Texte

— Je ne connais pas cette pièce.
C’est une pièce norvégienne, c’est écrit d’ailleurs par une Norvégienne. Tu vois ? Karen, Karen Bergen, on peut difficilement être plus norvégienne. C’est Lucas qui a déniché ça. C’est traduit du norvégien. Tu connais pas le norvégien ? moi non plus, ben j’te garantis quand même que les critiques se gêneront pas pour chipoter la traduction1. (Le Dernier Métro 1983)

Dans le film de François Truffaut, sorti en 1980, et situé dans le Paris de 1942, le personnage de Marion Steiner dirige le Théâtre Montmartre en lieu et place de son mari Lucas, Juif Allemand. Jean-Loup Cottins, metteur en scène, découvre sur les conseils de celui-ci une pièce norvégienne, La Disparue de Karen Bergen. La pièce sera un succès qui marquera la fin de la guerre, le retour de Steiner, et son triomphe. Dans ce « méta-film » qu’est Le Dernier Métro, Truffaut reprend la mode des pièces norvégiennes avec un peu de retard et récupère à son compte les stéréotypes attachés aux pièces septentrionales, en particulier les fantasmes des « brumes du Nord ». Il y ajoute un autre mystère : le dramaturge est une dramaturge. L’heure serait donc aux femmes, comme Marion, qui remplace Lucas à la tête du théâtre ?

Le générique du film indique le nom d’une traductrice, Aïna Bellis. Cette dernière a réellement existé : Suédoise, elle a travaillé pour le Svenska Filminstitutet et a œuvré à la diffusion européenne des films d’Ingmar Bergman ou de Bo Widerberg, raison pour laquelle son nom était familier aux oreilles de Truffaut. Mais qui est cette Karen Bergen ? Un(e) avatar de Karen Bramson, (vraie) dramaturge danoise qui a travaillé sur les scènes françaises dans l’entre-deux-guerres2 ? Comme le dit facétieusement le personnage de Cottins, le nom de l’autrice est en tout cas absolument norvégien. Les exégètes de Truffaut se sont lancés sur les traces de cette mystérieuse autrice – en vain. Ils évoquent une plaisanterie du réalisateur. La plaisanterie est bonne, évidemment : il est amusant de faire figurer une pièce intitulée La Disparue dans un film dont l’intrigue tourne autour d’un disparu, ou des disparus (les Juifs).

En fait de « disparue » (Karen Bergen, ou la pièce qu’elle est censée avoir écrite), il s’agit bien d’un disparu. Lucas Steiner ne s’est pas enfui ; il est caché dans la cave de son théâtre et est devenu invisible. Il est le véritable auteur de La Disparue. Lucas Steiner (« roche ») a accouché d’une Karen Bergen (« montagne »). Steiner a inversé le geste des autrices : il a pris un pseudonyme, féminin et étranger, très aryen, pour se protéger, comme les autrices se choisissaient des noms d’emprunt, épicènes ou masculins, pour ne pas se voir délégitimées de facto par leur genre. Au salut final, tout est révélé : la dramaturge norvégienne inconnue n’a jamais existé, et existait via un ventriloque.

Si nous avons longuement évoqué Le Dernier Métro, c’est que le cas de La Disparue de Karen Bergen témoigne de la disparition finale des femmes. En 1971, ainsi, la critique d’art américaine Linda Nochlin posait une question provocante : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? ». Sans qu’il le désire vraiment, Truffaut semble inviter à se poser la question « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes dramaturges norvégiennes femmes ? » (et est-il si facile d’en inventer une qui n’existe pas ?). Le « gender gap » est ici le trou du souffleur.

Nochlin posait une question faussement naïve. En se demandant pourquoi on ne connaissait pas de grand(e) génie femme en peinture, elle mettait en évidence la difficulté, pour les peintresses (pictoresses ?), d’entrer dans une profession pour laquelle il était nécessaire de se former, d’exposer, d’être reconnues, toutes choses difficiles ou impossibles pour les femmes (Germaine Greer (1979) parle de « courses d’obstacles »). La question partait d’un constat : l’absence criante, dans les musées ou les expositions, d’artistes femmes, ou en tout cas un flagrant déficit de peintresses par rapport aux peintres. Nochlin évoquait également, en creux, l’existence d’une histoire de l’art fortement androcentrée, articulée autour du mythe du « génie », forcément genré au masculin, le féminin étant cantonné à la muse, à l’égérie, à Galatée, sous la férule d’un Pygmalion dont elle a besoin pour exister (Fix et François-Denève 2024).

