L’histoire est une discipline du décentrement. Les plis chronologiques et les espacements temporels permettent des comparaisons sur une même aire géographique. Comme le dit très justement Sylvain Piron dans l’introduction de son ouvrage, « une même situation historique englobe toujours des stratifications de formes culturelles d’âges différents » (p. 8). L’architectonique profonde du monde occidental est encore très largement fondée sur les cadres religieux hérités du Moyen Âge et de l’époque moderne. Il peut être difficile de cerner, à première vue, ce que l’on doit à ces périodes et au rôle spécifique qu’y joue l’Église (p. 9). Sylvain Piron relève donc qu’il « reste un impensé théologique au cœur de la raison économique » (p. 11). Plus précisément, c’est au 13e siècle que s’est constitué un certain type de rapport entre les individus, entièrement noué autour de questions morales formulées par les théologiens. Cette articulation ne s’est jamais défaite. Mieux, « les remaniements successifs de ce dispositif initial » ont épaissi « la composante théologique » (p. 11). Afin de formuler une problématique d’ampleur – et qui fasse droit à l’hypothèse d’une gangue théologique encore active dans les cadres économiques contemporains –, l’historien se concentre sur la façon dont l’Occident a opéré une véritable « occupation du monde » (p. 13), c’est-à-dire une préhension complète du réel (p. 16). Pour mener cette tâche (immense !), Sylvain Piron précise les limites de sa démarche : il s’agit, pour lui, de « formuler clairement certaines interrogations » et de « tracer quelques perspectives qui mettent en relation des domaines de recherche habituellement dissociés » (p. 17).
Le premier chapitre de l’ouvrage opère le renversement (classique depuis Marc Bloch) d’un passé interrogé à la lumière des « préoccupations contemporaines » (p. 25). Les transformations brutales du climat, conséquences de « l’industrialisation mondiale », sont analysées sans tenir compte du « facteur religieux » (p. 25). Sylvain Piron note que la possibilité même d’un « effondrement massif » est sans cesse écartée par la croyance en un progrès technique capable de « repousser les limites matérielles de la croissance économique » (p. 28). Pour mieux comprendre la place d’un imaginaire d’origine religieux (p. 32), l’auteur envisage de cerner « l’empreinte chrétienne » (p. 32) qui a constitué un appui potentiel aux entreprises de destruction environnementale. Il ne s’agit pas de faire primer le religieux sur le déchaînement industriel, mais de saisir ce que la chrétienté a ouvert comme possibles dans la préhension de la nature.
Sylvain Piron discute donc l’article célèbre de Lynn White Jr. sur les « racines historiques de notre crise écologique », paru dans Science en 1967. Le médiéviste américain pointait, dans ce bref texte aux allures de manifeste, la responsabilité de la religion chrétienne dans la dégradation environnementale. Son propos se structurait en « quatre propositions, articulées entre elles mais logiquement indépendantes » : la « démocratisation de la consommation mondiale » participe du problème environnemental, les développements historiques des sciences et des techniques ne sont cohérentes qu’en tenant compte d’une chronologie longue remontant au Moyen Âge, « les préceptes religieux gouvernent en profondeur les conduites des croyants » (p. 35), enfin, White juge impératif d’entreprendre « une révision de l’anthropologie chrétienne » (p. 36). Ce texte séminal n’est pas fondé sur un corpus étayé de sources. Sylvain Piron signale, à juste titre, les nombreuses insuffisances de la démonstration ; il n’en reste pas moins que le cœur même de la thèse demeure une prémisse fructueuse pour élargir les problématiques sur les causes d’une prédation humaine de la nature : « l’arrière-plan théologique de la culture médiévale a fourni un encouragement puissant à l’exploitation intensive du monde naturel, placé à la disposition de l’activité humaine » (p. 39). Cependant, l’historiographie s’est longtemps montrée réticente à intégrer les mouvements culturels de grande ampleur dans l’histoire de l’industrialisation occidentale ; de même, la question de la possible « continuité entre la science médiévale et la science moderne » (p. 45) doit être traitée avec nuance. Sylvain Piron conçoit finalement « l’Anthropocène comme un repère commode, qui est cependant loin d’épuiser la totalité de la signification du moment » (p. 50). La notion, par son caractère imprécis et polymorphe, ne permet pas d’interroger des déterminations historiques profondes, comme l’ancrage religieux. Le deuxième chapitre s’attache à comprendre comment la « mobilisation environnementale » (p. 53), très puissante dans les années 1960 et 1970, n’a finalement débouché que sur des stratégies politiques sans envergure écologique. Le « mouvement de contestation des années 1966-1969 » (p. 57) à l’échelle du globe s’est organisé en courants émancipateurs qui se sont parfois opposés. L’écologie a alors émergé comme un référentiel politique important : il ne s’agissait plus seulement de s’alarmer des dégâts causés par les êtres humains à la nature, mais de formuler un projet collectif de dépassement des apories du monde industriel. Là encore, les options théoriques sont nombreuses : libération animale pour Peter Singer, écologie de l’esprit pour Gregory Bateson, écologie profonde pour Arne Naes… Point d’orgue de ces manifestations politiques de l’écologie, le rapport Meadows, publié en 1972, prévoyait la possibilité d’un « effondrement durant le premier tiers du 21e siècle », mais restait « aveugle aux enjeux géopolitiques » (p. 66). Cette inquiétude environnementale a fait fond sur la disparition des instruments planificateurs des politiques publiques ; le futur a disparu de l’horizon économique du pensable au profit d’une incroyable « excroissance du présent » (p. 69).
