Nelly Feuerhahn est docteure en psychologie (1978) et chercheure honoraire au CNRS. On lui doit plusieurs ouvrages : Le Comique et l’enfance (Presses universitaires de France, 1993), Traits d’impertinence : histoire et chefs-d’œuvre du dessin d’humour de 1914 à nos jours (Somogy, 1993), Maurice Henry. La révolte, le rêve et le rire (IMEC/Somogy, 1997) et d’autres, dont avec Thérèse Willer : Bosc, de l’humour à l’encre noire (Musées de la ville de Strasbourg, 2014) et plus récemment une présentation pour Les Métamorphoses du vide de Maurice Henry (réédition Sandre, 2018).
Depuis plus de 35 ans, tu consacres une grande part de ton activité à une association, CORHUM, et à une revue nommée Humoresques. Peux-tu nous expliquer en quoi consistent cette association et cette revue ?
Humoresques est un lieu d’expression pluridisciplinaire des recherches concernant les différents genres du risible. Chaque numéro est centré autour d’un thème, mais le caractère transdisciplinaire de l’humour permet, dans la plupart des cas, d’aborder ce thème sous les aspects les plus divers : littéraire et linguistique, psychologique et psychanalytique, anthropologique, iconique, etc. La revue a été créée par l’Association pour le développement des recherches sur le comique, le rire et l’humour – CORHUM –, fondée en décembre 1987. C’est aussi un lieu de rencontres et d’échanges pour tous ceux qui s’intéressent à une réflexion sur l’humour. Un site, <www.humoresques.fr>, propose des informations sur les actualités de la recherche, les expositions, les publications1. La Fondation maison des sciences de l’homme (FMSH) diffuse la revue, avec le concours toujours enthousiaste de Corine Le Carrer, médiatrice scientifique. Les exemplaires sont disponibles au LCDPU (Le Comptoir des presses d’universités) et à la librairie Le Comptoir, sise au premier étage du 54 boulevard Raspail, à Paris.
Est-il évident, en 1987, de fonder une revue sur un thème qui semble secondaire, voire futile, aux yeux de bien des gens ?
Au départ, c’est le constat d’une absence de légitimité académique des thèmes de recherche sur le comique, l’humour et le rire qui a réuni par cooptation un petit noyau de chercheurs isolés dans leurs secteurs respectifs2. Soit six personnes ou, selon la loi de 1901, un quorum suffisant pour fonder une association, bientôt dénommée CORHUM, sigle formé sur nos trois domaines de recherche : le comique, le rire et l’humour3. Repérer et faire (se) connaître les chercheurs isolés et/ou relégués dans les placards du savoir académique fut le premier objectif. Il s’agissait de fonder un lieu de visibilité pour des travaux existants, mais disséminés, et donner aux chercheurs des occasions de rencontres et d’échanges.
Un premier colloque international, intitulé « L’Humour d’expression française », rassembla 54 intervenants, colloque tenu à Paris du 27 au 30 juin 1988. Son intitulé indiquait le sens fondateur d’un projet unique en son genre, consacré à des études pluridisciplinaires concernant le comique, le rire et l’humour. L’allocution d’ouverture, tenue par Stélio Farandjis, secrétaire général du Haut conseil de la francophonie4, salua la spécificité culturelle et linguistique des travaux. Ensuite, unanimement applaudi, Alfred Sauvy5 convoqua joyeusement de multiples souvenirs, dont ceux de Tristan Bernard, de Jacques Tati et d’autres. Autant de souvenirs évoqués dans son livre Aux sources de l’humour (Odile Jacob, 1988), alors récemment publié. L’intervention passionnée de Violette Morin6 suivit, formant un parrainage très remarqué. La publication des actes en deux volumes de ce premier colloque international7 scella les bases de cette revue francophone innovante, dénommée Humoresques.
La capacité de rire existe chez tout individu, mais les raisons de rire sont multiples et variables selon les époques, les lieux, les milieux, les cultures, etc. Aussi, partant du fait que l’humour ne relève pas d’une seule discipline, il convient de l’aborder par la prise en compte de ses formes expressives langagières, gestuelles, culturelles, graphiques, et de ses composantes cognitives et émotionnelles8. Or, la connaissance de cet objet complexe est institutionnellement entravée par l’inexistence d’un domaine académique qui le prenne en compte dans sa totalité. Il y a certes des études littéraires sur le théâtre de Molière, des textes de référence comme Le Rire d’Henri Bergson, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient de Sigmund Freud et quelques autres études, mais chacune isolée dans un cadre disciplinaire. Créer un lieu de convergence pour publier ces travaux, tel était le défi à relever.