Depuis quelques décennies, en histoire de l’art puis dans d’autres champs (théâtre, littérature), l’historiographie tente désormais de générer des « généalogies alternatives », des « contre-canons » qui (ré)inséreraient dans les récits des femmes artistes inconnues, négligées, effacées, invisibilisées ou silenciées. Le présent numéro de Deshima s’inscrit dans cette filiation. Faisant suite à une journée d’études qui s’est déroulée en mars 2023, il entreprend un état des lieux des « femmes invisibilisées » de la Percée Moderne nordique. La date de 2023 n’avait pas été choisie au hasard : elle correspondait au quarantième anniversaire de la parution de l’ouvrage marquant de Pil Dahlerup, abondamment cité dans les contributions qui suivent (Dahlerup 1983). En 1983, cent ans après, Dahlerup adressait en effet une réponse à Georg Brandes, et à ses « hommes » de la « Percée Moderne » (Brandes 1883) en montrant que les femmes avaient tenu un rôle essentiel dans cette « Percée Moderne ». Le temps de la « Percée Moderne » apparaissait donc comme un « turning point » dans l’émergence des autrices, et dans l’historiographie de la littérature dite « de femmes3 ». Maria Hansson et moi-même, organisatrices de la journée, avions décidé d’inviter des chercheuses des pays nordiques pour qu’elles viennent présenter une, ou des autrices de leur choix.

J’emploie « littérature dite ‘de femmes’ » avec nombre de guillemets et de modalisations. Lancé en 2011 en trois langues, le site « kvindelitteraturhistorie på nettet » [« nordicwomensliterature »] affiche sans ambages qu’il se consacre à la « littérature pratiquée par les femmes » : les langues germaniques proposent de créer un mot composé que le français refuse, obligeant la scripteuse à choisir entre « littérature de femmes », quand ce n’est pas « littérature féminine », ou, comme nous venons de l’écrire, « littérature pratiquée par les femmes ». La « littérature de/par des femmes » serait-elle donc différente de la littérature « tout court » ? La mettre de côté/à côté ne serait-il pas un signe qu’elle n’est pas à l’égal de celle pratiquée par les auteurs ? Ces questions occupent évidemment le champ littéraire (et féministe) depuis des décennies. Présentées dans un contexte multilingue et multiculturel, elles deviennent encore plus épineuses : le suédois connaît le terme « författarin », tout comme le français « autrice », enfin (ré)entré dans les dictionnaires en 2019. Le site précédemment cité, toutefois, « nordicwomensliterature », parle bien de « writers » ou de « författare », sans afficher de marque distinctive de féminin. Un site sur le canon féminin, mais avec des « auteurs », et non des autrices, donc ; « författare » désigne ici les hommes et les femmes qui embrassent la profession d’écrire, sans que leur genre ait à être marqué. Nous avons fait le choix, ici, de parler de « women authors ». Ce choix, contestable, qui enfreint l’usage anglophone ou suédophone, peut se justifier par le caractère interlinguistique et interculturel que voudrait prendre ce numéro de Deshima. En français, de même, nous avons bien choisi le féminin « autrice », et non le neutre « autrix » (Evain 2019).

La périodisation choisie peut être perçue comme celle de l’émergence des autrices, mais cela ne manque pas de poser question. Mettre en valeur ce moment ne jette-t-il pas de l’ombre sur d’autres périodes et d’autres mouvements, dans lesquelles des autrices avaient pu aussi jouer un rôle ? Il en va de même pour les autrices « mises en lumière » : pourquoi elles, et pas d’autres ? On pourrait également se dire que les autrices mises en évidence dans ce numéro n’avaient pas besoin de ce coup de projecteur, qu’elles sont désormais visibles, republiées, que d’autres, encore (plus) obscures, auraient mérité qu’on se penche sur elles. Sans doute touchons-nous là « au dilemme de l’invisibilisée » : si une autrice l’est totalement, il est difficile même de la visibiliser, faute d’archives, de documents accessibles, d’œuvres lisibles ; si elle ne l’est qu’un peu, invisibilisée, elle est déjà trop visible par rapport à une « sœur » moins fortunée. Le « silence » des archives est parfois obstiné, même si les chercheuses ne cessent de l’affronter. La partialité dans le choix des autrices mises en évidence est assumée. Enfin, notre but est de mettre en évidence les gestes et les procédés de l’invisibilisation, puis de la visibilisation, que les invisibilisées elles-mêmes. Les invisibilisées dont il sera question dans ce numéro sont, certes, blanches, bourgeoises, nanties souvent d’une chambre à soi et de livres de rente… On chercherait en vain dans ce numéro des racisées ou des autochtones ; on espère que la recherche future leur rendra femmage. Ces invisibilisées auraient pu d’ailleurs être… des hommes. Bjørnstjerne Bjørnson a lui aussi disparu, comme nombre d’auteurs de la Percée Moderne. Cela a pu faire l’objet d’une autre publication (Fix, François-Denève et Guyot 2025).

