Si les aventures des jeux de rôle amènent les personnages-joueurs à parcourir des mondes fantastiques, souvent inspirés par les œuvres de fantasy, de science-fiction, d’univers de superhéros, elles peuvent également les mener par-delà les mondes, à travers de multiples dimensions, mondes parallèles, enfers et paradis, dont certains s’inspirent explicitement des récits médiévaux scandinaves que nous appelons couramment les mythes nordiques. C’est le cas, par exemple, du cadre de campagne Planescape, développé pour la seconde édition du jeu de rôle Advanced Dungeons & Dragons (AD&D), qui propose aux personnages de visiter le plan d’Ysgard, où se trouve le Valhalla, et de rencontrer des divinités, parmi lesquelles on compte Odin, Heimdall, Freyr et bien d’autres. Ce « plan d’existence », pour reprendre le terme employé dans le jeu, fait partie de la grande roue cosmique qui définit le multivers de Dungeons & Dragons, aux côtés d’autres plans comme le Nirvana, l’Élysée ou encore les Limbes, pour n’en nommer que quelques-uns. Les références aux mythes nordiques se retrouvent alors reprises aux côtés de références provenant de nombreuses autres traditions culturelles pour former le grand ensemble que constitue le multivers.
Partant de ces observations, je propose, dans le présent chapitre, d’étudier la réception des récits médiévaux scandinaves dans Dungeons and Dragons (D&D) et plus spécifiquement les manières dont les éléments issus de ces récits contribuent à structurer la cosmologie du jeu à travers la mise en scène de son multivers. Je m’intéresserai donc à la question de la construction d’un espace imaginaire ludique et, plus spécifiquement, aux façons dont la matière nordique participe aux processus de « construction de monde »1. Pour ce faire, je m’appuierai sur une méthode d’analyse de contenu et d’histoire de l’édition du jeu. Il ne s’agira donc pas d’étudier dans ce chapitre les appropriations par les joueurs.
Afin de répondre à cette question, il est important de comprendre l’évolution chronologique du jeu et de revenir, dans un premier temps, sur les origines de la cosmologie dans les premières éditions de Dungeons & Dragons. Ce retour en arrière permettra d’évoquer la réception des mythes et la notion d’imaginaire. Il sera ensuite nécessaire d’analyser les développements de la cosmologie à travers les différentes éditions de D&D, et tout particulièrement dans le cadre de campagne appelé Planescape consacré à cette thématique, car c’est dans cette gamme que la thématique du multivers est la plus développée. Cette approche diachronique montrera la variété des références aux récits médiévaux scandinaves que l’on retrouve dans le jeu, ainsi que ses évolutions. Ce second point conduira à réfléchir à la question de l’hétérogénéité de l’imaginaire ludique, qui a des implications sur les communautés qui le pratiquent et sur l’idée d’imaginaire collectif ou partagé.
Premières cosmologies et structurations du multivers
Premières mentions du multivers et structuration axiomatique
Dungeons & Dragons est le premier jeu de rôle ayant connu un succès commercial. Il a été créé par Gary Gygax et Dave Arneson et publié par l’entreprise TSR en 19742. Par la suite, ce jeu fut le fruit de développements de plusieurs décennies et de nombreuses éditions se sont succédées. Il est lancé pour la première fois en 1974 sous l’appellation Dungeons and Dragons, puis après quelques années, vers 1978, deux branches vont coexister Dungeons and Dragons et Advanced Dungeons and Dragons, le second étant destiné à des joueurs plus expérimentés. Cette situation perdure jusqu’à la fin des années 1990. En 2000, après que Wizards of the Coast, l’entreprise créatrice du jeu de carte Magic, ait racheté la marque, le jeu revient à une franchise unique avec la troisième édition. À l’heure où j’écris ces lignes, la cinquième édition est développée, suite à son lancement en 2014. Ce cadre étant posé, il est à présent possible de s’intéresser plus spécifiquement à la cosmologie du jeu et ses évolutions à travers le temps.
