus contemporains, les divers intervenants ont cherché à comprendre et à critiquer le discours savant sur le Nord. Il n’est pas question, bien entendu, de retracer ici par le menu l’ensemble des manifestations de la construction de ce discours savant, mais deux étapes principales ont été mises en lumière.
La première modernité : un Nord barbare et médiéval
Le premier moment correspond à la Renaissance et témoigne déjà de la dialectique Nord-Sud qui marque l’ensemble de cette historiographie26. L’histoire de la « mise en cartes » du Nord – un espace négligé par les cosmographies antiques que l’on redécouvre à la même époque – commence au xve siècle, mais elle trouve un premier point d’orgue avec l’œuvre d’Olaus Magnus (Carta marina en 1539 ; Historia de gentibus septentrionalibus en 1555). Avec Olaus (1490-1557) et son frère Johannes (1488-1544), tous deux réfugiés catholiques à Rome après l’adoption du luthéranisme en Suède, le Nord – qui s’étend du Groenland à la Moscovie – est déjà muni d’un certain nombre de traits qui resteront inchangés et contribueront à fixer l’équation « Nord = passé médiéval ». Ce Nord dont la Suède est le cœur est en effet vu comme un conservatoire de modes de vie, de croyances et de prodiges qui renvoient à un monde révolu ou en cours de disparition : la coexistence des Lapons, des Moscovites et des Scandinaves aux systèmes religieux différents mais tous ancrés dans le passé, la présence de la magie et des animaux fantastiques, ancrent le Nord dans un passé qui est précisément perçu comme en train de disparaître en ce milieu de xvie siècle27. Ainsi Leena Miekkavaara nous a montré comment la Carta marina est la première à représenter sur le même fond de carte des figures appartenant au passé (batailles, événements historiques) et des éléments contemporains (des scènes de la vie quotidienne à la fois exotiques et perçues comme archaïques)28.
L’œuvre d’Olaus Magnus, qui suit de peu la redécouverte de la Germanie de Tacite en 1526, a très vite été populaire29. Elle a fourni un modèle à de nombreux discours sur le Nord qui reposent sur un renversement du stigmate : loin des clichés antiques et médiévaux sur un Nord hostile, arriéré et souvent démoniaque, ce point cardinal devient synonyme d’un paradis perdu, d’un passé qui survit dans le présent bien qu’il soit en train de mourir. Le Nord d’Olaus Magnus est donc gothique (et même gothiciste30), catholique et barbare : par ces trois traits, il est éminemment médiéval. Les hommes y sont à la fois plus frustes et plus forts qu’ailleurs, moins policés mais aussi moins amollis par les douceurs de la civilisation : on retrouve dont les mêmes clichés qui caractérisent les barbares, qui comme on l’a dit viennent du Nord, et dont l’irruption marque le début du Moyen Âge. Depuis le vie siècle au moins, la Scandinavie et la Germanie en général sont vues comme une « matrice des peuples » (vagina gentium ou vagina nationum) d’où seraient sortis les Francs, les Goths, les Lombards, les Saxons (et donc les Anglais) et bien d’autres31. C’est là, dans ce milieu nordique, que la vigueur originelle de ces peuples se serait conservée, même si la transplantation a pu réussir dans d’autres espaces nordiques. On citera ici les formules de Taine (1828-1893) sur l’apport scandinave à la formation du « caractère » anglais :
Vingt fois le vieil instinct farouche reparaît sous la mince croûte du christianisme. […] Ils avaient fait un pas hors de la barbarie, mais ce n’était qu’un pas. Y a-t-il un peuple […] qui ait chassé aussi entièrement de ses rêves la douceur de la jouissance et la mollesse de la volupté ? L’effort, l’effort tenace et douloureux, l’exaltation dans l’effort, voilà leur état préféré. Carlyle disait bien que dans la sombre obstination du travailleur anglais subsiste encore la rage silencieuse de l’ancien guerrier scandinave32.
Plusieurs auteurs des xviie et xviiie siècles ont marché dans les pas d’Olaus Magnus33. Quelques grands noms d’antiquaires danois et suédois comme Ole Worm (1588-1654) et Olof Rudbeck (1630-1702) ont été cités à plusieurs reprises34, et parmi les auteurs des Lumières c’est sans doute Montesquieu (1689-1755) qui, avec sa théorie des climats et sa valorisation du Nord, est le plus souvent revenu35. Mais la figure de la première modernité qui est apparue comme la plus importante dans la diffusion d’un discours sur le Nord à l’échelle de l’Europe est celle de Paul-Henri Mallet (1730-1807), dont Ian Wood nous a rappelé l’importance36. Ce citoyen genevois a publié en 1755 et 1756 deux volumes dont l’influence a été déterminante, d’autant plus qu’ils ont été traduits en anglais une quinzaine d’années plus tard sous le titre Northern Antiquities. Le second volume en particulier, Monuments de mythologie et de poésie des Celtes, et particulièrement des anciens Scandinaves, est d’une importance cruciale. Les peuples du Nord (Celtes et Germains confondus) y sont présentés comme porteurs d’une mythologie et d’une poésie dignes d’intérêt, à l’instar donc des Grecs et des Romains de la culture classique ; de nombreux textes tirés des Eddas y sont traduits et présentés. Mallet a ainsi ouvert la voie à une légitimation de la culture du Nord médiéval qui préparait l’ossianisme et le germanisme des Romantiques.
Par conséquent, les Lumières ont marqué la réception par l’Europe occidentale de ce « renversement du stigmate » déjà repéré chez Olaus Magnus – et que Saxo Grammaticus avait d’ailleurs lui-même cherché à opérer dès le xiiie siècle en « récusant » le passé gréco-romain et sa mythologie et en affirmant la supériorité du Nord plutôt que de chercher à en fournir une « imitation » nécessairement pâlotte37. Odile Parsis-Barubé, rendant compte des travaux d’Agnès Steuckart au sein d’un programme de recherche parallèle sur les « savoirs des barbares », a retracé le déplacement qui s’opère peu à peu dans les dictionnaires de langue française38. Si pour Richelet en 1680, « les peuples septentrionaux sont les plus barbares », le xviiie siècle déplace progressivement la barbarie, au point qu’en 1771, le Dictionnaire de Trévoux exclut toute référence au Nord européen dans sa définition et la réserve aux peuples d’Amérique et d’Afrique.
Le moment romantique et ses suites : ex septentrione lux
L’histoire patriotique et nationaliste du xixe et du premier xxe siècle marque une nouvelle étape, où le cadre d’interprétation historique devient très largement favorable au Nord, en particulier à celui des temps barbares, et ce jusque dans l’Europe méditerranéenne39. Plusieurs communications se sont attardées sur ce moment dont les échos se font encore entendre aujourd’hui. La vision du Nord médiéval et de ses peuples y est profondément ambivalente et reflète souvent les présupposés et les options idéologiques des auteurs. Ainsi Jean-Michel Picard nous a montré comment l’Irlande du haut Moyen Âge a été construite par des auteurs catholiques comme Charles de Montalembert (1810-1870) et Frédéric Ozanam (1813-1853) comme une « île des saints », un conservatoire septentrional du savoir antique et d’un catholicisme humble et pur, qui aurait en retour déversé ses missionnaires et ses savants pour « ranimer la flamme de l’espoir » et redonner vie à un Occident épuisé par les invasions barbares et la corruption de l’Église mérovingienne40. L’idée connaît aujourd’hui encore une grande popularité : l’ouvrage pseudo-historique et apologétique de Thomas Cahill, How the Irish Saved Civilization, publié en 1995, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, est resté plus de deux ans sur la liste des best-sellers du New York Times, a été édité sous les formats les plus divers (audio-livre, version illustrée de luxe, etc.) et possède même sa propre notice Wikipédia !
Mais cette vision du Nord médiéval comme source de régénération d’un Sud épuisé n’apparaît pas seulement chez les auteurs catholiques. Qu’il se soit agi pour les historiens de défendre cette idée ou au contraire de la contester, elle a surtout informé, depuis le début du xviiie siècle, un grand nombre de travaux sur les invasions barbares41. Agnès Graceffa nous a ainsi montré comment des historiens français tels que Claude Fauriel (1772-1844) ou François Guizot (1787-1874) ont défini le Nord comme le lieu de la barbarie destructrice ; d’autres au contraire l’ont regardé comme une source de jeunesse et de régénération, position que l’on trouve dans l’historiographie aristocratique héritière du comte de Boulainvilliers (1658-1722), par exemple chez Pauline de Lézardière (1754-1835), mais aussi dans une bonne partie de la tradition historiographique allemande42. Ces lignes de force ont perduré jusqu’en plein xxe siècle, et sans nul doute (sans toujours se l’avouer) jusqu’à nos jours43. Alain Dierkens a ainsi retracé les débats qui ont animé la Belgique lorsque, à la fin du xixe siècle, il s’est agi de construire des modèles d’interprétation des cimetières à rangées que l’archéologie mettait au jour sur l’ensemble du territoire, au nord comme au sud de la frontière linguistique : « Vos cimetières francs ne sont pas des cimetières francs ! », lance l’historien Godefroid Kurth (1847-1916) aux archéologues et aux anthropologues, lors d’un congrès particulièrement animé à Charleroi en 188844. Les impasses qu’ont représenté ces lectures raciales et nationales débouchent sur un flou historiographique qui a marqué tout le début du xxe siècle. En effet, d’un côté comme de l’autre, c’est une même conception qui informe le discours, et qui transparaît fort bien dans les propos ambivalents d’un Augustin Thierry (1795-1856), analysés pour nous par Thomas Ledru45 : dans son Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, il représente l’ensemble des peuples du Nord (Anglo-Saxons, Celtes, Scandinaves) comme de grands enfants spontanés, maîtrisant mal leurs émotions, tandis que les Normands de Normandie, à la fois policés et pervertis par leur acculturation méridionale, s’avèrent plus rusés et mieux organisés, plus civilisés mais moins aimables que leurs ancêtres septentrionaux ; à nouveau, le passé est dans le Nord.
On retrouve évidemment des débats comparables dans les premiers travaux sur les vikings qui, dans le sillage de l’œuvre de Mallet, fleurissent tout au long du xixe siècle46. Dans une lecture critique de cette abondante production scientifique47, Pierre Bauduin a évoqué pour nous la figure de l’explorateur et vulgarisateur Paul Belloni Du Chaillu (1831-1903), auteur en 1889 d’un ouvrage influent intitulé The Viking Age, mais aussi d’une fiction intitulée Ivar the Viking48. Du Chaillu présente les hommes du Nord comme des précurseurs du colonisateur européen, et plus spécifiquement anglais, et fait de « l’esprit viking » un esprit conquérant et aventurier, qui préfigure les États-Unis de la conquête de l’Ouest. Au contraire, certains historiens victoriens ont choisi de rejeter cette vision des vikings en insistant sur leur sauvagerie, leur brutalité, leur paganisme et d’exalter la figure du roi Alfred le Grand (871-899), un de leurs principaux adversaires. Barbara Yorke nous a montré comment les historiens anglais (en général libéraux) qui, à l’époque victorienne, ont relayé ce portrait à charge des vikings l’ont souvent fait au profit d’un autre Nord médiéval, celui que symbolise précisément Alfred49 : un Nord germanique, chrétien et lettré, qui est aussi un Nord des institutions libres et délibératives, les witan anglo-saxons étant identifiés comme les précurseurs du régime parlementaire mis à bas pour plusieurs siècles par le « joug normand » (Norman Yoke) avant d’être lentement rétabli par l’élimination progressive des éléments étrangers au génie national – étrangers, c’est-à-dire français, latins, catholiques, et de manière générale, méridionaux.