En mars 2023, la journée d’étude, très généreusement soutenue par les institutions culturelles et les ambassades nordiques, s’était déroulée en anglais, lingua franca d’une recherche sur les autrices du Nord, organisée par une Française et une Franco-Suédoise. Elle réunissait, à Paris, au sein d’une Cité Universitaire pensée, dans les années 1920, comme un rêve cosmopolite, des chercheuses suédoises, norvégiennes, danoises, américaines, islandaise, finlandaise. Le passage à l’écrit méritait réflexion. J’écris cette introduction en français, ma langue maternelle, les articles sont rédigés en anglais, langue maternelle pour deux chercheuses, et de travail pour les autres. Ce choix linguistique vise à offrir aux chercheurs et chercheuses lisant l’anglais et le français un numéro qui est pensé comme une passerelle entre la France et les pays nordiques. Sans doute en effet ces autrices sont-elles connues des pays nordiques, et dans les pays nordiques. La question se pose de savoir si elles le sont en France, pays où est implanté Deshima, et en dehors des départements de scandinavistique. Invisibles ici, nos autrices ne le sont peut-être plus ailleurs. Nos contributrices parlent de leur point de vue, situé dans les pays nordiques, ou aux Etats-Unis ; la présente introduction n’a pas l’arrogance de poser un état des lieux exhaustif, mais de proposer un arrêt sur images sur des autrices du Nord. Parler à la fois de la France (ma situation) et des pays nordiques (les contributrices, qui comptent deux Américaines, déplaçant leur recherche le long de l’Atlantique) à des lecteurs et lectrices diversement situés, tient de la gageure, de même qu’un numéro bilingue. Nous en assumons la difficulté ; les erreurs, approximations et malentendus sont nôtres.

De fait, subsumer des autrices suédoises, norvégiennes, danoises, islandaises, finlandaises, ou apatride, au sein du même numéro, au motif qu’elles seraient « femmes », « invisibilisées », et « du Nord » ne signifie pas essentialiser. La différence vaut plus que la ressemblance : on ne saurait « comparer » (au sens étroit du terme, non au sens du comparatisme comme discipline scientifique), les conditions d’écriture, la « question de la femme », la construction des canons littéraires nationaux, dans cinq pays différents. « Nordique » a d’ailleurs été préféré à « scandinave » pour intégrer la Finlande et l’Islande. Plutôt que de « regrouper » ces autrices dans une même catégorie (celle des « autrices silencées du Nord »), il s’agirait bien toutefois de les individualiser, même si leur invisibilisation relève souvent des mêmes procédés, et que leurs œuvres peuvent avoir des points communs, sur lesquels nous reviendrons. Ce numéro est bien « une construction », qui juxtapose des cas d’études pour réfléchir à la question des mécanismes de l’effacement des autrices, de la possibilité d’un canon alternatif, et il veut surtout opérer un geste fort de visibilisation. À ce titre, il nous a paru important que ce numéro soit abondamment illustré, les images ne servant pas d’illustrations dispensables, mais bien de supports d’existence de ces autrices.

L’écriture en français et l’écriture en anglais, sur des concepts suédois, islandais, etc. génère de fructueux frottements : faut-il parler de la « question de la femme », « de la querelle de la moralité » ? Le terme même d’« invisibilisée », utilisé en français, ne va pas de soi, ce qui montre l’importance des imaginaires : ces femmes sont-elles effacées, invisibilisées, ou silenciées ? Le terme « silencié » (« silenced ») semble avoir la préférence en anglais/américain, d’où son utilisation pour le titre du numéro. D’autres métaphores sont parfois convoquées, que l’on retrouve d’une langue à l’autre. Nos autrices ont-elles « disparu » ? Ainsi, deux contributrices ont fait le choix d’une métaphore empruntée à la magie.

