Lorsque le Tour de France est créé en 1903, son parcours comporte six étapes et les montagnes ne sont pas un élément de l’identité de l’épreuve : lors des deux premières éditions, seuls les cols ligériens du Pin-Bouchain, à 759 mètres lors de la première étape, et de la République, à 1 161 mètres lors de la seconde, sont franchis. En 1905, le col du Ballon d’Alsace, à 1 174 mètres dans le massif des Vosges, est ajouté au parcours pour délimiter les confins du territoire français1. Ces cols de moyenne montagne n’ont pas alors pour but d’augmenter la difficulté de l’épreuve et ne sont que des points de passage.
Alphonse Steinès, collaborateur du créateur du Tour de France Henri Desgrange, cherche par la suite à durcir la course en emmenant les coureurs dans les grands massifs, les Pyrénées avec le Tourmalet, puis les Alpes avec le Galibier2. Dès lors, avec un parcours quasiment identique chaque année – le « chemin de ronde » – et la réintégration de l’Alsace-Lorraine à l’hexagone, les massifs de moyenne montagne sont évités et marginalisés et seuls quelques cols sont franchis sans être réellement voués à la décision sportive. Après 1950, la tendance à concentrer les moments clefs de la course dans les deux principaux massifs va être accentuée par les différentes politiques d’aménagement du territoire, en particulier le Plan Neige, qui va offrir l’opportunité à la grande boucle de trouver de nouveaux terrains au cœur de la haute montagne3. Dès lors, et même avec l’abandon progressif du chemin de ronde pour gagner des territoires plus à l’intérieur du pays, les massifs de moyenne montagne, c’est-à-dire le milieu géographique d’altitude à laquelle la forêt demeure prédominante4 – Vosges, Jura et Massif central, moins aménagés et donc moins concernés par l’économie du tourisme de masse – demeurent intermédiaires dans les tracés du Tour, dominés par des massifs de haute montagne dans la hiérarchie sportive, rejoignant l’idée de domination des espaces intermédiaires développée par Anthony Merle5. Les étapes y sont moins régulières et des lieux moins emblématiques, à l’exception du Puy-de-Dôme, qui a souvent eu une place prépondérante dans le tracé, en particulier par son côté spectaculaire et la dramaturgie qui s’y est construite : le duel Anquetil-Poulidor de 1964 en est un exemple.
Depuis une trentaine d’années, une évolution de la place de ces massifs, qualifiés par les organisateurs eux-mêmes d’intermédiaires6, est à noter dans le feuilleton du Tour de France7, qui donne une importance croissante à des lieux qui n’étaient auparavant perçus que comme des mises en jambe. Les tracés sont désormais plus difficiles et plus fréquents dans la trame du parcours, tout en étant placés à des moments stratégiques de l’épreuve. Dès lors, les collectivités d’accueil cherchent à capitaliser sur la venue et la médiatisation de l’épreuve en utilisant les images renvoyées pour créer des « images territoriales »8 afin de gagner en visibilité et « accroître un potentiel de richesses »9, notamment par la promotion touristique et le mimétisme sportif. L’enjeu est alors de comprendre comment le Tour de France met en valeur des massifs moins hauts en altitude, tout en identifiant les procédés politiques utilisés par les collectivités territoriales pour les rendre attractifs : au-delà de l’éphémère de l’événement, comment se construit l’identité d’un massif de moyenne montagne au prisme du sport et de sa médiatisation au sens large ?
À partir d’exemples issus de constats empiriques et d’entretiens semi-directifs avec des représentants de collectivités territoriales et acteurs institutionnels des Vosges et du Massif central (chargés de mission et présidents d’intercommunalités et de départements, directeurs d’offices de tourisme, maires, directeurs de stations), montagnes aux altitudes plus modestes, l’article propose d’aborder l’évolution de l’importance des étapes de moyenne montagne dans le parcours, puis l’appropriation de celles-ci par les territoires d’accueil. Finalement, il s’agit de questionner le gain d’attractivité de ceux-ci par les images territoriales créées en lien avec l’épreuve. La période qui va de 1990 à 2024, soit 35 éditions du Tour de France, est utilisée dans la base de données et complété par d’autres issues d’enquêtes dans le Jura. Le cas de la moyenne montagne alpine n’est pas abordé dans la mesure où elle a toujours été très visitée par le Tour de France, à la différence des Vosges et du Massif central.
