Maître de conférences à l’université de Bourgogne, François Jarrige signe avec La Ronde des bêtes son quatrième ouvrage aux éditions La Découverte. Issu de son HDR soutenue en 2022, l’ouvrage se situe dans la lignée de ses travaux antérieurs proposant une histoire critique des techniques. Il s’intéresse cette fois aux oubliés de l’historiographie et de la mémoire de la révolution industrielle, qu’ils soient de nature artefactuelle – les manèges – ou qu’ils en aient été des acteurs vivants trop souvent considérés comme secondaires (chevaux, chiens, mulets, bœufs…).
En effet, si le 19e siècle est réputé être le siècle du progrès technologique et du développement de la machine à vapeur, François Jarrige montre que l’essor industriel, loin d’avoir fait disparaître l’énergie animale au travail, a au contraire accentué son utilisation et celle des manèges aux côtés des machines, jusqu’au mitan du 19e siècle et parfois même au-delà. Si l’ouvrage est centré sur les 18e et 19e siècles européens, il retrace en réalité une histoire de la force animale au travail, de l’Antiquité à nos jours, et n’hésite pas à décentrer le regard en direction de l’Afrique, des Amériques, de l’Asie ou encore de l’Australie. C’est en somme une histoire mondiale du moteur animal qui est ainsi proposée au lecteur tout au long des 450 pages de l’ouvrage.
Alors que les filatures, la métallurgie, les houillères seront les secteurs pionniers dans l’utilisation de la vapeur, en concentrant ressources capitalistiques et productivistes, les autres secteurs économiques rentreront plus tardivement dans l’ère fossile en utilisant encore les « pompes à sang ». À la fois moins onéreux, plus flexibles et plus faciles d’utilisation, plus sûrs et « réparables », les manèges ne sont donc pas abandonnés et participent eux aussi à l’entrée dans l’ère de la modernité. Utilisés seuls ou en complément des premières machines à vapeur, les manèges voient leur nombre augmenter durant ce premier 19e siècle et se perfectionner, s’adapter, innover au gré des nouveaux besoins liés à la mécanisation de très nombreuses activités économiques encore organisées en petites industries, en ateliers dispersés et en artisanat diversifié (huileries, chantiers, chimie, brasseries, sucreries…), sans oublier évidemment l’agriculture.
Ce n’est véritablement que dans la seconde moitié du 19e siècle que les manèges animés par la force animale tendent à se faire dépasser par l’énergie fossile, mais sans jamais disparaître. Le cas américain est de ce point de vue exemplaire : en 1850, l’énergie animale représente encore 52,4 % de l’énergie totale utilisée et tombe à 21,5 % en 1900. Or, les tenants du progrès technique (acteurs économiques, industriels et politiques), dans une perspective « progressiste » de la révolution industrielle, ont invisibilisé ces outils et ces animaux prolétaires – considérés comme « archaïques » – au profit des moteurs fossiles et des moulins (qu’ils soient hydrauliques ou éoliens), ce qui explique que cette histoire demeurait jusqu’à aujourd’hui largement méconnue et rend d’autant plus méritoire le travail de François Jarrige.
De plus, au demi-silence des archives sur la question des manèges, s’ajoute la quasi-absence de sources relatives aux conditions de vie de ces bêtes de somme destinées à tourner en rond pour activer des moteurs animés. Pourtant, l’auteur parvient là encore à apporter des éléments de réponse, tant sur la condition animale de ces prolétaires non humains que sur les liens de soumission et/ou de collaboration entretenus avec les autres acteurs des différents mondes du travail qui les exploitent. La création de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux en Angleterre en 1824, de la Société protectrice des animaux (SPA) en France en 1845, l’intervention de Jules Michelet en 1846 demandant l’octroi de droits aux animaux, la loi Grammont (1850) interdisant les mauvais traitements faits aux animaux, ou encore l’émergence, dans le mouvement socialiste, de questionnements sur cette « classe de travailleurs oubliés », montre que les questions actuelles sur la condition/souffrance animale interrogeaient déjà les sociétés à une époque où hommes et animaux cohabitaient au quotidien bien plus qu’aujourd’hui, et ce autant à la ville qu’à la campagne.
Dans sa conclusion, François Jarrige revient sur les survivances et les persistances de ces modes de vie et de travail au 21e siècle, alors que s’enchaînent les crises environnementales et que l’urgence de la décarbonation de l’économie se fait chaque jour plus pressante. Il montre comment, hier comme aujourd’hui, la collaboration entre humains et non humains peut (doit ?) se (re)penser au prisme des enjeux énergétiques. Cet ouvrage ambitieux réexplore ainsi une histoire technique et sociale que l’on croyait pourtant bien connue. Il met en lumière une histoire moins linéaire de la modernité et du progrès, en redonnant à ces technologies hybrides (ou alternatives) la place qu’elles méritent. Il redonne surtout voix à ces millions d’acteurs non humains oubliés, à leurs manèges et leurs équipements mécaniques aux accents joliment surannés pour nos oreilles « modernes », à savoir : baritels, molettes, sakkias, trépigneuses, tripotins, tractoirs, barattes, hache-paille, horseboats et autres voitures hipprômiques.