Ainsi, qu’elle ait choisi de revendiquer ou de rejeter l’héritage des vikings, de voir en eux des porteurs de sang neuf ou des destructeurs de la civilisation anglo-saxonne, l’Angleterre victorienne a trouvé dans un Nord médiéval ou un autre la source de son histoire et de sa singularité. La même tension se retrouve dans les travaux francophones que Stéphane Lebecq a analysés pour nous50. Si le viking brutal et destructeur domine jusqu’aux années 1960, l’influence des travaux de Peter Sawyer et d’Albert d’Haenens a conduit à rejeter la vision simplificatrice d’un « choc des cultures » au profit d’une histoire mettant en avant les « transferts culturels » et la fluidité des identités51 ; mais ces nouvelles lectures peuvent aussi avoir tendance à être trop systématiques et à gommer la violence des vikings au profit d’une vision irénique, elle-même issue d’une longue tradition de valorisation d’un Nord supposé plus harmonieux et plus libre que le Sud corrompu52. Qu’il s’agisse des « invasions germaniques » ou des « invasions normandes », le mouvement est donc tout à fait similaire : les unes comme les autres ont été tantôt exagérées, tantôt minimisées, tant dans leur démographie que dans leurs conséquences, au gré des modes historiographiques ; pour les barbares des « vagues germaniques » des ve et vie siècles comme pour ceux du « second assaut » aux ixe-xie siècles, le balancier n’a cessé d’aller et venir53.
On notera enfin que cette dialectique de la mollesse et de la dureté, de la civilisation et de la barbarie, de l’épuisement et de la régénération, ne concerne pas que le « Nord barbare ». Elle vaut aussi pour le « Nord des villes du Nord ». Une historiographie aujourd’hui très datée, et dont l’œuvre de Huizinga est sans conteste le plus beau fruit54, a longtemps vu cet univers, précisément situé en un temps où la Renaissance et la modernité commencent à fleurir (du moins selon le schéma très influent hérité de Jacob Burckhardt) en Italie et dans le sud de l’Europe, comme une sorte d’ultime conservatoire de la médiévalité. Là, vers la fin du xve siècle, aurait encore régné cette « intensité de vie » qui ferait défaut à la modernité ; et dans le même temps, cet espace-temps dont les mots-clefs seraient la ville, le commerce, les canaux, l’art « primitif » et la débordante piété d’un catholicisme mystique et féminin, est vu comme un monde en voie d’épuisement dont il s’agit de pleurer la mort, un monde finissant et exhalant ses derniers soupirs avant que ne s’amorce la grande, mâle et austère régénération de la Réforme55 – mais parce que ces derniers soupirs sont aussi ses derniers feux, exubérants et flamboyants, ils disent le médiéval et ils disent le Nord.
La mémoire : entre hautes cultures et cultures de masse
Nous entendrons ici la « mémoire » comme la forme que prend le rapport au passé dans la culture d’un groupe, en particulier à travers les productions culturelles qui ne relèvent pas de l’enquête historique. C’est donc à travers des œuvres de tous genres que, dans la deuxième année de notre séminaire, nous avons cherché à comprendre comment la mémoire des Nords médiévaux s’est manifestée et a opéré. Ces œuvres, nous les avons étudiées comme des traces d’un certain rapport au passé, qui nous parlent de la culture du temps où elles ont été produites. Nous les avons puisées dans la « haute culture » (opéra wagnérien, poésie, théâtre et peinture d’histoire au xixe siècle, cinéma d’art et d’essai au xxe siècle), mais aussi dans la culture de masse (roman historique ou de fantasy, cinéma hollywoodien, bande dessinée historique, séries télévisées). Cette distinction entre haute culture et culture de masse est d’ailleurs très subjective et souvent difficile à maintenir, et nous ne nous y sommes guère attardés : ainsi l’œuvre d’un J. R. R. Tolkien (1892-1973), profondément nourrie de la matière du Nord, tient-elle à la fois de la culture massifiée et de la « grande littérature ».
Entre kermesses et canaux
Commençons cette fois-ci par le « Nord des villes du Nord », et voyons comment la culture s’en est emparée à travers quelques exemples développés au fil du séminaire. Estelle Doudet a dressé pour nous la liste des lieux communs qui ont défini le Nord des écrivains romantiques – un Nord décrit tantôt comme « flamand », tantôt comme « bourguignon »56. Dès la parution en 1823 du Quentin Durward de Walter Scott (1771-1832), puis à nouveau dans Anne of Geierstein en 1829, la plupart de ces « stylèmes » sont présents : le banquet, la fête exubérante, les références à la peinture flamande et à ses couleurs contrastées dessinent un monde de discordances et de confrontations où opulence et violence se côtoient. Les écrivains français lui emboîtent le pas et forcent encore le trait, qu’il s’agisse de Victor Hugo (1802-1885) dans Notre-Dame de Paris (1830) et dans sa correspondance, d’Alexandre Dumas (1802-1870) avec ses romans et chroniques Isabel de Bavière (1835) et Charles le Téméraire (1857), du théâtre de Casimir Delavigne (1793-1843) avec Louis XI (1832), ou de celui de Gérard de Nerval (1808-1855) avec L’Imagier de Harlem (1852) : la diversité des États de Bourgogne y est quasiment réduite aux Flandres (généralement au pluriel) et aux stéréotypes qui les caractérisent. Entre abondance, jouissance et vulgarité, le motif de la « kermesse flamande », orgie « fougueuse, joyeuse et brutale », est régulièrement convoqué : plus que les textes, c’est probablement l’image – et singulièrement la peinture breughelienne – qui inspire ces qualificatifs. Quant aux ducs Valois eux-mêmes, souvent réduits aux deux « mauvais » princes que sont Jean sans Peur et Charles le Téméraire, ils sont représentés comme des forces de la nature, des princes étrangers à la nation française et remplis de l’animalité de leurs terres du Nord. On voit à quel point l’écriture romantique de ce Nord du crépuscule de féodalité, des révoltes urbaines et de la religiosité flamboyante a informé la vision historiographique d’un Huizinga57. Poursuivant cette réflexion, Éric Bousmar nous a offert une analyse du roman Bruges-la-Morte, de Georges Rodenbach (1855-1898), publié en 189258. La ville, morte en raison de l’ensablement du Zwin, y est décrite comme immobilisée dans un siècle qui fut son chant du cygne ; l’une des pages-clefs du livre est une méditation devant les tombeaux de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne. Or l’auteur, qui a écrit ce livre à Paris, visait d’abord un public français auquel il livrait une image stéréotypée d’un Nord figé dans un âge d’or qui est aussi celui de l’épuisement : le Nord de Rodenbach n’a pas changé depuis le xve siècle, c’est pour cela qu’il est mort et c’est pour cela qu’il est beau. L’autre face du Nord de Huizinga n’est pas loin non plus…
Du côté des cultures populaires, Laetitia Deudon a retracé la réinvention au xixe et au xxe siècle des « géants du Nord » désormais inscrits au patrimoine de l’UNESCO59. Ces géants ont déjà fait l’objet de nombreuses études qui soulignent l’importance des références médiévales ou médiévalistes60. Or, même si l’existence de géants processionnels est attestée en Belgique et dans le Nord de la France dès la fin du Moyen Âge, les traditions ininterrompues sont extrêmement rares et l’on constate que, pour les imaginer à nouveaux frais, leurs promoteurs se sont surtout fondés sur des discours médiévalistes en vogue61. Ces géants n’ont pas toujours une dimension septentrionale marquée, mais cela peut être le cas : à Dunkerque, une légende fait du géant Allowyn (à l’origine une figure de saint Bavon de Gand) un guerrier viking qui aurait fondé la ville après son « apprivoisement » par saint Éloi ; quant à la petite commune de Sailly-sur-la-Lys (Pas-de-Calais), elle s’est récemment dotée d’un géant nommé « Odin le Viking » – tout un programme !
Les vikings entre poésie et fantasy
Odin nous ramène tout naturellement au Nord barbare, dont la fécondité dans les arts et la culture est immense. Qu’elle se présente ou non comme l’héritière consciente de toute une tradition littéraire médiévale62, la matière du Nord a influencé nombre d’écrivains et artistes avec, pour ce qui est des formes narratives, deux directions principales : le roman historique et la fantasy.
Le « roman viking » est en réalité un genre ancien qui remonte au début du xixe siècle, avec l’œuvre de quelques précurseurs tels que l’Allemand Friedrich de La Motte Fouqué (1777-1843), auteur en 1815 d’un Thiodolf l’Islandais, le Suédois Esaias Tegnér (1782-1846) dont le long poème épique Frithiofs saga eut un grand retentissement, sans oublier Walter Scott qui publia lui-même en 1817 un long poème narratif intitulé Harold the Dauntless. Cette histoire a été poursuivie pour nous par Caroline Olsson, qui s’est surtout attachée aux œuvres scandinaves du milieu du xxe siècle63. Elle a ainsi mis en lumière la posture de « déglorification » des vikings qui semble s’imposer à partir des années 1950 : sous le triple effet de la littérature prolétarienne, du déclin de l’écriture nationaliste et de l’essor du féminisme, le viking devient plus humain, moins exceptionnel, il a des défauts, il est parfois sale, vulgaire, brutal et même lâche. La Saga des fiers-à-bras, de l’Islandais Halldór Laxness (1902-1998), fournit l’un des exemples les plus aboutis de cette vision alternative des vikings qui a connu un certain succès au milieu du xxe siècle64. Mais force est de constater que ce courant n’a pas vraiment pris : « l’attrait qu’exercent les Vikings est celui de l’extrême65 » (dans le bien comme dans le mal) et, à l’instar des pirates, des gangsters ou des cow-boys, ils ne peuvent devenir des êtres ordinaires sans perdre aussitôt ce qui fonde leur popularité.
De fait, un mouvement inverse s’amorce dans les années 1970, conduisant à un quasi-retour des représentations héroïsantes de l’époque romantique. Ainsi les poncifs genrés sur les vikings reviennent en force dans des romans anglophones et scandinaves récents et dans les productions de la culture de masse contemporaine… à moins que cette représentation ne soit détournée par l’humour et la satire comme dans la série comique norvégienne Norsemen66. De fait, après une éclipse de quelques décennies, Yohann Chanoir note un retour de la figure du viking à l’écran depuis la fin des années 1990 – le film Le 13e guerrier, sorti en 1999, marquerait un moment charnière67. C’est ce dont témoigne bien entendu la série canado-irlandaise Vikings, où leur représentation s’avère extrêmement traditionnelle, inspirée en réalité des textes de l’époque victorienne, repris par le cinéma hollywoodien et ses dérivés, et surtout dans ce qui à ses yeux reste le « méta-film sur les vikings » par excellence : Les Vikings de Richard Fleischer, avec Kirk Douglas et Tony Curtis (1959)68. Comme dans les romans et films vikings les plus traditionnels, les vikings de Vikings – comme ceux de sa parente à plus petit budget, la série britannique The Last Kingdom, diffusée sur la BBC depuis 2015 – sont braves et droits, ils ne craignent pas la mort (sauf à être privés de leur épée), ils rêvent de conquérir de nouvelles frontières, leur religion énergique et naturelle les distingue des chrétiens décadents et complexés69, ils sont libres et refusent de se soumettre aux pouvoirs en place, et ils sont bien sûr – hommes et femmes – fortement érotisés. La série, qui prétend à une certaine historicité70, n’est en réalité que peu en prise avec l’historiographie récente du phénomène viking, y compris pour ce qui est de la restitution du monde matériel. Certes on n’y voit pas de casques à cornes à l’écran71, mais cette concession n’est-elle pas une manière d’alibi autorisant la reprise de la plupart des autres lieux communs ?
