« Toute histoire est sociale ! »

Entretien avec Alain Croix, professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Rennes 2, réalisé par Philippe Daumas à Nantes le 5 décembre 2023.

  • “All history is social !”

DOI : 10.57086/rhs.105

Texte

Aujourd’hui professeur émérite, Alain Croix a enseigné l’histoire moderne aux universités de Poitiers, Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne et Rennes 2. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire sociale et culturelle de la France, et plus particulièrement de la Bretagne, souvent écrits collectivement. Au fil de ses recherches, il a mobilisé non seulement les sources écrites traditionnelles, mais aussi d’autres types de sources jusqu’alors peu exploitées par les historiens : patrimoine architectural, iconographie, photographie, chanson, timbre-poste… Sa rigueur scientifique et la pertinence de ses questionnements, toujours au plus près de la réalité du terrain, lui ont permis de réfuter bien des idées reçues, comme l’isolement de la Bretagne ou l’immobilisme des sociétés rurales à l’époque moderne.

Tout au long de sa carrière, il a multiplié les initiatives pour diversifier et élargir l’accès à la recherche et aux connaissances historiques : recours à un très large éventail de supports (expositions, films, DVD) ; publication d’un Guide de l’histoire locale ; création de l’association Nantes-histoire, une expérience d’histoire citoyenne basée sur des cycles de conférences et des ateliers de recherches ouverts à un large public ; participation active à la rénovation du château des ducs de Bretagne et du Musée d’histoire de Nantes.

Comment définis-tu l’histoire sociale et comment as-tu perçu, tout au long de ta carrière, son évolution, en général et plus particulièrement en histoire moderne, depuis les études de démographie historique jusqu’à la prédominance de l’histoire culturelle ?

L’histoire que j’ai personnellement vécue commence dans les années 1960. J’ai eu alors le sentiment que j’étais presque au début de l’histoire sociale, même si ce n’était pas tout à fait vrai. J’ai donc vu des évolutions extrêmement sensibles, avec des hauts et des bas, puis, avec l’expérience, j’ai senti des « freins » et j’ai été amené à réfléchir aux raisons de ces freins, de ces reculs. Je ne l’ai pas senti comme quelque chose de linéaire. J’ai l’impression d’avoir vécu toute une époque, celle de l’histoire sociale, mais en même temps une histoire très fluctuante.

Alors, qu’est-ce que l’histoire sociale ? Pour moi, c’est très simple : toute histoire est sociale. Je pense spontanément à Monsieur Jourdain, qui fait de la prose sans le savoir. Mais il y a des historiens qui, consciemment ou pas, essaient de l’éviter. Lorsque j’ai commencé mes études, dans les années 1960, on nous parlait beaucoup de Roland Mousnier, qui voyait encore la société française comme une société d’ordres, en refusant catégoriquement toute notion de classe sociale. Disons que j’ai eu la chance d’être imprégné très tôt, comme toute ma génération, par un marxisme qui n’était pas théorique mais promouvait l’idée des classes sociales, qui n’allait pas – ce n’est pas cela qui pour moi est essentiel – jusqu’à celle de la lutte des classes, mais affirmait que la société était une société de classes.

Au début des années 1960, et même à la fin des années 1950, la démographie historique était très en vogue. D’ailleurs, mon premier livre, qui était une version augmentée de mon mémoire de maîtrise, devenue une thèse de troisième cycle, a été publié en 1974 – sans doute à l’initiative de Jean Meyer, mon directeur de recherche – aux éditions de l’EPHE1. Donc j’ai donné, moi aussi, dans la démographie historique. Mais en même temps, aidé en cela sans doute par d’excellents professeurs, j’ai appris à poser sur elle un regard critique, cela m’a permis de réfléchir aux problèmes que posait la démographie historique et à ses errements. J’ai pris conscience, par exemple, de l’illusion des démographes qui utilisaient la notion de « famille complète », celle pour laquelle on possède les actes de baptême du couple, l’acte de mariage, les actes de baptême des différents enfants et, si possible, les actes de décès. Cela m’est vite apparu comme une illusion totale. C’est comme si aujourd’hui on étudiait la société française à partir des propriétaires de yachts. Quantité de Français se déplaçaient, la France n’était pas un pays immobile, dont les habitants ne sortaient jamais de leur village. Je me suis intéressé plus tard à ce problème, et j’ai lu avec plaisir le livre d’un historien américain, James Collins, qui avait travaillé sur la Bretagne aux 16e et 17e siècles2 et y avait montré la proportion très importante de ce qu’on appelle aujourd’hui les migrants, c’est-à-dire les gens qui se déplacent au cours de leur vie : paysans non-propriétaires de leur terre qui partaient vers d’autres villages ou vers la ville, citadins qui changeaient de ville pour trouver du travail. D’où l’illusion de la démographie historique, qui privilégiait un modèle social qui était celui de gens aisés et installés. J’ai compris dès le départ que cette voie était une impasse.

Dans ma thèse, commencée en 1970, il y avait une partie de démographie historique, mais j’ai voulu l’enrichir avec une autre démarche qui était celle de l’histoire culturelle. Démographie historique, puisque je travaillais sur la mort, mais la mort impliquait selon moi d’autres aspects, et je n’étais pas seul à le penser. Lorsque j’ai soumis à Pierre Goubert, mon directeur de recherche, le plan de ma future thèse, il ne se sentait pas suffisamment compétent dans ce qu’on n’appelait pas encore l’histoire culturelle. Il m’a suggéré de rencontrer François Lebrun, qui enseignait à Rennes et qui, à la lecture du plan de ma thèse, s’est mis à rigoler… moi, je ne rigolais pas du tout, pensant qu’il trouvait mon plan complétement nul. Puis il m’a dit : « C’est le plan de la thèse que je publie l’an prochain ! » Donc il y avait bien un mouvement, que je n’avais pas initié puisque François Lebrun l’avait fait avant moi, même s’il privilégiait un peu moins l’aspect culturel des choses. La démographie historique mène à tout, à condition de savoir en sortir, c’est-à-dire à condition de lui donner une épaisseur. Dans ces années 1960, je ne l’ai pas perçu tout de suite. C’est venu plus tard.

