La plaque commémorative du « Latham 47 » à Tromsø

Pratiques touristiques et journalistiques

  • The Commemorative Plaque of the .Latham 47. In Tromsø Touristic and Media Representation

p. 117-132

Abstract

This article discusses the imagined geography of Northern Europe in the 1930 from the story of a commemorative plaque located in Tromsø, Norway. The plaque, which commemorates the disappearance of an airplane with a Franco-Norwegian crew in 1928, is the product of a desire to create specific touristic spatial practices: it is one of the places on the route of an annual cruise to the North Cape, organized by the Stella Polaris company and the newspaper Le Temps. It is installed on a location offered by the city of Tromsø and has been financed by Le Temps and the cruise company. The analysis of the memorial ceremonies organized around this plaque and the articles published in Le Temps to promote the cruise allows to highlight the willingness shared by all the partners involved to strengthen the representations of Tromsø as an arctic city.

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Text

L’imaginaire d’un espace déborde souvent sa réalité. Les lieux sont chargés pour nous de sens qui ne se limitent pas à ce qu’on y trouve, et cela influence nos pratiques spatiales1. Certains acteurs, et notamment les acteurs du tourisme, cherchent à influencer volontairement les représentations que nous avons d’un espace, afin de nous le faire paraître plus attractif, ou de le charger d’un sens supplémentaire. De nos jours, cela prend la forme d’un « marketing territorial »2 en lien avec des pratiques d’aménagement spécifiques.

Cet article aborde une tentative plus ancienne de générer des pratiques spatiales en aménageant un lieu et en cherchant à influencer les représentations qui le concernent. Notre point de départ est une plaque commémorative située à Tromsø, en Norvège, et inaugurée en 1934. Cette plaque matérialise le souvenir d’un accident d’hydravion survenu dans les régions polaires en 1928, et qui a coûté la vie à six personnes : quatre Français et deux Norvégiens, dont le célèbre explorateur polaire Roald Amundsen. Elle est financée par le journal Le Temps (1861-1944, remplacé par Le Monde à la Libération) et la compagnie de croisières norvégienne Bergenske Dampskibsselskab, qui co-organisent annuellement des croisières au cap Nord en juin entre 1929 et 1939, avec une étape à Tromsø. La plaque est installée sur une pierre offerte par la ville de Tromsø et inaugurée dans le cadre d’une de ces croisières annuelles.

Tromsø, comme le cap Nord, se situe à l’intérieur du cercle polaire arctique ; on peut dire qu’ils sont polaires. Pour autant, la nature que l’on peut y voir n’est pas la même que celle que l’on trouve, par exemple, dans les archipels du Svalbard ou de François-Joseph, plus au Nord. Pour le géographe québécois Louis-Edmond Hamelin, « il y a des Nords dans le Nord » : en suivant son approche de la nordicité, on peut considérer que Tromsø correspond au « Moyen Nord »3. Et pourtant, comme nous allons le voir, tous les discours au sujet de cette plaque commémorative s’en servent pour faire un lien entre Tromsø et l’« Extrême Nord » au sens d’Hamelin, c’est-à-dire le monde de la banquise et des ours blancs.

Il s’agira donc ici de montrer en quoi cette plaque et les croisières auxquelles elle est associée témoignent d’une volonté partagée par les différents acteurs de produire des pratiques spatiales particulières – touristiques, et françaises – en renforçant les liens, dans l’imaginaire, entre Tromsø et la nature de l’Extrême Nord.

De l’échec de Nobile à la disparition du Latham

En mai 1926, le général italien Nobile, l’explorateur norvégien Roald Amundsen et le riche Américain Lincoln Ellsworth atteignent le pôle Nord à bord du dirigeable Norge, ils lâchent chacun un drapeau de leur pays, puis poursuivent leur route pour réaliser le premier vol transarctique4. C’est un exploit, mais il est partagé, ce qui ne satisfait pas pleinement Nobile, ni le gouvernement italien : Nobile repart donc en 1928 pour atteindre le pôle à bord d’un autre dirigeable, nommé cette fois l’Italia, et sans Amundsen. Mais l’expédition tourne mal, et ses membres se retrouvent séparés en trois groupes différents sur la banquise. Un très important effort international est alors lancé pour les secourir.