Car le viking à l’écran reprend, on ne s’en étonnera guère, bien des stéréotypes du barbare littéraire et audio-visuel que Bruno Dumézil nous a présentés72. La liste des traits qui permettent de « reconnaître le barbare » est finalement assez réduite avec ses quelques clichés remontant à l’Antiquité, dont beaucoup renvoient en fait à l’animalité : langue et anthroponymie (avec une abondance de K et de W), haute taille et musculature puissante, pilosité (barbu, chevelu, vêtu de fourrures, le barbare est hirsute), peau blanche et/ou tatouée, nomadisme, place des femmes (soit émancipées soit asservies, jamais entre deux), violence, localisation aux confins du monde (parfois derrière un mur comme l’étaient déjà Gog et Magog au Moyen Âge). L’alimentation représente un réservoir de poncifs particulièrement riche : les barbares du Nord sont des consommateurs de viande et de gibier, de beurre et de bière, et surtout des mangeurs et buveurs incapables de modération73. Partagés par les savants et par la culture de masse, ces traits reviennent dans nombre de productions contemporaines. Ainsi la bande dessinée viking, étudiée par Fabrice Preyat, véhicule les mêmes lieux communs74, comme le montre entre autres la longue série Thorgal de Rosinski et Van Hamme, qui depuis sa création en 1977 dérive peu à peu du viking historique (certes interprété avec une grande liberté) vers le barbare de fantasy et abandonne toute référence à une période historique bien déterminée.
L’ambivalence de Thorgal nous conduit à l’usage du Nord dans le vaste domaine de la fantasy. S’il est illustré de manière éclatante par l’œuvre romanesque de Tolkien, cet usage ne commence pas avec lui75. Marc Rolland a rappelé combien les « précurseurs de la fantasy » ont été sensibles à la figure du barbare et à l’exaltation de la Northernness76 : leurs œuvres doivent être comprises dans le cadre de la véritable « mode barbare », teintée d’un fort germanisme, qu’on observe au tournant du siècle en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne. Comme l’a montré le même auteur dans une autre intervention, le rôle joué par William Morris (1834-1896) dans l’acclimatation de la matière du Nord en Angleterre à la fin du xixe siècle fut déterminant77 : à travers sa maison d’édition Kelmscott Press et sa collaboration avec l’Islandais Eiríkr Magnússon (1833-1913), avec qui il a traduit et publié plusieurs textes majeurs, il a puissamment contribué à populariser les sagas dans la seconde moitié de la période victorienne. Mais Morris fut aussi un des précurseurs de la fantasy : ses romans The House of the Wolfings (1888) et The Roots of the Moutains (1890) sont parmi les premiers à proposer cette combinaison de pseudo-histoire, d’aventure et de « construction d’un monde » nordique et médiéval qui sera au centre de l’œuvre romanesque de son principal émule, Tolkien, qui dans son enfance a dévoré cette littérature78. Laura Muller-Thoma s’est quant à elle intéressée à l’après-Tolkien79 : l’inspiration septentrionale reste une des principales sources où s’abreuve la fantasy la plus récente, y compris en revenant aux textes médiévaux afin de définir de nouvelles positions par rapport à la référence que reste Tolkien, mais aussi à l’interprétation graphique qu’en ont donné les films de Peter Jackson en 2001-2003. Les contes de Grimm ou l’Edda en prose de Snorri sont ainsi mis à contribution, directement ou via des compendiums et des réécritures, par exemple par l’Américain Neil Gaiman dans son roman American Gods paru en 2001. Ainsi l’image des Nains de fantasy (avec majuscule depuis Tolkien), créatures « septentrionales » et « barbares » par excellence, n’est ordinairement qu’une variation sur la représentation qu’en a donnée le maître d’Oxford : hirsutes et barbus, armés de hache, rudes et virils, ils vivent bien entendu dans le Nord !
L’œuvre de Tolkien est, on le voit, au centre des réécritures contemporaines et de l’image que le public se fait aujourd’hui des Nords médiévaux80. Mais Tolkien n’était pas seulement un romancier et son cas illustre le fait que, comme on l’oublie trop souvent, l’inspiration septentrionale et barbare dans les arts ne se résume pas aux formes narratives. Vincent Ferré a retracé pour nous l’inspiration poétique de Tolkien à travers deux œuvres composées à deux moments très différents de sa carrière81 : The Legend of Sigurd and Gudrun, long poème épique composé vers 1930 et publié en 2009, et The Homecoming of Beorhtnoth Beorhthelm’s Son, un dialogue dramatique initialement composé pour la radio et publié en 1953. Dans un cas comme dans l’autre, Tolkien cherche à se situer face à la matière du Nord, aux valeurs et aux principes qu’elle véhicule et aux instrumentalisations politiques dont elle a fait l’objet de son vivant : son usage systématique de l’adjectif Nordic est un moyen de revendiquer pour l’Angleterre et pour lui cette matière médiévale en opposant son écriture « nordique » à celle qu’à ses yeux le national-socialisme avait cherché à confisquer. C’est ce dont témoigne un extrait souvent cité d’une lettre écrite à son fils Michael en juin 1941, où il dénonce Hitler et sa « clique » comme ceux qui vont « ruinant, pervertissant, détournant et rendant à jamais maudit ce noble esprit du Nord, contribution suprême à l’Europe, que j’ai toujours aimé et essayé de présenter sous son vrai jour82 ». Mais les questions que se posait Tolkien quant à la validité et la pertinence de la matière du Nord dans une écriture contemporaine n’étaient pas que politiques ; elles étaient aussi formelles. Ainsi, comment rendre en anglais la puissance et la concision de la poésie norroise ou anglo-saxonne du Moyen Âge ? Dans Sigurd et Gudrún il y répond en adoptant non seulement le mètre allitératif, mais aussi des formes strophiques de huit hémistiches, sur le modèle eddique.
Mais bien sûr, c’est dès avant Tolkien que la poésie anglaise s’était emparée des Nords médiévaux. La veine romantique nous a été retracée par Marion Gibson, qui a évoqué les références à la mythologie nordique entre la fin du xviiie siècle, avec les poèmes de Richard Southley (1744-1843), et la fin du xixe siècle, avec ceux de Matthew Arnold (1822-1888)83 : si le premier, dans « The Death of Odin », exalte la liberté, la sauvagerie et la barbarie des hommes du Nord, le second met en avant le doux Baldr, plus compatible avec le christianisme. Chris Jones nous a présenté d’autres poètes, contemporains de Tolkien ou postérieurs, qui se sont abreuvés à la même source84. C’est le cas d’Ezra Pound (1885-1972), dont les sympathies fascistes sont bien connues ; il est l’auteur de plusieurs traductions-adaptations du vieil anglais dans une langue volontairement archaïsante et hermétique. Dans The Age of Anxiety, paru en 1947, Wystan Hugh Auden (1907-1973) – qui s’était inventé une mythologie personnelle et familiale nourrie du Nord – a cherché à restituer ce qu’il identifiait comme une rudesse primitive, gutturale et énergique. Plus récemment, le Nord-Irlandais Seamus Heaney, prix Nobel de littérature en 1998, a titré un de ses ouvrages North (1975) – un mot pour le moins exclusif, voire explosif, dans son île natale ; les deux parties du recueil, dont la couverture est illustrée par un bateau viking, sont consacrées respectivement aux « hommes des tourbières » de la préhistoire irlandaise et scandinave et aux « troubles » de l’Irlande contemporaine. Dans le poème éponyme « North », Heaney imagine l’arrivée d’un bateau viking à Dublin et voit ce navire comme une « langue » – tongue : muscle mais aussi langage – qui vient lécher l’Irlande. C’est toute la question, présente depuis le haut Moyen Âge mais sans cesse renouvelée et rendue plus brûlante, de l’appartenance de l’Irlande au Nord et du « Nord germanique et viking » à l’histoire irlandaise – corps étranger ou partie prenante de l’identité irlandaise – qui est reposée par le poète à travers sa réappropriation des formes et thèmes de la matière du Nord. La poésie apparaît ainsi comme un des réceptacles les plus porteurs en pays de langue germanique ou celtique ; mais sa prégnance s’étend bien au-delà de ces régions et la France, bien sûr, n’est pas en reste, comme le montre la citation de Leconte de Lisle qui a ouvert notre article85.
Musique et scènes
De nombreux autres arts ont été envisagés sous un angle ou sous un autre au cours du séminaire, mais on terminera ce tour d’horizon par deux exemples à la croisée de la musique, de la narration et des arts picturaux. Parler de réécritures de la matière du Nord sans aborder Richard Wagner (1813-1883) aurait été impossible, mais nous l’avons fait de manière un peu détournée grâce au propos de Roland Van der Hoeven sur l’opéra à Bruxelles86. Au xixe siècle, dans la capitale d’un pays né dans un opéra, 80% des sujets du « grand opéra » européen étaient médiévaux, et ce avant comme après Wagner : pensons entre autres à l’immense succès du Robert le Diable de Meyerbeer (1791-1864), créé à Paris en 1831, sur un livret d’Eugène Scribe (1791-1861) et Germain Delavigne (1790-1868), qui raconte l’histoire d’un duc de Normandie au tempérament sombre et violent comme celui de ses ancêtres vikings ; la référence à l’œuvre reviendra d’ailleurs dans Bruges-la-Morte… À Bruxelles comme à Paris, il s’agissait souvent de très grands spectacles, avec défilés, ballets, costumes élaborés, chevaux sur scènes, etc. ; logiquement, 80% des costumes d’opéra connus par vingt-trois albums bruxellois réalisés entre 1880 et 1905 sont d’inspiration médiévale. La popularité de l’opéra en Belgique et la réception très froide que le public parisien a réservée à Wagner a fait de Bruxelles la capitale francophone du wagnérisme. C’est là que se rendaient les amateurs français du maître de Bayreuth et que ses émules de langue française (wagnériens de stricte obédience ou symbolistes) ont créé leurs propres œuvres. Cette culture wagnérienne a connu un immense succès qui a percolé à travers toute la société, comme en témoignent la multiplication des salles de spectacles, le soin apporté à la fabrication des costumes, mais aussi les nombreuses parodies, signe indéniable que le wagnérisme était alors une culture partagée bien au-delà des seules élites.