Je pense que même des historiens situés « à gauche », pour être clair, ceux qui avaient le souci d’une histoire qu’on n’appelait pas encore « populaire », ne comprenaient pas ce qu’était vraiment une histoire sociale. Je citerai deux noms illustres : dans son Histoire socialiste de la Révolution française, Jaurès a une vue très réductrice de la Révolution, centrée sur Paris ; deux générations plus tard, Albert Soboul fait la même chose avec les sans-culottes, une Révolution vue de Paris. L’histoire sociale, c’est une histoire qui voit des classes sociales, mais qui tient compte aussi des différences géographiques, des différences de générations et – mais on ne le faisait pas suffisamment à l’époque, on le fait aujourd’hui – des différences de genre.

De ce point de vue, estimes-tu que le fait d’avoir travaillé dans un cadre régional, celui de la Bretagne, et d’une manière toujours proche du « terrain », t’a permis de mieux appréhender la diversité de la réalité sociale ?

Pour le cadre régional, clairement, non. Honnêtement, je pense que j’aurais eu la même démarche dans n’importe quelle région. C’est une question d’approche de l’histoire. Quand je disais que toute histoire est sociale, il y a une mauvaise et une bonne manière de la faire. La mauvaise, j’en suis sûr, est celle qui oublie les différences, qui consiste à dire, par exemple, « Les Français pensent que… », une phrase que j’exècre, parce qu’elle n’a aucun sens. Si on dit encore « Au Moyen Âge, les Français sont chrétiens… », on oublie des minorités, par exemple les juifs, donc c’est discutable. Dire « les Français », à n’importe quelle époque, c’est absurde. Pour moi, tout historien qui écrit cela se dévalorise, car il oublie l’essentiel. C’est de la « mauvaise histoire sociale », qui n’a pas grand intérêt. Que ce soit pour la Bretagne, l’Auvergne ou l’Alsace, j’aurais eu la même démarche.

Quant à la diversité sociale, elle était peut-être plus grande en Bretagne qu’ailleurs. Mais ce qui a le plus joué, c’est la richesse, à l’époque méconnue, des sources en Bretagne. En travaillant à ma maîtrise, j’ai découvert que c’est un évêque breton qui, le premier en France, a prescrit la tenue de registres paroissiaux. Ce qui fait qu’il y en a, même si peu ont survécu, dès le milieu du 15e siècle, ce qui est exceptionnel. J’ai donc pu travailler sur des centaines de paroisses qui avaient conservé des registres paroissiaux des 16e et 17e siècles. Ensuite, ayant enseigné à Poitiers et m’étant intéressé aux sources poitevines, j’ai eu l’impression d’être dans un autre monde. Ça n’avait rien à voir avec la richesse des archives bretonnes.

En 1997, dans une contribution autobiographique à un ouvrage collectif sur l’histoire culturelle3, tu exprimes ta défiance à l’égard du « tout culturel » et tu ajoutes : « Jamais je n’ai été tenté par l’oubli de l’essentielle articulation entre le social […] et le culturel ». Comment conçois-tu cette articulation ? Comment l’as-tu mise en œuvre dans tes propres recherches, notamment dans tes ouvrages sur l’histoire de la Bretagne ?

Pour moi c’est une évidence, et je l’ai sentie très tôt. On ne peut pas bien faire de l’histoire si on n’a pas constamment en tête l’idée des nuances, des différences et des contradictions au sein de la société. L’historien qui n’a pas cela en tête peut être très bon techniquement, mais j’ose le dire, il ne peut pas faire une bonne histoire. Je n’ai eu à ce sujet aucune formation, car lorsque j’étais étudiant il n’y avait aucun professeur qui soit, si peu que ce soit, proche du marxisme. Pour la plupart, c’était plutôt le contraire. Cela ne vient pas de mes lectures, encore moins de mon milieu familial. J’avoue que je n’arrive pas à savoir comment l’idée est venue. C’est une faiblesse pour un historien, mais je n’arrive pas à faire sur ce point ma propre histoire.

Cela étant, il y a des lectures qu’on peut faire et qui font réfléchir, quitte à en prendre le contre-pied. Tout à l’heure je citais Roland Mousnier, le peu que j’ai lu de lui – car j’ai rapidement cessé de le lire – m’a fait penser qu’il n’est pas possible d’imaginer une société d’une manière aussi éloignée de celle que je percevais déjà comme une évidence. Je me suis dit que ça ne pouvait pas être une voie à suivre. L’historien qui a joué pour moi un rôle essentiel dans ce pas en avant est Pierre Goubert, qui a publié en 1966 ce qui est pour moi son livre le plus important, Louis XIV et vingt millions de Français4. C’était complétement nouveau par rapport aux dizaines d’ouvrages déjà parus sur Louis XIV. Goubert disait : « Oui, j’étudie Louis XIV, mais je n’oublie pas les vingt millions de Français. » J’ai lu ce livre avec passion et j’ai trouvé que la voie était très juste. Or, 1966 était l’année où je passais l’agrégation, où je devenais donc déjà un jeune historien, et cette lecture a été pour moi un tournant décisif. Ensuite, il y a eu d’autres livres, et je crois que c’est un peu comme ça que s’est fait le cheminement. J’en citerai deux, que j’ai beaucoup aimés, mais où, avec un peu de recul, j’ai trouvé un point faible. Le premier est un livre de Carlo Ginzburg, publié en 1980, Le Fromage et les vers, monographie d’un meunier italien du 16e siècle5. Et il y a eu trois ans plus tard un livre de Natalie Zemon Davis, une historienne que j’admire profondément, Le Retour de Martin Guerre6. Ce n’est pas un hasard si je relie ces deux livres, car cela montre une évolution, un courant. J’ai trouvé ces deux livres formidables, mais avec le recul, je me suis demandé en quoi ils m’aidaient à comprendre la société. Ce sont des cas, ce qu’on commençait à appeler la microhistoire. C’est une voie qui a permis, certes, un approfondissement – mais on a bien montré par la suite qu’on pouvait le faire sur des cohortes bien plus nombreuses qu’une seule personne –, et en même temps limitée parce qu’on pouvait difficilement en tirer un enseignement. La question a fait débat, elle n’allait pas de soi. J’en donne un autre exemple, que j’ai vécu personnellement. En 1995, Jean-Pierre Rioux m’avait demandé de participer à un beau projet éditorial, une Histoire culturelle de la France, qui a été publiée aux éditions du Seuil en quatre volumes7. À la première réunion des co-auteurs, j’ai expliqué comment j’envisageais les choses : pour moi, une histoire culturelle était celle de tous les Français, avec toute leur diversité, et non simplement celle de la cour de Versailles. J’avais donc proposé que la première partie du livre, que j’écrivais avec Jean Quéniart, traite de la culture populaire. Jean-Pierre Rioux a dit non, ce n’était pas possible. Cela montre bien qu’il y avait plusieurs conceptions de l’histoire culturelle. Et je l’ai finalement emporté parce que j’ai eu le soutien des médiévistes, qui ont dit : « Il ne faut surtout pas se priver de ça. Nous, on aimerait bien le faire, mais on n’a pas les sources ». Nous, modernistes, avions les sources. Et cette Histoire culturelle de la France s’est faite en intégrant, au moins pour l’époque moderne, la culture du peuple. Tout cela montre une évolution, un mûrissement qui n’était pas seulement le mien, mais celui de beaucoup d’historiens, qui s’est fait très progressivement et qui, comme je l’ai dit au début de notre entretien, n’a pas été linéaire et a été soumis à ce que j’appelle des « freins ». Cette question me paraît très importante, à la fois pour l’historien et le citoyen que je suis : pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour qu’émerge cette histoire, qu’on l’appelle populaire ou non, qui essaie de prendre en compte l’ensemble des gens ? Indiscutablement, il y a des freins aux évolutions, aux progrès de la science historique, et ils peuvent être de diverse nature.