Les premières mentions du multivers de D&D apparaissent trois ans après la sortie du jeu et, dès cette époque, des références aux récits médiévaux scandinaves sont présentes. En 1977, Gary Gygax, un des créateurs de D&D, rédige un article à propos des différents plans d’existence dans le magazine The Dragon. Le multivers qu’il y décrit est composé de différents plans qui peuvent être interprétés comme des mondes parallèles ou des dimensions, ou encore des paradis et des enfers, parmi lesquels le lecteur voit apparaître le nom « Gladsheim », un nom à consonance nordique. Aux côtés de celui-ci, le lecteur trouve également des noms issus de différentes traditions culturelles, notamment grecque, mais aussi chrétienne, hindou, amérindienne, tels que « Olympus », « Elyseum », « Limbo », « Abyss », « Seven Heavens », « Hades », « Gehenna », « Nirvana », « Arcadia ». La présence de ces différents termes amène à envisager le jeu et son multivers comme les produits d’« hybridations culturelles »3 et comme des formes de syncrétisme fictionnel ludique.
Un an plus tard, Gary Gygax reprend les informations de cet article pour les réutiliser dans le Player’s Handbook de la première édition de AD&D. Il ajoute le fait que Gladsheim incorpore « Asgard, Valhalla, Vanaheim, etc. » Le lecteur averti reconnaît dans ces termes plusieurs références aux récits médiévaux scandinaves. Une source d’inspiration possible pour ces éléments pourrait être la Grímnismál, un poème issu de l’Edda poétique4, où Gladsheim semble être la maison d’Odin où se trouve le Valhalla, contrairement à l’Edda en prose où Gladsheim est un hall avec 12 sièges et un trône pour Odin5. Toutefois, il convient de garder en tête que les auteurs se réfèrent rarement directement aux sources6, il est donc plus probable qu’il s’agisse ici de reprise indirecte.
Dans le Player’s Handbook, le paragraphe où apparaît « Gladsheim » mentionne également l’alignement du plan, à savoir « chaotic good neutrals ». Pour comprendre ce que ces termes signifient, il faut les mettre en correspondance avec le diagramme qui montre comment les plans sont situés dans le multivers, présent également dans le livre. Le plan primaire, qui désigne un monde d’aventure classique, tel que Greyhawk ou Les Royaumes Oubliés, est placé au centre du schéma. Les plans extérieurs sont positionnés autour de celui-ci, tout à l’extérieur. Entre le centre et ces derniers se trouvent les plans positif et négatif, les plans élémentaires et le plan Astral. On retrouve « Gladsheim » parmi ces plans dits « extérieurs » et son positionnement en haut à droite du schéma n’est pas choisi au hasard. Pour comprendre cette situation, il faut mettre le diagramme des plans en correspondance avec le graphique des alignements. Dans D&D, l’alignement est l’organisation axiomatique des principes moraux de l’univers. Il est composé de deux oppositions : un axe bien/mal et un axe loi/chaos. Ce dernier est inspiré des œuvres littéraires de Poul Anderson, puis repris ensuite par Michael Moorcock. Ces deux axes donnent 9 possibilités d’alignement, qui vont de loyal bon à chaotique mauvais comme le montre le schéma ci-dessous.
| Loyal bon | Neutre bon | Chaotique bon |
| Loyal neutre | Neutre | Chaotique neutre |
| Loyal mauvais | Neutre mauvais | Chaotique mauvais |
Dans le schéma des plans du Player’s Handbook, Gladsheim se trouve en haut à droite, à l’endroit qui correspond à la jonction entre alignements chaotique bon et chaotique neutre. Les autres plans se répartissent sur tout le pourtour du schéma pour couvrir l’ensemble des alignements possibles excepté l’alignement « neutre » stricte. Cette structuration semble sous-entendre que le plan primaire au centre du schéma, autrement dit le plan d’aventure traditionnel, représente l’alignement neutre et incorpore des éléments qui peuvent être rattachés à tous les autres alignements.
Selon l’appendice 1, intitulé « Known Planes of Existence », présent dans le supplément Deities and Demigods, publié deux ans après le Player’s Handbook, les plans extérieurs sont non seulement l’habitat des divinités mais aussi les sources des alignements qui sont alors décrits comme « des idéaux religieux/philosophiques/éthiques »7. Il est également précisé qu’il y a une correspondance exacte entre les alignements et les plans extérieurs. Autrement dit, l’organisation cosmique, les divinités, les structures morales, sont toutes liées dans le multivers de Dungeons & Dragons. En ce sens, espace et imaginaire sont articulés par le fait qu’à certaines parcelles de cet espace correspondent à certaines valeurs morales. Dans un registre différent, j’ai eu l’occasion de montrer qu’un jeu vidéo pouvait structurer son espace géographique en s’appuyant sur des stéréotypes anciens où les espaces nordiques sont liés à la barbarie alors que le Centre est civilisé, et le Sud est un lieu où règne le despotisme8. Un angle d’analyse envisageable pour notre problématique est le découpage de l’espace selon que différents aspects se combinent, afin de représenter la différence et la variété des parties d’un univers.