Le Tour de France en moyenne montagne, une approche diachronique des sites d’accueil (1990-2024)
Au début des années 1990, la place de la moyenne montagne dans le parcours du Tour de France est plutôt secondaire et concerne assez peu les favoris du classement général, avec des schémas de parcours très similaires selon les années : le Massif central est alors très utilisé pour les étapes de transition destinées aux baroudeurs, des coureurs que l’on peut qualifier de passe-partout.
Par sa position centrale dans le pays, ledit massif est régulièrement emprunté entre les deux massifs principaux, Alpes et Pyrénées où la haute montagne est mise en avant, ou en fin de Tour lors de la remontée vers Paris10. Les Vosges et le Jura sont alors assez peu traversés, et le plus souvent pour des étapes sans grande difficulté sportive : la décision ne doit pas s’y faire dans la mesure où les ascensions y sont prétendument moins difficiles. Les chiffres montrent une certaine prédominance du Massif central dans le choix du parcours : entre 1990 et 2006, seize étapes le traversent contre uniquement huit dans les Vosges.
Depuis la prise de fonction de Christian Prudhomme à la direction du cyclisme d’Amaury Sport Organisation (ASO) en 2007 et malgré une répartition similaire à la période 1990-2006, avec 23 étapes dans le Massif central et 11 dans les Vosges11, le rôle et la distribution spatiale et temporelle des traversées de massifs dits intermédiaires changent. Auparavant destinées aux baroudeurs, celles-ci sont plus nombreuses et servent de premières étapes clefs, où l’adage journalistique dit que « si le Tour ne se gagne pas à tel endroit, il peut s’y perdre ». Les étapes se déroulent plus aisément les week-ends12 et ASO intègre au parcours des ascensions difficiles et/ou inédites afin de le rendre plus dynamique d’un point de vue sportif, et aussi plus varié d’un point de vue visuel. À l’inverse, en 2020, 2022 et 202313, les organisateurs ont pris le parti d’intégrer la dernière étape avant l’arrivée sur les Champs Élysées dans un massif intermédiaire, qui endosse alors le rôle de juge de paix, dernière explication possible entre les coureurs ayant pour objectif le maillot jaune. De manière générale, les étapes récentes en moyenne montagne sont plus difficiles et placées de manière à jouer un rôle prépondérant dans le feuilleton de Barthes.
Figure 1. Le Tour de France en moyenne montagne, perspectives diachroniques
© Auteur, janvier 2025.
Figure 2. L’évolution des étapes dans le massif des Vosges depuis 2005 : un changement de paradigme sportif et de destination géographique
Source : Amaury Sport Organisation.
Sans que les étapes destinées aux baroudeurs aient disparu du tracé, le cas des Vosges indique un changement dans l’utilisation qui est faite du massif par les organisateurs : depuis 2005, les principales difficultés du tracé ont été placées de plus en plus vers la fin des étapes et les destinations ne sont plus les mêmes qu’auparavant. Progressivement, les arrivées se sont davantage inscrites en cœur de massif et non plus dans la plaine ; la Planche des Belles Filles est ainsi apparue à six reprises en dix éditions et la station du Markstein deux fois en deux ans14. Précisément, l’organisateur place les difficultés plus tard dans l’étape et les concentre au plus proche de l’arrivée pour que la décision s’y fasse et que l’intérêt sportif s’en trouve grandi : la plaine est désormais évitée et les passages en vallée diminués (figure 2).