La Norvège entend y participer, et le ministre norvégien de la Défense contacte entre autres Amundsen et l’aviateur Riiser-Larsen. Un plan d’assistance est établi ; la Norvège demande à l’Italie de lui fournir des avions, mais celle-ci refuse. Le gouvernement norvégien envoie finalement Riiser-Larsen participer aux recherches avec Lützow-Holm, un autre aviateur norvégien, en laissant Amundsen de côté5. Celui-ci organise donc un sauvetage à titre privé. Ses amis font appel au gouvernement français, qui met à sa disposition un hydravion Latham-47 et son équipage.

Le Latham dans le port de Bergen dans la-soirée du 16 juin 1928

Le Latham dans le port de Bergen dans la-soirée du 16 juin 1928

© Photo : Atelier KK, Bergen/Preus museum.

Le Latham 47-02 était le deuxième prototype de ce modèle. L’armée française prévoyait de l’utiliser pour réaliser la première traversée de l’Atlantique, avec le même équipage que celui qui s’est finalement rendu dans l’Arctique : le capitaine de corvette Guilbaud, le lieutenant Cuvelier de Cuverville, le mécanicien Brazy et le radiotélégraphiste Valette. Cet équipage était expérimenté et connaissait bien l’avion. Mais aucun de ces hommes n’avait volé dans les régions polaires, c’est pourquoi ils étaient sous la direction d’Amundsen. Ce dernier avait aussi embarqué le lieutenant Dietrichson, pilote qui avait déjà volé dans les régions polaires avec lui, notamment en 1925 lors d’une tentative ratée pour atteindre le pôle Nord en avion.

Sur le papier, l’équipage était complémentaire ; les Français connaissaient bien l’avion, et les Norvégiens les régions polaires. Mais le Latham 47 n’était pas conçu pour l’Arctique, et il n’y était pas adapté. Il était assez chargé – peut-être inutilement puisqu’il y avait trois pilotes en plus d’Amundsen. Les Français n’avaient dormi que deux heures avant le décollage. Enfin, May et Lewis défendent l’idée selon laquelle Amundsen était à ce moment résigné à mourir, ce qui l’aurait conduit à prendre des décisions qui ont conduit à la perte de l’avion et de son équipage6.

C’est le 18 juin 1928 que le Latham 47 et son équipage ont été vus pour la dernière fois. Ceux-ci sont probablement restés en vie plusieurs jours après l’amerrissage de l’avion en mer de Barents, ils ont essayé de réparer l’avion et d’appeler de l’aide. Les opérations de secours à l’expédition italienne de Nobile se doublent donc d’une opération de recherche du Latham 47. La plupart des membres de l’expédition italienne sont sauvés grâce aux avions et à un brise-glace russe, mais l’hydravion n’est jamais retrouvé. Seuls un flotteur cassé et un réservoir d’essence qui semble avoir été modifié pour tenter de remplacer ce dernier ont été retrouvés sur les côtes par la suite7.

Des morts et des monuments

Amundsen, Guilbaud, de Cuverville, Dietrichson, Brazy et Valette sont donc morts en héros. Or en 1928, dix ans après la fin de la Grande Guerre, une stratégie pour préserver et honorer la mémoire des héros, quels qu’ils soient, est bien en place : on leur construit des monuments. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux appels à souscriptions pour édifier des monuments pour les disparus du Latham aient rapidement été lancés. Par exemple, en avril 1929, le président du conseil général de Vendée accepte que le département participe à l’élévation d’un monument pour Guilbaud à Mouchamps, son village natal8. Ces monuments ne sont pas limités aux officiers puisque Brazy, le maître mécanicien de l’équipage, se voit dédier un buste à Calais, inauguré dès 19299. À Caudebec-en-Caux, d’où le Latham avait décollé pour la Norvège, un impressionnant monument représentant l’avion est inauguré en 1930. La plaque du Temps, commandée en 1933 et mise en place en 1934, s’inscrit donc dans cet ensemble de monuments. Comme les autres, elle sert à donner un sens au lieu où elle se trouve : « la mémoire sémiotise l’espace »10.

