Depuis une génération, l’Histoire s’est en France emparée de l’objet frontière pour le placer au cœur de ses interrogations. La tradition de la géographie historique, à partir d’Auguste Longnon, avait essayé de reconstituer des frontières sans en chercher le sens1. L’étude des conflits frontaliers devait déterminer qui des parties prenantes avait raison et où passait la « vraie » frontière. Cette approche positiviste mène à une impasse : il est vain de se poser en juge dans des conflits d’il y a 600 ans ; il est plus intéressant de se demander ce que la frontière signifiait pour les acteurs en compétition. L’histoire culturelle a approché le fait frontalier pour le comprendre, dans une approche constructiviste2. Parmi les premiers en France, Daniel Nordman pour l’époque moderne3, Michel Foucher pour l’époque contemporaine4, ont montré que la frontière est un fait de civilisation. Que signifie par exemple la notion d’annexion au Moyen Âge ? Un accroissement territorial pensé comme tel ou l’addition de divers droits, indépendamment de leur extension spatiale5 ? L’ap-proche culturelle et sociale est indispensable, surtout si elle s’appuie sur une méthode cartographique, dans une démarche de géohistoire6. Au croisement du politique et du culturel, on peut étudier la frontière de terrain et ses représentations dans une géographie de l’espace vécu.
Dans le cas français des xiiie-xve siècles, les difficultés de l’étude tiennent à la dispersion des sources, car les fonds d’État de la monarchie ont été sélectivement détruits7. Sur la limite, les fonds des principautés sont souvent plus riches que les fonds royaux8 : on exploitera ici, en particulier, les fonds lorrains et bourguignons. L’échelle de l’étude implique aussi d’essayer un comparatisme à l’échelle nationale, en associant l’étude de différents segments frontaliers. La carte permet ensuite de relier les niveaux d’études, des cas micro-locaux au pays tout entier, de comprendre les effets d’échelle et finalement de faire revivre la frontière du roi, mais aussi des marchands, des douaniers ou des paysans.
La frontière orientale du royaume de France doit d’abord être pensée : elle naît comme une formule énoncée au centre, par le pouvoir, sous le nom des « Quatre Rivières ». Il faut ensuite envisager la frontière elle-même comme un espace, que les groupes sociaux ne vivent pas de la même manière. L’idée capétienne s’impose peu à peu sur le terrain. Plus ou moins ouverte ou fermée selon la capacité étatique à la contrôler, elle produit des « effets-frontières ». La troisième partie étudiera donc les situations où les riverains de la limite d’Empire perpétuent un monde découpé en seigneuries mais ouvert à la circulation9. La frontière pensée devient une frontière passée : l’expérience de franchissement met le frontalier ou le voyageur en contact avec la contrainte d’État. Enfin, nous nous demanderons comment la population s’adapte à cette nouvelle donne territoriale. Comment vivre sur la frontière ? La subit-on ? En vit-on ? Quel sens prend-elle pour les différents acteurs qui l’habitent et la construisent ?
Penser la frontière : les Quatre Rivières
L’enjeu de la souveraineté
Ce n’est pas le Saint-Empire qui définit la frontière : il se pense comme universel10 et a vocation à englober le royaume de France, pas à en être voisin. Relique des temps carolingiens, la frontière entre royaume et Empire a d’abord été réinvestie par le pouvoir français comme une idée, sous la forme d’une liste : la mer à l’ouest, les Pyrénées au sud et les Quatre Rivières (Escaut, Meuse, Saône et Rhône) à l’est face au Saint-Empire. Dès le règne de Saint Louis, les légistes royaux ont cherché à légitimer le pouvoir capétien dans le temps et dans l’espace, en revendiquant la continuité avec la dynastie carolingienne et l’exercice réel de la souveraineté dans un territoire bien défini11. Or cette définition n’a rien d’évident, c’est un choix.