Cette tendance est également appuyée par le choix des sites fait par les organisateurs. En effet, avant 2006, les cols du centre du massif15 (Fouchy, Kreuzweg, Calvaire) qui ne présentent pas de difficulté très importante, étaient utilisés de manière régulière, de même que les ascensions historiques du massif (Ballon d’Alsace, col de la Schlucht), aussi plus proches de Colmar et Mulhouse. Par après, et du fait du choix de sites d’arrivée en cœur de massif, les ascensions choisies se sont davantage concentrées dans le sud de celui-ci, où les pentes sont plus sévères : les cols du Platzerwasel, du Petit Ballon ou encore des Chevrères ont ainsi été franchis à plusieurs reprises pour permettre d’accroître la difficulté des étapes vosgiennes, tout en conservant des cols plus habituels (figures 2 et 3). Dans le cas de la Planche des Belles Filles, la situation à l’extrême sud du massif implique d’inclure dans le parcours des ascensions plus proches, et donc d’initier des lieux inédits au parcours, lesquels permettent de donner une visibilité nouvelle à ces passages de moyenne montagne. Par la récurrence de l’arrivée dans la station haut-saônoise, ASO a également cherché à varier l’approche qui en était faite, avec le franchissement du col des Croix ou du Mont de Fourche, cependant moins sélectifs. L’arrivée à Gérardmer a également fait l’objet d’un durcissement entre 2005 et 2014, avec l’ajout de la montée vers la Mauselaine, qui confirme la volonté de l’organisateur de mettre en valeur les massifs de moyenne montagne de même qu’une modification de la destination des étapes en moyenne montagne : elles ne sont plus uniquement destinées aux baroudeurs mais sont davantage orientées vers les coureurs visant le maillot jaune.
Figure 3. Le Tour de France dans les Vosges entre 1990 et 2024 : du nord au sud
© Auteur, janvier 2025.
Dans le Massif central, la mise en valeur s’est opérée de manière un peu différente : si l’ascension du Puy-de-Dôme n’a pendant un temps plus été possible16, les étapes s’y sont tout de même faites plus nombreuses tout en étant toujours plus construite pour les favoris. Dans les années 1990, les arrivées en altitude sont rares dans le Massif central, et les schémas choisis par l’organisateur sont très souvent similaires d’une année à l’autre ; soit il s’agit de relier les Alpes aux Pyrénées ou inversement, soit de terminer le Tour avec une ou deux étapes pour baroudeurs. En effet, Saint-Étienne est site-arrivée à cinq reprises dans la décennie en question : quatre étapes en ligne franchissant le col de la Croix de Chaubouret dans le final, et un contre-la-montre individuel la veille de l’ultime arrivée sur les Champs Élysées. Quelques sites inédits permettent une légère variation dans le type de coureurs à qui se destinent les étapes : Super Besse et surtout Mende et l’ascension vers l’aérodrome de Brénoux, qui seront réintroduites à plusieurs reprises dans le parcours afin de donner une opportunité aux prétendants au maillot jaune de se montrer, et donc à la moyenne montagne d’être mise en lumière grâce aux exploits sportifs.
C’est principalement après 2007 que se distingue l’importance accrue des étapes clefs dans le Massif central, avec plusieurs arrivées nouvelles dans le Cantal : au Lioran (2016 et 2024), au Pas de Peyrol (2020) ou encore à Mauriac (2023 dans le Tour Femmes). ASO utilise également des secteurs du Massif central moins habituels dans l’épreuve, comme les Cévennes en 2020, le Morvan avec l’arrivée de l’étape la plus longue de l’édition 2021 au Creusot et dans le Beaujolais en 2023, tout en conservant des sites plus classiques (Saint-Étienne, Issoire, Albi) qui permettent d’assurer une stabilité autant pour l’organisation que pour les collectivités d’accueil. Pour autant, les ascensions choisies sont très souvent différentes, ce qui permet aux organisateurs d’assurer une forme de nouveauté continuelle dans le massif au gré des années : le mur d’Aurec-sur-Loire est ainsi introduit en 2019, le col de la Lusette dans le Gard en 2020, le Suc au May en Corrèze la même année17 ou encore le col de la Croix-Rosier dans le Rhône en 2023, ce qui permet également de rompre avec les habituels cols de la République, de la Croix de Chaubouret ou le Pas de Peyrol.
Dès lors, si les montagnes sont considérées comme des « invariants »18 ou des centres19, leur contenu est lui tout à fait variable, et ASO cherche justement à appuyer cette variabilité en utilisant toujours davantage de sites dans les parcours afin de permettre une mise en évidence plus prononcée des espaces de montagne : les espaces de moyenne montagne sont les principales sources de cette stratégie en capitalisant sur l’intermédiarité, c’est-à-dire leur spécificité territoriale. C’est à partir de cet élargissement à des sites nouveaux et par la mise en évidence de sites anciens par le biais d’arrivées (Pas de Peyrol, Planche des Belles Filles), et par les différentes candidatures de collectivités en ce sens, que les massifs de moyenne montagne ont pris une importance nouvelle dans le récit sportif du Tour de France. Si cela est démontré pour les Vosges et le Massif central, il n’en demeure pas moins vrai également pour le massif du Jura, avec des ascensions et des arrivées inédites depuis une quinzaine d’années (col du Grand Colombier, golet de la Biche), poussées notamment par les collectivités territoriales, qui se saisissent de l’événement à des fins de développement territorial.