Elle présente pourtant des différences. D’abord, les monuments construits pour l’équipage du Latham en France sont centrés sur l’aspect aéronautique de la disparition. On le voit clairement avec le monument de Caudebec-en-Caux qui représente un hydravion en taille réelle, et par le fait que le monument de Brazy est inauguré pendant des fêtes en l’honneur de Blériot, autre héros de l’aviation française. Ces monuments français reprennent bien le style dédicatoire11 des monuments aux morts : celui de Calais comprend une plaque « A Gilbert Brazy », tandis que celui de Caudebec en Caux est dédié explicitement « A ceux du Latham 47 ». Le texte de la plaque à Tromsø, offerte par Le Temps, reprend bien l’idée de sacrifice12, et on y trouve aussi une classique palme en bronze à partir de 1936. Mais elle ne reprend pas ce style dédicatoire : elle n’est pas symboliquement donnée aux morts mais « offerte à la Norvège et à Tromsø ». Ce choix, ou cet oubli, trahit une différence de fonctions entre les monuments aux morts et la plaque, qui a une finalité commerciale que n’ont pas les monuments construits en France pour l’équipage du Latham.

La plaque renvoie cependant, classiquement, à des fonctions commémoratives : elle permet de donner une profondeur temporelle à la croisière coorganisée par Le Temps.

La croisière du Temps et de la Stella Polaris : le prix de l’entre-soi

On peut se demander ce que gagnent respectivement le journal et la compagnie de croisières à collaborer ainsi, pour organiser des croisières et financer la plaque. Comme le reste des journaux français, Le Temps connaît des difficultés économiques dans l’entre-deux-guerres ; cette alliance est donc à voir comme l’une des tentatives pour pérenniser le journal en diversifiant ses revenus. Il co-organise ainsi d’autres croisières avec la même compagnie pendant les années 1930, en Méditerranée notamment. Pour la compagnie de croisières, cette entente fournit une publicité abondante. Des annonces classiques sont souvent publiées fin décembre, puis parfois au début du printemps. Elles sont longues (entre 70 et 100 lignes d’une des 6 colonnes du journal) et détaillées. On y retrouve tous les éléments obligés du tourisme en Norvège : les fjords sont évoqués, on parle de « la féérie des îles Lofoten », du « légendaire Mælstrœm », et surtout – dans une formule toujours reprise telle quelle – du « cap Nord, du haut duquel on contemplera le Soleil de minuit, dans la mer polaire. »13 La répétition annuelle de la croisière montre que les deux partenaires y trouvent leur compte.

Le Stella Polaris devant le glacier de Svartisen

Le Stella Polaris devant le glacier de Svartisen

© Photo : Atelier KK, Bergen/Preus museum.

La première édition de cette croisière, en 1929, est présentée comme une « croisière d’anniversaire » du départ de Guilbaud vers Tromsø. Lors de cette première croisière, une cérémonie est organisée en mer au large de Tromsø, avec la présence imposante de Fridtjof Nansen, explorateur polaire norvégien et Prix Nobel de la paix depuis 1922. C’est un succès et la croisière est renouvelée tous les ans jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Le public visé est clairement aisé. La croisière coûte, en 1935, entre 2160 et 6560 francs14 pour deux semaines. La même année, une croisière organisée par les Chargeurs Réunis qui dure 25 jours et comprend non seulement le cap Nord et des fjords norvégiens, mais aussi le Spitzberg, Oslo et Copenhague, coûte au minimum 3 275 francs pour la première classe15, soit un prix comparable pour une croisière plus longue. Les publicités du Temps qui prétendent que leurs prix pour la Stella Polaris correspondent à une réduction de 50 % sont donc mensongères16. Le principal atout de la croisière de la Stella-Polaris est le navire lui-même : le Brazza des Chargeurs Réunis est plus gros et bien moins beau, et surtout il a un tirant d’eau qui ne lui permet pas d’aller dans tous les fjords. Il se prête également moins à donner aux voyageurs une impression d’intimité et d’entre-soi. Ce n’est pas un hasard si la croisière plutôt chère de la Stella-Polaris est co-organisée avec Le Temps, un journal qui se veut très sérieux et qui est plutôt d’orientation libérale économiquement, et conservatrice socialement dans les années 1930 : son lectorat est constitué de gens aisés, ne serait-ce que parce qu’ils peuvent prendre des vacances avant les congés payés (1936). Cette croisière promet donc un entre-soi, et elle est une manifestation particulièrement concrète de ce que Benedict Anderson décrit comme la capacité des journaux à créer une communauté de leurs lecteurs.17 Le Temps l’assume clairement en 1937 : « C’est, comme son nom l’indique, la “Croisière du Temps”, et nos lecteurs y trouveront, comme chaque année, cette atmosphère et cette intimité de bon aloi qui caractérisent les croisières groupant des passagers du même monde. »18 Ici, les croisiéristes se retrouvent donc entre gens de situation sociale comparable, de goûts et d’orientation politique similaire, et entre Français. Les annonces insistent rapidement sur le fait que « des dispositions spéciales seront prises […] nos compatriotes trouveront une cuisine en rapport avec nos goûts nationaux, une musique française, des livres français en grand nombre dans la bibliothèque du bord, des sources françaises nombreuses en ce qui concerne la T.S.F., etc. »19. L’ex-Premier ministre Louis Barthou participe à la croisière de 1930.20

