Sophie Wahnich, La Révolution des sentiments. Comment faire une cité, 1789-1794, Paris, Seuil, 2024, 392 p.

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Sophie Wahnich, La Révolution des sentiments. Comment faire une cité, 1789-1794, Paris, Seuil, 2024, 392 p.

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L’histoire des émotions en politique est un sujet qui intéresse depuis longtemps Sophie Wahnich et auquel elle a consacré plusieurs publications. La Révolution des sentiments s’inscrit dans la continuité de ces travaux en proposant une entrée dans la Révolution française par le prisme des sensibilités. Révolution des sentiments, car l’ouvrage s’intéresse bien entendu à la place et au rôle des affects dans l’histoire de cette période, mais aussi parce que la seconde moitié du 18e siècle inaugure un nouveau rapport aux sensibilités. Dans la continuité de la philosophie sensualiste, les sens et les émotions acquièrent une place nouvelle. Plus encore, pour l’autrice, ils deviennent une caractéristique et même une condition du processus révolutionnaire. « La sensibilité est révolutionnaire » (p. 75), car elle alimente une faculté de juger, une raison sensible, qui permettent de ressentir l’injustice d’une situation.

Pourtant, au printemps 1794, « la révolution est glacée ». C’est par cette période, marquée par la Terreur, que débute l’ouvrage. Ce dernier est organisé en quatre livres qui s’intéressent, chacun, à un affect dominant. En 1794, le temps de la lutte des factions est d’abord celui de la mélancolie, une émotion partagée au sein de la société et présent chez plusieurs hommes politiques, comme Robespierre ou Saint-Just. Ce sentiment naît de la contradiction entre l’idéal type de l’homme révolutionnaire, qui doit tendre à la sensibilité, et la réalité de la pratique politique qui fait fi des émotions. Face aux menaces intérieures et extérieures qui planent sur la république, les conventionnels finissent par devenir insensibles au sang versé. Cependant, la Terreur ne saurait être qu’une solution temporaire aux yeux de nombreux révolutionnaires, qui espèrent rompre avec la négation du sensible pour diffuser, au contraire, des principes nouveaux à travers une politique de l’émotion.

Face à la perte de sensibilité et au risque d’une guerre civile, tout l’enjeu était de réparer la société par les sentiments. Cette œuvre avait aussi pour objectif de fédérer la nation autour d’idéaux communs, un projet auquel se réfère le sous-titre de l’ouvrage : « comment faire une cité ». La formation de cette communauté émotionnelle repose sur plusieurs outils et principes que Sophie Wahnich analyse tout au long de l’ouvrage. Tout l’enjeu était de « faire entrer la révolution dans les mœurs » (p. 40) pour assurer sa pérennité. Il s’agissait d’abord de rompre avec les affects d’Ancien Régime pour en embrasser de nouveaux, dont le bonheur, qui est au cœur du deuxième livre. Le bonheur dont il s’agit s’exprime sous une forme singulière : il ne repose pas sur la recherche individuelle de la satisfaction matérielle ou du luxe, mais sur une « abondance frugale » (p. 101) qui permet à l’ensemble du corps civique de conjurer la crainte de la famine. Bonheur individuel et bonheur commun deviennent ainsi des affects interdépendants au sein du projet révolutionnaire. C’est au gouvernement qu’il revient de créer les conditions de ce bonheur collectif, en instituant, par exemple, des greniers d’abondance en août 1793. Si elles jouent un rôle important, les lois seules ne sauraient suffire à fédérer les citoyens autour d’affects communs. Faire entrer durablement une révolution dans les mœurs nécessite aussi d’instruire et d’éduquer les citoyens, un processus auquel s’intéresse le troisième livre.

L’éducation révolutionnaire ne doit pas se limiter aux premiers âges de la vie, mais pour Billaud-Varenne, elle doit concerner l’ensemble de la population. Il s’agit dès lors de s’appuyer sur les institutions civiles dans leur ensemble, à l’exemple des sociétés populaires. En leur sein, l’éducation est associée à la pratique politique et au quotidien. Ce sont aussi les arts et les lettres qui permettent d’éduquer la sensibilité des citoyens. Les poèmes, les chants populaires et les différentes productions artistiques jouent à la fois sur les sens et les émotions pour valoriser de nouveaux sentiments et de nouveaux principes auprès du public. Au-delà de la sphère publique, c’est aussi dans le cadre privé que se joue la formation de cette sensibilité nouvelle. Fonder une communauté de sentiments suppose également de transformer l’organisation et l’organisme social. La famille devient ainsi un lieu privilégié de la diffusion de sentiments tels que le patriotisme. Plus généralement, c’est à l’échelle de groupes restreints et à travers les relations interpersonnelles que la société doit être transformée en profondeur aux yeux des révolutionnaires. Saint-Just considère ainsi que l’amitié fait partie des institutions civiles, dans la mesure où elle est un fondement de la communauté.

La diffusion de nouveaux principes sociaux a été bien sûr portée par des discours, mais aussi par un ensemble de pratiques et de gestes qui visaient en particulier à faire naître une nouvelle spiritualité, à laquelle s’intéresse le quatrième livre. Les fêtes révolutionnaires sont pensées comme des événements qui participent à l’incorporation de nouvelles manières d’être et de penser. Elles participent non seulement à l’acculturation des citoyens avec la symbolique républicaine, mais elles visent encore à associer ces principes avec une expérience heureuse et agréable du point de vue émotionnel et sensoriel. L’analyse du rapport émotionnel des révolutionnaires à la sacralité et au religieux complète utilement les nombreux travaux qui ont été publiés à ce sujet. À la fin du quatrième livre, dans une dernière adresse au lecteur, cette question est reliée à l’enjeu très contemporain de la coexistence pacifique des cultes. Chacun des quatre livres s’achève en effet par une adresse au lecteur, d’une dizaine de pages environ, dans laquelle Sophie Wahnich tire, avec engagement, des leçons de l’histoire pour analyser les sociétés actuelles. Cette démarche de dialogue entre le passé et le présent est aussi celle qu’elle avait déjà adoptée dans Les Émotions, la Révolution française et le présent : exercices pratiques de conscience historique (2009).

La Révolution des sentiments propose, en somme, une entrée originale et intellectuellement stimulante dans l’histoire de la période révolutionnaire. Sophie Wahnich montre tout au long de l’ouvrage que les sensibilités, et en particulier les émotions, sont bel et bien des objets politiques au cœur de la Révolution, ainsi que des objets d’histoire. Leur étude en contexte révolutionnaire permet non seulement de comprendre le rôle qu’ils ont joué dans le cours des événements, mais cela donne aussi la possibilité de les saisir dans leur épaisseur historique. Du fait de la trame thématique de l’ouvrage, ainsi que de la spécificité du sujet, une lecture éclairée et profitable requiert toutefois une assez bonne maîtrise de la chronologie de la période et des principaux acteurs et événements.

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Clément Monseigne, « Sophie Wahnich, La Révolution des sentiments. Comment faire une cité, 1789-1794, Paris, Seuil, 2024, 392 p. », Revue d’histoire sociale [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 30 mai 2025, consulté le 03 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/rhs/index.php?id=152

Auteur

Clément Monseigne

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