L’appropriation de l’événement sportif par les collectivités territoriales de moyenne montagne : regards croisés Vosges – Massif central
Le Tour de France étant par essence éphémère et à géographie variable20, la mise en valeur des espaces de moyenne montagne ne peut pas uniquement reposer sur l’événement en lui-même. Si des logiques de pérennisation et d’accueil systématique21 de l’événement qui participent à la médiatisation des lieux sont à l’œuvre dans plusieurs départements (Haute-Saône, Ain, Hautes-Pyrénées)22, elles sont indissociables de politiques touristiques et sportives allant dans la continuité de l’accueil d’une étape. À cet égard, les départements occupent une place prépondérante dans la promotion des sites utilisés par le Tour de France à des fins touristiques. Ceci est d’autant plus marqué dans les espaces de moyenne montagne, non sans co-construction avec des acteurs d’échelles infra : pour accueillir le Tour, les collectivités travaillent en effet à plusieurs échelles afin de s’approprier l’événement et de concerner tout leur territoire, et non uniquement la ville-étape. Plus spécialement en montagne, le rôle des départements est des plus importants, notamment en lien avec les différentes lois récentes de décentralisation et avec le caractère très souvent rural des espaces de moyenne montagne : plusieurs conseils départementaux sont même des candidats permanents à l’accueil du Tour, avec même une logique partenariale qui tend à faire émerger une répétition des sites d’accueil d’une année sur l’autre. En effet, l’échelon départemental travaille conjointement avec les communes ou les stations, et avec les intercommunalités dans le but de recevoir une étape, là où les régions sont moins présentes avec seulement des subventions23. ce travail conjoint fait émerger des synergies verticales24 qui sont le témoin de la capabilité territoriale25, qui met en avant l’autonomie des acteurs et leur capacité à utiliser des ressources, ici l’événement sportif, pour créer des externalités positives : augmentation de la fréquentation touristique, gain de notoriété et amélioration de l’image dans le cas du Tour. Devant les inégalités de moyens des différentes collectivités, les conseils départementaux sont de manière croissante les principaux financeurs du projet d’accueil du Tour de France. Le partenariat avec ASO sur plusieurs années implique aussi un partenariat financier avec les collectivités infra : le conseil départemental prend alors en charge tout ou partie du ticket d’entrée26, puis construit avec elles l’accueil d’étape, les frais annexes (barrières, sécurité, etc.) relevant des communes et des intercommunalités.
Pour s’approprier l’événement et garantir des effets à moyen terme, les collectivités mettent en place différentes stratégies, en particulier dans le domaine cyclosportif, mis en évidence par le désir de mimétisme sportif de certains spectateurs, lesquels cherchent assez régulièrement à accomplir les mêmes exploits que les professionnels : dans une enquête menée auprès de 752 personnes, environ 38 % des répondants déclarent s’être déjà rendu au sommet d’une ascension à vélo après l’avoir découverte dans le Tour de France. Au-delà des seules ascensions, les départements mettent en place des itinéraires reprenant les parcours des étapes des éditions précédentes de l’événement : la Haute-Saône propose ainsi 21 parcours balisés dont la « boucle des Belles Filles » qui emprunte les cols des Chevères et du Ballon de Servance ainsi que la montée vers la station éponyme, comme une affirmation de la moyenne montagne et de sa difficulté.
Figure 4.1. Le panonceau annonçant la boucle des Belles Filles, à proximité de Plancher-les-Mines (Haute-Saône)
© Auteur, avril 2021.
Figure 4.2. Direction Sarran (Corrèze) par le tracé du contre-la-montre du Tour de France 1998
© Auteur, avril 2023.