La croisière du Temps et de la Stella-Polaris est donc une croisière de luxe, à destination d’un public précis. Mais elle est concurrencée par d’autres, qui se rendent jusqu’au Spitzberg et permettent d’apercevoir la banquise, des ours blancs, et tout ce qui constitue l’imaginaire de l’Arctique. La croisière concurrente des Chargeurs Réunis se rend ainsi au Spitzberg, et la Stella Polaris elle-même effectue une croisière « au Spitzberg et à la banquise polaire » plus tard dans l’été21. La croisière étudiée ici ne se rend pas plus au nord que le Cap Nord ; or en juin rien ne garantit que les touristes y voient de la glace. Cette nature arctique glacée est donc à imaginer, et c’est en cela qu’interviennent la plaque et les commémorations du Latham : elles servent à étendre par l’imagination la croisière à des espaces plus septentrionaux que Tromsø.

Escale à Tromsø

Il faut souligner que la croisière n’est jamais désignée comme une « croisière à Tromsø » mais, de façon plus classique, comme une croisière « au cap Nord et au soleil de minuit ». Tromsø n’est donc pas la destination principale du voyage.

Tableau 1 : évolution de la place de Tromsø dans le programme de la croisière (1929-1939)

Année Jour précédent Jour du voyage
lors duquel a lieu
l’arrêt à Tromsø
Jour suivant
1929 Hammerfest, Cap Nord 9 Lofoten, Torghatten
1930 Hammerfest, Cap Nord 12-13 Retour à Bergen
1931 Svartisen 6 Hammerfest, cap Nord
1932 Svartisen 6 Hammerfest, cap Nord
1933 Hammerfest, Cap Nord 8 Lofoten
*1934*
Inauguration
de la plaque
Svartisen 6 Hammerfest, Cap Nord
1935 Svartisen 6 Hammerfest, Cap Nord
1936 Svartisen 6 Hammerfest, Cap Nord
1937 Svartisen 6 Hammerfest, Cap Nord
1938 ? ? ?
1939 Svartisen 6 Hammerfest, Cap Nord

Lors des deux premières éditions de cette croisière et en 1933, c’est une étape de la route du retour, après avoir vu le cap Nord. La ville est donc visitée le 9e jour de la croisière en 1929, les 12e et 13e en 1930, et le 8e jour en 1933. Mais cette organisation ne semble pas satisfaisante, et toutes les autres années Tromsø est visitée le 6e jour de la croisière, avant d’arriver au cap Nord. Compte tenu des contraintes du navire, qui doit faire le plein de carburant et d’eau potable, il serait difficile d’y arriver plus rapidement.

Tromsø et les commémorations du vol du Latham sont désormais utilisées comme une introduction au véritable but du voyage, qui est le cap Nord. Mais la plaque en elle-même ne peut pas suffire à remplir cette fonction, les actions et les discours qui l’entourent sont indispensables. Les monuments aux morts ont besoin de cérémonies pour que leur fonction commémorative s’actualise pleinement et s’inscrive dans la réalité22. Ils servent donc d’autels symboliques où l’on dépose notamment des couronnes de fleurs.

