Claire Judde de Larivière (née en 1974) est une historienne française, spécialiste des sociétés européennes de la fin du Moyen Âge. Elle soutient sa thèse de doctorat en 2002 (Naviguer, commercer, gouverner. Économie maritime et pouvoirs à Venise (xve-xvie siècles), Leyde et Boston, Brill, 2008) et devient maîtresse de conférences à l’université de Toulouse-II-Le Mirail ; après l’obtention de son habilitation à diriger des recherches en 2019, elle est nommée professeure d’histoire médiévale à l’université de Toulouse-II-Jean-Jaurès. Elle a notamment publié Noms de métiers et catégories professionnelles. Acteurs, pratiques, discours (xve siècle à nos jours), Méridiennes, 2010 et La révolte des boules de neige. Murano face à Venise, 1511, Paris, Fayard, 2014.
L’expression d’« histoire sociale » est-elle une catégorie que tu revendiques, ou utilises, ou est-ce juste une étiquette ?
C’est vraiment une catégorie historiographique que je revendique et qui encadre la façon dont j’essaie de faire de l’histoire et de construire mes méthodes d’analyse, de penser mes objets et de les construire, d’envisager aussi les champs de l’histoire avec lesquels j’engage la discussion. Ce n’est pas seulement une étiquette, mais bien une catégorie qui fait sens dans ma façon de pratiquer l’histoire.
À mon sens, l’histoire sociale est une méthode et une approche méthodologique avant de désigner des objets de recherche, et c’est cela que je trouve intéressant. Il y a effectivement des objets qui entrent dans le champ de l’histoire sociale, et ces mêmes objets – on y reviendra un peu plus tard – peuvent aussi être abordés par d’autres biais, en particulier les questionnements de l’histoire culturelle. Faire de l’histoire sociale, c’est donc parler d’objets qui peuvent être les mêmes que ceux de l’histoire culturelle, voire de l’histoire politique et bien sûr de l’histoire économique, mais c’est les aborder au prisme d’un questionnement et de méthodes propres. Quand je dis que je revendique cette catégorie historiographique, c’est que je m’inscris dans ces approches méthodologiques qui, pour moi, émergent dans l’histoire sociale de la fin des années 1980 et des années 1990, c’est-à-dire toutes ces années durant lesquelles des projets tels que ceux de la microhistoire italienne, de l’histoire du quotidien allemande, du tournant critique des Annales, de l’attention prêtée aux acteurs et aux pratiques, des dialogues avec la sociologie, ont tenté d’aborder véritablement la question de l’histoire sociale par le biais des acteurs qu’elle étudie. C’est pour cela que c’est si important pour moi. Mais je me demande si c’est encore une catégorisation déterminante pour les jeunes collègues qui entrent dans la recherche aujourd’hui.
Quelle place tient l’histoire sociale dans ta formation intellectuelle ?
Il y a plusieurs façons de répondre à cette question. Si je m’en tiens à l’histoire médiévale, l’une de mes sources principales d’inspiration a été Claude Gauvard et son ouvrage De Grace especial1. Sans doute que Claude Gauvard, si on l’interrogeait sur ce point, se revendiquerait davantage de l’anthropologie historique que de l’histoire sociale. Mais il y a de toute évidence des formes de juxtaposition et de croisement entre ces approches méthodologiques. Dans ma formation intellectuelle, une partie de mes lectures en histoire sociale renvoie également à une tradition portée par des historiens modernistes. Je pense à Bernard Lepetit2 bien sûr, mais aussi Daniel Roche3, Arlette Farge4 ou Déborah Cohen5 dans la façon dont ils ont proposé une histoire des acteurs, attentive aux pratiques et aux représentations, à la voix des gens du peuple en particulier. J’ai également été influencée par Alain Desrosières (1940-2013), qui était à l’origine un statisticien et dont les travaux en histoire et sociologie de la statistique ont été déterminants6. Avec Laurent Thévenot, ils ont ouvert des réflexions autour des catégories socioprofessionnelles qui résonnent de façon très pertinente avec l’histoire médiévale7.
Enfin, dans le champ de l’histoire de Venise, cette catégorie historiographique d’histoire sociale ne me semble pas déterminante. C’est une histoire très internationale, une histoire qui est faite par des Italiens, des Américains ou des Britanniques par exemple, pour qui l’histoire sociale me semble moins importante que l’histoire culturelle ou l’histoire politique.
