Cette contribution interroge ce qui relie et ce qui distingue la recherche historienne1 et l’initiation scolaire à l’histoire, l’historiographie et la didactique de l’histoire. Elle se demande à quels contenus d’histoire les élèves ont le droit d’avoir accès et quelles cohérences ou incohérences se dégagent au fil du parcours de formation, des plus petites classes aux enseignements supérieurs. Bien entendu, le fait d’adapter les contenus et les modalités des apprentissages d’histoire à l’âge des élèves destinataires a toute sa pertinence. Mais cela ne justifie pas pour autant n’importe quelle rupture de nature et de sens entre l’histoire développée pour les plus jeunes enfants et celle qui est destinée aux jeunes adultes. Par exemple, il serait insensé d’initier les premières classes à la légende de Guillaume Tell en la présentant comme un fait historique comme les autres, puis d’inviter des élèves d’un âge plus avancé à déconstruire cette légende en analysant son rôle dans la mythologie nationale de la Suisse. Cette réflexion met ainsi en jeu le respect dû à tous les élèves pour que l’histoire à apprendre ne soit pas ennuyeuse et se montre à la hauteur des enjeux d’émancipation qui la caractérisent. Or, pour tenir ce cap, il importe aussi que l’étude didactique de ces apprentissages d’histoire demeure suffisamment reliée à la recherche dans cette discipline.
Des voies sans issue de la didactique de l’histoire
La science sociale qui examine les différentes modalités d’initiation, de transmission et d’appropriation de la connaissance historienne, la didactique de l’histoire, s’est développée assez récemment et a pu surtout s’affirmer, d’une manière générale, dans le cadre des lieux de formation à l’enseignement. Elle est donc confrontée à un enjeu d’autonomie à l’égard de ces structures de formation qui dépendent pour la plupart, ou dépendaient à l’origine, des institutions scolaires et de l’État. Certes, la tendance à l’universitarisation des formations à l’enseignement a eu pour effet bienvenu de renforcer leur autonomie pour aller dans le sens d’une recherche plus indépendante. Mais la dimension de subordination n’a jamais cessé pour autant de s’affirmer, notamment pour que ces formations à l’enseignement intègrent suffisamment dans leurs contenus des éléments normatifs comme les programmes scolaires ou des injonctions politiques particulières.
Qu’en est-il alors de l’affirmation de la didactique de l’histoire comme champ scientifique2 ? L’évolution des recherches en didactique de l’histoire dans l’espace francophone européen et québécois a donné lieu récemment à une note de synthèse3 qui met en évidence trois moments à la fois consécutifs et concomitants, soit trois axes dont la présentation se déploie par un récit chronologique selon une logique narrative qui tend à mettre en valeur chaque axe successif par rapport au précédent. Le premier axe se penche sur le fonctionnement normal de la classe d’histoire, en mettant en exergue l’existence autonome de la discipline scolaire vis-à-vis de l’histoire des historiennes et des historiens. Le deuxième axe se focalise sur l’apprentissage de la pensée historienne et les conditions de mise en œuvre des modes de raisonnement qui en découlent. Le troisième axe examine enfin des interactions sur le savoir au sein de la classe d’histoire décrites comme étant rapportées à des pratiques d’enquête scientifique.
L’une des caractéristiques de cette note de synthèse réside dans le fait que son organisation narrative mène à valoriser les travaux de ses deux auteurs et de leurs plus proches collègues. Or, comme nous l’avons déjà montré dans un commentaire critique4, cette manière de présenter les recherches en didactique de l’histoire est biaisée, parce que restrictive et non représentative, car excluant beaucoup de travaux. Elle mène en premier lieu à affirmer une prétendue indépendance de la didactique de l’histoire à l’égard de l’histoire en contournant le problème de sa dépendance potentielle à l’égard des institutions et des prescriptions officielles. Enfin et surtout, alors que nous nous trouvons dans un monde en crise marqué notamment par la montée de l’extrême droite et une crise des horizons d’attente sur fond notamment de dérèglement climatique, cette vision de la didactique tend à se laisser enfermer dans une sorte de tour d’ivoire en négligeant, malgré leur ampleur, les enjeux de société que l’apprentissage des sciences sociales se doit d’affronter.