Mis à part l’héritage méthodologique, on peut faire un constat tout simple : la plupart des historiens appartiennent de facto à l’élite savante, ce qui les éloigne de l’ordinaire social. J’ai expliqué, dans un texte que tu as cité et que j’assume totalement, « Marx la chaisière et le petit vélo », comment faire du porte-à-porte militant m’avait aidé dans mon travail d’historien de la culture, en m’ouvrant à des gens différents de moi, en m’aidant à mieux les percevoir, à mieux les comprendre.

Ce sont aussi parfois des délais. Howard Zinn publie son livre sur l’histoire des États-Unis en 1980 et il est traduit en français en 2002, donc vingt-deux ans plus tard, alors que c’est un ouvrage aujourd’hui reconnu comme essentiel8. J’ai un deuxième exemple tout récent, que j’ai découvert en octobre dernier. L’anthropologue américain Eric Wolf a publié en 1982 un livre intitulé en français L’Europe et l’histoire des sans-histoire9 – on rejoint là Arlette Farge, qui a joué un rôle tellement important dans ce domaine. Ce livre n’a été traduit en français qu’en 2023, et même pas en France, mais au Canada. J’en ai découvert la traduction, un peu par hasard, il y a quelques semaines, dans la vitrine d’une librairie québécoise. Cela prouve bien l’existence de freins qui ne sont pas seulement le fait des historiens, même si l’édition historique est fortement influencée par les historiens, c’est une évidence.

Les freins s’ajoutent les uns aux autres : l’héritage méthodologique de l’histoire positiviste ; le fait que de grands historiens aient longtemps cru faire l’histoire du peuple en se limitant à Paris ; la démographie historique, qui a été une ouverture vers l’histoire de tous les Français, mais a été dévoyée par ses errements méthodologiques ; les tâtonnements de l’histoire culturelle à ses débuts à travers la microhistoire (microstoria)… Mais derrière tout cela, il y a l’idée de la culture avec un grand C, assortie d’une forme de mépris pour le peuple et pour la province. En travaillant à un livre sur la Bretagne, j’ai lu avec affliction comment des gens que j’admirais jusqu’alors, par exemple Camille Desmoulins, avaient parlé des Bretons dans des termes très durs, violents même, et très méprisants. C’est encore vrai aujourd’hui.

Je serais tenté d’écrire, mais pas seul bien sûr, une histoire des freins idéologiques à l’évolution de l’histoire. Il serait intéressant de montrer, y compris pour l’avenir, que les historiens subissent eux aussi des influences et sont victimes de freins, que certains sans doute n’y échappent jamais et que d’autres, par réflexion, écoute, lectures, arrivent à s’en défaire.

Reconnaître l’existence des classes sociales n’implique pas forcément de reconnaître celle de la lutte des classes. À l’époque dont tu parles, certains historiens – Robert Muchembled10 ou Benoît Garnot11 par exemple – ont présenté une approche des pratiques culturelles dans le cadre d’une société de classes et de ses antagonismes, en opposant culture des élites et culture du peuple. Muchembled parle d’une « répression de la culture populaire », Garnot d’un « dressage culturel ». Partages-tu ces points de vue ?

Clairement, je n’y adhère pas. Pour moi, parler de « lutte des classes » relève d’une approche antérieure à l’histoire culturelle. Remettons tout simplement Marx dans son contexte : au 19e siècle, on ne faisait pas d’histoire culturelle. La question est beaucoup plus complexe que ça. Ayant anticipé notre échange, j’ai relevé une expression de Gramsci que j’ai citée dans un de mes livres : « L’ensemble des classes subalternes et instrumentales de toutes les formes qui ont existé jusqu’à maintenant12… » Ici, c’est le pluriel qui m’intéresse : « l’ensemble des classes… » Pour Gramsci, et je suis totalement d’accord avec lui, le peuple n’est pas une classe sociale. C’est beaucoup plus complexe que cela, parce que tout d’abord il y a des situations économiques et matérielles très différentes au sein du peuple, et d’autre part ce n’est pas une classe sociale parce qu’il y a la réalité objective, économique et sociale, mais aussi la manière dont est vécue cette réalité – et là, on arrive à la culture –, qui change beaucoup d’un individu ou d’un groupe à l’autre. Il suffit d’en prendre un exemple simple et commode : il y a aujourd’hui dans ce qui reste de la classe ouvrière – qui est plus important qu’on ne le croit souvent – une part notable de ses membres qui sont tentés par l’extrême droite, ce qui est contradictoire avec une vision simpliste de la lutte des classes, tout simplement parce qu’il y a d’une part la réalité objective et d’autre part la manière dont elle est vécue, perçue, exprimée.