Expressions d’un imaginaire
La cosmologie de Dungeons & Dragons s’appuie sur une structure qui fait correspondre des axiologies morales, présentes dans divers aspects du jeu, avec des références culturelles d’origines variées. L’exemple du multivers nous montre comment le jeu emprunte à une multitude de traditions pour construire son espace cosmologique. Les manières dont elles se positionnent contribuent à bâtir des significations pour ces emprunts culturels. Par conséquent, il ne faut pas seulement étudier les références aux récits médiévaux scandinaves, mais il faut également analyser les manières dont elles sont mises en relation avec d’autres traditions. Ainsi, le « Nirvana » est un plan « loyal neutre », l’« Élysée » est « neutre bon » et « Gladsheim » est « chaotique bon/neutre ». Suivant cette répartition, les divinités nordiques, tout comme l’environnement dans lequel elles évoluent, sont présentées comme plus chaotiques que les divinités grecques et hindou. Procédant de la sorte, les auteurs construisent des significations qu’ils rapportent aux traditions culturelles de par leur agencement avec la structure des alignements moraux qu’ils proposent dans le cadre du jeu. Ces positionnements nous informent, d’un côté, sur la vision que les auteurs du jeu ont des traditions culturelles auxquelles ils empruntent et, d’un autre côté, sur les représentations que le jeu véhicule. Le jeu, tout en étant une expression de représentations culturelles, contribue à véhiculer des représentations. Autrement dit, il est structuré et structurant pour l’imaginaire. En termes d’étude de l’imaginaire, cela renvoie aux propos de Daniel-Henri Pageaux, pour qui :
il faudrait que le littéraire se persuade de cette évidence : le texte littéraire en tant que manifestation d’un moment culturel donné, donc d’une expression particulière d’un imaginaire donné, est susceptible d’être étudié non pas en soi (étude textuelle) mais en tant que concrétisation particulière d’un imaginaire social.9
L’étude du jeu permet alors de saisir un certain imaginaire présent chez les concepteurs, mais le jeu agit aussi comme un « vecteur de communication »10 et contribue à la construction de formes de culture ludiques. Il est alors nécessaire de saisir comment ces expressions produisent des significations et comment celles-ci se situent par rapport aux expressions plus anciennes auxquelles elles empruntent.
Renouveau des significations et imaginaire contemporain
Comme il a été montré précédemment, les références aux mythes nordiques sont présentées dans un nouveau système organisé qui leur donne du sens au sein d’un nouveau contexte. C’est ce point spécifiquement qui permet d’aller plus loin en termes de réflexion théorique. Les références culturelles intègrent de nouvelles structures dans le cadre du jeu, inspirées aussi bien par des oppositions de valeurs morales classiques (Bien vs Mal) que par des structures proposées par la littérature de fantasy (Loi vs Chaos). Dungeons and Dragons fait donc l’objet de ce qu’Alban Bensa a appelé des « procédures de structuration »11, c’est-à-dire des modes d’organisation et d’ordonnancement des activités sociales pensées de manière située. Ces procédures se « [mettent] en place en fonction d’un contexte »12. Autrement dit, les références aux récits médiévaux scandinaves ne font plus uniquement partie des structures anciennes des récits dont elles sont issues, mais elles prennent place au sein de structures ludiques nouvelles, qui, à la fois, contribuent à leur donner un sens et, dans le même temps, deviennent signifiantes par la présence d’éléments qui les composent. À titre d’exemple, les sources nordiques ne situent pas le domaine des dieux dans le domaine du chaos comme le jeu. Ce positionnement fait précisément sens dans le cadre de D&D.