Dans un livre récent5, l’un des rares auteurs dont les travaux sont valorisés par cette narration discutable exprime plus clairement encore la posture qui est sous-jacente à cette manière de voir. Didier Cariou se réclame d’un courant qu’il qualifie de minoritaire et qui représenterait à ses yeux une conception authentique de la didactique de l’histoire en ne se laissant pas happer par le capital symbolique supérieur que produirait l’histoire par rapport aux sciences de l’éducation. Ce procès en opportunisme adressé aux tenant·es d’une solide interaction avec la recherche en histoire est pourtant discutable pour deux raisons au moins. Il prétend que les membres du courant dont il se revendique ne seraient pas moins proches pour autant de la science historienne, alors que les références théoriques mobilisées pour ses analyses en sont assez éloignées. Elles se situent en effet dans la perspective d’une didactique comparée qui mobilise « des concepts et des modèles construits et utilisés par des didacticiens d’origines disciplinaires variées […] parce que les questions qui se posent à eux sont communes à tous les didacticiens, quelle que soit la discipline étudiée6 ». Par ailleurs, et c’est la seconde objection, l’auteur ajoute à sa critique un autre procès, en provincialisme cette fois, découlant de ce qui serait un regard trop prisonnier à ses yeux des seuls critères spécifiques de la discipline de référence. À cette affirmation, il croit bon d’ajouter, encore une fois de manière discutable, que cette approche disciplinaire à laquelle il dénie le statut de didactique s’arrêterait au seuil de la classe en ignorant la réalité effective des pratiques d’enseignement et des apprentissages. Cette généralisation est abusive, puisqu’il existe des travaux conciliant une volonté de se référer à l’historiographie critique et un examen critique de ce qui se passe dans la classe7. Elle est d’autant plus malvenue que cet auteur ne dit rien des enjeux de la réception des savoirs par les élèves en lien avec ce qu’ils en font, ou pas, dans leur manière d’être et d’agir, ou pas, dans la société. Or, si l’histoire qui s’enseigne et qui s’apprend n’est pas une discipline comme les autres, compte tenu des enjeux qu’elle porte et des finalités qu’elle poursuit8, elle n’en est pas moins, en premier lieu, une science sociale.
Initier à une histoire sociale savoureuse
L’histoire scolaire est constamment soumise à des pressions et à des controverses qui concernent en premier lieu des questions de programmes d’enseignement, à propos en particulier de la place attribuée au roman national9. L’histoire est née comme discipline académique et scolaire dans le contexte de l’émergence des États-nations et de l’invention de la tradition10, avec pour fonction première de contribuer à l’édification nationale. Depuis lors, elle s’est transformée pour devenir une science sociale critique capable de produire de l’intelligibilité du passé comme du présent. Mais tout le monde ne s’en est pas forcément aperçu, notamment dans le monde scolaire et autour de lui. Ainsi des stéréotypes savants, forgés par la recherche il y a des décennies et complètement remis en cause depuis lors, ont-ils néanmoins persisté dans le monde scolaire, à l’instar de récits mythiques fondateurs, de pyramides féodales simplificatrices, de conceptions biaisées de la Préhistoire, de l’Antiquité ou du Moyen Âge11.
Interroger ce décalage, sa raison d’être et les obstacles à l’appropriation d’une histoire savoureuse qu’il induit, constitue sans doute une première étape importante pour examiner les enjeux de la didactique de l’histoire, un champ de recherche fragile qui examine en particulier la transformation ou la transposition de savoirs historiens issus de la recherche en savoirs historiens à enseigner dans le contexte scolaire. Le concept de « saveur des savoirs » a été introduit par un didacticien des sciences, Jean-Pierre Astolfi12, en affirmant notamment la nécessité que ces savoirs transposés soient bien inscrits dans une discipline de référence, c’est-à-dire dans des didactiques disciplinaires, tout en se présentant comme intellectuellement stimulants pour leurs destinataires. Dès lors, cette question de la relation entre une discipline académique et sa didactique se révèle tout à fait cruciale pour penser la transposition didactique et les modalités de l’initiation, scolaire ou non scolaire, à cette discipline. Ce sera le fil conducteur de cette réflexion.