Pour revenir à la formulation que tu as citée de Robert Muchembled, qui est un historien extrêmement intéressant et respectable, je pense que, même s’il y a eu cette répression d’une culture populaire, ce n’est qu’une partie, et je dirai même une petite partie de la réalité. On pourrait aussi montrer comment, à l’inverse, certains éléments du peuple ont influencé le comportement des classes privilégiées. Cela influe aussi, même si, bien entendu, je ne dis pas que c’est de manière égale. Enfin, il y a aussi quantité d’éléments de la culture populaire qui ont survécu depuis trois ou quatre siècles. J’en donne un exemple, que j’ai vécu en Bretagne mais qu’on peut trouver ailleurs : aujourd’hui encore, il y a des gens qui vont déposer sur des tombes perdues dans une forêt ce qu’on appellerait dans une église un ex-voto. Le phénomène a été étudié par notre collègue Michel Lagrée13. On est là dans le cadre de croyances magiques, dont on sait qu’elles existent de longue date parmi les classes populaires, et qui ont traversé les siècles. Donc je pense, pour revenir à notre point de départ, que Gramsci a vraiment bien mieux formulé les choses, ce qui était bien sûr plus facile dans les années 1930 qu’un siècle plus tôt.

Il n’empêche que, même si je ne me reconnais pas dans cette vision que je trouve caricaturale, je ne veux surtout pas l’effacer, car elle représente malgré tout une part de la réalité. Il y a une phrase d’Howard Zinn que j’aime beaucoup : « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, leur histoire sera racontée par les chasseurs14 ». Alors oui, il y a les lapins et les chasseurs, mais tous les lapins ne pensent pas la même chose.

Revenons, si tu le veux bien, à ton parcours personnel. De ta thèse sur La Bretagne aux 16e et 17e siècles15 aux « histoires populaires » de Nantes16 et de la Bretagne17, tu sembles avoir suivi un cheminement intellectuel allant de l’histoire culturelle vers l’histoire sociale, clairement à contre-courant de la tendance générale… Comment l’expliques-tu ? Quelles sont, dans cette évolution, les parts respectives de la quête scientifique et de l’engagement politique ?

Je le formulerai peut-être un peu différemment. Je ne suis pas sûr que ce soit une trajectoire personnelle, parce que lorsque je faisais de l’histoire culturelle, l’histoire sociale y était déjà présente. Et maintenant que j’ai écrit – avec d’autres d’ailleurs, puisque je travaille beaucoup collectivement – plusieurs livres qui relèvent de ce qu’on appelle couramment l’histoire sociale, la dimension culturelle reste réellement très importante dans ces livres. Dans l’Histoire populaire de la Bretagne, que nous avons signée à quatre, la dimension culturelle est présente, sinon à toutes les pages, au moins dans tous les chapitres. Donc c’est simplement, peut-être, un peu plus de ceci, un peu moins de cela, pour parler du social et du culturel, mais un peu et pas plus. Je reste attaché, et je crois le montrer dans ce que j’écris, au lien intime et essentiel entre les deux : on ne peut pas faire de bonne histoire culturelle si on n’y intègre pas la dimension sociale, ni de bonne histoire sociale si on n’y intègre pas la dimension culturelle.

J’ajouterai, puisque tout à l’heure j’ai cité Jaurès et Soboul de manière un peu critique, que dans cette dimension culturelle interviennent les différences géographiques, dont on voit bien aujourd’hui à quel point elles sont essentielles – je pense notamment aux travaux de Jérôme Fourquet sur les périphéries urbaines ou les campagnes – ou encore les différences de genre, les différences professionnelles, ce qui est plus classique en histoire sociale. Le lien est essentiel, et je crois l’avoir toujours eu en tête. Je ne suis pas certain qu’il y ait eu vraiment une évolution, mais plutôt une variation en fonction du sujet abordé. Lorsque je produis un livre en recourant à la photographie comme source, les deux dimensions, sociale et culturelle, sont bien présentes. Je m’intéresse à la sociologie des photographes, et aussi aux sujets qui sont représentés.

En ce qui concerne la part respective du scientifique et du politique, je me méfie beaucoup d’un terme, qui à mon avis ne s’applique pas à moi, celui d’« histoire militante ». Ma conception de l’histoire, en faisant court, est d’essayer de s’approcher le plus possible de la réalité d’une société. Si cela peut avoir un effet militant, je ne le refuse pas, mais ce n’est pas le but. Il est vrai que ça aide, et il y a un lien là aussi. Je ne crois pas qu’on puisse être « tronçonné » en secteurs, qu’on puisse voir d’un côté un historien, neutre ou objectif – je ne crois pas à l’objectivité, pour moi ça n’a pas de sens –, et de l’autre un citoyen qui peut être, comme c’est le droit de tout citoyen, un militant. Je crois que les deux sont liés, l’important est que l’un ne l’emporte pas sur l’autre. Pour l’historien il y a des règles, qui sont celles de l’honnêteté et du souci de s’approcher le mieux possible de la réalité. Et ce n’est ni être militant ni être engagé politiquement. Après, si on faisait des statistiques, je pense quand même qu’on montrerait que les historiens, qui, en tant que citoyens, penchent à gauche, sont plus sensibles aux questions que nous évoquons que ceux qui penchent à droite. Mais je ne peux pas le prouver, et il n’existe aucune étude de ce genre.

Tu as longtemps enseigné la méthodologie de l’histoire, dirigé l’édition d’un Guide de l’histoire locale18, consacré d’importants travaux au patrimoine19 et à l’histoire mémorielle, exploré des sources encore peu exploitées (photographie20, timbre-poste21 par exemple)… Cet intérêt pour la manière dont on fait l’histoire répond-il simplement au besoin de toujours plus diversifier et croiser les sources dans la perspective d’une « histoire totale », ou simplement de faire une histoire plus « vivante », plus ancrée dans la réalité concrète ?

J’ai enseigné avec grand plaisir la méthodologie, mais pour moi cela se situe dans un cadre plus vaste. C’est sans doute une évidence, mais je crois qu’on ne peut pas être un historien d’une qualité acceptable si on ne se remet pas en cause en permanence.