Autant que faire se peut, nous avons indiqué en note le titre en français des ouvrages mentionnés quand ils avaient été traduits. Les articles ont également été conçus pour permettre des lectures à double entrée. Dans le texte, les titres sont en version originale, mais traduits en anglais entre crochets, pour assurer une meilleure compréhension. En revanche, parce les textes sont écrits en anglais, les citations sont, dans le corps du texte, dans la même langue, et l’original en note. Sauf exceptions notées, les traductions sont le fait des autrices. Les articles en anglais des non-anglophones ont été relus par Lynn R. Wilkinson ; qu'elle soit amplement remerciée pour son travail.

Écrire en français, de la France, sur des autrices du Nord, expose à un ensemble de fantasmes boréaux que Régis Boyer, en son temps, avait déjà dénoncés (Boyer 1986). Les pays du Nord ont la réputation d’être féministes et progressistes ; ce numéro aimerait contribuer à donner une vision plus juste de ce « Nord » littéraire souvent mal connu. Si l’on fantasme le féminisme des pays du Nord, « on » serait bien en peine de citer des autrices du Nord – singulièrement, de la Percée Moderne. Certes, Selma Lagerlöf, Prix Nobel, largement traduite, serait sans doute convoquée (François-Denève 2024). Sans doute Tove Jansson serait-elle citée, si on a prêté attention à l’auctorialité des « Moomins ». Les autrices de « polars du Nord » seraient également citées, si l’on a prêté attention à leur nom. Mais qui citerait, à côté d’August Strindberg ou de Henrik Ibsen, leurs consœurs Anne-Charlotte Leffler ou Alfhild Agrell ? « Petits pays » sur la carte de la « littérature mondiale », les nations nordiques semblent ne pouvoir envoyer en guise d’ambassadeur de leur littérature qu’un seul « grand écrivain » (Casanova 1999) : Ibsen pour la Norvège, Strindberg pour la Suède, peut-être Andersen pour le Danemark ? Il est vrai qu’Ibsen et Strindberg ont été traduits et diffusés en Europe, de leur vivant, ce qui n’est pas le cas de la plupart des autrices de leur temps. Ils ont également vécu ailleurs que dans leur pays, favorisant la création de réseaux, ou la mobilité de leurs œuvres, ce qui n’est encore une fois moins le cas de leurs contemporaines femmes. Strindberg, longtemps paria en Suède, jouit d’une fascination extrême en France, où il a vécu – il a même écrit en français. Sa correspondance, où il dit pis que pendre, par exemple, de Leffler (de même que dans Mariés) lui assure une grande renommée – et attache un mépris constant à la personne de Leffler, dont on ne voit pas pourquoi, si Strindberg en dit du mal, elle serait intéressante, et vaudrait la peine d’être traduite (François-Denève 2015). L’effet de halo sur le grand écrivain obscurcit ici ses conscrites, mais aussi ses ennemies et il en eut beaucoup (François-Denève 2018).

Se pencher sur ces autrices, vues de France, est en effet aussi l’occasion de mettre au jour, et de questionner, des réseaux de circulations, de transferts culturels, sur lesquels l’équipe menée par Yvonne Leffler, avec Åsa Arping, Jenny Bergenmar, Gunilla Hermansson et Birgitta Johansson Lindh, avait pu enquêter, sur le seul domaine suédois. Swedish Women’s Writing on Export. Tracing Transnational Reception in the Nineteenth Century, dans un ouvrage paru en 2019, élargissant la périodisation à l’avant Percée Moderne, montrait combien les autrices suédoises avaient pu être diffusées en dehors des frontières de leur pays – démontrant qu’elles avaient su faire preuve d’agency. Les autrices étudiées étaient, vues de France, soit fort connues (Selma Lagerlöf), soit moins connues (Anne Charlotte Leffler) voire peu connues (Julia Nyberg, Euphrosyne et Emilie Flygare-Carlén). Les contributions de ce numéro montraient également la visibilité de ces autrices dans la longue durée (telle écrivaine célèbre peut ensuite être oubliée ; l’inverse étant aussi vrai) et dans un espace large. L’ouvrage, en effet, évoque des réceptions transnationales, non uniquement dirigées vers la France : de ce fait, il pose la question de la fréquence et de la facilité des transferts des autrices du Nord vers des pays « proches », frontaliers, aux langues hospitalières (les autres pays scandinaves ou nordiques, l’Allemagne) ou des pays plus éloignés et moins accueillants, aux langues plus hostiles (la France ?). Dans les contributions qui suivent, les autrices ont fait le choix, ou non, d’insister sur les réceptions étrangères.