Précisons tout d’abord que la manière dont Astolfi concevait le rapport aux savoirs des didactiques disciplinaires se réfère au concept d’élémentation de ces savoirs, qui a été développé par des révolutionnaires français qui voulaient se donner les moyens de réaliser effectivement la perspective de la généralisation du droit à l’instruction primaire publique13. Nous savons aujourd’hui que cela n’allait pas fonctionner à ce moment-là, faute de moyens et de persévérance. Mais les protagonistes de l’époque ne le savaient pas, d’où l’intérêt de prendre au sérieux ce qu’ils ont alors imaginé et mis en place. La première des écoles normales qui a été constituée a d’abord dispensé un cours accéléré que ses bénéficiaires devaient reproduire et faire essaimer dans leur région. L’une des questions-clé qui était abordée dans ce cadre portait sur ce qui distingue l’élémentation des savoirs de leur abréviation lorsqu’ils ont été réorganisés, c’est-à-dire déconstruits puis reconstruits, pour être enseignés : il s’agit non pas d’une réduction, d’une simplification arbitraire, mais bien d’une mise en valeur de noyaux fondamentaux à partir desquels un apprentissage serait possible ; non pas d’un kit de survie, mais d’une mise en appétit ouvrant à une possible émancipation par les savoirs.
Ajoutons un autre élément : cette attention au concept d’élémentation des savoirs relève d’une approche historico-didactique14 qui consiste à examiner, en ce qui concerne l’enseignement et l’apprentissage des disciplines scolaires, comment, dans des situations du passé, des protagonistes de la transmission des savoirs ont affronté et géré des problèmes auxquels ils étaient confrontés dans un autre contexte, mais qui évoquent fortement tout ou partie de questions qui se posent encore aujourd’hui. Cette dimension de la didactique disciplinaire permet en particulier, en ce qui concerne l’histoire, de prendre en considération l’élémentation des savoirs, mais aussi, par exemple, la théorie du développement de Lev S. Vygotski15, qui vise à rendre possible un accès à de véritables savoirs scientifiques. En ce qui concerne les finalités axiologiques de l’initiation aux sciences sociales, elle incite aussi à s’intéresser à la pédagogie libertaire et anti-autoritaire de Francisco Ferrer16 ou d’autres auteurs, pour faire en sorte de mettre à distance les pratiques prescriptives et moralisatrices en préservant et promouvant l’autonomie de pensée des élèves ou d’autres publics17.
Si nous reprenons les questions et les concepts évoqués précédemment – stéréotypes savants, élémentation des savoirs, approche historico-didactique –, nous nous trouvons face à l’un des nœuds gordiens du passage et de la transmission de l’histoire aux générations à venir, un nœud qui concerne en premier lieu ce qu’il en est de la nature de cette histoire à enseigner et à apprendre ; ou, pour le dire autrement, ce qu’il en est du rapport de l’histoire scolaire avec les résultats de la recherche en histoire ; et aussi, par extension, pour en revenir à des enjeux déjà évoqués, ce qu’il en est du rapport de la didactique de l’histoire, qui examine les conditions de cette transmission, avec cette recherche en histoire.
Une grammaire du questionnement de l’histoire sociale à apprendre
L’ensemble des références issues de l’approche historico-didactique, auxquelles s’ajoute une approche sociodidactique qui nous incite à prendre en considération la réception de ces enseignements et de ces apprentissages de l’histoire par les différentes catégories de publics18, nous ont mené à élaborer une grammaire du questionnement de l’histoire scolaire. Pour permettre de stimuler et de mesurer l’exercice en classe d’une véritable pensée historienne, elle synthétise une série de questionnements et de composantes épistémologiques qui, croisés avec tel ou tel thème du passé, permettent d’apprendre à développer une telle pensée et à exercer ainsi un regard critique19. En amont de cette grammaire, trois questions préalables sont mentionnées qu’il convient de se poser avant et pour toute élaboration de séquences d’enseignement et d’apprentissage de l’histoire, afin d’expliciter le type d’histoire qu’il s’agit de privilégier. Tout d’abord, cette histoire, est-elle vouée à forger une identité ou un sentiment d’appartenance particulier ? Ou est-elle en quête de la construction d’une intelligibilité selon une pluralité de points de vue et d’échelles ? Ensuite, consiste-t-elle à présenter une narration du passé marquée par une exhaustivité apparente et constituée de faits bien établis ? Ou s’agit-il au contraire d’une histoire problématisée, développant des questions et donnant à voir les tâtonnements qui permettent d’élaborer des réponses ? Enfin, les questions chaudes et sensibles, y compris des temps les plus récents, sont-elles prises en considération ? Ou la préférence est-elle donnée à une histoire refroidie et sans la moindre prise de risque au niveau des réactions possibles des élèves ou de leur entourage ?