Je vais prendre un exemple que je crois simple, et qui ne concerne pas l’époque moderne. On utilise encore aujourd’hui en France, couramment, sans qu’à ma connaissance personne le remette en cause, une notion que je trouve parfaitement imbécile et qui est l’héritage de l’histoire telle qu’on la concevait dans la deuxième moitié du 19e siècle, l’histoire dite positiviste, qui considérait entre autres choses qu’il n’y avait d’histoire qu’à partir du papier. Et donc, on a inventé la notion de « préhistoire ». C’est ce concept que je trouve imbécile. Pourquoi ? Parce que la préhistoire, c’était l’histoire avant le papier, comme si on ne pouvait pas faire de vraie histoire sans papier. Heureusement, on a conscience aujourd’hui que les sources de l’histoire ne sont pas seulement les sources de papier. La préhistoire est donc une période de l’histoire qu’on peut aborder à partir de bien d’autres sources, par exemple les monuments (menhirs, dolmens…). Et surtout, je suis persuadé qu’on fait avancer l’histoire en se posant les bonnes questions. Dans le cas des monuments de la préhistoire, un collègue spécialiste s’est demandé : « Ces menhirs, ces dolmens, qui les a construits ? » Travaillant sur un ensemble de dolmens découverts en Loire-Atlantique, il s’est dit que pour construire tout cela, il a fallu mobiliser l’équivalent de toute la population actuelle de la Loire-Atlantique. Il a posé une question et a obtenu cette réponse, à partir d’éléments techniques : le poids des pierres, les moyens utilisés pour les déplacer, etc. On n’en sait pas plus. Qu’ont fait réellement ces gens qui ont construit ? Était-ce dans le cadre d’un esclavage ou d’un servage ? Étaient-ils mus par une foi, des croyances ? Je ne sais pas si on le saura un jour, mais quand on commence à poser les bonnes questions, même sans papier, on avance.

Pourquoi cette idée du questionnement est-elle si importante ? Parce que c’est cela qui conduit, pour reprendre un terme de notre jargon, à « inventer des sources ». On a inventé les registres paroissiaux. Pourquoi ont-ils été, pendant cent ans, inexplorés, inexploités ? On les a exploités à partir du moment où on s’est posé des questions. Prenons l’exemple de Michel Vovelle avec les testaments : ils étaient là, dans les archives, et il a suffi que Vovelle se demande comment on anticipait la mort au 18e siècle pour qu’il invente sa source et utilise les testaments22. De même pour les sources judiciaires, bien que ce soient des sources plus difficiles à traiter, qui demandent beaucoup d’abnégation, ou encore pour la photographie. Donc je pense que la notion de questionnement est importante, parce qu’on progresse à partir du moment où on se pose des questions nouvelles. C’est le fondement même de la méthodologie, et c’est cela qui a sapé les bases de l’histoire positiviste qui croyait à l’objectivité des faits. On a heureusement dépassé cela, et l’histoire culturelle a eu l’immense mérite, par ses questionnements, de comprendre qu’il y avait d’une part les réalités et d’autre part la manière dont elles étaient perçues et transmises, qui pouvait en faire tout à fait autre chose.

Revenons brièvement sur le recours à la photographie. Avec La Bretagne des photographes, tu mobilises une source d’une exceptionnelle richesse et d’une grande puissance évocatrice. Mais par ces caractères, justement, et par sa capacité à orienter le regard, la photographie n’est-elle pas davantage un mode d’expression qu’une source d’informations ? Dans quel esprit – et avec quelles précautions – penses-tu qu’elle soit utilisable en histoire sociale ?

La question que tu poses, il faut se la poser en historien. Il se trouve qu’hier encore, j’ai introduit une conférence présentant mon livre Bretagne : traditions et modernités23, composé avec un photographe de métier, ouvrage qui tente de répondre à la question : « la Bretagne du 19e et du début du 20e siècle est-elle engluée dans la tradition ou, au contraire, en pleine modernisation ? ». Je commence en expliquant que la photographie est un document formidable, mais c’est aussi un mythe. Je montre alors, dès le début de la conférence, une photographie prise par Paul Gruyer, photographe que je n’apprécie pas, qui répondait à des commandes d’éditeurs parisiens. Par exemple, il faut un pêcheur, il présente alors un pêcheur ridicule ne ressemblant pas à un pêcheur ordinaire, ainsi la photographie, même sans trucage, est là totalement illusoire. Elle se critique comme n’importe quel document, mais elle présente deux mérites : le premier, qui pour moi n’est pas secondaire, est qu’elle permet de communiquer une réflexion, une conclusion, une analyse d’historien, plus facilement qu’à partir d’un texte manuscrit tiré des archives, par exemple du 16e siècle pour prendre un domaine que je ne connais pas trop mal. C’est un média visuel, mais pour chaque photographie il faut un travail d’historien : jamais je n’ai fait, ni ne ferai, un ouvrage publiant des photographies avec la légende tel auteur, tel titre, telle date, et éventuellement telle chose. Sous chaque photographie, je peux parfois n’écrire que cinq lignes seulement, ou parfois une page entière.

Je prends un exemple, un peu extrême peut-être : dans ce dernier livre, la dernière photographie illustrant la conclusion, à propos de la modernisation de la Bretagne, montre un homme en train de labourer, une charrue pas du tout moderne, tirée par deux bœufs. L’homme est un peu bizarre, âgé, en chapeau et costume. Or, on a pu identifier le personnage, travail d’historien. On sait donc que la photographie est prise entre 1914 et 1918, on apprend qu’il remplace au labour son fils mobilisé et qu’auparavant il avait été lui-même mobilisé. Il a été convoqué à Toulon pour faire son service militaire et a traversé la France en train, à une époque où peu de ruraux bretons avaient pu le faire. À Toulon, il est monté sur un bateau en fer, pratique rare à l’époque pour des marins bretons, mis à part ceux de la marine nationale. Il a été expédié en Afrique noire, faisant partie des troupes coloniales, et a fini en Tunisie. Le texte que j’ai fait pour cette photographie me permet de suggérer, sans que je puisse le démontrer, mais de toute évidence, qu’il a raconté ses aventures à sa famille, à ses voisins, à ses amis, au bistrot… Ce monsieur tout chenu, penché sur sa charrue tirée par des bœufs, est un agent de la modernité dans son village. Donc, avec un travail d’historien sur la photographie, on peut montrer une situation de manière simple.