Un autre exemple musical, bien plus contemporain, nous est offert par le Viking metal, sous-genre du heavy metal, analysé pour nous par Simon Trafford87. Sous des apparences assez uniformes aux yeux du profane qui n’y voit que des variations sur le même motif hyper-viril et néo-païen, le Viking metal s’avère d’une grande diversité. Si certains groupes se contentent d’insérer quelques références dans leurs textes et/ou dans l’iconographie de leurs pochettes de disque, affiches, costumes des concerts ou photos des membres du groupe, d’autres s’efforcent d’utiliser des mélodies et des instruments médiévaux reconstitués ; certains, minoritaires, vont même jusqu’à chanter des textes en norrois. Ici encore, la musique proprement dite ne peut donc être abordée qu’en conjonction avec les textes et les images produites autour d’elle, ainsi qu’avec les performances. Les clichés présents dans la littérature, le cinéma et les séries – navires, armes, runes, tatouages – y sont abondamment repris. Musiciens et public revendiquent une « philosophie de vie » anti-chrétienne et un fort attachement à la liberté individuelle, et regardent l’époque viking comme un temps de liberté et d’ouverture culturelle avant les « âges obscurs » de l’Église88. La confusion entre le viking historique et le barbare de fantasy est aussi à l’ordre du jour : le nom même du groupe néo-païen Amon Amarth est un emprunt direct à l’œuvre du catholique Tolkien, qui aurait sans doute été fort surpris d’une telle récupération89 !
L’usage : pratiques et politiques
Le « rapport d’usage » identifié par Gil Bartholeyns est sans doute le moins étudié des trois et le moins bien individualisé dans la littérature scientifique. Ce rapport plus immédiat au passé ne se soucie ni de mémoire ni d’histoire mais fait du passé un réservoir auquel on puise sans grands scrupules et à des fins diverses. Cet « usage » du Moyen Âge septentrional est donc a priori moins réfléchi, et en tout cas moins distancé que les discours savants et les œuvres d’art. Les agents sociaux ont en effet la capacité (dont ils usent) de se saisir directement de schèmes et de tropes, éventuellement élaborés à l’origine par les savants (médiévistes) et par les artistes (romanciers, peintres, musiciens, cinéastes, etc.), et de les mettre au service de leurs propres pratiques sociales et/ou individuelles : le passé, qu’il soit redessiné par les savants ou par les artistes puisqu’aussi bien il reste inaccessible, devient un lieu où l’on vient se fournir en références, clichés, situations, personnages, etc.
Au cours du séminaire, nous avons distingué, là encore assez artificiellement et surtout par souci de clarté, trois types d’usages : politiques, récréatifs et spirituels. Pour les analyser, certaines sources sont les mêmes que pour les deux premiers domaines : les livres d’histoire et les œuvres d’art témoignent eux aussi d’« usages » du passé ; mais pour bien les comprendre, la recherche doit s’élargir à d’innombrables autres sources. Le spécialiste des médias James Lull invite ses étudiants à interroger les timbres-poste90, les vitrines des magasins, les autocollants sur les voitures, les tee-shirts, les menus de restaurant91. Pour sa thèse sur l’image des vikings dans la culture britannique contemporaine, Alexandra Service a ainsi fait appel à une grande variété de sources de la vie quotidienne, observant comment le « casque à cornes » ou le « drakkar » sont enrôlés dans une foule d’entreprises à travers des produits promotionnels qui signifient tous la même chose : nous sommes les meilleurs, les plus forts, les plus engagés, nous sommes les vikings d’aujourd’hui. Ce message est décliné indéfiniment, bien au-delà des trois domaines que nous avons délimités, et les vikings (ou plutôt les clichés sur les vikings) peuvent inspirer un ouvrage de marketing, proclamer l’efficacité d’un serrurier, figurer sur un paquet de céréales ou fournir l’iconographie d’un jeu à gratter92.
Usages politiques : un très large éventail
Le Moyen Âge septentrional a constitué, dès l’époque d’Olaus Magnus mais plus encore au cours des deux derniers siècles, un réservoir inépuisable de références politiques. C’est le cas, d’abord et de manière évidente, pour les extrêmes droites. Nous n’avons pas souhaité nous attarder trop longuement sur ces usages bien connus et abondamment étudiés, leurs déclinaisons germanistes, celtistes ou slavistes ayant fait l’objet de nombreux travaux93. Ainsi l’utilisation du Nord médiéval par le nazisme est un champ bien balisé – par exemple autour de son instrumentalisation de l’archéologie94 –, de nombreux auteurs en ayant en outre relativisé certains aspects : d’autres références historiques ont été tout aussi importantes95 ; la fascination fanatique pour le Nord était plutôt caractéristique de certains cercles du régime, en particulier la SS et l’Ahnenerbe96 ; enfin, leur rapport aux grandes figures réputées nordiques et/ou germaniques du Moyen Âge pouvait lui-même s’avérer très ambigu97.
Cet usage du Nord par l’extrême droite est aujourd’hui vivace. En Amérique, les hate groups suprématistes blancs des États-Unis, dont un grand nombre épousent ces doctrines et adoptent des symboles devenus de véritables topoï (croix celtique, runes, tatouages, etc.), font l’objet d’une attention renouvelée, la bibliographie sur ce sujet devenant pléthorique depuis quelques années98. Mais l’Europe n’est pas en reste99. En France et en Belgique, la « Nouvelle Droite » lui a donné un nouveau souffle à partir des années 1970 et – non sans soutien de la part de certains milieux académiques – l’a parée d’une respectabilité pseudo-scientifique100 ; ainsi, ses tenants publient force travaux visant à montrer, au mépris de toute science, que le Nord était la région d’origine des Indo-Européens, aussi appelé par eux Aryens101. Stéphane François nous a aussi montré comment le mythe viking avait été réinvesti dès la fin des années 1940102 : moins connoté que le mythe aryen, il s’est régulièrement substitué à lui pour défendre les mêmes thèses suprématistes et antisémites en leur donnant un tour plus consensuel. En France, ce travail a été singulièrement effectué par et autour de Jean Mabire (1927-2006), fondateur ou inspirateur des revues normandes Viking (1949-1958) et Heimdal (depuis 1971, adossée à une maison d’édition) : la seconde véhicule souvent les mêmes idées, mais en les présentant de manière édulcorée, empreinte de régionalisme, et parle d’une « âme normande » ou d’un « héritage scandinave » plutôt que du « sang nordique » souvent invoqué dans Viking ; mais l’identité des auteurs et la teneur des propos publiés montrent bien que les liens avec l’extrême droite néo-païenne restent tout aussi importants103.
Derrière l’éloge en apparence inoffensif et folklorique d’un certain Nord médiéval, on a donc bien souvent, de manière continue et relayée par de nombreux canaux qui, avec Internet, montent sans cesse en puissance, une apologie du racisme et parfois du nazisme. Même si des exceptions existent et ne doivent pas être occultées, les images qu’emploie le Viking metal peuvent véhiculer une idéologie d’extrême-droite ou être perçus comme tels par certains publics104 ; une branche du black metal se définit ainsi sous l’appellation de National-Socialist black metal (NSBM). L’origine de ces clichés n’est d’ailleurs pas toujours bien comprise par les artistes qui y puisent leur inspiration, comme le montrent certains albums de la série Thorgal dont le scénario, par goût de l’aventure, du mystère et d’un certain ésotérisme, relaie ces idées, probablement sans en connaître la provenance105. Les vikings y sont en effet présentés comme des créateurs de civilisations, y compris dans l’Amérique précolombienne : l’idée ici sous-entendue est que, toute civilisation authentique ne pouvant qu’être blanche et nordique, les impressionnantes réalisations des Mayas et des Aztèques n’ont pu voir le jour que grâce à des vikings qui auraient poursuivi leur navigation au-delà du mythique Vinland.
Si ces usages à droite de la droite sont connus, les Nords médiévaux ont aussi été utilisés à gauche106. Ces emplois diamétralement opposés d’une même référence ne doivent pas nous étonner car, comme l’ont montré entre autres Umberto Eco, Christian Amalvi et plus récemment Tommaso di Carpegna Falconieri et David Matthews, le Moyen Âge est caractérisé dans la réception contemporaine par une profonde ambivalence107. Il y a un Moyen Âge lumineux – héroïque, chevaleresque, romantique, porteur de valeurs positives et dont le « retour » est souhaité – et un Moyen Âge obscur – gothique, grotesque, barbare, brutal et menaçant, dont le « retour » est redouté108. Ce qui frappe, c’est à quel point cette ambivalence est recoupée, et donc renforcée, par une ambivalence comparable à l’égard du Nord. Il existe en effet dans nos imaginaires un Nord « lumineux » et un Nord « obscur », l’aurore boréale le disputant à la nuit perpétuelle dans un Arctique où, à six mois de lumière aveuglante dans la blancheur de la neige, succèdent six mois de ténèbres impénétrables. Cette ambiguïté du discours est présente dès Strabon et Tacite, la Germanie étant un des textes fondateurs de ce type de discours politique, mais c’est à nouveau avec Olaus Magnus qu’elle devient centrale et inextricablement associée au Moyen Âge. On la retrouve en France chez des auteurs aussi divers que Montesquieu, Augustin Thierry ou Leconte de Lisle.
Le caractère essentiellement médiéval du Nord se vérifie dans bien des contextes, et donc aussi en politique. Redisons-le, le « vrai Nord » est médiéval, et le « vrai Moyen Âge » est nordique. Cette équivalence a de fortes conséquences en termes de discours politique : on a souvent cherché dans le Nord et dans le Moyen Âge une pureté politique originelle, souvent liée à l’idée de liberté. Au xviiie et plus encore au xixe siècle, on se réfère abondamment à la « liberté » originelle et substantielle des peuples du Nord. La « constitution anglaise », tant vantée à l’époque victorienne, serait née dans les forêts de la Germanie – et le mot « forêts » est ici tout aussi important que le mot « Germanie » car les deux termes se réfèrent également au Nord, au médiévalisme et à Tacite : la classique et monumentale Histoire constitutionnelle de William Stubbs (1825-1901) s’ouvre sans surprise sur deux chapitres intitulés « Caesar and Tacitus » et « The Angles and Saxons at Home »109. C’est toujours vrai au tournant du xxe siècle, comme le montre un passage du roman La Chute du roi, de l’écrivain danois et prix Nobel de littérature Johannes Jensen (1873-1950). Dans ce roman paru en 1901, l’auteur évoque l’établissement concomitant de l’absolutisme et de la Réforme luthérienne au Danemark : la déposition par la noblesse en 1523 de Christian II, souverain jeune, brillant et brutal, dernier roi catholique du Danemark, marque à la fois la fin du Moyen Âge et celle de la liberté, comme le montre bien l’épisode de l’écrasement de la dernière révolte paysanne au Jutland, qui ne parvient pas à remettre le roi déchu sur le trône :
Ce fut la dernière fois que les paysans danois avaient livré bataille avec le droit de se battre. De fait, ce fut leur dernière victoire. Deux mois plus tard, ce droit leur était dénié, et ils ne furent plus que des émeutiers pour la seule raison qu’ils avaient perdu. À cette occasion, les Danois cessèrent d’être un peuple nordique110.
Pour Jensen, « être un peuple nordique », c’est être un peuple libre « comme au Moyen Âge ». Olaus Magnus aurait sans nul doute acquiescé.