Sans vouloir trancher dans le vif chacune de ces trois questions, notre intention générale est bien de privilégier des apprentissages de l’histoire susceptibles de créer de l’intelligibilité plutôt que de l’identité, de se fonder sur des questions et des problèmes plutôt que sur des réponses toutes faites, d’aborder des questions chaudes et sensibles susceptibles d’intéresser des élèves au lieu de ne s’en tenir qu’à des situations considérées comme froides et lointaines. Mais cela appelle en même temps bien des nuances, notamment parce qu’il ne s’agit pas pour autant de privilégier tel ou tel type d’histoire au détriment de tous les autres dans une discipline toujours enrichie par la pluralité et la diversité de ses approches. En outre, si nous reprenons notre fil conducteur – la nature de la relation entre la didactique de l’histoire et la recherche en histoire – en l’appliquant plus spécifiquement à la notion d’histoire sociale, ces trois questions préalables pourraient se prolonger d’une manière quelque peu différente.
Précisons tout d’abord dans quel sens nous utilisons ici le terme d’histoire sociale. Il concerne la dimension collective, ainsi que les conditions et modalités qui permettent de faire société, c’est-à-dire de stabiliser l’existence d’une collectivité humaine par un certain lien social et une attention suffisante au bien commun. Il incite par conséquent, dans un premier temps, à se demander, pour reprendre les termes d’un plan d’études de fin de scolarité obligatoire dans le canton de Genève datant d’il y a un peu plus de vingt ans20, « comment les hommes [et les femmes], à différentes époques et dans différents contextes, ont vécu collectivement, se sont organisés en société, ont géré leurs conflits et la diversité de leurs points de vue et intérêts, ont répondu aux multiples questions fondamentales qu’ils se sont toujours posées (rapport à la nature, sens de la vie et de la mort, transmission des connaissances et des héritages, etc.) ». Par ailleurs, à nos yeux, la notion d’histoire sociale désigne en particulier, dans chaque société et pour chaque époque, les conditions matérielles de l’existence humaine, la répartition des ressources et les hiérarchies sociales qu’elle induit, les mécanismes de solidarité mis en place par la collectivité et les modes de conflictualité qui se développent potentiellement face aux réalités de la répartition inégalitaire des moyens d’existence dans l’espace public.
Dès lors, dans la perspective plus précise de cette histoire sociale, de son enseignement et de son apprentissage, comment nos trois questions préalables pourraient-elles être prolongées ? Rappelons qu’elles concernent respectivement la pluralité des appartenances et des références, la problématisation du questionnement historien et les questions sensibles. La première d’entre elles, autour de la notion d’identité, pourrait consister à se demander comment favoriser à travers l’apprentissage de l’histoire une prise de conscience sociale des contradictions et des conflits d’intérêts dans les sociétés du passé comme du présent ; comment mener chacune et chacun à interroger sa propre inscription dans ces réalités sociales contradictoires de l’histoire humaine. La deuxième question pourrait encourager à examiner la complexité des situations marquées par une problématique sociale en développant des réflexions et des narrations fondées sur un croisement de points de vue pluriels et contradictoires, dans la perspective d’un apprentissage factuel critique et d’une ouverture à un éventail de possibles. Enfin, la troisième interrogation pourrait inciter à traiter des thématiques de conflictualité sociale pour démêler leur complexité, montrer leur importance pour la compréhension des sociétés examinées et mettre en exergue le rôle possible du dissensus pour l’évolution des sociétés humaines vers davantage d’équité sociale.