Je peux donner un autre exemple, celui de la photographie d’un cerf-volant. On sait par qui elle a été prise, un aristocrate catholique préoccupé par la sécurité des marins-pêcheurs, qui a fondé, entre autres, l’association « Les abris du marin », Jacques de Thézac. Sur cette photographie, datée des années 1920, on voit aussi un bateau de pêche, parce qu’il est préoccupé par les catastrophes qui arrivent aux pêcheurs et il faut la radio à bord, mais c’est le début de cette technologie et il faut une antenne haute. Il a alors l’idée d’installer des antennes radio sur des cerfs-volants. Cela n’a pas eu de suite. Mais à la recherche de la modernité, de la modernisation, voilà ce que peut nous dire une photographie. Quelle autre source pourrait nous donner ça ? Quelle autre source pourrait nous dire à propos de ce pauvre paysan, peut-être de son fils : « mais il a connu… » tout ce que j’ai décrit, ou « la radio à bord des bateaux de pêcheurs »…

Un dernier exemple, qui a été le pire en termes de charge de travail : une photographie prise dans le port de Brest. On y voit un bateau plein de gens, pas très grand, et énormément de gens sur les quais et même sur un pont qui domine le port de Brest. On s’interroge. C’est une photographie appartenant à un collectionneur privé. On a fait une enquête et on a pu la dater à une heure près. Il faut tirer un fil, comme sur un document. Le bateau a été identifié, et à partir de là, nous avons pu établir que la photographie avait été prise le jour de la visite du président de la République à Brest, qu’il avait fait une excursion à Ouessant, on connaissait l’heure du départ, et grâce à une ombre créée par le soleil, on a pu certifier l’heure exacte. Là, c’est le bonheur d’aller trop loin, même si ce détail n’apporte rien.

Donc, la photographie, si on la critique bien, n’est pas plus difficile, c’est une autre technique, ce n’est pas plus difficile que de critiquer un document du 16e siècle ou un article de presse du 20e siècle. La photographie nous apporte beaucoup, servant à la fois à communiquer, mais aussi à découvrir, comme toute autre source, ni plus ni moins, si, et c’est essentiel, elle est critiquée et travaillée correctement.

On peut faire la même recherche en photographie qu’avec toute autre source. Moi, je l’ai fait un petit peu dans ma thèse et d’autres ont fait beaucoup mieux depuis. On peut travailler sur une chanson, avec toute l’illusion de croire que la chanson décrit la réalité. Il y a un exemple que l’on connaît depuis cinquante ans et que je trouve génial. C’est celui d’un collègue ethnologue, Donatien Laurent, qui collectait des chansons, en particulier dans le Morbihan. Bien sûr je prends beaucoup d’exemples en Bretagne, que je connais bien, plutôt qu’en Alsace… Il a trouvé une chanson qui racontait le crime d’un jeune homme ayant laissé se noyer son ami dans un étang, au 18e siècle. Mais cet ethnologue à l’esprit rigoureux et scientifique s’est interrogé et, après avoir passé beaucoup de temps aux archives du Morbihan, il a trouvé une enquête judiciaire qui portait sur les mêmes faits et les mêmes personnages : le dossier de l’affaire ! Sauf que l’enquête n’avait pas abouti : le silence collectif face à la justice ou disons, face à l’écrit, alors que la chanson, elle, identifiait le coupable… Bien critiqué, le document oral peut donc être une source de grand intérêt, comme l’a démontré depuis la thèse d’Éva Guillorel, consacrée à cette exploitation de la chanson et au croisement avec les sources judiciaires24.

Depuis quelques années, la floraison des « histoires populaires » semble affirmer une vision plus politique de l’histoire sociale, davantage centrée sur les antagonismes et les conflits sociaux, y compris dans le domaine culturel. À ton avis, faut-il y voir désormais une forme privilégiée de l’histoire sociale ?

Je commencerai par la fin : forme privilégiée de l’histoire sociale, sûrement pas. À ma connaissance, il y a encore peu de ces « histoires populaires », peut-être quatre ou cinq, en comptant celle sur Nice, qui ne couvre que partiellement 19e et 20e siècles, mais qui est d’une grande qualité25. Je crois qu’il faut revenir sur le terme « histoire populaire », car dans les ouvrages que je connais, il y a des conceptions extrêmement différentes de l’histoire populaire. J’en vois au moins trois. C’est donc un terme facile et séduisant. Pourquoi existe-t-il ? C’est en raison d’une catastrophe, enfin j’exagère. Il est paru en France dans les années 1950 une Histoire du peuple français26 en cinq volumes, dirigée par Louis-Henri Parias et dont le vrai titre aurait dû être « Histoire de la population française », puisqu’il y intégrait toute la population, y compris les nobles. Donc, « peuple » voulait dire ici « population ». Ainsi, ce titre-là est pris en France, même si l’ouvrage, après soixante-dix ans, a pris de l’âge. Mais pour moi, en fait, le modèle est Howard Zinn, que j’ai cité tout à l’heure, avec son Histoire populaire des États-Unis27, titre de la traduction en français. Howard Zinn a écrit « histoire du peuple », au sens de l’ensemble des catégories les plus modestes, disons une « histoire des lapins » pour reprendre sa formule, mais son titre a été traduit par « histoire populaire ». Ce livre ayant marqué un tournant, il est commode de reprendre la formule, ce que j’ai fait avec mes collègues et amis. Donc, attention à l’expression « histoire populaire », qui peut vouloir tout dire. Autre exemple, le livre de Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les rêves28 : l’autrice affirme une conception de l’histoire populaire utilisée à dessein, parce qu’elle est femme, donc opprimée à ses yeux. Bien sûr, j’ai lu et apprécié ce livre, et il ne doit pas y avoir d’ambiguïté là-dessus. Au passage, le titre est magnifique. Mais ce n’est pas ma conception d’une histoire populaire.