Dans le cas de la croisière du Temps au cap Nord, les cérémonies commencent avant même que l’idée de la plaque ne soit évoquée. La cérémonie menée lors de la croisière de 1929 avec la présence de Nansen, et qui est renouvelée sans lui jusqu’à l’inauguration de la plaque, comprend essentiellement des discours sur le pont du navire, et le jet à la mer de couronnes de fleurs aux couleurs françaises et norvégiennes. Celles-ci vont ainsi se perdre plus loin dans les flots, comme les aviateurs disparus. L’effet de similarité est cependant limité par le fait que la cérémonie a lieu dans un fjord en 1929, probablement pour éviter le fort roulis qui aurait gêné une cérémonie en pleine mer. Pour plus de facilité, la commémoration a ensuite lieu sur le navire en rade de Tromsø, c’est-à-dire dans un endroit urbanisé, et dans un fjord assez profond.

Rapidement, plusieurs personnes considèrent qu’il serait plus simple de débarquer pour une cérémonie, et le projet d’un monument est évoqué en 1930. C’est alors un journal concurrent, Le Matin, qui devait en organiser l’installation23. Dans Le Temps, c’est Edmond Delage, en 1931, qui propose un monument : « Il serait souhaitable qu’un monument, élevé à Tromsø, par souscription norvégienne et française, perpétuât le souvenir de cet inégalable exploit. »24 Les propriétaires du journal donnent suite à cette idée.

L’inauguration de la plaque comme évènement médiatique

La plaque est commandée en 1933 par Le Temps, qui s’en sert pour construire un petit évènement médiatique en préparant les attentes des lecteurs25. Elle est exposée pendant une dizaine de jours en juillet 1933 dans le hall des bureaux du journal26, où les lecteurs sont invités à venir la voir. L’offensive journalistique est très organisée : le 14 juillet, le journal annonce que la plaque est visible dans le hall du Temps, et le lendemain un article de Jorgu Popesco raconte la croisière de juin 1933, en insistant lourdement sur la ville de Tromsø « si chère, si évocatrice aux cœurs français », avant d’annoncer qu’un « monument » y sera érigé par le Temps l’année suivante27. Le 30 juillet, le journal annonce que la plaque a été embarquée à Calais sur la Stella-Polaris, qui va l’apporter en Norvège28. L’inauguration doit bien sûr avoir lieu pendant la croisière annuelle, ce que les publicités publiées le 19 décembre 1933, le 19 janvier et le 21 février 1934 n’oublient pas de mentionner. Le Temps a ainsi préparé son propre évènement, qu’il couvre lorsqu’il se produit : l’inauguration a lieu le 18 juin 1934, et dès le lendemain le journal publie un télégramme racontant la cérémonie29. Celle-ci est sans originalité : discours du directeur du journal et du maire de la ville, Appel aux morts, défilé des troupes françaises et norvégiennes présentes, puis défilé de la population, et enfin banquet populaire pour les uns et dîner luxueux pour les autres. Le navire ne reste pas 24 heures à Tromsø30.

Cérémonie au large de Tromsø

Cérémonie au large de Tromsø

© Photo : Atelier KK, Bergen/Preus museum.

Une impression de Grand Nord

L’inauguration de la plaque n’est pas la seule occasion qu’a Le Temps de mettre ses pratiques journalistiques au service de cette croisière. Le journal publie des récits de voyage la présentant en 1929, puis tous les ans de 1931 à 1938, avec une interruption en 1937. Ces récits constituent une publicité déguisée : ils autorisent, mieux que les annonces classiques, une grande liberté de style et un engagement du lecteur par l’utilisation de la première personne et d’autres caractéristiques du récit de voyage.

Comme pour le voyage en général, Tromsø n’est pas au centre de ces récits, dont aucun n’évoque la ville dans son titre. Trois des huit récits mentionnent en revanche la Stella Polaris dans le titre, ce qui renvoie à leur fonction publicitaire. Ils s’efforcent de présenter la croisière d’une façon rassurante, en insistant par exemple sur le fait que le journal organise tous les ans cette « véritable croisière de pèlerinage aux lieux qui ont vu le Latham-47 pour la dernière fois »31. Elle a lieu tous les ans, on la compare à un pèlerinage, il n’y a donc rien à craindre. Mais d’un autre côté, les journalistes y ajoutent un peu d’aventure en utilisant le champ lexical de l’héroïsme pour évoquer les disparus du Latham : ils sont présentés en 1938 comme les « chevaliers du Latham-47, morts en 1928 pour avoir voulu secourir leurs frères italiens en détresse sur la banquise. »32 Comme dans le texte de la plaque, c’est contre les forces de la nature que ces héros se sont battus, ce qui est présenté comme normal dans les régions polaires : « Cette impression de lutte victorieuse contre l’âpreté de la nature est celle qui domine en ce pays si attachant »33.