L’intérêt pour notre colloque international fondateur fut très vif et réunit un nombre important de chercheurs parmi les participants. Confirmant notre intuition, les différentes sections du colloque indiquent la riche diversité de recherches en cours9 :
-
L’humour, cette énigme (Henri Baudin, Violette Morin, Adolphe Nysenholc…)
-
Rires littéraires (Judith Stora-Sandor, Joë Friedemann, Charlotte Wardi…)
-
L’Humour en scène (Petr Kral, Denise Therrien…)
-
L’humour en images (Thierry Chabanne, Jacques Tramson…)
-
Satire politique (Béatrice Didier, Nelly Feuerhahn, Roselyne Koren…)
-
La genèse de l’humour (Françoise Bariaud, Paul McGhee, Jean-Charles Chabanne…)
-
L’humour et la littérature enfantine (Susie Morgenstern, Françoise Levy, Michel Defourny…)
-
L’humour en action (Anne-Marie Laurian, Yves Gentilhomme, Gisèle Tessier…)
-
L’humour d’ailleurs (Haïm Vidal Sephiha, Christiane Achour, Christopher Leeds…)
Vous êtes-vous arrêtés en si bon chemin ?
À la suite de cette opération, un petit groupe de travail se constitua avec des journées d’étude organisées par le CRIH (Centre de recherche interdisciplinaire sur l’humour), créé à Paris-8 à l’initiative de la sémillante Judith Stora-Sandor, élue présidente de la CORHUM. Dans ce cadre interne, des Cahiers de recherche furent réalisés à partir de 1990 et jusqu’à 2001 sur les thèmes suivants : Féminin/masculin, humour et différence sexuelle (1994) ; Le discours comique (1995) ; Humour graphique (1996) ; Peut-on rire de tout ? (1997) ; L’humour dans l’enseignement (1998) ; Rire au cinéma (1999) ; Humour et mauvais goût (2001). Déjà apparaît l’intérêt pour le comique lié au genre d’une part et à l’humour graphique d’autre part, domaines qui anticipaient les nombreux travaux et manifestations médiatiques de tous ordres qui suivirent10.
Parallèlement, CORHUM organisa neuf colloques internationaux de 1988 à 2013, dont les communications ont contribué aux contenus de la revue Humoresques ou d’autres publications :
-
1988 : « L’humour d’expression française » (Actes publiés chez Z’éditions, Nice, 1990, 2 vol.) ;
-
1990 : « Humour et identité » ;
-
1992 : « Le monde du rire et le rire du monde à Paris » (Une sélection des communications sous la direction de Nelly Feuerhahn et Françoise Sylvos est parue dans La Comédie sociale, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1997) ;
-
2000 : « 2000 ans de rire. Permanence et modernité » (Actes publiés dans les Annales littéraires de l’université de Franche-Comté, série « Linguistique et sémiotique », 42, Presses universitaires Franc-Comtoises, 412 p., vente en librairie ou chez le diffuseur : Les Belles Lettres, 95 boulevard Raspail, 75006 Paris) ;
-
2002 : « Rire de l’Autre, rire avec l’Autre » (Cahiers de l’IUT de Paris, Université René Descartes Paris-5) ;
-
2005 : « La comédie de l’amour » (Actes dans la revue en ligne canadienne @nalyses) ;
-
2007 : « Faire rire, mode d’emploi ». Une sélection des communications a paru dans le no 27 d’Humoresques, Printemps 2008 ;
-
2009 : « Traduire, transposer, adapter le comique et l’humour », Paris-3. La première partie des Actes est parue dans le no 34 d’Humoresques, « Traduire l’humour », automne 2011, la seconde partie dans le no 37, « Adapter le comique et l’humour », printemps 2013 ;
-
2011 : « Humour et enseignement », les 13-15 octobre 2011 à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines ;
-
2013 : « Le rire du pauvre », les 21-23 novembre 2013 à l’université de Nanterre. Publication des Actes dans le no 40 d’Humoresques, « Le rire du pauvre », automne 2014.