Maintenant, l’histoire populaire est-elle appelée à devenir la forme privilégiée de l’histoire sociale ? Franchement, je ne crois pas beaucoup à l’avenir de cette formule, tout simplement parce qu’elle n’entre pas dans les cadres des carrières universitaires. J’en discutais dernièrement avec un collègue d’une université parisienne, qui faisait un tableau apocalyptique de ce qu’était en train de devenir selon lui l’université. Un souci légitime, car c’est trop facile pour un retraité de critiquer cet avis. Les carrières, mais aussi l’effet de mode, car on est plus à la mode aujourd’hui en travaillant sur l’histoire des femmes que sur ce qui serait une histoire populaire. Donc je ne crois pas beaucoup à l’avenir de l’histoire populaire.

De plus, je ne pense pas que cela soit une histoire plus politique. Je vais remonter jusqu’à Pierre Goubert, avec Louis XIV et vingt millions de Français, qui avait essayé de donner la parole « aux lapins », comme aurait dit Howard Zinn. Je dis bien « la parole », car quand on la cherche, on la trouve. Zinn donnait à ces gens une réalité historique, et surtout essayait de voir l’histoire avec leurs yeux, avec les difficultés et les risques que cela implique. J’en prends un exemple très concret et encore une fois, je m’en excuse, breton. En Bretagne, pour tous ceux qui aujourd’hui s’intéressent à l’histoire, 1532 est l’année de l’union de la Bretagne à la France. Mais à l’époque, environ 95 % des Bretons, soit l’immense majorité, n’étaient pas au courant. Donc, si on se place du point de vue du peuple, c’est une bêtise. Cependant, 1532 est une date très importante pour beaucoup de Bretons, car c’est l’année de la plus terrible famine qui ait jamais eu lieu en Bretagne. Lorsque François Ier est venu à Nantes, s’il était arrivé quelques mois plus tôt à cheval, il serait passé dans les rues entre les cadavres des morts de faim. Voilà un exemple très simple, presque caricatural mais il est exact, de deux manières d’écrire la même histoire. On pourrait écrire l’histoire de l’année 1532 de deux manières complétement différentes et sans le moindre rapport entre ces deux visions. C’est ce que j’appelle une histoire populaire, une histoire du peuple, et c’est, pour moi, essayer de prêter attention, et je dis bien « essayer », car ce n’est pas simple, à la manière dont le peuple ressent l’histoire.

Historien ou citoyen, le présent aide à réfléchir. Aujourd’hui, il peut y avoir des visions de la réalité de la France, ou de celle des États-Unis, très différentes selon, même pas le milieu social, mais l’individu dont on parle, peut-être avec une vision plus répandue en milieu populaire que dans les élites qui nous gouvernent de certaines réalités sociales, culturelles, sécuritaires ou autres. Voilà pour moi l’histoire populaire. Alors, comme tout est politique, bien sûr il y a une dimension politique, inévitablement ressentie par le lecteur. Mais en soi, je ne crois pas que cela soit une histoire qui relève, même en partie, du politique. C’est vraiment pour moi, et je tiens à cette association, une histoire sociale et culturelle. Et sociale en prenant délibérément un regard qui n’est pas celui habituellement évoqué dans les travaux d’histoire, celui des plus modestes. Sans caricature, un exemple me revient, celui de Pierre-Jakez Hélias dans un livre magnifique, Le Cheval d’orgueil29, qui explique comment était perçu l’instituteur dans son village : c’était « Monsieur l’instituteur », sachant que « Monsieur » en breton, c’est aussi le mot qu’on utilisait pour le curé ou le recteur du village. Avec le mot « Monsieur », on place l’instituteur au sommet de la hiérarchie sociale. Mais la société évolue et je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui un instituteur de ZEP soit perçu comme un notable de sa commune. Donc, on ne peut pas enfermer les gens dans une catégorie sociale et dire : « J’étudie telle catégorie ». C’est vrai même pour les ouvriers : je ne suis pas sûr qu’une caissière de supermarché perçoive aujourd’hui sa condition tout à fait comme un ouvrier de chez Renault ou, bien entendu, un ouvrier d’une toute petite entreprise de province.

Il y a toutes sortes de « lapins » : des Noirs, des femmes, des migrants, autant de personnes opprimées ou délaissées dans la société actuelle, et là on touche le problème de la revendication identitaire. Dans un livre récent, Gérard Noiriel s’inquiétait de la prise d’importance de la revendication identitaire par rapport à la question sociale30. Es-tu d’accord avec lui pour constater ce phénomène et t’en inquiéter ? Penses-tu qu’il puisse peser sur le travail des historiens, notamment dans le domaine de l’histoire sociale ?

D’abord, je suis d’accord avec Gérard Noiriel, un excellent collègue qui a fait beaucoup de choses intéressantes. Peser ? Oui, parce que cela peut avoir du positif, mais aussi du négatif. La mode, on va dire intellectuelle, influence le choix des sujets des historiens. Si j’écris aujourd’hui un livre sur l’oppression dont sont victimes les femmes, je trouverai beaucoup plus facilement un éditeur que si je propose la monographie d’une usine. Donc une influence, bien sûr, et cela pose un problème. Cela étant, on rejoint quelque chose de très général : une forme de méconnaissance, ou plus exactement – je fais très attention aux termes que j’utilise – le fait qu’on n’ait pas donné à la plupart de nos concitoyens les éléments pour prendre le recul nécessaire par rapport à cette notion d’identité. Et on ouvre là un autre débat, très vaste, sur l’enseignement de l’histoire.