Dans le troisième chapitre de l’ouvrage, Sylvain Piron propose un détour par l’univers de la marchandise, qui permet d’explorer les strates profondes du rapport chrétien à la matérialité. Walter Benjamin offre ici un précieux secours pour comprendre la façon dont le capitalisme s’est imposé comme « une religion purement culturelle » (p. 79). Ivan Illich fournit à l’historien des éléments cruciaux pour interroger « le concept d’outil » : ses « commencements peuvent être précisément situés au 12e siècle, au moment où la théologie sacramentelle conduit à définir une catégorie inédite de “cause instrumentale”, étrangère à la logique aristotélicienne » (p. 89-90). La matérialité s’affirme alors comme objet pensable et susceptible d’être intégré à une économie générale des symboles et des pratiques.
Sylvain Piron poursuit, dans le quatrième chapitre, son opération de décentrement ; il remarque, à bon droit, qu’il convient désormais de considérer avec attention « les échanges de toutes sortes entre les humains et leurs milieux » (p. 98). Si l’occupation capitaliste du monde impose une « décolonisation à la fois physique et mentale », celle-ci passe par une « conversion du regard » (p. 99) suffisamment puissante pour redistribuer les catégories d’analyse et d’action. Sylvain Piron reconsidère les notions anthropologiques susceptibles d’aider à produire « l’inversion des perspectives » (p. 100). Il souligne à juste titre l’inadéquation de la notion de « non-humain », qui « amalgame trop d’entités relevant d’ordres différents » (p. 101). Le double mouvement philosophique amorcé par Gilbert Simondon (c’est-à-dire considérer « le sujet […] comme un être tissé de relations, plongé dans un devenir en renouvellement continuel » et l’articulation de l’« individu psychique » et du « sujet ouvert au monde ») ouvre la voie à une réflexion sur les manières d’« habiter le monde ». De ce point de vue, la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes a constitué un laboratoire de vie en commun dégagée des formats économiques capitalistes.
En approchant les catégories anthropologiques de la domination humaine de la nature, Sylvain Piron entreprend une histoire critique de la « dynamique occidentale » (p. 109) qui doit beaucoup à Norbert Elias (p. 111), notamment dans l’attention simultanée à « l’interdépendance entre des constructions psychiques, sociales et politiques », prise « dans un processus historique de longue durée qui n’est pas gouverné par une dimension unique de l’expérience humaine » (p. 114). En récapitulant l’histoire de l’Occident, ce sont deux ruptures qui apparaissent. D’abord la coupure de l’Empire romain en deux ensembles distincts au 4e siècle de notre ère, puis l’éclatement du territoire rassemblé par Charlemagne, qui impose « une définition négative de l’Occident comme ce qui se soustrait à l’empire » (p. 117). Entre la façade atlantique (où jusqu’au 12e siècle opère la « décomposition du pouvoir central » [p. 118]) et l’est de l’Europe (point d’appui d’une « puissance en extension » [p. 119]), ce sont « deux modalités divergentes de construction politique » qui apparaissent (p. 118). La dynamique de condensation politique propre à l’Occident « doit […] beaucoup à l’institution ecclésiale qu’il rencontre face à lui » (p. 125) ; de la même façon, le « grand domaine rural romain » s’étiole à partir du 11e siècle (p. 126).