Prenons le royaume de France lors de la guerre de Cent Ans, quand Jeanne d’Arc délivre Orléans. Trois types de frontières courent dans le royaume : des fronts, entre les armées des Français et des Anglais, au service d’un des deux rois de France concurrents, Charles VII et Henri VI, qui sont conçues comme des zones spécifiques12 ; des limites de pouvoir (potestas) entre le domaine du roi et les grandes principautés où le roi ne peut pas lever d’impôts ou de soldats (Gascogne, Bretagne, États bourguignons) ; enfin, des limites de juridiction, au-delà desquelles le roi n’est plus souverain. Français et Anglais ne se battent pas sur une frontière entre deux pays : la guerre, intérieure sinon civile, confronte des princes unis dans l’« Anglo-french civilization13 ». Les frontières extérieures ne séparent pas des populations différentes : elles sont bien en retrait des limites linguistiques entre le français et l’allemand ou l’italien. Les Français élisent les Quatre Rivières pour définir le royaume : s’appuyant sur la France pensée comme un territoire, ils posent le roi en souverain, comme l’a montré Jacques Krynen14. Dans leur esprit, le roi tire son pouvoir d’un héritage carolingien, dans un cadre territorial fixe : il est « empereur en son royaume ». Cela implique qu’il est souverain de tous les territoires qui sont à l’intérieur des limites ainsi définies. Le royaume s’arrête où s’arrête la justice royale en dernier ressort, c’est-à-dire, concrètement, la possibilité de faire appel au Parlement de Paris. Est-ce une évidence ? Non, c’est un coup d’État, géographique – mais la géographie ne sert-elle pas à faire la guerre15 ? Les Quatre Rivières sont un argument à usage interne contre les princes, notamment ceux du Sud-Ouest qui refusent de rendre hommage ou s’intitulent comtes ou ducs « par la grâce de Dieu » et non par concession du roi. Il permet d’exiger du roi d’Angleterre qu’il soumette son duché d’Aquitaine à la juridiction parisienne, comme un simple vassal. La guerre de Cent Ans dure 100 ans car elle confronte deux idées du pouvoir inconciliables : la féodalité et la souveraineté territoriale.
Petit à petit, au xve siècle, le roi se fait reconnaître souverain dans « ses » frontières : ce que le xixe siècle a qualifié de « conquête intérieure ». Cette ambition territoriale a un corollaire : tout est au roi à l’intérieur, mais le royaume ne peut pas s’étendre, il est fixé pour toujours. Que se passe-t-il alors quand le roi acquiert une seigneurie hors du royaume ? En 1349, l’achat du Dauphiné permet à la monarchie de préciser sa pratique en un véritable modèle spatio-politique. Le Dauphiné demeure une principauté d’Empire, dont le roi est seigneur hors du royaume. Les Dauphinois ont un statut particulier : ils ne sont pas du royaume, mais ne sont pas non plus considérés comme des étrangers16. Il y a là un laboratoire de la construction de la frontière17 et, pour les autres français, un modèle dauphinois18 qui est imité par la suite : le refus de l’an-nexion valide les prétentions internes portées par les Quatre Rivières.
Sur le terrain, un faisceau de limites
À partir de Philippe IV, le roi prend le contrôle de la frontière elle-même et y impose ses juridictions. En passant de la théorie à la réalité du contrôle, les Quatre Rivières deviennent, fondamentalement, une frontière asymétrique. Sur le terrain, le paysage de frontières s’en ressent : on n’y trouve pas une ligne simple comme le supposerait la liste des Quatre Rivières, mais un faisceau de limites, à l’échelle régionale comme à l’échelle locale. Aucun bornage continu ne sépare le royaume et l’Empire, seuls les seuils sont matérialisés. Prenons l’exemple de la Meuse. À partir du xive siècle, l’État royal perçoit les impôts et taxe les marchandises à l’export19. La première limite n’est pas judiciaire mais fiscale et douanière. Le duché de Bar n’est pas soumis aux impôts royaux et de ce point de vue est en dehors du royaume. L’administration des douanes, les « ports et passages », dispose de bureaux et d’agents aux limites des bailliages royaux de Champagne. Ces bureaux sont souvent situés sur un seuil bien connu, au bord d’une grande route, près d’une borne ou d’un pont frontière. La vie des riverains doit donc s’adapter à cette situation. En Argonne, Lachalade est une abbaye cistercienne établie en rive droite du ru de Biesme, soit « à dix pas » de la frontière. La moitié des biens de l’abbaye sont situés du côté du royaume. L’abbaye fait confirmer régulièrement sa franchise douanière, nécessaire à son approvisionnement20. La juridiction royale entraîne de lourdes conséquences pour ceux qui passent « es mectes de son dict royaume » : le ressort du roi, concrètement, implique les « exploits » des sergents, et bien souvent un racket institutionnalisé par les officiers21, suivis dès la seconde moitié du xive siècle par l’intrusion des percepteurs de l’aide, quatre fois par an, dans chaque village. Cette frontière se négocie donc village par village, par des pressions continues des officiers locaux, et s’il le faut par celle du prince lui-même. En 1441, Charles VII restaure l’autorité de la Couronne sur les marges de Champagne : le 15 février, il contraint cinq seigneurs de la limite à accepter la présence (ou le retour) de ses officiers sur leurs terres22. Seigneurie par seigneurie, la frontière se reconstruit, ligne formée de pièces patiemment rapportées.