De manière plus étonnante, Tommaso di Carpegna Falconieri développe lors du séminaire l’exemple de l’architecture médiévalisante du xixe et du début du xxe siècle111. L’art « gothique », c’est-à-dire ogival, dont le nom se réfère à des barbares réputés nordiques, est alors le plus souvent identifié comme « septentrional ». Il est donc l’« art national » par excellence en France, en Allemagne et en Angleterre, en un siècle où Français et Allemands se disputent sa paternité. En Italie et dans la péninsule ibérique, il est alors regardé comme l’art de la modernité, du progrès, de la lutte contre le cléricalisme et des courants libéraux perçus comme nord-européens. Dans la Catalogne de la Belle Époque, on se voulait septentrional et moderne face à une Espagne intérieure cléricale et traditionnelle, et c’est donc le néo-gothique qui dominait, tout comme dans la construction de la majorité des temples protestants des deux péninsules. Au contraire, dans le Portugal de l’Estado novo (1933-1974), l’art roman fut érigé en art national, précisément parce qu’il apparaissait comme méridional, et donc catholique et traditionnel. On notera avec intérêt que, dans les Pays-Bas au sens large, c’est au contraire le néo-gothique qui fut associé au conservatisme catholique – même s’il existe des disciples « laïques » et rationalistes de Viollet-le-Duc, comme Ernest Hendrickx (1844-1892), un des maîtres d’Horta ; le style « national » y est plutôt le néo-Renaissance flamande112.
Mais il y a bien des usages qu’on aurait du mal à coller unilatéralement « à gauche » ou « à droite », et qui n’en sont pas moins éminemment politiques. Les Nords médiévaux ont fortement contribué à la longue et complexe entreprise de construction des nations, mais aussi plus modestement à la naissance des régionalismes. Pensons, dès le xixe siècle, au rapport aux vikings dans la construction d’une identité normande, culminant avec le « millénaire de la Normandie » en 1911113 ; encore aujourd’hui, des « drakkars » se retrouvent sur les boîtes de camembert, mettant à profit le raccourci hommes du Nord = Normands que Goscinny et Uderzo ont si bien su exploiter114. De même, on relève une certaine insistance sur le mot « Nord » dans l’affirmation identitaire en Flandre française – mais ici, le nom du département compte sans doute autant que celui du point cardinal… Ce qui vaut pour les identités régionales vaut aussi à d’autres échelons. Lars Bisgaard nous a ainsi montré comment un objet, la corne à boire, a pu servir à exprimer une identité danoise, scandinave ou nordique115 : dès 1633, l’œuvre de l’antiquaire Ole Worm contient un petit traité sur la corne à boire, vue comme typique des peuples du Nord ; en 1872, des citoyens offrent pour son anniversaire à l’écrivain « national » danois B. S. Ingemann, auteur de romans historiques, une reproduction de la « corne Oldenburg », un objet des années 1470 considéré comme un trésor national. Ces deux exemples montrent combien, d’une période à l’autre, la signification prêtée à la corne à boire peut changer du tout au tout puisqu’elle est tantôt dynastique (Oldenburg étant le nom de la dynastie régnante), tantôt païenne, tantôt nationale ; mais elle se rattache toujours à une septentrionalité médiévale, quels que soient le Nord et le Moyen Âge effectivement envisagés116.
Le temps des nationalismes au xixe siècle a bien entendu été un moment d’usage des Nords médiévaux, et d’abord en Scandinavie. Jean-Louis Parmentier a étudié l’utilisation des sagas islandaises en Norvège pendant les décennies qui encadrent l’indépendance du pays en 1905117. Dans un pays qui cherche à se définir face à ses deux voisins – le Danemark qui l’a gouverné jusqu’en 1814 et la Suède alors dominante – la langue norroise et la référence à l’Islande médiévale deviennent des moyens de se singulariser, de se proclamer à la fois plus septentrionaux et plus médiévaux, et donc plus authentiques, que les autres nations scandinaves. L’Histoire des rois de Norvège de Snorri Sturluson, composée au xiiie siècle, devient alors une œuvre nationale dont le Storting (le parlement d’Oslo) commande deux traductions, une en riksmål (la « langue du pouvoir », écrite et urbaine, proche du danois) et l’autre en landsmål (la « langue du pays », inspirée des dialectes des fjords de l’ouest), qui paraissent en 1899, agrémentées de bois du jeune graveur Halfdan Egedius (1877-1899)118. Ces traductions et leurs illustrations trouvent une place centrale dans les écoles primaires du pays et contribuent à forger une identité commune dans un pays linguistiquement divisé.
Autre exemple développé au cours du séminaire, la construction d’une identité belge a aussi puisé aux Nords médiévaux, surtout à partir du retournement de tendance qui a eu lieu vers la fin du xixe siècle, et dont le roman Bruges-la-Morte ou l’Histoire de Belgique d’Henri Pirenne (1862-1935) témoignent à leur manière119. Tandis qu’après l’indépendance, les auteurs avaient plutôt eu tendance à rejeter l’époque « bourguignonne » comme un temps de domination étrangère, après 1890 on a érigé le « siècle Valois » en moment central de l’identité belge120. Ce moment charnière a aussi été mis en avant par Sébastien Clerbois, qui a évoqué les grandes expositions de primitifs flamands qui ont eu lieu à Bruges en 1902 et 1907 et les travaux du peintre et critique d’art Jules du Jardin (1863-1910)121 : entre 1896 et 1900, celui-ci a écrit le premier grand livre sur la peinture flamande, intitulé L’art flamand, et a constitué le corpus d’un « art belge », catholique et spiritualiste, voire mystique, dont l’espace-temps de référence est précisément la fin du Moyen Âge et le « Nord des villes du Nord ». Dans L’École belge de peinture, paru en 1906, l’écrivain Camille Lemonnier (1844-1913) a pour ainsi dire verrouillé cette approche en définissant une peinture du Nord libre de toute influence étrangère (c’est-à-dire méridionale : française ou italienne), fondée sur un tempérament spécifique qui serait encore à l’œuvre parmi les artistes belges de son temps. Face au modèle français, l’art belge se définit donc comme un art du Nord, moins cérébral, plus attaché aux attitudes, aux émotions, à la spontanéité… et dont le Moyen Âge finissant est le principal terreau.
Même la construction européenne, dont on connaît bien le recours au Moyen Âge122, a pu faire appel à certains clichés. Jean-Michel Picard et Ian Wood nous ont rappelé comment, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la figure de saint Colomban fut à nouveau mise en avant comme un modèle alternatif, insistant sur les dimensions « occidentale », catholique et celtique, à opposer tant au néo-paganisme germanique nazi qu’au communisme « oriental ». Le congrès colombanien tenu à Luxeuil en 1950 n’a pas réuni que des historiens et des philologues puisqu’on y a vu un grand nombre de prélats (dont le nonce), mais aussi des politiques français et irlandais, au premier rang desquels Robert Schuman (1886-1963), alors ministre des Affaires étrangères123. On a bien là deux visions du Nord médiéval comme matrice de l’unité européenne : aux références caricaturales sur le Nord mobilisées par le régime hitlérien, qui avait voulu unifier l’Europe derrière un usage de la matière qui sert désormais de repoussoir, il s’agit d’opposer une autre vision des espaces septentrionaux, synonyme de sauvegarde de la civilisation dans les brumes d’un Nord(‑Ouest) irlandais.
Usages récréatifs : s’immerger dans un Nord médiéval
Les usages récréatifs sont eux aussi d’un grand intérêt. L’importance du Moyen Âge dans l’industrie du divertissement apparaît liée au fait que le Moyen Âge est singulièrement associé à l’enfance. De fait, pour être plus précis et opérer une distinction interne au Moyen Âge, si l’époque barbare est bien « l’enfance des nations124 », le Moyen Âge « classique », celui des chevaliers et des châteaux forts, est perçu comme une période adolescente, et l’on retrouve ici cette idée d’entre-deux. Le lien est donc étroit entre Moyen Âge et enfance ou adolescence, entre Moyen Âge et éducation, mais aussi entre Moyen Âge et récréation : d’ailleurs, le Moyen Âge étant conçu comme l’enfance de la modernité, les productions culturelles médiévalistes ont souvent été regardées comme infantiles, légères, peu exigeantes125. Ainsi le Moyen Âge est convoqué pour former la jeunesse, comme nous l’a montré William Blanc126. Dans les États-Unis des années 1900, le pasteur William Forbush (1868-1927), directeur de l’American Institute of Boy Life, encourage la création de compagnies de jeunes « chevaliers », chaque groupe étant encadré par un « Merlin » et élisant leur roi Arthur ; l’ordre comptait 20 000 adhérents en 1910. S’il convient de replacer cet exemple dans le contexte plus large d’un fraternalism états-unien qui n’est pas toujours – loin s’en faut – médiévaliste127, William Blanc propose de lier les origines du mouvement scout à une volonté de reconstituer des « ordres de chevalerie » d’inspiration médiévale : de fait, le premier camp scout en 1907 eut pour thème le mythe arthurien.
Le Nord médiéval étant en quelque sorte « plus médiéval que le médiéval », il est encore plus éminemment convoqué dans des productions destinées à l’enfance : cela explique sa présence massive dans l’univers du divertissement et du jeu. À travers son analyse d’un jeu vidéo récent, Age of Conan : Hyborian Adventures (2008), sur lequel a porté sa thèse de doctorat128, Laurent Di Filippo a montré comment l’industrie du divertissement est l’héritière d’une réception non linéaire et complexe des Nords médiévaux129. L’image du viking et du barbare du Nord y est surtout médiatisée à travers les romans de Robert E. Howard (1906-1936), dont l’œuvre – le cycle de « Conan le barbare » – peut être définie comme l’autre grande créatrice, avec celle de Tolkien, du Nord médiéval de la fantasy130. Ses romans et nouvelles ont donné lieu à toute une production dérivée de comics, films, wargames, jeux de rôle, jeux de plateau et jeux vidéo sous franchise. La géographie de ces mondes ludiques est en tous points identique à celle de la plupart des univers de fantasy, avec un imaginaire des points cardinaux fortement stéréotypé, où le Nord – barbare plutôt qu’arctique, on y reviendra – jouit habituellement d’une valence positive, le héros en étant originaire et le joueur s’y associant le plus volontiers. Insistons au passage sur le fait que ces usages ludiques ne sont pas réservés aux enfants et aux jeunes. Les figures topiques du barbare, du viking ou du chevalier sont convoquées pour répondre à la demande (et pour anticiper la demande) de consommateurs de biens récréatifs dans une société que l’on a pu qualifier d’« adulescente ». Bien entendu, il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur sur les goûts et les pratiques de ces consommateurs. Mais force est de relever, à l’heure des réseaux sociaux et des « communautés » de fans, les continuités (certes plus subtiles qu’on pourrait le penser) entre les pratiques récréatives de l’adolescence et celles de l’âge adulte. Julie Escurignan, spécialiste de fan studies, s’est intéressée au cosplay, en particulier en lien avec la série télévisée Game of Thrones131. Ceux et celles qui ont cette activité pour loisir principal participent à des forums de discussion, achètent des produits dérivés, fabriquent à grands frais leurs costumes et leurs bijoux, se réunissent lors de grandes conventions – en 2016, le Comic Con de Londres a rassemblé 130 000 visiteurs – et surtout se prennent en photos pour les échanger ensuite sur les réseaux sociaux.