Si, dans le cas de la station franc-comtoise, le Tour de France n’est que suggéré, la Corrèze insiste très précisément sur l’héritage de la course, notamment en raison du caractère moins emblématique des sites-étapes corréziens. Cependant, l’objectif des deux conseils départementaux est le même, à savoir promouvoir la pratique cyclosportive par le biais de la mise en avant des espaces traversés par les cyclistes professionnels au mois de juillet, en s’appuyant notamment sur l’image d’une moyenne montagne accessible et intéressante pour les cyclistes à différents niveaux de pratique, ce qui n’est pas possible de la même manière en haute montagne. Dans cette continuité, le fait d’introduire dans le parcours des éléments nouveaux dans les massifs de moyenne montagne participe du gain de notoriété des massifs et de la volonté des amateurs du Tour de France à également découvrir ces nouvelles ascensions. Par conséquent, l’appropriation de l’épreuve qui peut être faite par les collectivités de moyenne montagne ressemble de manière croissante à celle qui est faite par les collectivités des massifs empruntés de manière plus habituelle que sont les Alpes et les Pyrénées, avec par exemple des formes inédites de supportérisme que sont les virages à la gloire de l’un ou l’autre champion, et qui sont mis en valeur par la diffusion télévisée27.
Figure 5. Le grand parcours de l’Alsacienne, une cyclosportive de moyenne montagne en copie du Tour de France : des cols courts et abrupts à une altitude modeste
Source : Alsacienne Cyclo.
Les politiques de développement des territoires de moyenne montagne se retrouvent également à des échelles plus fines avec la mise en place d’épreuves de masse, qui mettent en avant le territoire dans une logique de promotion territoriale : elles mettent souvent en avant un territoire donné, représenté par le parcours proposé. L’Alsacienne, au départ du lac de Kruth-Wildenstein (Haut-Rhin), répond tout à fait à cette logique territoriale, ici pour le massif des Hautes-Vosges, inclus dans la marque territoriale des Hautes-Vosges d’Alsace. Dans ce cas, le parcours emprunte quasiment exclusivement les routes de la moyenne montagne alsacienne et propose aux 3 000 participants plusieurs cols du Tour de France (Petit Ballon et Platzerwasel pour les plus emblématiques). L’objectif de ce type d’épreuve est de contribuer au désir de mimétisme sportif tout en mettant en avant les paysages et les savoir-faire des Vosges et de l’Alsace, en créant de la « valeur ajoutée »28 sur le territoire traversé, à la fois par les amateurs et les professionnels.
Cette épreuve a également pour particularité d’emprunter une voie verte de montagne, la seule de ce type dans le massif, qui aboutit au col du Haag, sur la route des crêtes des Vosges, ce qui montre un peu davantage la volonté des collectivités, partenaires de l’événement, de construire une destination cyclosportive autour des Hautes-Vosges, en ayant pour modèle et comme inspiration les étapes du Tour de France qui s’y sont déroulées récemment. Le massif des Vosges bénéficie d’ailleurs d’une offre de cyclosportives conséquente, avec des parcours variés qui empruntent très régulièrement les mêmes routes que les étapes de la grande boucle : les 3 Ballons au Ballon d’Alsace et à la Planche des Belles Filles ; le Granfondo Vosges au col de la Croix des Moinats et au col de Grosse Pierre, une manière de mettre en évidence le caractère montagneux du territoire. Ces épreuves de masse font l’objet d’une attractivité accrue, avec des ventes de dossards très rapides et la mise en place de listes d’attente dans certains cas.
Ce type d’épreuve est moins présent dans le Massif central, notamment du fait de l’emprise spatiale du massif et de l’éclatement géographique des cols emblématiques de celui-ci. Cependant, certaines épreuves de masse, comme Les Copains à Ambert ou la Volcane à Volvic, empruntent chaque année un ou plusieurs cols déjà franchi par les coureurs de la grande boucle, en l’occurrence le col du Béal (Puy-de-Dôme) et le col de Prat de Bouc (Cantal). Les cyclosportives de moyenne montagne sont moins nombreuses que celles de haute montagne, mais peuvent se dérouler plus tôt dans la saison – c’est aussi le cas dans le massif du Jura avec l’Aindinoise qui se déroule à la mi-mai – et servent parfois de préparation aux principales épreuves de masse de la saison : la Marmotte au Bourg-d’Oisans (Isère) ou l’Étape du Tour de France au mois de juillet. Là où les Vosges et le Massif central vont être traversés par cinq à six épreuves chaque année, les Alpes font l’objet de courses de ce type de manière hebdomadaire en saison estivale, avec parfois des doublons sur un week-end.