Cette manière d’interpréter les données nous permet d’aller dans le sens du philosophe Hans Blumenberg13 lorsqu’il dit que : « La significativité […] est un résultat, non pas une réserve constituée : les mythes ne signifient pas “toujours déjà” ce que leur interprétation et leur élaboration en font, mais s’enrichissent à partir des configurations dans lesquelles ils entrent ou auxquelles ils sont rapportés ». Autrement dit, le sens des références mythiques n’est pas à aller chercher dans leurs origines comme quelque chose d’immuable, mais il faut les comprendre à travers leurs usages chaque fois renouvelés. Cette perspective permet de placer la réflexion dans les discussions sur la notion d’imaginaire en sciences humaines et sociales, et particulièrement les travaux de Gilbert Durand et de Michel Maffesoli qui se situent dans la lignée de ceux de Mircea Eliade et Carl Gustav Jung. Pour cette tradition, l’usage des mythes de nos jours est une forme de « retour du sacré » et de « réenchantement du monde ». Le sens premier du mythe, qu’il s’agit de retrouver, serait celui de ses débuts. Pour Mircea Eliade, par exemple, le véritable sens du mythe se trouve dans ses origines. Les œuvres de l’imaginaire sont la preuve d’une forme de nostalgie et visent à un renouvellement du sacré et à un retour à ces origines perdues14. Nous comprenons alors que, sur le plan épistémologique, ces travaux sont donc complètement opposés à ceux de Hans Blumenberg, pour qui les significations ne sont pas à retrouver dans de soi-disant temps primordiaux, mais sont, au contraire, toujours renouvelées dans les nouvelles productions et par les acteurs qui s’approprient les supports par leurs pratiques et leurs usages. J’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de montrer qu’une étude précise de différents corpus ou terrains allait à l’encontre des théories de la tradition d’anthropologie de l’imaginaire de Durand et ses successeurs15.
Une nouvelle approche anthropologique de l’imaginaire, et plus généralement de sciences sociales, doit alors se focaliser sur les manières dont se construisent des significations contemporaines, et ne pas oublier le conseil d’Edward Sapir :
Le passé est aujourd’hui plus passé qu’il ne l’a jamais été. Sans doute devons-nous moins que jamais espérer de lui ; ou plutôt borner nos espérances à ce qu’il tienne ses portes grandes ouvertes et nous laisser entrer et piller chez lui tous les fragments que nous choisirons pour orner nos jolies mosaïques.16
Un premier résultat, s’appuyant ici sur l’analyse d’un espace fictionnel ludique, consiste donc à reconnaître que l’imaginaire contemporain, bien qu’il emprunte à des formes anciennes, est le produit de processus de renouvellement du sens. Il convient alors de chercher les manières dont les expressions contemporaines sont exprimées.
Éditions et évolutions
Le premier Manual of the Planes : les dieux et leurs habitats
AD&D a fait l’objet de nombreuses publications, désignées par le terme générique de « supplément », qui peuvent fournir des compléments de règles, des descriptions d’univers ou proposer des scénarios ou des campagnes d’aventures à faire jouer à des personnages-joueurs17. Les premières idées proposées par Gary Gygax dans son article concernant le multivers, puis dans le Player’s Handbook de AD&D furent la base d’un supplément publié en 1987 et appelé Manual of the planes, qui détaille le multivers sur environ 130 pages. Dans cet ouvrage qui n’a jamais été traduit en français, les lecteurs retrouvent « Gladsheim » en tant que plan chaotique. Le plan est décrit avec plus de détails et les auteurs expliquent qu’il est composé de 3 strates, « Asgard », « Muspellheim » et « Nidavellir ». Il n’est toutefois pas le seul plan à propos duquel des références aux mythes nordiques sont utilisées. Ainsi, le lecteur apprend-il que « Niflheim », parfois considéré comme le monde des morts des mythes nordiques, est une strate du plan Hadès et qu’il est dirigé par Hel. À cela s’ajoute qu’Yggdrasil, l’arbre qui soutient les différents mondes dans les sources norroises, devient un moyen de voyager entre les plans. À nouveau, nous constatons des formes d’hybridation où se mélangent des éléments issus de plusieurs traditions. Mais cette fois, les auteurs vont plus loin et ne vont pas que placer côte à côte des références, ils proposent des croisements, comme le fait que Niflheim soit une partie de l’Hades.