Cette volonté de s’identifier par l’apparence à des univers médiévaux ou médiévalistes et ainsi de « vivre au Moyen Âge », rejoint les pratiques du reenactment et de la living history, étudiées par plusieurs travaux récents132. Mais là encore, « se déguiser en Moyen Âge » peut prendre bien des formes, comme l’a rappelé Anne Besson133. Il n’y a qu’à constater pour cela l’ampleur thématique des activités de « re-création » de la Society for Creative Anachronism, vénérable institution fondée en 1966, où les Nords médiévaux sont nettement dominants134. Ses membres peuvent aussi bien se livrer à la fabrication de bière « médiévale » que composer des « poèmes elfiques » ou reconstituer un casque viking (avec ou sans cornes) : l’essentiel est que d’une manière ou d’une autre cela « fasse médiéval ». Anne Besson a poursuivi l’analyse en développant l’exemple apparemment trivial de la mode du « pyjama licorne » et des usages sociaux qui l’accompagnent (l’organisation de « soirées pyjama » entre filles, adolescentes ou jeunes adultes). Elle a ainsi pu décortiquer les origines et le développement d’usages et de faisceaux de thèmes qui, élaborés et associés entre eux dans des sous-cultures jeunes d’abord limitées et dévalorisées (celles des fanzines, des amateurs de pulps), sont progressivement passés dans une culture geek plus vaste, puis dans la culture commune, devenant ainsi mainstream. À l’autre bout du spectre, des associations ont pour ambition de reconstituer les armes, les vêtements et les objets quotidiens des vikings avec la plus grande exactitude135. Ces phénomènes contrastés ne sont pas nouveaux : l’étude par Laurence Rogations de la joaillerie d’inspiration viking au xixe et au début du xxe siècle, qui s’inscrit dans que l’on a appelé le « style dragon » ou drakstil, montre bien que le Nord médiéval réinventé pour la consommation peut se traduire par des objets quasi-archéologiques aussi bien que par des produits très éloignés des modèles médiévaux, seuls quelques traits (un entrelacs, une tête d’animal) permettant à l’acheteur d’identifier le produit comme médiéval et viking136.
Les industries culturelles et récréatives cherchent donc à fournir à leurs clients des produits qui jouent sur ce rapport à l’enfance et à l’adolescence, souvent formatés pour plaire tout autant à un groupe d’âge qu’à l’autre, et visant à profiter du pouvoir d’achat croissant des uns et des autres. Les Nords médiévaux, historiques ou revisités par la fantasy, se prêtent bien à cet usage commercial qui joue sur la corde de la nostalgie137. Pour reprendre une distinction proposée récemment par David Berliner, le Moyen Âge porte en effet tout autant à un sentiment d’endo-nostalgie que d’exo-nostalgie138. Une endo-nostalgie d’abord, c’est-à-dire la perception de l’effritement, de la disparition d’un passé vécu par les acteurs : celui de leur propre enfance et adolescence, peuplées de légendes médiévales ou de lectures de fantasy, époque simple où les sentiments étaient droits et la vie moins complexe. Le mythe d’un Moyen Âge de chevalerie et d’amour courtois dit précisément cela, car il est un « âge des héros » et une « enfance des nations ». Mais il existe aussi une exo-nostalgie, manifestée à l’égard d’un passé que les acteurs n’ont pas connu et dont ils déplorent néanmoins la perte : comme l’a montré Olivia Angé, c’est celle du passé préindustriel, où le pain avait bon goût et où, si la magie régnait, l’électricité n’existait pas139 – en d’autres termes, un monde aussi médiéval (et aussi peu médiéval) que l’est l’utopie agrarienne des News from Nowhere de William Morris (1890). La plongée dans un tel univers artisanal, « fait main », est un des principaux aspects de l’activité des communautés de reenactors. Le Moyen Âge présente l’avantage d’être à la fois un « autre pays », profondément exotique, et « notre pays », « notre passé ». Si l’on ajoute que la prééminence des références anglophones dans les industries du divertissement assure au Moyen Âge – réel ou imaginaire, héritier de Scott autant que de Tolkien ou de Howard – une forme d’hégémonie sur les autres discours médiévalistes, on avance vers la compréhension de son omniprésence dans des champs aussi divers que ceux du jeu vidéo, des séries télévisées pseudo-historiques, des comics et des films qui en sont dérivés, ou encore du tourisme.
Ce dernier secteur d’activité puise en effet abondamment aux Nords médiévaux. Le touriste étant à la recherche d’une « expérience authentique », les opérateurs cherchent à répondre à cette soif d’authenticité. Pour cela, rien n’est plus utile que la fabrication de genuine fakes140. Voyage vers un autre monde perçu comme plus authentique, dépaysement qui contraste avec l’artificialité du quotidien, le tourisme joue ainsi sur la corde de la nostalgie que ressentent les touristes en visitant une contrée reculée dont la civilisation est vue par eux comme « sur le point » d’être englobée dans la mondialisation : dans un même mouvement le visiteur se rassure et regrette un bon vieux temps qu’il n’a pas connu141. S’immerger dans un Nord médiéval par la visite touristique, c’est donc en quelque sorte expérimenter la manière dont les gens vivaient « avant », en regrettant la disparition de la magie et en se félicitant de l’avènement de l’hygiène dentaire. Cette forme plus ironique ou distanciée de nostalgie est un des ressorts de la visite du Jorvik Centre, à York142. Les touristes (et en particulier les enfants et leurs parents, cibles principales visées par la communication du Centre) y embarquent dans de petites nacelles et, franchissant la barrière du temps, pénètrent dans la ville d’York au xe siècle – ou plutôt dans une reconstitution bâtie sur le lieu même des fouilles réalisées dans les années 1980. Les bruits, les odeurs, les couleurs sont reconstitués pour une « expérience » de voyage dans le temps. Le dernier automate du parcours est en train de se soulager dans des latrines sommaires : ce clin d’œil, destiné aux enfants autant qu’aux adultes nostalgiques de leur enfance et qui en riront eux-mêmes en famille, permet aussi de clore la visite sur l’impression que ce monde perdu n’était peut-être pas si parfait que cela… Mais l’expérience se termine surtout au magasin où l’on peut acheter le dernier livre de tel ou tel universitaire, un « jeu de société viking », un casque à cornes, de magnifiques reproductions de verrerie alto-médiévale, ou une panoplie grâce à laquelle l’enfant ressemblera autant à Odin qu’au magicien Gandalf !
Le Jorvik Centre est typique de cette mode du « tourisme viking », qui connaît un fort succès depuis une vingtaine d’années, et qui part du principe que chaque pays d’Europe possède en quelque sorte un espace – évidemment situé au Nord – autrefois touché par la présence viking et où l’on peut donc revivre aujourd’hui une « expérience » viking à travers les musées, reconstitutions archéologiques et autres parcs à thème143. L’idéologie véhiculée par ces « lieux vikings » est d’ailleurs très variable : elle va de l’exaltation politique d’un passé barbare à l’origine de la nation au discours sur le système-monde commercial, maritime et ouvert sur le grand large. Ainsi, si le Jorvik Centre promeut avec enthousiasme les thèses iréniques sur le caractère essentiellement commercial des expéditions vikings, le musée de Poznań en Pologne véhicule le mythe contesté des origines vikings de la dynastie des Piast, proposant ainsi un discours alternatif à la position anti-normanniste des programmes scolaires et de la plupart des livres publiés dans le pays144.
Usages spirituels : entre paganisme moderne et christianismes alternatifs
Si les Nords médiévaux sont un réservoir d’authenticité perdue – ou presque perdue, ou sur le point de l’être, ou sur le point d’être reconquise – on comprendra aisément qu’à côté des usages politiques et récréatifs, on doive faire une place à des usages religieux et spirituels. Ceux-ci, d’ailleurs, peuvent se confondre avec les premiers. La petite ville anglaise de Glastonbury est devenue un lieu majeur d’expérience à la fois touristique et spirituelle, ses visiteurs souhaitant tous saisir « l’esprit du lieu ». Leur diversité – anglicans ou catholiques en pèlerinage, vacanciers charmés par les connexions arthuriennes et littéraires du lieu, tenants du New Age ou du néo-paganisme, férus de musique alternative attirés par le festival annuel, sans oublier les dizaines de milliers de day-trippers qui fréquentent les boutiques médiévalistes – recouvre tout le spectre des usages spirituels et récréatifs de nos Nords médiévaux145. À nouveau, il ne s’agit pas de juger les expériences des uns ou des autres. De la retraite dans un monastère jusqu’à un tour dans une « armurerie médiévale », toutes ces formes de visite ont une dimension existentielle ; mais toutes relèvent aussi de la société de consommation, où des « entrepreneurs en expérience » cherchent à susciter la demande et à y répondre. La continuité entre usage récréatif et usage spirituel saute aux yeux.
Le Moyen Âge et les Nords ont donc pu être regardés (ensemble ou non) comme des lieux d’authenticité religieuse, où la religiosité n’était pas déformée par l’institutionnalisation et/ou par la modernité. Or cette conviction peut tout autant se traduire par un rejet radical du christianisme146 (perçu comme une religion étrangère, importée, dévirilisante, voire sémitique, avec toutes les dérives que l’on imagine) que par une volonté de retourner vers le Moyen Âge nordique pour y retrouver la trace d’un christianisme plus authentique. Bien des « spiritualités nouvelles » se réfèrent ainsi à un Nord médiéval sans nécessairement procéder d’une démarche proprement historique.
C’est le cas, par exemple, des religiosités qui se réclament du paganisme germanique ou celtique « médiéval » : il s’agit bien sûr d’un Moyen Âge au sens très large, qui mord sur l’Antiquité (avec l’univers des Celtes) et sur l’époque moderne (avec la référence aux grands procès de sorcellerie) ; mais dans le médiévalisme des « usages », redisons-le, à peu près tout ce qui est « d’avant » peut être identifié comme « médiéval ». On rappellera d’abord que le « paganisme moderne » ou « néo-paganisme147 » n’est pas seulement d’extrême droite et qu’il peut au contraire, comme à Glastonbury, être pacifiste, écologiste ou féministe ; il peut aussi se revendiquer apolitique et s’avérer d’une grande souplesse doctrinale. Cette forte variété des positions idéologiques existe aussi bien dans le néo-druidisme, le néo-chamanisme et les néo-paganismes germano-scandinaves (odinisme, wotanisme, Ásatrú, Heathenry, etc.) que dans les formes néo-slaves ou néo-baltes nombreuses en Europe de l’Est ; elle marque également les syncrétismes nés au xxe siècle (New Age, spiritualité de la Grande Déesse, Wicca, etc.)148. Marion Gibson nous a montré comment, en Grande-Bretagne, l’offre religieuse « païenne » s’est renouvelée à plusieurs reprises entre les premières réinventions du druidisme au xviiie siècle et l’après-guerre149. Au milieu du xxe siècle, le courant religieux Wicca a proposé un « paganisme pour notre temps », à la fois démocrate et féministe… que son fondateur Gerald Gardner (1884-1964) a toutefois prétendu tenir d’une tradition de « sorcellerie » ininterrompue depuis le Moyen Âge. Il est vrai que si, dans la composition de Gardner, la dimension septentrionale (germanique autant que celtique) est forte, celle-ci n’est pas exclusive (on y trouve aussi des éléments d’hermétisme et d’ésotérisme) ; surtout, elle fait appel à toutes les étapes de la réception, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, en puisant en particulier aux travaux de l’égyptologue Margaret Murray (1863-1963), dont le livre The Witch-Cult in Western Europe (1921) a contribué à répandre l’idée d’une longue tradition de sorcellerie qui serait reliée à « l’Ancienne religion »150.