Sans détailler ici toutes les composantes de cette grammaire du questionnement de l’histoire à apprendre, nous pouvons souligner quelques-unes des activités intellectuelles ou des dimensions qu’elle suggère de mobiliser en examinant une société. La première de ces activités, la comparaison, trouve sa pleine justification dans une définition de l’histoire que Marc Bloch avait proposée en 1937 : « En un mot, il n’y a vraisemblablement pas de meilleure définition de l’histoire que celle-ci : l’histoire est la science d’un changement et, à bien des égards, une science des différences21. »
Ainsi, l’action de comparer s’effectue en recherchant constamment à la fois des distinctions et des continuités entre les situations considérées. Elle comprend par ailleurs deux dimensions qui se complètent : l’une, déployée du présent au passé, qui examine l’étrangeté du passé ; l’autre, dans le sens inverse, qui cherche dans le passé de quoi expliquer le présent. Ce noyau dur du travail d’histoire est également associé aux activités de périodisation, qui consistent à prendre en considération le rapport au temps et à enrichir les observations sur le passé en variant leurs focales temporelles. S’y ajoutent en outre des éléments d’usages publics de l’histoire qui intègrent notamment les interactions de l’histoire et des mémoires, et plus généralement toutes les expressions de l’histoire dans l’espace public.
Des questions de nature anthropologique sur les collectivités humaines, une pluralité d’approches historiographiques possibles ou encore une variabilité des échelles d’analyse spatiales, temporelles ou sociétales complètent ce tableau au centre duquel figure la question du travail d’histoire tel qu’il permet d’accéder à une forme de conscience historique. Il est ici question de concepts temporels22 comme le champ d’expérience, notre passé, et l’horizon d’attente, notre avenir, avec ses lots d’attentes et de craintes, entre lesquels émergent au présent nos manières d’agir ou de ne pas agir. La reconstruction des présents du passé, c’est-à-dire des expériences et des contingences vécues dans leur présent par des hommes et des femmes de notre passé, procède ainsi d’un double processus intellectuel décrit par Carlo Ginzburg :
Les historiens commencent par des questions en utilisant des termes qui sont inévitablement anachroniques. Le processus de la recherche modifie les questions de départ sur la base de nouvelles sources, récupérant des réponses articulées dans le langage des acteurs et reliées aux catégories propres à leur société, qui est complètement différente de la nôtre23.
L’auteur précise également quelques lignes plus bas qu’avec ce travail d’histoire, « on part des questions étiques pour espérer des réponses émiques », ce qui signifie que l’on pose des questions au passé qui sont des questions du présent, avec des mots du présent, mais que l’on s’efforce ensuite de construire des réponses qui émanent de l’univers mental du passé et de son langage.
Cette explicitation d’un aspect central de ce qu’est le travail d’histoire est particulièrement utile pour réfléchir à la manière de faire en sorte que les publics scolaires aient accès à la pensée historienne et à des activités intellectuelles qui relèvent de son exercice à partir d’un regard spécifique sur le monde. Elle contribue de manière décisive à nourrir l’interaction nécessaire entre la recherche en histoire et la réflexion didactique sur cette discipline. Elle se heurte aussi naturellement à des difficultés sur le terrain, compte tenu de la force d’une certaine doxa dominante, de prétendues évidences qui sont des constructions sociales discutables, dès qu’il s’agit de définir ce que devrait être l’histoire à enseigner et à apprendre ; mais aussi parce qu’il ne va pas de soi de mettre effectivement en pratique ce processus critique d’aller et retour entre présent, passé et présent. À l’instar du concept d’élémentation des savoirs, il s’agit là en réalité d’une sorte d’horizon d’attente positif, d’objectif à poursuivre et à atteindre, la recherche en didactique de l’histoire consistant notamment à proposer des contenus et des situations concrètes pour l’expérimenter.
Un cas de figure préoccupant
Nous avons évoqué jusqu’ici l’importance d’une réflexion didactique attentive à l’épistémologie de l’histoire pour permettre à l’apprentissage de l’histoire de rendre accessible à ses publics une véritable pensée critique découlant d’un regard historien sur le monde. Il importe toutefois qu’à cette dimension concernant la nature de l’histoire qui est mobilisée s’associent une pertinence et une diversité de ses contenus. À ce propos, le concept de configuration historiographique proposé par Antoine Prost et Jay Winter à partir de l’histoire de l’historiographie de la Grande Guerre24 est particulièrement utile. Ces auteurs montrent qu’elle a été confinée dans un premier temps autour d’une approche politico-militaire « par le haut », avant de s’ouvrir plus tard aux dimensions économiques et sociales incluant les points de vue des témoins « par le bas », puis de s’élargir à des enjeux culturels qui incluaient les notions de représentation et de mémoire. Cette typologie en trois dimensions est tout à fait intéressante et peut se transposer à d’autres thématiques. L’enseignement de l’histoire a lui aussi d’abord été marqué par une forte prégnance de la configuration politico-militaire, alors que ses développements récents tendent à intégrer la configuration culturelle, qui ouvre à des aspects inédits du passé dont la prise en compte instille une certaine dimension innovante. Le risque est alors, peut-être, de négliger une dimension économique et sociale qui pourrait paraître plus austère et ne pas correspondre aux préoccupations prioritaires du moment.