Dans le Manual of the planes, le plan de Gladsheim est surtout présenté comme le lieu d’habitation des dieux nordiques, décrits comme « un panthéon organisé et puissant de créatures »18. Toutefois, ces divinités sont décrites comme mesquines, égoïstes, égocentriques, gouvernées par « la loi du plus fort » et il est écrit que bien qu’Odin soit le plus puissant au sein de ce panthéon, les autres dieux ne lui obéissent pas aveuglément et plusieurs d’entre eux pourraient prendre sa place s’il venait à disparaître. Le plan de Gladsheim est infini et on y trouve de nombreux royaumes dont chacun a la taille d’un empire dans le royaume des mortels. Ces royaumes sont généralement gouvernés soit par les dieux eux-mêmes, soit par des géants.
La géographie des trois strates est ébauchée dans ce manuel et sera largement développée dans le cadre de campagne Planescape. Les trois strates sont formées d’immenses rivières de terres, de plusieurs millions de kilomètres de largeur, flottant dans un espace infini. La première strate, appelée « Asgard » est composée de rivières d’îles de terres flottant dans les airs, dont certaines ont en réalité la taille d’un continent entier. Ces îles portent des royaumes et des cités importantes et, en dessous, les îles sont faites de roches enflammées. La seconde strate, Muspellheim, qui se situe sous Ysgard, est à peu près identique, si ce n’est que les îles sont inversées. Le côté enflammé est donc tourné vers le haut, et les habitants de cette strate vivent donc dans cet enfer de flammes car le sens de la gravité reste le même. On y trouve alors de nombreux géants du feu, menés par leur chef Surtur. Enfin, la troisième strate, qui se situe tout en bas du plan, Nidavellir, est aussi une rivière de roches, mais celles-ci sont tellement proches les unes des autres qu’elles donnent l’impression de ne former qu’un seul et même bloc. Cette manière de représenter les différentes strates du plan contribue à définir son aspect chaotique. En effet, le mouvement des différentes îles fait que leurs positions ne cessent de changer et de reconfigurer l’espace du plan.
Le cadre de campagne Planescape et ses suppléments
En 1995, un cadre complet d’aventure appelé Planescape est développé pour AD&D, en reprenant les bases posées par le Manual of the Planes. Il propose aux personnages-joueurs de vivre des aventures dans le multivers de AD&D. Dans cette version, « Gladsheim » a été renommé « Ysgard », prétextant qu’il s’agit là du véritable nom donné à ce plan par ses habitants. Il s’agit toujours d’un plan chaotique, demeure des dieux nordiques. À la manière dont il était décrit dans le Manual of the Planes, Ysgard est composé de 3 strates : Ysgard, la plus haute, Muspellheim au milieu et Nidavellir en bas. Les noms ont légèrement évolué depuis le précédent manuel. Le lecteur apprend également que les tunnels et interstices de Nidavellir sont habités par des nains et des elfes sombres.
La boîte du cadre de campagne contient une carte des plans extérieurs en couleur. Celle-ci représente la roue cosmique. Une représentation circulaire, de la forme approximative d’un cylindre plat. Sur le dessus se trouve le plan de L’Outreterre, inventé pour Planescape, en remplacement de du plan précédemment appelé « Opposition concordante ». Proche d’un plan primaire, il représente l’alignement neutre strict. Les différents plans extérieurs apparaissent sur le côté externe du cylindre, leur disposition suivant à nouveau les règles des alignements. Tout comme sur le schéma de répartition des plans du Player’s Handbook, Ysgard est toujours positionné à droite, du côté des plans chaotiques.
Comme pour tous les cadres de campagne19, de nombreux suppléments viennent ajouter du matériel à la boîte de base de Planescape. La gamme complète est composée d’une trentaine de suppléments sous forme de boîtes ou de livres. L’un d’entre eux sert à décrire plus en détail les plans chaotiques. Il est intitulé Plane of Chaos et n’a jamais été traduit en Français. Ce supplément fournit de nombreuses informations détaillées concernant le plan d’Ysgard, ses différentes strates et ses habitants. Les textes sont accompagnés d’illustrations, parmi lesquelles on trouve une Valkyrie, représentée dans un style wagnérien : portant un casque à corne, une cape, une armure, elle est armée d’une lance et chevauche un destrier ailé. Comme on peut le constater, les influences sont multiples et faites de réceptions intermédiaires entre le Moyen Âge et les productions contemporaines. En termes visuels, les costumes des opéras de Richard Wagner restent très largement dominants dans les représentations graphiques des mythes nordiques dans la culture populaire.