Du côté des réappropriations chrétiennes, les références aux Nords médiévaux sont particulièrement fréquentes dans l’Europe protestante. De fait, la Réforme s’est construite sur le rejet des développements religieux du millénaire médiéval : dans l’Europe du Nord, la référence à la religiosité médiévale est donc toujours ambiguë, que les auteurs soient eux-mêmes protestants ou catholiques. Pour Olaus Magnus, archevêque d’Uppsala exilé à Rome, le « vrai » Nord, le Nord pur et admirable, était précisément le Nord perdu de la catholicité, dont la population serait restée fidèle aux formes religieuses de ses ancêtres151 – en cela, bien sûr, il s’illusionnait… De même, à partir du xviie siècle, l’Angleterre catholique a pu être regardée comme une Merry England festive et vivante que le puritanisme aurait fait disparaître152. On peut rapprocher cette idée de l’usage, dans la langue néerlandaise, de l’adjectif bourgondisch, littéralement « bourguignon », mais qui veut dire « bon vivant », « rabelaisien » dirions-nous153. Le « Nord des villes du Nord » se trouve ainsi érigé en parangon d’une douceur de vivre antérieure à l’austérité calviniste. Mais regretter le bon temps du catholicisme médiéval ne veut pas dire complaisance envers Rome : c’est le passé septentrional que l’on regrette et que l’on veut éventuellement faire revivre.
Dans l’Angleterre du xixe siècle, le Mouvement d’Oxford a cherché à réinsuffler au sein de l’anglicanisme des éléments de spiritualité catholique, mais en valorisant non pas ce qui venait de France ou d’Italie – pays méridionaux toujours perçus comme « corrompus » – mais les vestiges et les œuvres du passé médiéval insulaire, voire celui transmis par les sagas d’évêques et l’hagiographie islandaise : à nouveau, le rôle de passeur d’Eiríkur Magnússon (1833-1913), qui enseigna la philologie germanique à Cambridge et collabora avec William Morris, s’avère déterminant154. Et de fait, il n’y a pas plus attachés au passé national et à l’Église anglo-saxonne, germanique et nordique, d’avant la Conquête normande que des catholiques anglais tels que Tolkien ou le père Lavenham du roman Anglo-Saxon Attitudes d’Angus Wilson (1913-1991), publié en 1956. On ne s’étonnera donc pas que plusieurs auteurs attirés par la spiritualité de leur Nord médiéval se soient convertis au catholicisme, quitte à marquer leurs distances avec l’institution ecclésiale et sans pour autant devenir des zélateurs d’un papisme méridional. Élevés dans la foi protestante, des romanciers tels que Sigrid Undset (1882-1949), Halldór Laxness – encore deux prix Nobel de littérature, le Nord en est plein – et Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) ont tous ressenti une forte affinité avec un Moyen Âge septentrional et ont franchi le pas de la conversion. Le roman de Laxness La Cloche d’Islande, paru en 1943, est tout à la fois – à l’instar de La Chute du roi de Jensen cité plus haut – l’histoire de la fin du Moyen Âge, du catholicisme et de la liberté en Islande…
On terminera ce tour d’horizon avec le cas du christianisme « celtique ». Donald Meek a mené une enquête exhaustive sur ce phénomène à la fois historiographique, littéraire et spirituel, qui se situe donc à la croisée des trois grands champs traités par notre séminaire : histoire, mémoire et usages155. Comme il le rappelle d’emblée, il s’agit d’une construction postérieure à 1800 qui ne doit pas être confondue avec le « christianisme médiéval dans les régions celtiques », l’idée d’une « Église celtique » étant d’ailleurs elle-même rejetée dans l’historiographie récente156. La locution « christianisme celtique » est née sous la plume d’Ernest Renan (1823-1892) dans La Poésie des races celtiques, publié en 1854 ; relayée par Matthew Arnold dans les milieux cultivés dès les années 1860, elle a connu le succès à partir des années 1890 grâce aux Carmina Gadelica recueillis par Alexander Carmichael (1832-1912) dans l’ouest de l’Écosse entre 1855 et 1899157. Ceux-ci ont fourni la base de toute une littérature de prières, rituels, textes de développement personnel, de sorte que les publications de la nébuleuse Celtic Christianity garnissent aujourd’hui les rayonnages des boutiques des sites touristiques et/ou spirituels du Nord et de l’Ouest des îles Britanniques. Ses auteurs, qui se citent surtout entre eux et s’appuient sur une bibliographie ancienne, ont hérité d’idées du xixe siècle sur le « caractère celtique », que l’on peut résumer par l’expression mists and mysticism158. Ce caractère est censé être lié au climat du Nord(‑Ouest) celtique – pluvieux et brumeux plutôt que glacial. La religion qu’imaginent ces ouvrages est donc rêveuse, naturelle, peu institutionnelle, proche des croyances indigènes. Au contraire, le christianisme romain est tenu pour responsable des catéchismes formels ; il est cérébral, alors que la version celtique serait artistique et reposerait sur l’imagination. Ici, on redit donc toujours la même chose : le Nord est primitif, il est un conservatoire de formes culturelles disparues dont le floruit se situe dans un vague Moyen Âge. On trouve dans cette littérature des propos qui sont autant de variations sur des poncifs : l’ermite celte en harmonie avec la nature et les animaux ; la liberté que permet l’absence d’institutions fortes ; une forme de simplicité, de spontanéité ; la tolérance à l’égard des croyances païennes ; et dans certaines versions, le féminisme, ou du moins l’idée que les Celtes chrétiens auraient ménagé une plus grande place au féminin159. Quant aux clercs celtes, ils seraient les héritiers du savoir et du rôle social des druides, dont ils auraient pacifiquement assumé l’héritage160. Bien sûr, la théologie de ces ouvrages est celle des Carmina de Carmichael plutôt que celle des chrétientés celtiques du haut Moyen Âge. À cet égard, l’un des décalages les plus flagrants concerne le rapport au péché et à la pénitence : ignorant l’ensemble des textes pénitentiels alto-médiévaux161, on prétend que la spiritualité des Celtes chrétiens insistait sur la bonté naturelle de l’être humain et n’était pas obsédée par le péché162 ; et l’on embarque alors l’hérésiarque Pélage, dont on fait le chrétien celte par excellence163.
Ce dernier exemple montre à quel point l’usage « pratique et politique » des Nords médiévaux est inséparable des discours savants et des productions artistiques. Renan était, rappelons-le, à la pointe de la science en son temps ; pourtant son œuvre légitime aujourd’hui des formes d’appropriation du Moyen Âge que la science historique récuse, voire considère comme risibles. Mais la réception du Moyen Âge par les artistes et le grand public n’est pas séparable du discours savant : les études médiévales d’aujourd’hui sont le médiévalisme de demain.
Conclusion : de l’illusion des catégories
Le passage en revue des appropriations historiques, artistiques ou politiques du Nord a bien montré le caractère insatisfaisant de leur répartition entre les catégories d’usage, de mémoire, ou d’histoire. Par son caractère éminemment politique, l’Histoire du xixe siècle n’émarge pas au seul champ scientifique ; et il n’est nul besoin d’insister sur la puissante charge idéologique de plusieurs textes littéraires marqués par la nostalgie du catholicisme médiéval, ou au contraire son rejet, par exemple présent dans les musiques « extrêmes » émargeant au heavy metal. Dans ce dernier, la porosité entre expression artistique et revendication politique est frappante. Même au sein de sous-catégories distinguées dans les usages, il y a une réelle proximité, par exemple entre les dimensions spirituelles et politiques de certains néo-paganismes.
Donnons un dernier exemple de ces confusions : la série télévisée Vikings, diffusée sur la chaîne History entre 2013 et 2020, fournit l’exemple d’une production culturelle qui procède des trois modalités. L’histoire y est présente puisque, à en croire les bonus des DVD et les interviews du showrunner Michael Hirst, elle prétend à une certaine authenticité dans la reconstitution et se réfère à des travaux d’historiens et d’archéologues164 ; il est donc permis de la critiquer sous cet angle et d’y traquer l’anachronisme. Mais elle procède aussi de la mémoire – au sens où nous entendons ici ce mot – puisqu’elle hérite de représentations culturelles élaborées depuis plusieurs siècles, qui font des vikings des guerriers, aventuriers et navigateurs, qui accordent une place centrale (démesurée ?) au fait religieux dans les sociétés médiévales, qui véhiculent la croyance en un Moyen Âge caractérisé par la brutalité des rapports humains : elle en est donc une manifestation qui peut être étudiée comme telle165. Elle relève enfin de l’usage puisqu’elle puise à la matière du Nord166 – en l’occurrence l’histoire de Ragnarr Loðbrók, dont les premières traces remontent au xie siècle mais qui a surtout été racontée dans une saga du xive siècle167 – et à ses déclinaisons modernes afin de rencontrer un public qui, bien souvent, n’est pas tant intéressé par l’histoire des vikings que par la consommation d’images sensationnelles et de récits d’aventure hauts en couleurs, dans la droite ligne des pulps américains des décennies centrales du xxe siècle ; en d’autres termes, les vikings sont autant le sujet que le prétexte d’un type bien connu de récit d’aventure, celui qui met en scène des héros virils, violents, un peu hors-la-loi et néanmoins sympathiques, et qui pour cette raison même aurait aussi bien pu être situé chez les pirates des Caraïbes ou dans le Far West. Le fait est que ce Nord médiéval, pour des raisons que ce séminaire nous a permis d’explorer, s’est particulièrement bien prêté à ce genre de traitement. S’il est donc une chose que ces trois années nous ont enseignée, c’est que, quel que soit l’intérêt heuristique de la distinction entre histoire, mémoire et usage, elle est bien souvent impossible à tenir : le discours savant est inséparable de la réception artistique et culturelle au sens large, et les deux sont sans cesse en interaction avec le rapport instrumental au passé.