Prenons juste un exemple dans la Suisse francophone. Au cours des dernières années, après une longue période de domination décisive des spécificités cantonales dans un contexte très fédéraliste et décentralisé, un plan d’études commun à tous les cantons suisses romands pour les classes de la scolarité obligatoire a été adopté à la suite d’une longue procédure et de bien des rebondissements. Cette mise en commun était totalement inédite, mais aussi originale dans la mesure où il ne s’agissait pas d’un programme d’enseignement, mais bien d’un plan d’études fixant des objectifs généraux d’apprentissage et des niveaux de complexité, sans tout dire des contenus à déployer. Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans les détails de la genèse de cette opération de mise au point d’un projet commun, mais seulement de souligner qu’en ce qui concerne l’enseignement de l’histoire, les objectifs ainsi définis et mis en avant se présentent comme plutôt novateurs et pertinents. Malgré quelques contradictions et maladresses typiques de ce genre de textes issus de longues concertations et n’ayant pu aboutir que moyennant des compromis, ce plan d’études propose des finalités critiques et rend tout à fait possible le développement d’une histoire scolaire suffisamment reliée aux développements de la recherche25.
Malheureusement, peut-être parce que ce plan d’études peut déconcerter à première vue une partie des milieux concernés et paraître trop difficile à mettre en pratique, l’opération s’est ensuite poursuivie par la mise au point, comme pour les autres disciplines, de moyens d’enseignement romands se présentant officiellement non pas comme des manuels, mais comme des ressources contenant un choix de séquences d’enseignement et apprentissage. Cependant, dans la mesure où les différents chapitres de ces moyens d’enseignement couvrent toute la chronologie prévue par le plan d’études, ils peuvent quand même être naturellement perçus comme une sorte de manuel. Cette situation pose alors question, puisqu’il s’agirait alors d’un manuel d’histoire unique distribué d’office à tous les élèves de la Suisse francophone. En outre, s’ils sont présentés comme des ressources mises à disposition, ces fascicules constituent en même temps, de fait, des contenus officiels de référence, au risque de se transformer, par les choix thématiques qu’ils manifestent, en une sorte de programme contraint, ce que le principe initial du plan d’études devait en principe éviter.
Ces éléments contextuels rendent d’autant plus pertinent un examen critique de ces moyens d’enseignement, dont nous n’évoquons ici que les contenus destinés aux trois dernières années de la scolarité obligatoire26. D’une manière générale, ils proposent des récits plutôt traditionnels en utilisant des documents-sources sous la forme d’extraits courts et superficiels, qui relèvent davantage de l’illustration que de l’incitation à l’analyse historienne. Nous n’allons pas analyser ici ces séquences du point de vue des activités proposées aux élèves, mais uniquement sous l’angle de leurs contenus factuels et historiographiques. En termes de questions sensibles, nous pouvons pointer en particulier la manière délétère dont est traité l’un des principaux enjeux historico-mémoriels dans le contexte helvétique : la crise des fonds juifs en déshérence des années 1990 et le problème de l’attitude des autorités et élites économiques suisses à l’égard du national-socialisme. Alors qu’une commission d’experts avait été mise sur pied et avait produit un travail très conséquent de mise à jour historiographique, le livre de l’élève pour les classes de 11e année se contente de mentionner qu’en 2002, « les résultats de cet important TRAVAIL DE MÉMOIRE [sic] [ont été] publiés, [mais que] toutefois l’opinion reste divisée quant aux conclusions des experts27 », sans rien dire de ces conclusions. Celles-ci posaient pourtant une question éthique d’envergure, les autorités et élites économiques suisses n’ayant pas été à la hauteur de leurs responsabilités morales, et représentaient en même temps une avancée historiographique et une reconnaissance louable de ces pages noires du passé helvétique. Dès lors, cette confusion de la mémoire avec l’histoire révèle ici une inquiétant absence de rigueur dans les moyens d’enseignement. Mais qu’en est-il par ailleurs de la dimension sociale de l’histoire ?