Les événements décrits sont au cœur des nouvelles politiques touristiques des acteurs de moyenne montagne, qui croient en une potentialité de retombées positives29 et donc à un bénéfice en termes d’image et de notoriété. Par leur situation plus basse en altitude, elles peuvent dès lors générer des flux touristiques hors des schémas saisonniers traditionnels des stations de haute montagne.
Un outil de notoriété et de mise en lumière : des moyennes montagnes rendues attractives ?
L’un des principaux objectifs de l’accueil du Tour de France réside dans la visibilité et la notoriété qu’il offre aux territoires. Au contraire des sites de haute montagne, ceux de moyenne montagne sont moins emblématiques et moins mis en avant régulièrement par l’épreuve et les acteurs territoriaux décrits précédemment travaillent pour capitaliser sur cette mise en lumière éphémère. Il est très souvent mis en avant un potentiel touristique accru et de nouvelles destinations touristiques praticables toute l’année.
Pour parvenir à un gain en attractivité grâce à l’événement, et par conséquent créer de nouvelles destinations touristiques par son intermédiaire, les collectivités font en sorte de renouveler l’accueil d’étape sur plusieurs années. Il est une forme d’invention de la tradition30 qui repose sur la mise en festivité d’un lieu et la socialisation autour de l’événement sportif, permis notamment par sa gratuité, ce qui est mis en avant par les collectivités d’accueil dans les politiques sportives : selon les collectivités, le Tour de France permet une identification du territoire et incite à un retour sur place après le passage des coureurs, et donc participe à l’invention d’un nouveau lieu touristique. Dans le cas des Hautes Vosges, il s’agit de prolonger le potentiel touristique au-delà des routes du Tour et des deux saisons traditionnelles, en incitant à des usages moins habituels : ainsi la voie verte précédemment citée est le fruit d’un détournement de l’usage initial de la route communale menant au col du Haag, ce qui conduit à l’invention du lieu touristique31. Dès lors, et avec la mise en avant des nouveaux lieux du Tour en moyenne montagne (Planche des Belles Filles, Markstein, Petit Ballon), un intérêt nouveau se crée en terme touristique du fait de la renommée croissante : de la même manière que certaines équipes de sport professionnel ont fait connaître leur ville32, le Tour fait connaître des lieux qui n’auraient pas eu tant de notoriété sans sa venue, participant à la marchandisation de ceux-ci, et donc à leur construction économique en tant que destination touristique33. Ainsi, les pratiques en lien avec la venue du Tour se développent, à la fois dans la pratique cycliste et dans le tourisme vert de manière générale, et tout particulièrement en moyenne montagne, très souvent désindustrialisée ou en déclin agricole34.
À cet égard, le Tour de France apparaît comme une ressource territoriale35 en cela qu’elle permet un développement local, ici à partir d’effets indirects : ce n’est pas l’événement lui-même qui génère le développement, mais les appropriations des différentes collectivités qui n’ont pas toujours les mêmes objectifs : la ressource ne préexiste pas au territoire, elle se construit avec ses acteurs36 – en l’occurrence les communes et les intercommunalités en conjonction avec les départements et ASO. C’est pourquoi les collectivités voient en la grande boucle une possibilité touristique et économique ne reposant pas uniquement sur le jour de son passage, mais sur un plus long terme. Par exemple, les restaurateurs de Rocamadour (Lot) ou du Markstein avaient en effet prévu un nombre de couverts plus important au moment du passage de l’événement mais ne sont pas entrés dans leurs objectifs, alors que le chiffre d’affaires apparaissait plus important sur la suite de la saison que sur la saison précédente. Les visiteurs de la cité de la vallée de la Dordogne ont par ailleurs été plus nombreux sur les deux années qui ont suivi le passage de l’épreuve, passant d’environ 21 000 en 2022 à presque 26 000 de moyenne journalière en 2024 selon la maire de la commune. L’événement sportif, au-delà du sport, permet un regain d’activité dans les territoires qu’il occupe, ce qui est très marqué en moyenne montagne.