Lorsqu’ils évoquent l’espace polaire, et le lieu où se trouve la plaque, ces récits de voyage comportent des incohérences révélatrices. Le texte d’André Brun34, qui raconte le voyage lors duquel a eu lieu l’inauguration de la plaque (1934), renvoie efficacement à tous les attendus touristiques sur ce qu’on doit voir en Norvège. Il explique que la pierre est placée « à quelques pas du fjord », et quelques lignes plus loin, il raconte que le navire quitte Tromsø à minuit, « éclairé par un merveilleux soleil dont les rayons puissants teintent d’or rosé les sommets des monts dormant sous la neige. » Les fjords, le soleil de minuit, la neige, tout y est. Mais ce n’est pas assez, et le monument sert à évoquer des espaces encore plus septentrionaux.

Il décrit ainsi la plaque comme « donnant l’impression d’une pierre tombale dominant le lieu de repos des six victimes disparues dans la brume en accomplissant un acte admirable de dévouement, mais qui, hélas ! ont trouvé pour tombe les flots de l’océan Glacial. » Le monument ne peut en fait pas dominer le « lieu de repos » des disparus puisqu’ils sont morts bien plus au nord, et on ne voit pas l’Océan glacial depuis l’emplacement de la plaque. En effet, la plaque est située près du port, de l’autre côté de l’île de Tromsø, en regard de la côte norvégienne. Devant la plaque, on ne peut voir que le fjord et sa rive opposée. Et pourtant, elle évoque à André Brun l’océan glacial et la banquise (c’est en tout cas ce qu’il écrit), c’est-à-dire qu’elle éveille en lui un espace qu’il ne voit pas. En 1936, Paul Decharme évoque à propos de la plaque, située en ville, « la solitude glaciale des régions polaires ». Raymond Millet évoque lui aussi la banquise en 1937.

Il y a donc une incohérence entre le lieu que ces journalistes voient et ce qu’ils décrivent. Cette incohérence s’étend aussi à la saison : en 1933, Jorgu Popesco évoque ainsi le « vol tragique » disparu en « s’engouffrant à jamais dans les ténèbres mystérieuses du pôle Nord ». Pourtant Tromsø se trouve, comme il le dit, « au pays du soleil de minuit », qui brille en juin : il n’est donc pas question de « ténèbres » lors du vol de Guilbaud en juin 1928. De la même façon, Raymond Millet en 1937 décrit « la noirceur de l’hiver ».

Ces incohérences montrent que ces journalistes, lors de leur passage à Tromsø, voient plus que la ville elle-même : ils imaginent la nature de l’Extrême Nord, qu’ils associent à la banquise, à la solitude, à l’hiver et à la noirceur. Paul Decharme affirme en 1936 pour l’ensemble des passagers que « jusqu’au soir une tristesse nous étreindra tous, au souvenir des héros disparus à jamais, sans laisser de traces, dans la solitude glacée des régions polaires. »35 Il est bien sûr impossible de savoir si son impression était vraiment partagée, mais le fait de la publier dans le journal permet de préparer les futurs croisiéristes potentiels à l’idée qu’à Tromsø, on voit l’Extrême Nord. Cela sert les intérêts du journal et de la compagnie de croisières, mais aussi ceux de la ville de Tromsø.

« Une manifestation franco-norvégienne »36 ?

Le journal insiste souvent sur la proximité entre Français et Norvégiens, et des couronnes de fleurs norvégienne et française sont ainsi jetées à la mer lors du premier voyage. Tromsø n’est pas le seul endroit où cette proximité est mise en avant pendant les croisières : à partir de 1931 une escale a lieu à Ålesund, que les publicités pour la croisière présentent comme le « lieu de naissance de Rollon ». La ville de Rouen, où se trouve une statue de Rollon, en offre d’ailleurs une copie à Ålesund en 193337. Il faut également signaler que les Norvégiens étaient invités à participer à la souscription pour le monument de Caudebec-en-Caux38.