Laura Kieler. Photographie de C. Rathsack prise entre 1864 et 1911

Laura Kieler. Photographie de C. Rathsack prise entre 1864 et 1911

Det Kgl. Biblioteks billedsamling, Billedsamlingen. Danske portrætter <https://digitalesamlinger.kb.dk/images/billed/2010/okt/billeder/object462127/da/>.

Des chercheurs ont déjà tenté de quantifier l’export des auteurs et autrices « du Nord » vers la France. Une cartographie de ces échanges des pays scandinaves vers la France peut ainsi se lire dans la très précieuse bibliographie établie par Denis Ballu (2014). Les volumes de L’Histoire des traductions en langue française fournissent également une source fiable (Chevrel, D’Hulst, Lombez 2012, pour la période qui nous concerne).

La circulation des ouvrages est en effet une « translatio » qui passe par une traduction – qui est elle-même affaire de domination, de rivalité, de concurrence (Sapiro 2008). Les langues « nordiques », dans ce système, sont des langues périphériques. Il existe peu de traducteurs et de traductrices, et un public restreint, sauf à imaginer une consécration internationale, ou une visibilité extrême, par le théâtre, ou le cinéma (Lars Norén, Jon Fosse, ou la saga Millenium, dont l’auteur est, de fait, inconnu, imprononçable ou interchangeable). Le « Nord », vu de l’extérieur, semble avoir sa littérature ; les traductions sont fléchées par cet horizon d’attente : le polar, souvent qualifié de « polaire » par un amour coupable du jeu de mots, la littérature jeunesse (Tove Jansson, si on oublie qu’elle n’est pas que ça, Astrid Lindgren, si on oublie qu’il faudrait « bien » la traduire), ou les contes (à commencer par Selma Lagerlöf). Ce numéro voudrait ouvrir à d’autres genres, à ces contemporaines de Strindberg et Ibsen, en se posant la question de leur disparition, et du genre de littérature qu’elles pratiquaient – pas forcément « de femme », pas forcément féministe.

Le rôle des passeurs ou des passeuses est à ce titre essentiel. On peut parler des traducteurs historiques du domaine nordique, comme le Comte Prozor, qui a aussi traduit des femmes de la Percée Moderne, comme Anne Charlotte Leffler. On peut également évoquer le rôle central de Louise Cruppi, avec son Femmes écrivains d’aujourd’hui. Suède, paru en 1912, panorama parfois impressionniste et essentialiste, mais néanmoins précieux. Les femmes, d’ailleurs, furent souvent des « passeuses » importantes du Nord : c’est à Pauline Ahlberg (1882) que l’on doit la première mention d’Ibsen en France. Léonie Bernardini, Sjoeberg par mariage, écrivit également La Littérature scandinave en 1894, sans identifier d’autrices. Il faut dire qu’elle avait exprimé sa défiance envers ces nouvelles héroïnes venues du Nord (inventées par des hommes), les qualifiant de « mégères » (Bernardini 1894 : 244) ! Au tournant du siècle, le Nord pouvait sembler apporter un air vivifiant à une littérature française en pleine dégénérescence : mais cet élan vital semblait bien venir des auteurs plus que des autrices. Christine Hamm, dans sa contribution, évoque la façon dont les universitaires Maurice Gravier, Régis Boyer, puis Eric Eydoux ont rendu compte de l’existence d’Amalie Skram. Elle montre la reconnaissance difficile et progressive d’une autrice, souvent cantonnée, justement à son seul statut « exceptionnel » d’autrice, ou à son seul intérêt dans les études de genre. Lucien Maury, évoquant en 1945 Victoria Benedictsson dans L’Amour et la mort d’Ernst Ahlgrén est aussi un exemple cardinal. Peut-être peut-on aussi revenir sur la somme qu’a constituée, à son époque, L’Histoire des littératures scandinaves de Régis Boyer : il consacre ainsi un chapitre aux « hommes » de la Percée Moderne, emploie « Ernst Ahlgren » et non Victoria Benedictsson (Boyer 1996) – encore un effort, messieurs les scandinavistes…