Humoresques devint ainsi une fenêtre de visibilité pour les travaux des chercheurs, en particulier les jeunes chercheurs ou doctorants. Grâce à ces colloques organisés chacun par un responsable spécialisé sur un thème, ces lieux d’échanges et d’information scientifique transdisciplinaire donnèrent lieu à la publication de 42 numéros, dont la fréquence a varié d’un numéro annuel de 1989 à 1999 à deux numéros de 2000 à 2014, puis un numéro en 2015 et le dernier en 2017. Le catalogue avec les sommaires des numéros est présenté sur le site <www.humoresques.fr>, créé par Alban Poirier (1943-2021) et téléchargeable. Les thèmes traités dans chaque volume d’Humoresques s’intéressent aux identités culturelles propres au comique, aux études formelles des procédés et des modalités expressives, aux techniques de diffusion médiatique, aux questions sociopolitiques ou sociétales, à l’iconographie. Chaque numéro d’Humoresques propose en outre un dossier illustratif sur le thème du numéro figuré sur la couverture.
Lorsqu’on lit la liste des numéros, on est frappé par leur diversité et leur richesse, mais aussi par l’omniprésence de l’histoire sociale. Est-ce volontaire ou la thématique de l’humour s’y prête-t-elle particulièrement ?
L’orientation générale de la revue s’est faite selon la nature des nombreuses propositions d’auteurs appartenant à des disciplines variées. Cette approche plurielle donne une représentation du comique, du rire et de l’humour proprement kaléidoscopique, mais révélatrice de la diversité des points de vue et surtout de l’extrême subjectivité qui s’attache à la compréhension du risible. L’histoire sociale peut s’y lire selon les divers appuis théoriques proposés, mais sans dogme. Humoresques n’est pas un journal militant fondé sur des analyses critiques de la vie politique, même si celles-ci sont parfois exposées, voire implicitement défendues par leurs auteurs. Au cœur des thématiques traitées au fil des trente années d’existence de la revue se pose la question des modalités d’expression du rire, du comique et de l’humour dans les transformations sociales et de leurs sens.
Certains domaines apparaissent et innovent, comme la multiplication des techniques de diffusion médiatique (spectacles vivants, radio, télévision, théâtre, presse, bande dessinée, film, et plus que jamais actuellement les réseaux sociaux). Leurs effets sur les contenus des messages ont ouvert de nouveaux champs de recherche. La culture comique issue des banlieues a trouvé une visibilité jamais atteinte et exerce une influence majeure sur les jeunes (Le « Jamel Comedy club » par exemple) et par conséquent sur leur émergence sociologique. La place des femmes humoristes dans des spectacles « seule en scène » a bouleversé le paysage social en innovant avec l’expression d’une parole désinhibée. Exploitant ouvertement ce qui relevait autrefois de l’interdit sous couvert de pudeur, ces nouveaux messages à buts ludiques s’avèrent profondément subversifs.
Des transformations profondes se lisent aussi dans l’importance prise par la publication de nombreux ouvrages sur l’humour et le rire, dont rend compte entre autres le site d’Humoresques avec une rubrique bibliographie. Force est de constater que de continent enfoui, les publications et les manifestations fondées sur l’humour (ce terme désormais considéré comme générique) ont pris une place de plus en plus envahissante. S’il n’est pas question de censure, les textes retenus pour Humoresques par un comité éditorial chaque fois différent selon les spécialités traitées, répondent avant tout à un critère de sérieux intellectuel. Les auteurs présentent des analyses, apportent des contributions originales à l’histoire culturelle, politique ou sociale, mais le lecteur est le juge ultime de l’interprétation. Rares furent les articles refusés par le comité de rédaction pour une expression « politiquement incorrecte ». A contrario, le cas de l’humour scatologique, thème surprenant d’un numéro en 2005 dirigé par Christian Moncelet, s’est avéré très demandé en raison de son originalité et de la qualité pluridisciplinaire de son traitement.
La question de l’humour graphique occupe une place importante parmi les autres analyses, en dépit d’une difficulté particulière qui tient à la protection des droits des auteurs interdisant de reproduire librement les œuvres. Toutes les images de couverture de la revue participent du contenu et sont complétées à l’intérieur par des dossiers illustratifs, soit sur le dessinateur, soit sur une sélection de motifs en rapport avec le thème11. Des artistes ont prêté leur concours de manière plus directe en réalisant un dessin original : Jean-Pierre Desclozeaux, Cardon, Kerleroux, Jiri Sliva, Soulas par exemple.
Tous les genres ont été abordés, de la légende illustrée, de la caricature en différentes périodes, du gag graphique, de la bande dessinée, des estampes, de la presse satirique au roman graphique. Les techniques de l’expression humoristique sont analysées dans la revue, de même que les études d’un vocabulaire graphique maîtrisé au fil du temps et de la personnalité des artistes. Certains numéros ont été spécifiquement consacrés à l’humour graphique (« L’image humoristique », no 3, 1992 ; « L’humour graphique fin de siècle », no 10, 1999 ; « Humour et satire graphique », no 23, 2006 ; « Histoire, humour et caricatures », no 29, 2009).