La ville de Tromsø poursuit, elle aussi, un programme de fabrication de pratiques spatiales avec ce monument. Elle offre ainsi un bon emplacement, proche du port et de la cathédrale ; le choix du lieu faisait débat dans les journaux locaux.39 La ville fournit aussi la pierre sur laquelle la plaque est apposée ; cela témoigne d’un réel intérêt. Elle cherche alors à mettre en avant son « arcticité », et utilise la mémoire d’Amundsen pour cela. Les Tromsois participent volontiers aux cérémonies, surtout les plus importantes comme celle de l’inauguration de la plaque. En 1937, le journal local Tromsø se plaint après la cérémonie que celle-ci n’avait pas été annoncée à l’avance, ce qui a conduit à ce qu’il y ait moins de Norvégiens présents que lors des éditions précédentes.40

C’est l’occasion pour les touristes de voir de nombreux Norvégiens. Edmond Delage, en proposant un monument pour les disparus du Latham, explique que cela « resserrerait encore la sympathie, si vive, que se portent les deux peuples. »41 La plaque ne répond pas vraiment à ses vœux, puisqu’elle est financée par Le Temps et non par une souscription, et puisqu’elle est en français seulement. Elle sert donc avant tout aux Français, même si elle est utilisée lors d’une cérémonie pour Amundsen en décembre 193642 – donnant raison à Anne Eriksen pour qui, en Norvège, la mort d’Amundsen a largement éclipsé celle du reste de l’équipage.

La plaque n’est pas un monument impressionnant, et elle ne pouvait suffire à remplir la fonction d’inscription dans l’espace urbain tromsois de l’arcticité de la ville. En 1937 est inauguré un monument plus adapté : une grande statue d’Amundsen. Elle est depuis très fréquentée lors des défilés du 17 mai, la fête nationale norvégienne : Anne Eriksen la décrit comme « la mise en scène de Tromsø par elle-même ».43

Conclusion

La Bergenske Dampskibsselskab, Le Temps et la municipalité de Tromsø ont un intérêt commun dans les années 1930 : ils veulent pérenniser le tourisme tromsois, à un moment où les croisières en Norvège sont en concurrence avec des croisières plus franchement arctiques. Cela les conduit à utiliser ensemble la mémoire de la disparition du Latham pour renforcer dans l’imaginaire des croisiéristes l’aspect arctique de Tromsø. Ils organisent dans un premier temps des cérémonies communes, puis, avec cette plaque, ils inscrivent matériellement cette mémoire dans l’espace urbain tromsois. Le Temps, par une abondance de publicités et d’articles racontant la croisière, rend plus explicite ce lien entre Tromsø et l’Extrême Nord. Au final, la plaque pouvait suffire aux besoins de la compagnie de croisière et du journal, mais pas à la ville de Tromsø, qui lui adjoint une statue plus imposante permettant aux habitants de la ville de projeter une image d’arcticité à la mesure de leurs ambitions.

Appendix

Texte de la plaque commémorative

Image

Notes

1 Pour une présentation synthétique de ces questions, voir les articles « Culturelle (géographie) », et « Représentations » I&II dans Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2013.

2 <http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/marketing-territorial>.

3 Hamelin, Louis, E. Discours du nord, Québec, Gétic, Université Laval, 2002.

4 Berg, Roald, « Amundsen og hans aeronauter » dans Einar-Arne Drivenes et Harald Dag Jølle (eds.), Norsk polarhistorie 1. Ekspedisjonene, Oslo, Gyldendal, 2004, vol. 1, p. 260.

5 Berg, Roald, « Amundsen og hans aeronauter », op.cit.

6 May, Karen, Lewis, George, « The deaths of Roald Amundsen and the crew of the Latham 47 », Polar Record, janvier 2015, vol. 51, no 1, p. 1‑15.

7 Ibid.

8 « Conseils généraux », Le Temps, 25/04/1929.

9 « Les fêtes en l’honneur de Blériot », Le Temps, 30/07/1929.