Au nombre des passeurs et passeuses sont aussi à compter les éditeurs et éditrices. Nombre de contributions reviennent sur le rôle séminal des republications pour la version originale, des traductions ou des retraductions, pour la circulation des œuvres : ce fut le cas au Danemark de Gyldendal, d’Atrium et de Rosenlarv en Suède, et, en France, de l’exemplaire travail de Vincent Dulac, traducteur et éditeur de Cupidus Legendi, dont le catalogue inclut les autrices Victoria Benedictsson, Hilma Angered-Strandberg, Maria Sandel, Elin Wägner, Amalie Skram, Anna Wahlenberg, et, tout dernièrement, Agnes von Krusenstjerna. Le nom de cette dernière a pu circuler en France lors de la rétrospective Mai Zetterling. La collection « littérature et civilisation nordique » de l’Université de Caen met aussi en lumière des autrices. La visibilisation des autrices du Nord, ou des autrices de la Percée Moderne, est un acte fort, qui tient beaucoup aux risques pris par des éditeurs et éditrices, des traducteurs et traductrices : ces femmes, et c’est regrettable, tant elles ont à dire, encore aujourd’hui, ne sont pas « bankables4 ».

Pourquoi, en effet, cet effacement, cette mentrification, cette cryptogynie ? Du côté des études de genre, Joanna Russ se posait la question de savoir pourquoi on « torpillait » l’écriture des femmes (Russ, 1983 et 2025). Parmi les hypothèses qu’elle pose, le doute mis sur la capacité des femmes à écrire, les spoliations et les rabaissements. Le collectif « Georgette Sand », nomme d’autres procédés : inventer des biographies sensationnalistes, faire disparaitre l’autrice derrière un grand homme, sans oublier les procédés d’auto-invisibilisation et de minoration (collectif « Georgette Sand » 2017). La question croise celle du canon. Griselda Pollock a ainsi pu montrer que le « canon » ne pouvait se penser sans sa « fabrique », forcément contextuelle. Or, continue-t-elle, ces faiseurs de canon, souvent mâles, blancs et hétérosexuels, fabriquent justement un canon qui renforce leur pouvoir (Pollock 1999). Des autrices de la Percée Moderne, on a enfin pu souvent dire qu’elles défendaient une littérature d’indignation au contenu facilement obsolète – la question ne se pose pas pour Ibsen et Strindberg, visiblement. Les contributions qui suivent avancent d’autres pistes, et n’éludent pas une autre difficulté : les opérations de visibilisation sont parfois douteuses – faut-il accepter que l’approche sensationnaliste, ou à tout le moins biographique, fréquente dans le cas des autrices, soit, après tout, une façon de mettre le pied dans la porte, et de proposer, ensuite, une autre vision ?

Les autrices présentes dans ce numéro sont donc Torfhildur Hólm (Islande, 1845-1918), Helga Johansen (Danemark, 1852-1918), Emma Gad (Danemark, 1852-1921), Ina Lange (Finlande, 1846-1930), Minna Canth (Finlande, 1844-1897), Amalie Skram (Norvège, 1846-1905), Dgany Juel (1867-1901), Anne Charlotte Leffler (Suède, 1849-1892) et Anna Wahlenberg (Suède, 1858-1933). Avait été présentée, lors de la journée d’études, une communication sur Victoria Benedictsson, sans doute la moins « invisible » de ces invisibles ; l’autrice, engagée ailleurs, n’a pu la publier ici. La visibilité des travaux, et des autrices, embrasse aussi des dimensions plus personnelles et contextuelles. Lors de la journée d’études, Silja Vuorikuru avait présenté une communication sur Aino Kallas (Finlande, 1878-1956). Le propre statut de Silja Vuorikuru, chercheuse précaire, ne lui a pas permis de rédiger son article : un lieu à soi, et des livres de rente, ou de l’argent pour ses recherches, tel est aussi le vœu que l’on formule pour la possibilité de visibiliser des autrices, dans un contexte de recherche, et de liberté, de plus en plus dégradé.