Un exemple concret : pratiquement à chaque fois que j’apparais en public, j’ai droit à une question sur l’identité bretonne. Ce qui me frappe régulièrement, c’est l’ignorance des gens qui m’interrogent, par rapport à la Bretagne et à son histoire, au point que dans certains cas extrêmes on ne parvient même pas à discuter. Ils savent. Il y a bien une question d’information et de formation, et ce n’est pas un historien tout seul qui peut régler le problème, ni même un petit groupe d’historiens, c’est donc un problème de fond de notre société. Donc, oui, il y a un problème, et puisque tu illustrais ta question par l’histoire des femmes ou celle des esclaves et descendants d’esclaves, il y a également la même forme de méconnaissance sur ces questions-là. Je connais mieux le cas des esclaves, puisqu’il se trouve que je travaille sur ce dossier en ce moment. Je n’ai jamais entendu des militants, notamment ceux qui réclament des réparations, évoquer la manière dont les Européens – ce qui évidemment ne retire rien à l’horreur – achetaient les esclaves. Les vendeurs étaient des Africains : soit des souverains africains, soit des marchands africains. Là encore, récemment, je discutais avec un OQTF, un migrant guinéen sans papiers théoriquement voué à partir. Je lui ai demandé s’il connaissait cette histoire, il m’a répondu qu’il avait appris à l’école, en Guinée, que les vendeurs étaient les rois africains. Je pense que les militants, en France, feraient bien d’aller à l’école en Guinée… Pourquoi est-ce important ? C’est bien un problème de questionnement, un mot-clé en histoire. Du coup, ce n’est plus le méchant Blanc, comme on me le racontait quand j’étais gamin, qui allait razzier les Noirs en Afrique pour les emmener aux Antilles. On est là, simplement, dans des pratiques du capitalisme. Ainsi, il y a des capitalistes européens, nantais par exemple, puis il y a des capitalistes africains, qui font ensemble des affaires lucratives. La vision du problème change alors : on n’est plus dans le domaine du racisme, ni dans celui du méchant Européen et du bon Africain, on est dans le domaine du capitalisme, avec ses profiteurs et ses victimes. Donc l’information, la formation et la connaissance, puisque j’ai parlé de méconnaissance, sont essentielles pour bien poser les problèmes. Dans bien des cas, une approche plus documentée permet d’aborder les choses autrement, de poser les bonnes questions et de faire progresser les connaissances. On en revient toujours aux mêmes exigences fondamentales.

Notes

1 Alain Croix, Nantes et le pays nantais au xvie siècle, étude démographique, Paris, SEVPEN-EPHE, 1974. Retour au texte

2 James B. Collins, Classes, Estates and Order in Early modern Brittany, New York, Cambridge University Press, 1994, traduction française : La Bretagne dans l’État royal. Classes sociales, États provinciaux et ordre public, de l’Édit d’Union à la révolte des Bonnets rouges, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. Retour au texte

3 Alain Croix, « Marx, la chaisière et le petit vélo », dans Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli, Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 51-71. Retour au texte

4 Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, Paris, Fayard, 1966. Retour au texte

5 Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle, traduit de l’italien, Paris, Aubier, 1980. Retour au texte

6 Natalie Zemon Davis, Le Retour de Martin Guerre, traduit de l’anglais, Paris, Robert Laffont, 1982. Retour au texte

7 Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France, 4 vol., Paris, Seuil, 1997-1998, t. 2 : Alain Croix, Jean Quéniart, De la Renaissance à l’aube des Lumières. Retour au texte

8 Howard Zinn, A People’s History of the United States, New York, Harper & Row, 1980, traduction française : Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 2003. Retour au texte

9 Eric Wolf, Europe and the People without History, Los Angeles, University of California Press, 1982, traduction française : L’Europe et l’histoire des sans-histoire, Montréal, Écosociété, 2023. Retour au texte

10 Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (xve-xviiie siècles), Paris, Flammarion, 1991 [1978]. Retour au texte

11 Benoît Garnot, Le Peuple au siècle des Lumières. Échec d’un dressage culturel, Paris, Imago, 1990. Retour au texte

12 Antonio Gramsci, Quaderni del carcere, 27, I, 1935, rééd. 1975, traduction française : Cahiers de prison, cahier 27, vol. 5, Paris, Gallimard, 1992, p. 337-338, cité dans Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume, Didier Guyvarc’h, Histoire populaire de Nantes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 22. Retour au texte

13 Michel Lagrée, Tombes de mémoire. La dévotion populaire aux victimes de la Révolution dans l’Ouest, Rennes, Apogée, 1993. Retour au texte

14 La phrase est introuvable dans les écrits d’Howard Zinn. Elle figure en réalité sur le bandeau du DVD du film réalisé par Daniel Mermet et Olivier Azam, Howard Zinn, une histoire populaire américaine. Du pain et des roses (Paris, Les Mutins de Pangée, 2015, 106 minutes), film dans lequel Howard Zinn est longuement interrogé. Elle semble donc en réalité issue de la complicité entre Howard Zinn et Daniel Mermet. Retour au texte

15 Alain Croix, La Bretagne aux 16e et 17e siècles. La vie, la mort, la foi, 2 vol., Paris, Maloine, 1981. Retour au texte

16 Alain Croix, Thierry Guidet, Gwenaël Guillaume, Didier Guyvarc’h, Histoire populaire de Nantes, op. cit. Retour au texte

17 Id., Histoire populaire de la Bretagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. Retour au texte

18 Alain Croix, Didier Guyvarc’h (dir.), Guide de l’histoire locale, Paris, Seuil, 1990. Retour au texte

19 Notamment, Alain Croix, Jean-Yves Veillard (dir.), Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2001. Retour au texte

20 Alain Croix, Didier Guyvarc’h, Marc Rapilliard, La Bretagne des photographes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. Retour au texte

21 Alain Croix, Didier Guyvarc’h, Timbres en guerre. La mémoire des deux conflits mondiaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Retour au texte

22 Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au xviiie siècle, Paris, Plon, 1973. Retour au texte

23 Alain Croix, Marc Rapilliard, Jean-Claude Potet, Photographes en Bretagne, tradition et modernité, Châteaulin, Locus Solus, 2022. Retour au texte

24 Éva Guillorel, La Complainte et la plainte. Chanson, justice et cultures en Bretagne (xvie-xviiie siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. Retour au texte

25 Philippe Jérôme, Ernest Pignon-Ernest, Nice, un siècle d’histoire populaire (1860-1960), Nice, Éditions Gilletta, 2016. Retour au texte

26 Louis-Henri Parias (dir.), Histoire du peuple français, 5 vol., Paris, Nouvelle librairie de France, 1954-1967. Retour au texte

27 Howard Zinn, A People’s History of the United States, op. cit. Retour au texte

28 Michelle Zancarini-Fournel, Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France, de 1685 à nos jours, Paris, La Découverte, 2016. Retour au texte

29 Pierre-Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil, Paris, Plon, 1975. Retour au texte

30 Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2021. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Alain Croix et Philippe Daumas, « « Toute histoire est sociale ! » », Revue d’histoire sociale [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=105

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Alain Croix

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