La seconde limite est juridictionnelle. Sur les terres qui sont sous l’hommage du roi, donc sous sa souveraineté, les sujets peuvent faire appel à sa justice contre celle de leur seigneur direct. Cette justice s’exprime par le ressort du Parlement de Paris, dernière instance judiciaire du royaume23, et par celui de la grâce royale, via les lettres de rémission. Cette limite est censée suivre la Meuse. Depuis 1301, le duc de Bar est vassal du roi, mais seulement pour ses terres à l’ouest de la Meuse, qui forment le Barrois mouvant, alors qu’à l’est le Barrois non-mouvant est en Empire, avec le statut de franc-alleu. Cette limite linéaire coupe le Barrois en deux dans la longueur, du plateau de Langres aux Ardennes, et court à travers bailliages, châtellenies et finages. Elle est ponctuelle, car l’appel au Parlement est rare et coûteux, alors que le paiement de l’impôt concerne tout le monde aux quatre termes annuels. Enfin, elle ne suit pas vraiment le cours de la rivière : certaines terres en rive gauche de la Meuse restent en Empire, comme l’Argonne, d’autres en rive droite sont du royaume, comme la châtellenie lorraine de Neufchâteau24.
Une troisième limite, plus diffuse, est celle de l’influence féodale. La vassalité est à l’origine un contrôle des hommes difficile à cartographier25, et ne devient que peu à peu une réalité territoriale26. Le duc de Bar ne doit l’hommage au roi que pour le Barrois mouvant. Mais sa personne appartient tout entière au roi son seigneur. Quand René d’Anjou participe à la reconquête de la Normandie en 1449-1450, tous ses sujets du Barrois payent, même ceux qui sont en Empire27. La profondeur de cette limite s’élargit et se rétracte selon les aléas politiques intérieurs : l’entre Meuse et Moselle semble une ère d’influence naturelle pour la monarchie quand elle est stable ; au bord de l’effondrement, dans les années 1420-1430, elle ne contrôle même plus sa limite fiscale et douanière.
Il n’y a donc pas une limite séparant le royaume de l’étranger, mais un faisceau de lignes qui délimitent divers aspects du pouvoir royal28. Cela n’a rien d’anormal : pour Michel Foucher, la frontière linéaire est une « invention, élégante, du cartographe29 ». Le même relève que l’Union européenne dessine des faisceaux de frontières sur ses limites, en fonction de ses domaines d’action30. Sur la frontière d’Empire, le pouvoir du roi s’estompe d’ouest en est : la Meuse, une de ces lignes frontières, donne son nom à l’ensemble. À cause de la complexité du terrain, la définition des Quatre Rivières est donc un discours efficace. Il permet de comprendre la réalité complexe d’un pouvoir territorial dont les différentes prérogatives n’ont pas la même étendue à la marge.
Sous le discours d’État, des frontières sociales divergentes
La définition royale de la frontière a donné vie et cohérence au royaume de France. Mais à partir de quand a-t-elle eu de véritables effets sur le terrain ? Toutes les couches sociales sont-elles confrontées à la même frontière ?