Qu’ont en commun ces autrices ? Venues de milieux divers, parfois issues de minorités, de périphéries, elles sont souvent polygraphes, comme si l’écriture était ce qui primait. Elles ont souvent publié sous pseudonyme. Ce sont souvent des femmes aux talents multiples, comme Ina Lange, aussi musicienne accomplie. Cette diversité de talents est peut-être le signe de leur « exceptionnalité », ou de la nécessité, pour les autrices, d’être, justement « exceptionnelles » ; à moins que l’on considère que cela vient aussi de leur capital culturel. Ce sont des « agentes », même si leur « agency » est « discreet », et des passeuses elles-mêmes. Elles circulent d’un pays à l’autre, se nourrissent de l’étranger, souffrant parfois de son inhospitalité (Skram), écrivant parfois entre deux langues. Elles voyagent à la suite d’un mari, souvent nécessaire (Skram encore), parfois pesant (Gustav Edgren, dans le cas d’Anne Charlotte Leffler). Elles naissent dans des familles où elles sont encadrées par des époux, des frères ou des sœurs, qui les ont représentées (Leis Xchjelderup pour Skram). Elles fréquentent, ou gravitent autour d’hommes importants de leur temps : les frères Brandes, par exemple. Conteuses (Wahlenberg), elles ont parfois, de façon plus inattendue ( ?), la muse comique (Gad). Leur parcours, plus facile que pour d’autres (elles sont, comme nous l’avons dit, blanches et bourgeoises), est tout de même entaché d’obstacles et de frustrations. Leurs sorts sont souvent tragiques (Juel, sans parler de Benedictsson). Elles sont souvent « pathologisées », ramenées à la figure de la « mad woman in the attic » (Johansen). Écrivent-elles seulement des textes féministes ? Sont-elles seulement destinées à être lues par des chercheuses, ou des femmes ? Nous voudrions penser que non, même si sur cette voie les chercheuses ont été pionnières. Dans « Une histoire du texte féminin de la littérature russe est-elle possible ? », Catherine Géry nommait diverses postures ou actions quant à la visibilisation des autrices : exaltation, déploration, ou inclusion, alternative, déconstruction ou encore fragmentation, succession de moments, d’évènements (Géry 2022). Parmi les postures ou actions quant à la visibilisation que distingue, Catherine Géry, nos chercheuses évitent, nous l’espérons, l’écueil de l’exaltation ou de la déploration, et font le choix d’autres solutions. Ce numéro de Deshima, toutefois, est avant tout une injonction à aller lire ces autrices.

Bibliographie

Le Dernier métro : [film. découpage intégral et dialogues in extenso/réalisation et scénario de François Truffaut, musique de Georges Delerue, 1980]. suivi de : Une Visite : [court-métrage, découpage intégral, réalisation par F. Truffaut, 1954], 1983, Paris, Avant-scène, « L’Avant-scène. Cinéma 303-304 »

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Notes

1 Scénario et dialogues : François Truffaut, Suzanne Schiffman et Jean-Claude Grumberg. Retour au texte

2 Karen Bramson, née Karen Adler (1876-1936). Retour au texte

3 La notion de « Percée Moderne » est familière aux scandinavistes. Pour les autres, on renvoie à la définition de Lise Busk-Jensen et Irene Iversen dans le Dictionnaire des créatrices <https://www.dictionnaire-creatrices.com/fiche-percee-moderne>. Le rôle des femmes y est souligné. Retour au texte

4 Nous-même traductrice, nous avons dû affronter le désintérêt d’éditeurs pour les autrices de la Percée Moderne. Sont quand même parus : La Comédienne d’Anne Charlotte Leffler, suivi de La Juliette de Roméo de Victoria Benedictsson, L’avant- scène théâtre, numéro double 1382-1383, mai 2015 ; Théâtre complet d’Anne Charlotte Leffler, Paris, Classiques Garnier, 2016, Sauvé d’Alfhild Agrell, L’avant-scène théâtre, 2016, L’Ensorcelée de Victoria Benedictsson et La Lioncelle de Frida Stéenhoff, Paris, Classiques Garnier, 2022 et Le Gant de Bjørnstjerne Bjørnson, L’avant-scène théâtre, 2023. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence papier

Corinne François-Denève, « Les disparues », Deshima, 19 | 2025, 7-17.

Référence électronique

Corinne François-Denève, « Les disparues », Deshima [En ligne], 19 | 2025, mis en ligne le 04 décembre 2025, consulté le 05 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/deshima/index.php?id=731

Auteur

Corinne François-Denève

Université Bourgogne Europe

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