La place de l’interdisciplinarité, le dialogue avec la sociologie, c’est essentiel pour toi dans ta pratique de l’histoire sociale ?
Dans la façon dont je la pratique, c’est en effet essentiel. J’essaie de faire de l’histoire sociale avec des terrains portant sur la fin du Moyen Âge et avec des problématiques propres à l’histoire médiévale, mais en m’inspirant toujours de mes lectures en sciences sociales. Je pense à la sociologie, et en particulier la sociologie pragmatique, qui a inspiré mon dernier livre et mon souhait d’explorer les possibilités d’une approche pragmatique de l’histoire de Venise8. Ce sont également des lectures en science politique et en sociologie des mobilisations, à partir desquelles j’ai pu élaborer tout le projet autour des politisations ordinaires9.
Je trouve qu’il y a un dialogue possible, et qui doit être réciproque. En tant que médiévistes, nous pouvons trouver dans les sciences sociales des points de réflexion extrêmement stimulants pour interroger nos archives. En retour, on peut soulever des problématiques à soumettre à nos collègues des autres disciplines, révéler des angles morts ou des champs à explorer pour les contextes contemporains. Il me semble que les historiens ont parfois des réticences vis-à-vis des sciences sociales, qu’ils ne voient que comme une source d’inspiration à sens unique, alors que je pense que les médiévistes peuvent beaucoup apporter aux réflexions des chercheurs en sciences sociales. Parce que nous travaillons sur une période antérieure à celle de la fondation de l’« État moderne », pour utiliser des raccourcis un peu rapides, je pense que nos terrains sont particulièrement éclairants et stimulants.
Quelles sont les spécificités de l’histoire sociale pour le Moyen Âge ? Comment le médiéviste s’empare-t-il de cette approche avec les contraintes qui sont les siennes ?
L’histoire sociale telle que je la pratique est une histoire qui se focalise sur les acteurs, qui les prend au sérieux, qui se pose la question de ce qu’ils font, de ce qu’ils savent, de leurs stratégies et de leurs justifications, de leurs expériences. Pour la période médiévale, le problème est évidemment celui de la documentation. À cette époque, la plupart des gens n’ont pas la possibilité de la produire directement. Il y a malgré tout davantage de sources pour la fin de la période, mais généralement c’est vrai qu’on peut être empêché d’accéder à ce qu’on recherche. Donc la première limite, c’est le fait que les documents sont produits par d’autres que les acteurs que l’on étudie et que l’expérience des gens ordinaires est plus difficile à atteindre.
La question de la langue des sources est aussi capitale, même si elle n’est pas aisée à résoudre. Les sources en latin présentent-elles davantage de filtres que les sources en vernaculaire pour atteindre la voix des gens qu’on souhaite étudier ? On sait que la question de la traduction est capitale pour cette période, en particulier le passage de la langue parlée au latin écrit. Mais cette question des catégories utilisées par les sources, en latin ou en vulgaire, me paraît ouvrir des débats importants.
Une troisième limite provient de la question que vous posez un peu plus loin : la société n’existe pas au Moyen Âge, il ne s’agit pas d’une catégorie pensée en tant que telle. Il semble possible, sur ce point-là, d’envisager une certaine convergence entre les catégories « etic » de l’historien et les catégories « emic » des acteurs quand on étudie les 17e et 18e siècles, parce que des catégories telles que « population » ou « société » appartiennent aux deux champs. Mais aux 15e et 16e siècles, on ne trouve pas véritablement ces catégories dans les textes, et elles ne sont pas pensées comme telles par les acteurs. Dans une ville comme Venise, il n’y a pas de conscience d’un groupe qui s’appellerait « le peuple » et encore moins d’une communauté formant « la société ».
Il faut tenir compte de ces limites, même si elles n’empêchent évidemment pas de faire de l’histoire sociale du Moyen Âge. Chaque cadre chronologique a ses particularités, mais je ne pense pas que l’époque médiévale ait davantage de « spécificités » que les autres périodes. À mon sens, avant d’être médiéviste, on est historien.
Quelles inflexions historiographiques t’ont le plus marquée ?