Les géographies et les climats d’Ysgard
Le cadre de campagne Planescape et ses suppléments vont fournir de nombreux détails sur les géographies et les climats des zones qui forment le plan d’Ysgard. En ce sens, ils développent l’imaginaire lié à cet espace fictionnel et nous allons à présent voir que celui-ci est bien différent des stéréotypes des contrées nordiques que l’on rencontre régulièrement dans les œuvres de fiction20.
La première strate du plan d’Ysgard, qui porte un nom homonyme, est celle qui est la plus élevée. Elle reprend les caractéristiques de la strate Asgard du Manuel of the Planes, à savoir qu’elle est faite d’une rivière composée d’îlots de terres gigantesques flottant. Comme cela a été dit précédemment, certaines îles continents portent sur elles des royaumes entiers dont les plus notables sont décrits dans les ouvrages du supplément Plane of Chaos. Le lecteur trouve notamment les royaumes suivants, dont certains sont des références directes à des toponymes présents dans les mythes nordiques :
- « Alfheim » : un royaume brillant et ensoleillé où vivent les elfes qui vénèrent Frey et Freya. Il est décrit comme plein de lumière et de joie. Les sources médiévales donnent très peu d’indications à son sujet.
- « Asgard » : le principal royaume des dieux nordiques. C’est un royaume froid avec des saisons qui sont toujours dans les extrêmes. Dans les mythes nordiques, Asgard est le royaume des Ases.
- « Himinborg » : ce lieu n’est pas vraiment un royaume, mais une cité qui constitue un lieu de passage. Elle est placée sous la gouvernance d’Heimdall, bien que celui-ci ne soit jamais présent car il surveille constamment Bifrost, le pont Arc-en-ciel, qui relie Asgard au monde des mortels. Il n’y a pas de précision concernant le climat de cette région, mais il est dit qu’il est proche d’Asgard. Dans les récits médiévaux scandinaves, « Himinbjorg » est la résidence du dieu Heimdall et se situe également à proximité de Bifröst.
- « Jotunheim » : pays des géants. À la fois le pays du froid et du feu, où l’on trouve des volcans comme des glaciers. Il est principalement composé de plaines désolées et de montagnes dont les sommets sont recouverts de neige. De plus, la végétation est toujours malade.
- « Vanaheim » : Le pays des Vanes. Ce royaume se trouve au bord d’une très longue côte et on entend beaucoup d’oiseaux de mer. Il est très nuageux et il y a toujours du brouillard la nuit.
Certains royaumes présents sur Ysgard n’ont pas directement à voir avec les récits médiévaux scandinaves :
- « Gate of the moon » : Ce royaume n’est pas lié à un dieu nordique. Il s’agit de la résidence d’une déesse d’un autre univers de Dungeons et Dragons, Séluné, qui vient des Royaumes Oubliés. L’atmosphère de cette contrée change en fonction des phases de la lune, de très brillant et festif à lugubre et plein de désespoir, justifiant sa place dans un plan chaotique.
- « Merratet » : Royaume de Bast, la déesse égyptienne des chats. Son royaume est de l’autre côté de l’océan qui borde Vanaheim. Il est couvert de vigne, et se trouve en bordure d’un immense désert.
La seconde strate du plan Ysgard, « Muspelheim », doit son nom au principal royaume de la Strate, car en réalité, elle n’en porte pas beaucoup d’autres. Cette strate flotte à l’inverse de la première, autrement dit, ce sont les montagnes enflammées qui sont au dessus. Elle est principalement composée de roche volcanique tranchante et comme la gravité s’exerce dans la même direction, c’est sur ces montagnes que peuvent vivre les êtres qui l’habitent. Cette situation rend cet environnement, au mieux, inconfortable et, au pire, mortel selon les descriptions présentes dans le manuel21.