Depuis une quinzaine d’années, l’humour est l’objet de nouveaux questionnements liés à des événements dramatiques, mais aussi au poids croissant du politiquement correct. Comment les dessinateurs de presse rendent-ils compte de ces évolutions ?
Les types d’humour véhiculés dans la presse sont dépendants des orientations idéologiques de leurs supports. Au service d’objectifs militants comme de cibles purement ludiques, le dessin de presse et la caricature, plus dépendants de l’actualité politique, ne représentent pas la totalité des productions. Certains dessinateurs ont déserté le dessin à connotation politique en raison des contraintes du genre, où les représentations perdent leur sens critique avec l’oubli du contexte. En outre, la nature des gags visuels et leur réception ont radicalement changé, même si la stylisation graphique ne connaît pas de frontière. Selon les périodes, les limites de l’acceptabilité de l’humour varient, le dit « politiquement correct » affecte plus ou moins la créativité et la diffusion des images. Les dessins publiés avec une innocence joyeuse dans le Paris-Match d’après-guerre n’ont plus rien à voir avec ceux plus virulents de Charlie-Hebdo, désormais associés à l’horreur du 7 janvier 2015 lorsqu’eut lieu l’effroyable tuerie des artistes d’excellence que furent Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski. Le dessin d’humour porte moins sur une cible dont est dénoncée la violence ou l’iniquité que sur une interrogation qui convoque l’absurdité du monde. Ce dessin plus libre dans son inspiration découvre de nouveaux territoires de contestation que sont la « normalité » implicite de la vie quotidienne et ses valeurs existentielles. L’humour des dessinateurs dévoile et esthétise l’insolite d’un regard critique ou taquin sur le monde.
Comment la revue Humoresques a-t-elle abordé l’histoire culturelle et sociale ?
Le premier et le dernier numéro de la revue apportent une démonstration frappante du champ exploré en trente ans, des terrains les plus évidents aux zones marginales encore en friches.
« L’humour juif », traité dans le premier numéro de la revue en 1989, aborde une forme qui caractérise un groupe humain du fait de sa religion, de son histoire, de sa stigmatisation mais aussi des transformations causées par ses mouvances géographiques. Un groupe humain dont l’humour représente une caractéristique est un cas exceptionnel, qui méritait bien d’inaugurer la réflexion sur notre objet de recherche. Les humours anglais, américain, d’Europe centrale ou d’Afrique ne manquent pas non plus d’originalité et ont été abordés au titre de leurs qualités culturelles, mais ne figurent qu’exceptionnellement comme une caractéristique locale définissant leurs peuples. Si le rire soude les groupes en les distinguant les uns des autres, la variabilité du talent à le susciter ou à l’exploiter apparaît dès lors comme un ciment social qui n’a pas encore dévoilé tous ses mystères.
Avec le dernier numéro paru en 2017, intitulé « Le rire et la bêtise », la situation est totalement différente. Il n’existe aucune légitimité à définir un groupe social sur ce critère. Pourtant, la culture dispose de personnages de théâtre, littéraires ou cinématographiques qui exploitent cette incapacité de certains à agir avec la sagesse attendue, ceux qui ouvrent des voies invraisemblables vers l’absurde. Car il s’agit bien de cela avec les manifestations de la bêtise, où j’ai tenté de lire « une autre intelligence du rire12 ». Personne ne se revendique d’un groupe humain fondé sur la bêtise… sauf à s’en distinguer par son déni et désigner autrui par des plaisanteries faciles fondées sur le dénigrement, voire la xénophobie. Et il y a pléthore dans cette culture des plaisanteries « bêtes ». La formule définitive de Coluche reste exemplaire d’une autocritique valorisante qui retourne la bêtise et ouvre un nouveau champ : « Je suis capable du meilleur comme du pire, mais pour le pire, c’est moi le meilleur ! »
Les études de la satire (graphique, littéraire ou médiatique) sont présentes dans la revue où elles illustrent le plus souvent des moments anecdotiques de l’histoire et de la culture. Le répertoire de ces anecdotes constitue un fonds important qui, en transmigrant à travers les périodes historiques, constitue un véritable réservoir de stéréotypes risibles. L’humour permet l’étude de ces marges de la rationalité socialement admise, où il apparaît comme une soupape pour échapper aux pièges des situations ambiguës. L’inadaptation sociale exprimée ou figurée allusivement révèle des évidences masquées par-delà le ridicule, la surprise humoristique s’introduit dans le malaise comme dans le merveilleux, l’énigmatique, le poétique… Le rire des enfants pose aussi la question d’une innocence de début du monde, une énigme qui reste posée dans « L’enfance du rire », (no 30, 2009)13.