10 Piveteau, Jean-Luc, « Le territoire est-il un lieu de mémoire ? », L’Espace géographique, 1995, vol. 24, no 2, p. 113‑123.

11 Hélias, Yves, « Pour une sémiologie politique des monuments aux morts », Revue française de science politique, 1979, vol. 29, no 4, p. 739‑759.

12 Voir le texte en annexe à la fin de cet article.

13 Le Temps, 04/02/1933.

14 « La croisière de juin 1935 au cap Nord et au Soleil de minuit », Le Temps, 04/04/1935.

15 « Les belles croisières des Chargeurs réunis », Le Temps, 19/07/1935.

16 Voir par exemple « Notre croisière de juin 1933 au cap Nord et au Soleil de minuit », Le Temps, 04/02/1933.

17 Anderson, Benedict R. Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalism, London, Verso, 1983.

18 « Les croisières du Temps. La croisière de juin 1937 au Cap Nord et au Soleil de Minuit », Le Temps, 11/02/1937.

19 « Notre croisière de juin 1933 au cap Nord et au Soleil de minuit », Le Temps, 04/02/1933.

20 « Minnehøitidelighet ombord i « Stella Polaris » for « Latham »-mennene », Tromsø, 17/06/1930.

21 Par exemple, Le Temps, 10/06/1931 ou 07/07/1938.

22 Hélias, Y. « Pour une sémiologie politique des monuments aux morts », op.cit.

23 Tromsø, 19/07/1930.

24 Delage, Edmond, « Variétés. En Norvège », Le Temps, 25/06/1931.

25 Dayan, Daniel, Katz, Elihu, Media events: the live broadcasting of history, 3. print., Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press, 1996, 306 p ; Ytreberg, Espen, « The 1911 South Pole Conquest as Historical Media Event and Media Ensemble », Media History, 3 avril 2014, vol. 20, no 2, p. 167‑181.

26 « Nouvelles de tout Paris », Le Temps, 14/07/1933.

27 « Notre croisière en Norvège », Le Temps, 15/07/1933.

28 « En souvenir du ‘Latham 47’ », Le Temps, 30/07/1933.

29 « Une manifestation franco-norvégienne », Le Temps, 19/06/1934.

30 Brun, André, « Notre croisière au cap Nord », Le Temps, 11/07/1934.

31 « La croisière de juin 1934 au cap Nord et au “Soleil de minuit” », Le Temps, 19/12/1933.

32 Millet, Raymond, « Une croisière du Temps. Sur la « Stella-Polaris » au pays des nuits ensoleillées », Le Temps, 04/02/1938

33 Delage, Edmond, « Variétés. En Norvège », Le Temps, 25/06/1931.

34 Brun, André, « Notre croisière au cap Nord », Le Temps, 11/07/1934.

35 Decharme, Paul, « La croisière de la ‘Stella-Polaris’ », Le Temps, 09/08/1936.

36 « Une manifestation franco-norvégienne », Le Temps, 19/06/1934.

37 Popesco, Jorgu, « Notre croisière en Norvège », Le Temps, 15/07/1933.

38 Tromsø, 23/07/1930.

39 « Amundsen-Guilbaud minnesmerket », Tromsø, 07/02/1930.

40 « Bekransning av “Latham”-steinen igår », Tromsø, 07/06/1937.

41 Delage, Edmond, « Variétés. En Norvège », Le Temps, 25/06/1931.

42 Tromsø, 19/12/1936.

43 Eriksen, Anne, « Polarheltene. Minner og monumenter » dans Einar-Arne Drivenes et Harald Dag Jølle (eds.), Norsk polarhistorie 1. Ekspedisjonene, Oslo, Gyldendal, 2004, vol. 1, p. 345‑388.

Illustrations

References

Bibliographical reference

Alexandre Simon-Ekeland, « La plaque commémorative du « Latham 47 » à Tromsø », Deshima, 14 | 2020, 117-132.

Electronic reference

Alexandre Simon-Ekeland, « La plaque commémorative du « Latham 47 » à Tromsø », Deshima [Online], 14 | 2020, Online since 04 décembre 2025, connection on 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=674

Author

Alexandre Simon-Ekeland

Doctorant. Université d’Oslo (IAKH).

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