En Argonne, une frontière pour la vengeance des nobles
Les limites de la potestas (impôt, armée) et de l’auctoritas (juridiction) peuvent parfois coïncider : c’est le cas sur le ru de Biesme. Là, à la fin du xiiie siècle, le pouvoir direct du roi se heurte à une société d’Empire. Les riverains sont sensibles à ce contraste. Lors d’une enquête en 1288, le chevalier Miles, avoué de Menoncourt, témoigne de pratiques judiciaires et sociales anti-thétiques des deux côtés du ruisseau :
[Le témoin ] dit encore que par-delà le ru de Biesme, dans le royaume de France, la coutume prévoit que celui qui tue un homme tombe sous la main de son seigneur, pour sa personne comme pour ses biens, et les amis de la victime ne peuvent rien à réclamer. Par-deça le ru de Biesme, du côté de Verdun, en Empire, celui qui tue un homme est quitte vis-à-vis de son seigneur en composant pour une somme d’argent, mais les amis de la vicitme lui font la guerre31.
À l’ouest du ruisseau, la justice royale (« le signor ») règle les conflits et se réserve la punition des meurtriers. À l’est, la justice est entre les mains des proches (les « amis »), la faide est légale. La frontière sépare ici deux sociétés nobles. La vengeance ou la paix du roi, ce qui est la loi d’un côté est un déshonneur de l’autre. Mais ces différences s’affaiblissent peu à peu : le Barrois, vassalisé par Philippe IV, adopte un mode de gouvernement capétien appuyé sur l’office, la justice de bailliage et le discours de la souveraineté32. La justice du duc supplante les faides. Imitant les formes de la majesté royale, le duc Robert de Bar accorde des lettres de rémission pour les suppliants de la frontière, ainsi à un meurtrier du village de Cesse en 139033. L’État barrois se rapproche de son puissant voisin et amincit la frontière culturelle. Mais celle-ci demeure intacte entre France et duché de Lorraine au début du xve siècle :
La souveraineté royale représente pour le duc une atteinte à sa dignité de vassal tandis que le droit à la Fehde constitue pour le roi la négation de son autorité34.
Les nobles vivent ici sur une frontière asymétrique, où le plus grand royaume d’Europe voisine avec un monde presque sans État.
En Rethelois, le bon voisinage des prévôts ruraux
L’intrusion de l’État français se fait sur la Meuse dans ce monde où, selon la formule de Michelet, « partout était la frontière35 ». Le morcellement patrimonial défie nos entreprises cartographiques. Chaque seigneurie est autonome et vit au rythme des rites du franchissement des seuils, de petites guerres saisonnières savamment limitées et de non moins rituelles ré-conciliations. La résolution des conflits n’est pas confiée à un pouvoir éminent et lointain, mais à des négociations de proximité, souvent en lieu neutre, sur la limite. Au xive siècle, le cartulaire du comté de Rethel expose cette coutume de l’Empire, dite ici « coustume des marches36 ». Un grief donne le droit d’attaquer son adversaire pour saisir un gage. Celui-ci peut riposter et saisir un « contre-gage ».
Vient ensuite le temps de « journoier ». Lors des « journées de marche » ou « d’estaux », on apporte les gages saisis, on discute, sous l’arbitrage d’un tiers élu et librement consulté. Après la réconciliation vient souvent le moment de boire ensemble. En Rethelois, les justiciers voisins se donnent rendez-vous en lieu neutre, souvent en plein air. Le cartulaire en dresse la liste : les quatre prévôts du comte en situation de frontière rencontrent huit autres justices dans vingt lieux différents. À cette époque, l’encellulement a fixé les limites des communautés. Les journées de marche ont donc des sites dédiés, en plein champ, chez un tiers, ou sur un seuil frontalier, souvent une croix, une fontaine, un pont de planche, un gué. Ainsi le prévôt de Raucourt tient-il sa journée de marche avec la justice de Bouillon au pont de Bazeilles, sans doute sur la Meuse, et sa journée avec celle de Stenay « entre Dieulet et la Besace », qui sont les noms d’une forêt et d’un petit village.