Une présentation officielle de ces moyens d’enseignement précise à ce propos que « le questionnement historien défini par le PER porte sur les concepts de démarches historiennes (sources, représentations de l’histoire, histoire et mémoire, chronologie et périodisation) et de l’étude des permanences et changements dans l’organisation des sociétés (dimensions sociale et culturelle, économique, politique et influence du fait religieux)28 ». Or, cette manière d’amalgamer les dimensions sociale et culturelle, en traitant à part la dimension économique, ne nous paraît pas anodine. Elle transparaît largement dans les contenus de ces séquences au détriment de la dimension sociale. Pour nous en tenir à un commentaire très général, les deux séquences de 10e année qui évoquent la naissance et l’affirmation de la Suisse moderne sont très significatives. Il y est certes question de la paupérisation et des luttes sociales dans l’espace helvétique, mais seulement à la marge. Guillaume Tell et l’image de la montagne sont bien évoqués, mais rien n’est dit de l’émigration vers des terres lointaines, de l’émergence d’une place financière, de la nature et des conditions de l’industrialisation. Cette dimension sociale est somme toute prise en étau entre des propos très institutionnels sur l’organisation de l’État et des prolongements portant sur des enjeux de représentation culturelle du pays. La transformation d’une société pauvre en une société prospère par le biais du développement d’une économie fortement externalisée ne se trouve pas au cœur de cette narration. Alors que l’insistance politique pour y faire figurer une histoire de la Suisse était forte, ce qui fait la spécificité de cette histoire au 19e siècle en termes d’histoire économique et sociale n’est finalement guère traité29.
Ces constats désolants autour du cas de l’enseignement de l’histoire en Suisse romande nous ramènent aussi à notre fil conducteur, quant au lien entre recherche historienne et didactique de l’histoire. L’existence d’un plan d’études relativement novateur, en phase avec une certaine conception critique de l’histoire à enseigner et apprendre, se trouve quelque peu invalidée par son prolongement dans des moyens d’enseignement qui paraissent en complet décalage. Ce dévoiement marque l’échec d’une ambition pourtant nécessaire, consistant à associer de manière cohérente une conception rigoureuse et innovante aussi bien de la nature des questionnements de cette histoire que de ses contenus factuels. Ainsi, le fait qu’il ait été impossible d’assurer de concert ces deux objectifs complémentaires montre combien il est difficile de maintenir en interaction et suffisamment en cohérence la recherche historienne et la didactique de l’histoire, et surtout ce qui découle potentiellement de cette difficulté.
Pour conclure sur un projet
Dans l’ouvrage majeur déjà mentionné de Jean-Pierre Astolfi, La Saveur des savoirs, qui s’inscrit dans une perspective générale incluant toutes les disciplines scolaires et toutes les disciplines scientifiques correspondantes, l’auteur insistait sur la nature paradoxale de la manière dont il entendait affronter les enjeux de savoir du point de vue de leur contribution à l’émancipation :
La promotion de la saveur des savoirs doit aujourd’hui lutter sur deux fronts opposés : celui des novateurs, qui préfèrent aux savoirs l’idée de compétences (transversales ou non) et celui des « rétronovateurs » […] qui les confondent avec un retour à des contenus traditionnels assez mécaniques. Au-delà de tout ce qui les oppose, il faut bien reconnaître que ces deux courants partagent paradoxalement une même conception minimaliste des savoirs : les uns pour dire que la mémorisation mécanique est suffisante à l’école, la compréhension étant appelée à venir plus tard ; les autres pour éviter l’enfermement disciplinaire, le savoir étant considéré comme une simple retombée de démarches bien conduites30.