La troisième strate du plan est « Nidavellir ». Dans cette strate, les roches des rivières de terres sont si proches qu’elles sont collées les unes aux autres et que les déplacements se font dans les interstices entre les roches. Cette strate semble alors ressembler à un ensemble de grottes et de cavernes. Encore une fois, leur mouvement perpétuel fait que ces voies de communication sont changeantes. Dans ces lieux, la température varie beaucoup selon les endroits, ce qui peut paraître surprenant pour un milieu composé uniquement de roche. Les habitants des lieux émettent l’hypothèse que c’est à cause des forges qui sont présentes. Puisqu’il n’y a pas de lumière dans ces tunnels, la seule manière de voir ce qui se passe est de posséder un pouvoir d’infravision tel que certaines races de personnages en possèdent. Toute autre source de lumière ne sert à rien. Nidavellir est composé de deux royaumes en guerre. D’un côté se trouve le royaume de Nidavellir, où habitent principalement des nains et des gnomes, de l’autre, Svartalfheim, où vivent des elfes sombres, qu’il ne faut pas confondre avec les elfes noirs ou les « drow » qui sont des créatures classiques du jeu de rôle. Les nains de cette strate sont généralement considérés comme les meilleurs forgerons de tout le plan d’Ysgard.
Ces différentes descriptions contribuent à mettre en scène des géographies fantastiques, qui ne suivent pas des lois de la physique ou du climat telles qu’elles existent dans le monde réel, mais qui s’appuient sur les références mythologiques pour produire des paysages incroyables. Rappelons que les plans extérieurs sont les royaumes des dieux, et qu’ils ne sont par conséquent pas soumis aux mêmes règles que le plan primaire, qui est le monde d’aventure de fantasy classique. L’organisation du plan de Ysgard/Gladsheim semble défier précisément les lois de la nature des mortels pour suggérer une altérité extrême, un lieu à proprement parler divin qui se différencie du monde classique que représente le plan primaire, même si celui-ci peut également connaître des événements fantastiques.
Nous sommes ici loin des stéréotypes classiques liés aux géographies imaginées de la « nordicité »22 ou du « boréalisme »23 comme on les trouve dans de nombreuses œuvres qui représentent les paysages et le climat nordiques selon des idées reçues : froids, montagneux, rudes, plein de forêts denses et recouverts de neiges. Une des raisons majeures pour cela est que les principales sources auxquelles l’univers de Planescape fait référence, de façon plus ou moins directe, sont les Eddas, et même principalement l’Edda en prose. Les auteurs ont ainsi voulu proposer des manières de mettre en scène un espace imaginaire qui soit mythique. Il est d’ailleurs notable que les textes médiévaux eux-mêmes ne parlent pas des régions où vivent les dieux en utilisant les stéréotypes du Nord rude, froid et peuplé de barbares, généralement utilisés par des auteurs issus du pays du Sud de l’Europe, et ce depuis l’antiquité, comme Aristote, ou Tacite décrivant les peuples germaniques24. Dungeons and Dragons propose donc un imaginaire bien différent lorsqu’il s’agit de la géographie ou du climat des plans extérieurs de sa cosmologie. Toutefois, en insistant sur l’aspect chaotique des lieux et de leurs habitants, les différents auteurs reprennent à leur compte l’opposition entre civilisation et barbarie. Les hommes du Nord ont souvent été décrits comme libres mais aussi « politiquement indisciplinables »25.
Les plans de D&D après Planescape
Les éditions suivantes de Dungeons & Dragons apportent des changements assez conséquents qui impacteront la réception des mythes nordiques à travers le temps. Dans la troisième édition du jeu, la description des plans est plus sommaire. Il n’y aura pas de cadre de campagne équivalent à Planescape, mais deux manuels décrivant le multivers. Le premier sera consacré à la description des plans eux-mêmes, alors que le second sera essentiellement un supplément d’ajout de règles à destination des personnages-joueurs. Concernant Ysgard, la structure en trois strates a été conservée, semblable à celle du Manual of the Planes et à Planescape : Ysgard, Mulspellheim et Nidavellir. Leurs représentations et leurs climats respectifs sont sensiblement les mêmes. Dans cette version, on constate toutefois un changement important concernant la réception des mythes nordiques. L’ouvrage n’évoque plus du tout des dieux scandinaves. À leur place, deux divinités, appelées Kord et Ollidammarra, sont présentées et leurs descriptions reprennent vaguement certains traits relatifs aux dieux nordiques.
Dans la quatrième édition de D&D, le multivers est complètement transformé et les auteurs proposent de nouveau principes. Dans ce nouveau cadre, le plan d’Ysgard/Gladsheim n’est plus présent et, plus généralement, les références aux mythes nordiques disparaissent dans cette nouvelle configuration, c’est pourquoi je ne m’attarderai pas dessus. La roue cosmique, telle qu’elle a été présentée précédemment, qui avait été imaginée par le créateur de Dungeons & Dragons, Gary Gygax, est proposée dans cette version comme un format alternatif de multivers que le maître de jeu peut utiliser s’il le souhaite.