Je voudrais à nouveau citer les travaux de Claude Gauvard et des médiévistes qu’elle a formés et accompagnés, notamment dans le champ de l’histoire de la justice et des pratiques politiques. Les travaux de Didier Lett sur les catégories et sur le genre me semblent également tout à fait stimulants, et j’y reconnais des questions semblables à celles qui m’ont guidée10. La lecture des travaux de Giacomo Todeschini a également été très inspirante, l’histoire de la pauvreté et des « sans-nom » ouvrant des questionnements d’histoire sociale remarquables11. Il y a aussi le réseau de collègues qui, depuis une vingtaine d’années, travaillent ensemble, dans plusieurs pays européens, sur la question des mobilisations populaires, des désordres politiques et des révoltes médiévales12. L’enjeu de recherches internationales est ici capital.
Y a-t-il des spécificités dans la manière de faire de l’histoire sociale du Moyen Âge depuis la France ? Penses-tu qu’il y a une « école française » ?
Classiquement, on peut dire que le modèle des Annales a été très influent et qu’il a continué à marquer la discipline jusqu’aux années 2000. Il diffère de la social history du monde britannique, fortement marquée par la history from below, liée à tout un courant d’histoire marxiste et post-marxiste, mais aussi aux travaux menés au sein de la revue Past & Present. En France, le dialogue avec les autres sciences sociales est aussi plus actif, me semble-t-il. Cela signifie qu’il y a tout un vocabulaire spécifique qui nous paraît plus ou moins évident : les acteurs, le capital (au sens bourdieusien), l’action, la domination, les catégories emic/etic. Quand j’ai commencé à aborder ces champs de recherche avec des collègues anglophones, je me suis rendu compte qu’il s’agissait de termes qui n’avaient pas une traduction évidente. Les présupposés n’étaient pas les mêmes dans les deux espaces linguistiques, avec une place différente accordée à l’héritage marxiste ou à la sociologie par exemple.
Dans le monde anglophone, au début des années 2000, l’histoire culturelle apportait également des questionnements et des objets renouvelés, plus attractifs aux yeux des étudiants. J’ai enseigné à Birkbeck College (université de Londres) en 2005, et les collègues y proposaient des cours sur l’histoire du genre ou les pratiques de la magie dans la période moderne. Cela paraissait en effet plus attractif que les groupes ou les catégories sociales ! Finalement, aujourd’hui, quand je collabore avec des collègues britanniques ou américains, j’utilise assez peu cette terminologie de l’histoire sociale qui fait partie de mes outils quotidiens dans les séminaires de recherche en France. L’historiographie italienne, quant à elle, est davantage liée à un dialogue fort avec l’historiographie française, avec les Annales bien sûr. Ici les traditions de recherche me semblent plus similaires, ne serait-ce que grâce au rôle joué par la microstoria et la place prise par une institution comme l’EHESS dans ce dialogue.
Quels sont les rapports entre histoire sociale et histoire économique ?
Ils ont été fondamentaux dans la construction de ces deux champs, mais depuis une trentaine d’années ils se sont peut-être éloignés. Cette distinction croissante a été très bénéfique à l’une comme à l’autre, et a permis à l’histoire économique de se spécialiser dans des objets précis, qui peuvent être techniques, voire ardus, mais dont les enjeux de compréhension sont fondamentaux. Je pense par exemple à l’histoire de la fiscalité ou à celle du crédit, qui sont vraiment des clés de compréhension essentielles du fonctionnement des sociétés. Dans ma thèse de doctorat, j’essayais précisément d’étudier les enjeux sociaux et politiques d’une pratique économique (la navigation publique vénitienne à la fin du Moyen Âge)13. Globalement, on ne peut pas faire de l’histoire sociale sans se poser la question des conditions économiques, du travail, des impôts, des revenus, du coût de la vie. De ce point de vue là, je défends sans doute une position un peu classique et matérialiste : les classes sociales existent bien, et même l’histoire sociale pragmatique ne peut pas ignorer les conditions économiques des acteurs.
Dans le Dictionnaire du Moyen Âge de Claude Gauvard14, il n’y a pas d’entrée « société ». Est-ce qu’on n’a pas oublié la question fondamentale de Marc Bloch et des Annales ?