L’histoire de la théologie chrétienne n’a rien d’une trame monolithe ; elle se compose plutôt d’appropriations variées, multiples et parfois contradictoires de récits centrés sur la personne de Jésus. Sylvain Piron résume ainsi l’activité « perçue » du prophète par son entourage : « son activité est d’abord celle d’un thaumaturge itinérant qui cherche à emporter l’adhésion et à constituer autour de lui un large cercle de disciples en réalisant toute une gamme d’actes prodigieux » (p. 144). À partir de cet itinéraire singulier, l’historien détaille « sept bifurcations », qui ont fait d’une « petite secte juive révolutionnaire » une « religion universelle » (p. 146) : l’importance de la conversion paulienne pour « l’ouverture à l’Ouest » (p. 148), la conversion de Constantin obligeant à une solidification du dogme, la doctrine d’Augustin, la force de transmission de la « culture antique » (p. 153) des monastères, la lente percolation, à l’époque carolingienne, de l’image d’une « humanité souffrante du Christ » (p. 153), la réforme grégorienne imposant la domination des clercs sur la société, et enfin, la « révolution franciscaine » (p. 154) qui conteste, en pratique, les structures préexistantes du christianisme. Contre l’hypothèse wébérienne d’une rupture, par la Réforme, des pratiques de contrôle de soi, Sylvain Piron soutient de façon très convaincante que l’individuation émerge bien avant Luther, dans l’Occident médiéval.
En ayant recours à des changements de focale entre des cadrages théoriques larges et des perspectives plus situées, Sylvain Piron parvient à maintenir une tension empirique qui donne corps à son hypothèse. C’est ainsi que le septième chapitre se concentre sur Pierre de Jean Olivi, franciscain du 13e siècle. La pensée scolastique est riche de discours économiques qui, sans faire système, permettent de dégager les formes d’une « gestion domestique » (p. 150). Olivi livre un Traité des contrats qui propose, pour les actions humaines, de « définir des normes de justice adaptées à leurs imperfections » (p. 161) et une « moralité des rapports contractuels » (p. 164) qui doit s’entendre comme une articulation des pratiques juridiques et ecclésiales. La rigueur que s’imposent les franciscains est conforme à un idéal de perfection christique ; l’imperfection des individus ordinaires suppose une attente moins aiguë. Olivi défend donc la possibilité pour les communautés humaines de « déterminer leurs propres règles de justice » (p. 166). C’est sur la question du prix (de sa fixation juste) que le théologien entreprend de produire une réflexion permettant de résoudre la contradiction entre l’imperfection humaine et l’accumulation des richesses. In fine, la morale opère comme un régulateur des tensions se surimposant aux exigences juridiques (p. 169). La relecture du Sermon dans la plaine (qui sert ordinairement à condamner l’usure) que mène Olivi le conduit à considérer le prêt sans idée de compensation comme une exigence s’appliquant au clergé. Ce qui laisse la possibilité pour les individus ordinaires de laisser jouer d’autres modalités de régulation. La scolastique d’Olivi associe donc le juridique et le moral pour compenser d’éventuelles pulsions usuraires.
Le septième et dernier chapitre, très bref, rappelle la force de « l’impensé théologique (p. 184) dans l’économie contemporaine. La perpétuation des arguments éthiques et légaux d’Olivi, sous des formes très renouvelées, invite à reconsidérer les modèles néoclassiques sous l’empire d’une histoire longue des stratifications religieuses.
Ce volume – qui doit être complété par un second, à venir – trace les grandes lignes d’une recherche originale. En dépassant les cadres habituels d’une histoire moderne du capitalisme prédateur et en restituant l’importance de certains schémas scolastiques dans la façon d’envisager l’économie, Sylvain Piron ouvre une voie novatrice pour les sciences sociales. Il reste à enrichir le dossier : si le cas Olivi est marquant, quels autres points d’inflexion trouve-t-on dans la culture théologique occidentale qui expliqueraient la progressive domination d’un programme d’organisation des rapports entre individus centré sur l’accumulation des richesses ? Sous quelle modalité s’opère la rémanence contemporaine des tensions juridico-morales imaginées par un clerc du 13e siècle ? Ces interrogations disent assez l’ampleur de la tâche à laquelle s’est attelé Sylvain Piron. Ce n’est pas le moindre des mérites de ce livre enlevé que de les avoir suscitées avec clarté.