De la même manière, les flux de cyclistes se sont massifiés dans les massifs étudiés à la suite des nouvelles arrivées du Tour de France : la côte de la Croix-Neuve à Mende (Lozère) est désormais balisée et franchie tout au long de l’année par des pratiquants qui se déplacent davantage qu’auparavant pour y venir. C’est également le cas à la Planche des Belles Filles, où les cyclosportifs d’Europe du Nord et du Benelux trouvent un terrain montagneux moins éloigné que les Alpes ou les Pyrénées, dans une temporalité correspondant également davantage à celle de leurs congés payés, à savoir au printemps ou en fin d’été : 15 000 cyclistes ont été comptés dans la station en 2017 et 20 000 en 2022. Pour autant, ce gain en attractivité du lieu ne profite pas nécessairement à la commune de Plancher-les-Mines, qui a énormément perdu en tissu économique et dont les possibilités d’hébergement sont minces : les touristes logent par conséquent davantage en périphérie du massif (Belfort, Mulhouse) ou dans d’autres vallées voisines et dans les stations touristiques identifiées (Gérardmer, La Bresse) : ceci se retrouve assez régulièrement avec d’autres ascensions clefs du massif vosgien, comme le Petit Ballon, où les touristes partent davantage de Munster que de Luttenbach, la commune située au pied de l’ascension elle aussi balisée. Finalement, le gain en attractivité résulte d’une augmentation de la notoriété en lien avec le Tour, mais également de la mise en avant du territoire par les collectivités, qui se manifeste par une augmentation des flux touristiques tout au long de l’année.
Ceci peut également se retrouver avec d’autres événements de masse, concernant ou non des sportifs professionnels, qui se déroulent en moyenne montagne : si les cyclosportives en sont un bon exemple, les trails et les triathlons participent aussi à la renommée des massifs. C’est par exemple le cas du Trail Alsace Grand Est, organisé par l’UTMB37 autour d’Obernai, Turckheim et Orschwiller au mois de mai, qui fait converger 6 000 participants de plusieurs pays, en partenariat avec les offices de tourisme et les hôteliers locaux ; ou du triathlon de Gérardmer début septembre et ses 4 600 inscrits. Ces pratiques diffèrent cependant de celles du cyclisme : elles sont moins socialisantes et de fait plus individualistes sur le terrain. Sans pour autant que l’opposition soit totale entre les deux, il existe une forme d’hybridation des pratiques, avec objectifs similaires : la quête du plaisir par la contemplation38, par la compétition ou par une relation plus immersive avec l’environnement39. La moyenne montagne apparaît donc comme une montagne à part entière praticable toute l’année, et les organisateurs d’événements sportifs et les collectivités se saisissent aisément de la question pour mettre en valeur leur territoire et le développer.
Conclusion. Ce que l’événementiel sportif dit de la moyenne montagne
Le Tour de France a une histoire très ancienne avec la moyenne montagne mais a tardé à s’en servir comme d’un élément phare de son parcours. En augmentant le nombre de passages dans les Vosges, le Jura et le Massif central, et en rendant plus difficile les parcours proposés, les organisateurs ont montré une volonté de mettre en évidence ces massifs qu’ils qualifiaient d’intermédiaires afin d’en faire des nouveaux éléments clefs du parcours et ainsi inventer des récits originaux, à partir de sites devenus emblématiques par leur répétition dans le temps. L’intermédiarité sportive, qui mettait d’une certaine manière les territoires de moyenne montagne en marge des hauts lieux du Tour de France, en soulignant l’intermédiarité géographique – des montagnes moins hautes en altitude, prétendument moins difficile à gravir – a finalement permis à ces mêmes territoires d’être mis en valeur par leur spécificité géographique et topographique.
Guy Di Méo explique qu’au-delà de la festivité représentée par un événement, ce sont les territoires qui sont imaginés et rêvés40, et les collectivités bénéficient des choix d’ASO avec une visée politique de développement territorial. À travers les synergies verticales se construisent des projets territoriaux autour de la pratique sportive et la promotion touristique, représentée notamment par les cyclosportives et le mimétisme comportemental sportif, qui conduit des amateurs sur les mêmes routes que les professionnels. Finalement, en faisant des massifs de moyenne montagne des juges de paix, c’est-à-dire des éléments clefs du parcours où se décide l’épilogue, les organisateurs du Tour de France permettent aux collectivités de gagner en visibilité et en notoriété, et par extension de nouveaux publics hors des saisonnalités classiques : la moyenne montagne apparaît donc comme une montagne à part entière, facteur de difficultés fortes mais aux temporalités différentes de la haute montagne.