La société comme catégorie etic n’a jamais cessé d’être étudiée par les médiévistes. En revanche, nous n’avons sans doute pas fini d’interroger ce qu’était la « société » pour les médiévaux et si elle existait. Dans mon dernier ouvrage, c’est cette question qui a constitué l’un des points de départ de l’enquête15 : comment étudier le peuple (popolo) et la société dans une ville, Venise, où de telles catégories n’existaient pas en dehors d’un discours théorique sur l’organisation urbaine. Ni le peuple, ni la société n’étaient de bonnes catégories pour mener la démonstration, puisqu’elles n’existaient pas en tant que telles dans les conceptions des gens de l’époque, habitants ou gouvernants. On pourrait traiter cette question à partir de l’histoire des idées politiques ou de la philosophie politique. Mais du point de vue de l’histoire sociale, c’est une question difficile à aborder dans son ensemble.
L’histoire sociale du Moyen Âge, c’est de l’histoire rurale ou de l’histoire urbaine, de l’histoire du travail ou de l’histoire de la pauvreté. C’est une histoire des campagnes ou des villes, des pratiques professionnelles ou des groupes indigents. Mais c’est rarement une histoire de la société dans son ensemble. La société médiévale est dès lors pensée à partir de ses nombreuses composantes, groupes, institutions, lieux, identités. Ce que j’ai tenté de faire, c’est d’aborder cette communauté dans son ensemble, en la ramenant à l’espace et aux pratiques, pour comprendre ce qui la faisait exister.
Quel avenir pour l’histoire sociale du Moyen Âge ?
Pour ma part, j’ai choisi de m’orienter vers de nouveaux terrains de recherche, de façon à proposer une histoire sociale et politique des rapports entre les humains et leur environnement à la fin du Moyen Âge, en particulier à partir de la question de la gestion des déchets et de ce qu’on appellerait aujourd’hui la « pollution ». Je pense que l’histoire environnementale est une façon rafraîchissante d’aborder la question des sociétés médiévales.
Il y a une longue tradition à exploiter ici : l’histoire économique, l’histoire rurale, mais aussi l’histoire des mondes urbains en lien avec leur environnement. Il y a encore de nombreux terrains à découvrir et des chantiers à ouvrir à nouveau. Il s’agit parfois de thèmes de recherche qui ont été abordés par le biais des questionnements classiques d’histoire sociale (les groupes sociaux, les institutions et les corps, les pratiques sociales, les configurations urbaines) mais qui pourraient être envisagés par de nouveaux filtres : les relations et interactions entre humains et non-humains ; les conditions techniques de protection et d’exploitation des écosystèmes ; les moyens de gestion des conditions matérielles de l’environnement ; la place des animaux… Je pense qu’en retour cela va nous permettre de comprendre davantage comment fonctionnaient les sociétés du passé, en continuant à placer au milieu de l’analyse et du récit les acteurs eux-mêmes.
Dans mon nouveau terrain de recherche, et en abordant les nombreux enjeux de la gestion des déchets dans une ville aussi peuplée que Venise à la fin du Moyen Âge, je vois émerger de nombreux éléments importants sur la société du temps : gestion des espaces, question des anti-ressources, rapports aux communs négatifs.
Quels sont les renouvellements historiographiques au croisement de l’histoire sociale et de l’histoire des sciences qui te semblent saillants ?
L’histoire des sciences et des savoirs m’a beaucoup inspirée pour mon dernier ouvrage. En partant des questionnements sur les savoirs profanes, j’ai construit une analyse des savoirs sociaux ordinaires sur la société, une connaissance du monde social qui permettait aux acteurs d’agir en société. Je me suis demandé ce que les gens savaient de la société qu’ils formaient, quelles catégories ils employaient pour dire le monde mais surtout pour y agir, comment ils justifiaient leurs actions, comment ces discours et actions façonnaient la société. L’histoire des savoirs m’a ici beaucoup inspirée, car on peut considérer que cela relevait d’une vraie connaissance technique de la part des acteurs, qui savaient en effet comment la société fonctionnait. Tout cela nécessite d’envisager les acteurs comme des experts, déployant aussi des compétences techniques en matière d’action collective. Ce qu’implique justement la construction de ces savoirs techniques est une façon de faire de l’histoire sociale.