S’il fallait dresser un bilan de l’aventure du CORHUM et d’Humoresques, quel serait-il ?
Au terme de ce survol de la belle aventure d’Humoresques, il s’avère plus évident qu’avec l’humour, cette intelligence émotionnelle agit comme un révélateur implicite des inconscients et des impensés culturels. Avec la caricature et le dessin d’humour, le rire donne une figurabilité aux intentions non avouables propres aux individus comme aux situations politiques ou sociétales. Ainsi l’analyse du comique, du rire et de l’humour contribue-t-elle à l’élucidation de notre univers de valeurs pour notre plus grand plaisir. Il reste fort à faire, et la fin de la publication n’est liée qu’à l’épuisement qui frappe l’économie des revues indépendantes. Également responsables sont les modalités et contraintes d’expression académique des jeunes chercheurs à l’heure du numérique. La visibilité de l’humour, désormais assurée par de multiples canaux médiatiques, doit sans doute attendre l’heure de son bilan. Dans l’espace académique, il faut saluer la place prise par la revue Ridiculosa, soutenue par l’université de Bretagne occidentale à Brest, à l’initiative de Jean-Claude Gardes14. Dans l’immédiat, le site d’Humoresques poursuit sa mission d’information, avec différentes rubriques : des annonces de colloques ou appels à communications, la présentation d’expositions en lien avec le comique et l’humour. Enfin, la rubrique bibliographie propose une sélection des ouvrages récents ou redécouverts.
Il reste à répondre à une ultime question : pourquoi avoir choisi d’intituler la revue Humoresques, d’un mot absent du dictionnaire ?
Il est assez surprenant que les différents dictionnaires disponibles aussi bien anglais que français ignorent le mot « humoresque ». En revanche, « humoreske » figure dès le 19e siècle dans les différents dictionnaires allemands, et ce terme définit une « petite histoire humoristique (en littérature) et également un petit morceau musical plein d’humour (construit sur le modèle de grotesk, burlesk) ». En 1839, avec la création de son Humoreske op. 20 pour piano, Robert Schumann (1810-1856) donne une plus grande visibilité au mot dans les milieux culturels, en Allemagne comme dans les autres pays européens. Le compositeur et pianiste allemand, largement reconnu pour ses contributions à la musique romantique, y exprime un sentiment poétique qui associe lyrisme, intimité et verve, un mélange heureux d’exaltation et d’esprit farceur15. Or, au début du 19e siècle, les préférences et les compétences littéraires du musicien sont en concordance non seulement avec les auteurs anglophones satiriques majeurs que furent Laurence Sterne (1713-1768) ou Jonathan Swift (1667-1745), auteurs lus dans la bibliothèque de son père, libraire, éditeur et écrivain16, mais aussi et surtout avec celles de contemporains, en particulier Jean-Paul Richter (1763-1825) et Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), dont la trace se lit dans les titres de ses œuvres : « Fantasiestücke à la manière de Callot », « Kreisleriana17 », etc. Schumann, en lutte contre le sentimentalisme mièvre et les « philistins » – personnes bornées, hermétiques aux arts et aux lettres –, est évidemment sensible à l’ironie du poète Heinrich Heine (1797-1856), comme aux aphorismes du savant Georg Lichtenberg (1742-1799). Tous ont des affinités avec la fantaisie, la satire, l’ironie, l’imagination et ce fameux Witz dont Freud fera découvrir tout l’intérêt au début du 20e siècle.
De l’humour à humoresques il n’y a qu’un pas !
Le mot « humor » apparaît au 18e siècle, provenant de l’anglais emprunté lui-même auparavant à l’ancien français « humeur » et revenu en France pour signifier « un penchant à la plaisanterie, l’originalité facétieuse18 », une manière de voir le comique des situations, les aspects ridicules, absurdes ou insolites de la réalité. Avec « humoreske », cette forme allemande au suffixe romanisé19, s’ajoute un sens pittoresque qui introduit la notion de caprice ou de fantaisie, une forme où Charles Baudelaire (1821-1867) sut caractériser le « comique absolu », opposé au « comique significatif » des Français20.
Dès lors, Humoresques, le titre de la revue, s’est imposé. Aucune frontière géographique, culturelle ou historique ne pouvait arrêter les études de l’humour.