Est-il possible d’utiliser un autre appareil conceptuel afin de situer les représentations du Nord précitées ? On peut bien sûr s’inspirer de la typologie qui distingue nordicité, septentrionalité, boréalisme et nordicisme. Ainsi, la nordicité est un concept élaboré au Québec, dont la meilleure définition a sans doute été donnée par Daniel Chartier, spécialiste d’histoire culturelle et littéraire168, développant des idées du linguiste et géographe Louis-Edmond Hamelin169. La nordicité selon Hamelin et Chartier renvoie à ce que le premier a appelé « l’état de Nord », un état vécu par les habitants des régions septentrionales, une manière d’être au monde « qui, d’abord, se loge dans l’imaginaire, puis se manifeste, d’une façon expresse ou non, dans les opinions, attitudes et interventions170 ». C’est donc une notion relative, avant tout géographique, qui au-delà de la seule latitude, permet de parler de « degrés de nordicité », de déterminer des espaces plus ou moins marqués par des « conditions de nordicité » ; ces conditions ne sont bien sûr pas seulement climatiques mais impliquent aussi des modes de vie, des habitudes, des manières de se déplacer par exemple. Les discours sur le(s) Nord(s) reflètent et construisent en même temps ces « indices de nordicité » : la neige, le froid, etc. Or, force est de reconnaître que nous n’avons que peu utilisé ou repéré ce concept de nordicité dans les textes et les images analysés au cours du séminaire : en dehors des skis que chaussent les Lapons et les Moscovites dans la Carta marina d’Olaus Magnus, nous n’avons que peu rencontré le Nord rude et froid et ses conditions de vie. Cette quasi-absence est en elle-même instructive, car elle montre à quel point les régions polaires sont peu présentes dans les Nords médiévaux dont les historiens, les artistes et les usagers se sont emparés. À la différence du Nord barbare et du Nord des villes du Nord, le Nord arctique – troisième Nord identifié au seuil de notre enquête – n’est donc presque jamais regardé comme médiéval, sa valence culturelle étant d’ailleurs assez négative. Rappelons-nous que déjà, les Hyperboréens si vantés par les auteurs grecs vivaient « au-delà du vent du Nord », dans une contrée qui n’était aucunement marquée par les conditions de vie proprement nordiques.
La septentrionalité est une notion plus récente, plus française « de France », et plus strictement culturelle. À l’inverse de la nordicité, elle est construite dans des régions qui ne se disent pas elles-mêmes nordiques ou septentrionales : plutôt que de situer des espaces nordiques les uns par rapport aux autres, la septentrionalité construit ce que l’on pourrait appeler un « Nord à majuscule », culturellement marqué comme tel et différent de ce qui n’est pas le Nord – et qui d’ailleurs ne se définit pas nécessairement comme un Sud (ou un Midi), mais aussi et peut-être d’abord comme un centre du monde. On en trouve les prémices dès l’Antiquité, par exemple chez Hérodote ou Strabon171, mais il n’est pleinement activé qu’à l’époque moderne, en particulier sous la plume d’Olaus Magnus172. Pierre Bourdieu, qui n’emploie pas le mot, a parlé d’un « effet Montesquieu » : le discours sur le Nord est toujours construit comme un discours sur l’autre173. Odile Parsis-Barubé parle à cet égard d’une « invention du Nord », par exemple chez les peintres de l’époque romantique174. En d’autres termes, la septentrionalité renvoie à l’ensemble des traits qui amènent un observateur à dire d’un espace que « c’est le Nord », par opposition au Sud. Certains critères sont aisément reconnaissables comme des déclinaisons des « degrés de nordicité » d’Hamelin et Chartier – ainsi l’on passe de la chaleur au froid, du soleil à la pluie – si l’on va vers le Nord(‑Ouest) irlandais – ou à la neige – si l’on va vers le Nord(‑Est) scandinave. La célèbre scène du film Bienvenue chez les Ch’tis (2008) où le personnage principal essuie une averse dès que sa voiture passe le panneau « Nord-Pas-de-Calais » est à cet égard topique. Mais d’autres traits sont purement construits sous forme d’oppositions de mœurs et de caractères (tendu/relâché ; courage/mollesse ; brutalité/raffinement ; barbarie/civilisation) qui peuvent ou non être considérés comme des effets du climat et qui n’ont guère à voir avec l’adaptation des humains aux espaces qu’ils occupent. Ces signes de septentrionalité fonctionnant par couples opposés ont donc pour objectif de « se dire » en « disant le Nord », de fournir des critères d’identification et de distinction, et nous les avons rencontrés à de nombreuses reprises dans notre examen des appropriations culturelles du Nord : ainsi dans les travaux d’Augustin Thierry, dans le roman de Georges Rodenbach, dans la poésie d’Auden et de Heaney, ou dans certains paganismes modernes.
À ces deux termes s’est ajouté, au moment même où nous explorions ces questions, un troisième dont nous n’avions pas anticipé la fortune : celui de boréalisme. Cette notion alors émergente – elle semble être apparue en 2010 dans la thèse de Kari Aga Myklebost175 – et qui n’a pas été employée pendant les trois années du séminaire, rejoint en partie celle de septentrionalité sans la recouvrir exactement. Se référant de manière explicite aux travaux d’Edward Said sur l’orientalisme176, le boréalisme renvoie à l’ensemble des discours stéréotypés sur le Nord, tels qu’ils ressortent de productions savantes ou culturelles élaborées plus au sud : « le boréalisme désigne le Nord comme espace discursif, produit par et pour le Sud177 ». Mais comme le remarque avec justesse Sylvain Briens, le Nord européen fait partie de l’Europe et, même s’il se situe à l’une de ses extrémités, il n’est pas nécessairement perçu comme un autre absolu. Surtout, il est important de noter que ce discours, bien qu’élaboré dans le Sud, a souvent été assumé par les hommes du Nord eux-mêmes et est donc devenu un discours endogène, revendiqué parfois avec fierté178. Même s’il est souvent fondé sur les oppositions qui définissent également la septentrionalité, le discours boréaliste n’est donc pas nécessairement cohérent : tantôt valorisant, tantôt péjoratif, il est constitué d’une collection de clichés dont l’origine et les avatars ont été, sans que nous ayons jamais utilisé le terme, l’un de nos principaux objets d’étude. Ce boréalisme traverse évidemment les productions culturelles et nourrit les usages les plus immédiats des figures du Nord : on le retrouve dans les fictions les moins documentées et les plus stéréotypées, dans des musiques comme le heavy metal, les jeux vidéo, les jeux de rôle ou la publicité, mais aussi dans les topoï qui nourrissent le fantasme du christianisme celtique.
Cette dernière manière de voir ne doit toutefois pas être confondue avec le nordicisme, terme sous lequel on rangera toutes les doctrines politiques qui exaltent le Nord européen, voire hyperboréen, comme source de toute civilisation et de toute grandeur. Si certaines versions du nordicisme, évoquées plus haut, sont progressistes et démocrates et voient dans le Nord un « berceau de la liberté politique », la majorité d’entre elles sont en prise avec les extrêmes droites : il en ainsi du suprématisme blanc, de la « Nouvelle Droite », de l’idéologie völkisch et des courants qui se réclament du national-socialisme, dont nous avons pointé les manifestations dans notre exposé.
Ces quatre mots, sans être synonymes, sont étroitement liés179. Là encore, il y a porosité entre les champs d’analyse : un même trait peut dès lors relever de l’un ou de l’autre. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les fourrures tous poils dehors dont – au mépris de ce que l’on sait des véritables usages médiévaux180 – on affuble les guerriers vikings au cinéma et à la télévision, nous parlent du froid qui règne en Scandinavie et auquel les populations ont su s’adapter (nordicité) ; elles fournissent un critère d’identification des Northmen qui sert à les distinguer des autres (septentrionalité) ; elles relèvent d’un discours stéréotypé sur la virilité et l’animalité des vikings dont on peut retracer la généalogie (boréalisme) ; si bien que la fourrure et les cornes de bison finissent par devenir le costume du militant wotaniste et néo-nazi Jake Angeli, dit QShaman, une des figures emblématiques de l’assaut sur le Capitole par des groupes suprématistes blancs le 6 janvier 2021 (nordicisme).
En guise d’envoi : le bon Nord est médiéval
L’évocation des usages politiques parfois radicaux du Nord pose une ultime question : quel est, finalement, le « Nord idéal » ? A partir de quel degré le Nord perd-il de son attrait ou de ses vertus, et devient-il un Nord outrancier, dangereux, sulfureux ?
Les voyageurs européens du xixe siècle qui arrivaient dans un Nord, quel qu’il soit, croyaient faire un voyage dans le temps, ils avaient l’impression de revenir vers des Moyen Âge divers qui semblaient d’autant plus reculés qu’ils avançaient vers le septentrion : flamand et bourguignon pour les visiteurs des Flandres ; antérieur à la Réforme et à l’industrialisation dans l’Écosse de Walter Scott à la saveur médiévale ; gothique et viking pour les visiteurs de la Scandinavie et surtout de l’Islande où, à l’instar d’un Xavier Marmier (1808-1892), le touriste contemporain veut encore aujourd’hui croire à une plongée dans le temps des sagas181.
La série Game of Thrones, diffusée sur la chaîne HBO entre 2011 et 2019, nous servira d’envoi. En effet, sa géographie de fantasy se conforme remarquablement à ce « voyage régressif » que représente la plongée dans le Nord182. Un voyage sud-nord dans le continent de Westeros revient en effet à un voyage dans le temps, et l’esthétique de la série – bâtiments, armes, vêtements – ne s’y trompe pas. La principauté de Dorne, à l’extrême sud du continent, est un univers ottoman, typique du discours orientaliste du xviie-xixe siècle. La région de la capitale, King’s Landing (en français Port-Réal), est le cœur d’intrigues qui imitent celles du monde aristocratique et urbain de la fin du Moyen Âge, au temps de la guerre des Deux Roses. Le « Nord » et sa capitale Winterfell, au nom révélateur, abritent une population rude et une aristocratie solide et brave qui suggèrent la vassalité et la première féodalité, entre xe et xiie siècle. Si l’on continue vers le Nord, au-delà du Mur qui évoque Rome et le Mur d’Hadrien, on arrive chez les Wildlings (les Sauvageons en traduction), des barbares de l’Antiquité et du très haut Moyen Âge pour qui la vie est faite de brutalité autant que de loyauté. Enfin, le grand Nord arctique est le monde des monstres et des mystères, celui d’un médiévalisme entièrement tourné vers l’imaginaire – rejoignant ainsi un Orient tout aussi fantastique et menaçant qui caractérise le continent voisin d’Essos. Bien évidemment, ce voyage dans le temps est aussi un voyage climatique vers le froid et l’hiver ; et puisque « l’hiver vient », c’est le Nord qui descend vers le Sud, le passé qui gagne sur le présent. Du chronotope qui triomphera dépendra l’avenir du continent tout entier. On voit d’ailleurs à qui va la préférence de l’auteur et des scénaristes : au centre du dispositif, seul le Nord de Winterfell, celui du Moyen Âge « central183 », est pleinement positif, investi de « bonnes » valeurs ; toutes les autres régions sont en revanche disqualifiées – plus au sud par leur corruption, au-delà du Mur par leur barbarie et les conditions climatiques extrêmes.
Ce Nord-là est donc un entre-deux plus qu’un absolu. De même, les Nords médiévaux dont se sont saisis les romanciers, les politiciens, les nation-builders ou les développeurs de jeux ne sont presque jamais une ultima Thulé glaciale et préhistorique : c’est un Nord qui rassemble sur lui le maximum de vertus, précisément parce qu’il n’est pas extrême, parce qu’au-delà se trouve un « Nord plus au nord que le Nord » qui, tout autant que le Sud, peut servir de repoussoir. Déjà dans l’œuvre d’Olaus Magnus, les Sames représentaient les vrais barbares, païens et magiciens, face à qui le « bon Nord » était défini. En cela aussi, le Nord est bien un « moyen » âge, et son ambivalence est éclairée.