Enfin, dans la dernière édition en date, la cinquième, lancée en 2014, la stratégie commerciale de Wizards of the Coast a complètement changé. L’entreprise publie beaucoup moins d’ouvrages que pour les éditions précédentes et très peu de descriptions d’univers pour se focaliser sur des aventures. Les lecteurs trouvent une brève description du multivers dans le Guide du maître, un des trois livres format le tryptique de base de D&D. La roue cosmique y est remise au goût du jour et Ysgard est présenté très brièvement.
Dimension diachronique et hétérogénéité
Comme l’a montré la présentation des différentes éditions du jeu, Dungeons & Dragons évolue au cours du temps et certains traits peuvent être développés dans une version puis laissés de côté dans les éditions ultérieures. Dans le cas qui nous intéresse, le multivers, est le plus développé dans le cadre de campagne Planescape pour la seconde édition de Advanced Dungeons & Dragons. Autrement dit, les personnes qui découvrent D&D aujourd’hui auront moins de chance de découvrir ce cadre de campagne. C’est pourquoi, quand on parle de jeu de rôle ou de D&D, il est important de ne pas traiter ce loisir comme s’il était complètement homogène. Au contraire, il est nécessaire de saisir l’hétérogénéité des productions et des communautés de joueurs qui le constituent. Cette vision n’est pas sans conséquence sur les manières d’appréhender la notion d’imaginaire. En effet, suivant ces réflexions, il devient nécessaire de rester extrêmement prudent face l’idée d’« imaginaire collectif ». Toutes les références ne sont pas forcément partagées par tous les acteurs sociaux pratiquant D&D ou les jeux de rôle.
Il est même possible d’aller plus loin puisque, comme je l’ai montré tout au long de ce chapitre, de nombreux détails se trouvent dans les suppléments, qui contribuent à ce qu’Anne Besson désigne par un « double processus d’approfondissement et d’expansion du monde fictionnel »26. Il faut encore une fois être vigilant, car tout le monde n’a pas accès ou alors ne fait pas l’acquisition de tous les suppléments. À titre d’exemple, Plane of Chaos n’a jamais été traduit en Français. Il est donc plus difficile de se le procurer. Il ne faut donc pas proposer de généralisation trop hâtive qui conduirait à penser que les ressources accessibles et les pratiques sont homogènes.
Conclusion
L’étude de la réception des récits médiévaux scandinaves dans la construction de l’espace cosmologique de Dungeons & Dragons a amené à mettre en avant plusieurs caractéristiques qui contribuent aux dynamiques culturelles des jeux de rôle, mais qu’il est possible d’élargir. Tout d’abord, ils font partie de l’organisation interne aux côtés de références à d’autres traditions (grecques, hindou, etc.) et articulé à des œuvres récentes. Les éléments empruntés aux mythes nordiques contribuent aux « procédures de structuration »27 de l’espace qui construisent de nouveaux cadres et donnent de nouvelles significations aux références aux récits médiévaux scandinaves.
De plus, le jeu doit être considéré comme un phénomène dynamique qui évolue et produit des expressions hétérogènes au cours du temps. L’imaginaire, lui aussi, ne doit donc pas être considéré comme figé, mais comme étant en constante évolution. Anthropologiquement, cela signifie également que parler d’imaginaire collectif, de culture commune, ou parler de communauté, nécessite d’être vigilant et de relativiser les propos trop englobants.
Enfin, l’imaginaire du Nord lié aux représentations présentes dans le jeu n’est pas géographiquement un Nord stéréotypé et classique, comme on le voit souvent dans les œuvres fictionnelles, notamment en fantasy, fait de terres enneigées et de froid. Ces caractéristiques ne reviennent que de façon ponctuelle. La cosmologie de D&D dénote plutôt une tentative de rendre une image de l’espace et des mondes multiples que l’on trouve dans les Eddas et particulièrement de l’Edda en prose. Néanmoins, certaines oppositions structurantes peuvent se retrouver dans l’axe opposant la loi et le chaos, qui définissent à la fois des principes moraux des univers de jeu et des catégories classifiant les différents mondes du multivers de D&D.