Pour Jean-Pierre Astolfi, la saveur des savoirs se profile ainsi entre novateurs pédagogistes et « rétronovateurs », adeptes de pratiques magistrales et conservateurs. Nous pourrions alors transposer cette tension dans le champ de l’histoire enseignée et à apprendre, autour d’une didactique de l’histoire dans la cité qui soit productrice d’intelligibilité et qui se déploierait entre un front d’autonomistes affirmant avec force une sorte d’indépendance du champ de la didactique de l’histoire et un front de révérencieux à l’égard de l’histoire, leur discipline de référence, pour qui elle se suffirait à elle-même pour pouvoir être transmise. Cela donnerait alors, par transposition, la formulation suivante autour d’une autre impasse à dépasser, d’une impasse autrement exprimée qui est en quelque sorte quasiment la même :
Dans le champ de la didactique de l’histoire, il existe une autre ligne de crête qui tente d’éviter deux écueils et deux fronts opposés : celui des autonomistes, tenants d’une didactique conçue comme un champ autonome à l’égard de la discipline de référence, organisé autour de concepts et d’enjeux en principe communs à toutes les disciplines scolaires dans une perspective de didactique comparée ; et celui des révérencieux, tenants d’une didactique conçue comme une adaptation descendante d’une connaissance historique bien établie par la discipline de référence. Au-delà de tout ce qui les oppose, il faut bien reconnaître que ces deux courants partagent paradoxalement une même conception minimaliste des savoirs : les uns pour essentialiser leur centration exclusive sur les observations de ce qui se passe dans la classe, et prétendre être les seuls à le faire ; les autres pour négliger les conditions rendant possible une appropriation effective de connaissances historiennes par les élèves31.
Ces considérations théoriques et abstraites, appliquées à l’histoire sociale et à son rôle pour une mise en intelligibilité du monde, prennent tout leur sens en nous ramenant aux questions sensibles, aux dissensus et aux grandes controverses de société. Elles ouvrent à la possibilité d’une émancipation par les savoirs en faisant en sorte que les contenus de l’histoire enseignée et apprise intègrent une analyse critique des débats de société portant sur les droits sociaux, la solidarité ou le bien commun. Par des allers et retours entre passé et présent, des situations conflictuelles peuvent ainsi être examinées pour déconstruire les narratifs et les argumentaires favorables ou défavorables à chacun des droits sociaux effectifs, possibles ou ignorés ; en ayant particulièrement en tête, à propos de la défense de ces droits sociaux, la typologie de la rhétorique réactionnaire d’Albert O. Hirschman, qui met en évidence des mécanismes discursifs récurrents par lesquels la pensée dominante cherche à invalider toute tentative de réforme sociale32. En outre, pour toutes les situations historiques, il s’agit de ne pas laisser négliger l’approche économique et sociale et la configuration historiographique correspondante pour chercher à situer les acteurs et actrices dans la réalité de leur vie matérielle et des dynamiques qu’elle suscite, ou pas, dans la société. En d’autres termes, dans chaque situation du passé comme du présent, se pose toujours la question de savoir qui, par son travail, et dans quelles conditions, l’a rendue possible, en construisant les lieux ou les instruments de l’action, ou en les entretenant.
Dans la perspective d’une accession à une intelligibilité du monde réel effectuée à partir de l’apprentissage des sciences sociales, et en premier lieu de l’histoire, nous pourrions nous intéresser par exemple à une fiche de salaire pour en décortiquer tous les éléments relevant de la protection sociale, qui sont spécifiques à chaque contexte national mais tout de même comparables, pour interroger, du point de vue de l’égalité des droits et de l’équité sociale, leur histoire et son évolution (contexte de leur introduction, situation antérieure à laquelle ils devaient répondre), leurs modes opératoires et la réalité de leur fonction redistributive (mécanismes de financement, débats contemporains qu’ils suscitent, etc.). Nous pourrions aussi choisir des œuvres d’histoire sociale qui soient susceptibles d’inspirer un travail historien en contexte scolaire sur des questions sociales, comme les droits d’usage de la forêt33. Dans une perspective intersectionnelle, ce sont aussi toutes les formes de discriminations, et de luttes contre les discriminations, qui pourraient être examinées, comme avec le massacre des Italiens à Aigues-Mortes34 ou le statut des sardinières en lutte de Douarnenez35.
L’un des objectifs de la présente revue consiste ainsi à approfondir ces questions et à les poser autour de divers cas de figure dans la perspective de leur enseignement et de leur apprentissage par des élèves ou d’autres publics. Et il s’agit dès lors, bien entendu, de développer une réflexion didactique qui sache demeurer constamment en interaction avec les savoirs historiens et leur évolution. C’est l’un des défis auquel elle entend s’attacher.
