Régis Boyer (1932-2017) a livré dans ce petit ouvrage une véritable leçon d’érudition et de méthode historienne. Il commence par rappeler que les peuples voyageurs du Nord – ceux qui ont abordé l’Islande et le Groenland – « n’étaient pas des “Vikings” dans la mesure où nous sommes capables de dire ce que cela signifie » et « constituaient un mixte étonnant de Scandinaves (incontestablement) et de Celtes » (p. 9). L’ouvrage se décompose en trois parties qui scandent la pérégrination occidentale des Nordiques : l’Islande, le Groenland et le Vinland. Régis Boyer rappelle que les motivations de leurs déplacements, en général, reposaient sur la recherche de « conditions de vie meilleures », de « dispositions locales plus favorables, climat, ressources, population, sans hostilité » (p. 25). Ils abordent l’Islande « autour de 870 » ; l’île « n’était a priori pas peuplée », même si des Norvégiens l’avaient un temps occupée (p. 26). L’hybridation Scandinaves-Celtes se noue dans les déplacements successifs qui mènent à l’Islande : îles écossaises, Irlande, Féroé puis Islande. La sociologie de ces voyageurs des mers du Nord est assez bien connue : « des paysans propriétaires libres, fiers d’un lignage qu’ils sont capables de récapituler sur plusieurs générations, […] et constituant une société de nantis, dépositaires de traditions auxquelles ils tiennent par-dessus tout et extrêmement soucieux de leur dignité, de leur honneur et de leur réputation » (p. 31). La structure politique de cette communauté repose notamment sur l’Alþing, assemblée annuelle dont « les décisions » sont ensuite « répercutées dans les þing locaux » (p. 33). La christianisation (assez tardive) a pour conséquence l’adoption « d’une écriture, l’onciale carolingienne […] » (p. 37), qui permit d’étendre la communication et la transmission des récits. Parmi les textes qui documentent (d’une façon très spécifique) le passage vers le Groenland et l’Amérique, les sagas offrent une riche matière, notamment la Saga des Groenlandais et la Saga d’Eiríckr le Rouge. Régis Boyer incite à la prudence quant à l’authenticité des faits rapportés dans ces sagas. Si un certain nombre d’éléments concernant l’abord du Groenland puis des terres américaines peuvent être cohérents, il convient de ne « pas adhérer à tout ce qu’elles nous disent » (p. 41).
Le point de départ est l’ostracisation d’Eiríckr le Rouge, qui doit quitter la Norvège en raison d’un meurtre. Arrivé en Islande, il est à nouveau « banni pour une durée de trois ans » (p. 60) et aborde donc le Groenland. Leifr, le fils d’Eiríckr, parvient jusqu’aux terres du Vínland – qu’il dit être couvertes de froment et de vignes (p. 62). Puis Karsefni s’engage sur les traces de Leifr, mais les échanges avec les autochtones sont difficiles et il revient finalement au Groenland. Régis Boyer constate que « les “renseignements” que ces sagas nous procurent sont beaucoup trop vagues pour que l’on puisse déduire de leurs indications des renseignements précis, par exemple sur l’emplacement des régions présentées » (p. 67). L’historien s’est donc appuyé sur les indices géographiques, archéologiques, ethnologiques et philologiques pour réduire les incertitudes, mais aussi pointer les zones d’ombre de cette découverte des territoires à l’ouest du Groenland. Régis Boyer rappelle les découvertes archéologiques faites à partir de la fin des années 1950 et dans les années 1960 à Terre-Neuve, qui témoignent de constructions « de type nordique » (p. 79). Le terme Vínland pose d’infinis problèmes, car il est peu probable que des latitudes aussi septentrionales permettent une vinification ; mais Vinland (avec un « i bref ») renvoie à des « prairies » (p. 82), ce qui ouvre de nouvelles perspectives d’interprétation. Régis Boyer n’esquive aucune difficulté interprétative, remarquant notamment que « les textes de référence sont en grave désaccord sur les faits historiques stricto sensu : les dates de découverte et de colonisation du Groenland, les voyages au Vinland » (p. 93). Il faut voir dans ces divergences la plasticité des réinterprétations successives des différents événements. Surtout, l’historien insiste sur les différents indices d’une articulation des éléments celtes aux références scandinaves qui scandent cette pérégrination boréale.
L’ouvrage fournit, dans une langue claire et vigoureuse, une analyse nuancée et précieuse non seulement de ce qui s’apparente à la découverte de terres nouvelles, mais qui fait surtout preuve d’une logique gyrovague complexe.