La logique des Quatre Rivières n’affecte pas, ou pas encore, ces humbles réalités des justices seigneuriales et leurs traditions de violence et de palabres.
En Bassigny, y a-t-il une frontière pour les serfs en fuite ?
Les ponts, croix ou autres seuils que les prévôts du Rethelois utilisent comme des lieux de rencontre ont un autre sens pour les humbles de condition serve : leurs déplacements sont contrôlés et ils n’ont pas la possibilité de déménager, à moins de laisser leurs biens au seigneur. Celui-ci contrôle aussi les mariages : pour éviter de perdre des dépendants, il taxe les « formariages » avec les dépendants des autres seigneurs. À Bazoilles, village barrois de la vallée de la Meuse, une enquête ducale a lieu en 144237 : les habitants se plaignent de leur seigneur, Aimé du Fay, l’accusant de racket et de détentions arbitraires pouvant aller jusqu’à la torture. Il est difficile de comprendre les motivations d’Aimé, mais sa volonté d’imposer le formariage à ses dépendants est manifeste ; eux se considèrent comme serfs pour leurs biens mais libres de leur corps, pouvant donc quitter la seigneurie pour se marier librement. Les témoins appelés font la liste de tous les mariages à l’extérieur. Les historiens des villes ont souvent étudié l’origine des citadins ; il est plus rare d’avoir une source sur l’origine des émigrants. Dans 39 témoignages, on décompte environ quinze mariages à Neufchâteau et les villages alentours, ce qui n’est guère surprenant, mais aussi une douzaine de mariages lointains. Les villageois sont mobiles : les artisans itinérants sont nombreux38, d’autres quittent durablement le village. On les sait installés ailleurs en Barrois, à Bar-le-Duc, Foug (un ou deux mariages), Saint-Mihiel et Pont-à-Mousson ; dans les évêchés, à Verdun (deux) et à Metz, mais aussi en Champagne, à Rethel (deux), Reims (deux) et à Aubenton en Thiérache. Les deux fils et les deux filles de Blanchebarbe sont installés dans quatre villes différentes. Un seul élément est absent de l’enquête : la frontière d’État, qui est pourtant censée passer à proximité immédiate du village. En 1442, pour les villageois, la vraie frontière sépare la seigneurie et le monde extérieur. S’ils fuient, Aimé du Fay les poursuit : c’est ce qui est arrivé au frère de David Gaudet, rattrapé sur la route de Neufchâteau. Arrivé en ville, ils trouvent des gens pour les cacher et les nourrir : Demengeot Bassot affirme jouer ce rôle de passeur. À partir de là, semble s’ouvrir à eux un monde sans frontières... Cette mobilité rurale se fait dans un contexte difficile, puisque la guerre a affecté la région depuis une trentaine d’années : l’effondrement de l’État royal s’est ajouté à l’insécurité et à l’impunité seigneuriale. Nous ne savons pas ce qu’il est advenu de l’enquête de Bazoilles. Mais moins de trois ans après, Charles VII, tout en ramenant les douaniers sur la frontière, accorde au duc de Bar (son beau-frère René) l’expulsion des serfs qui ont fui le Barrois « a l’occasion des guerres39 ». Ceux-ci se sont établis et mariés dans le royaume, notamment à Paris, Reims et Châlons, sans l’accord du duc. Le droit féodal de « forfuyance » permet au duc de récupérer des contribuables dans un contexte de restauration générale de l’autorité princière. Les émigrés de Bazoilles ont-ils été rapatriés ? En tout cas, à la fin de la guerre de Cent Ans, l’État raffermi entend bien refermer la frontière du royaume.
La vie des marches du royaume n’est pas immédiatement bouleversée par la construction de frontières d’État. La société d’Empire résiste, d’autant mieux que les xive et xve siècles, agités par la crise et par la guerre, ne voient pas l’État français se construire de manière linéaire. Aux périodes de puissance étatique succèdent des effondrements, pendant lesquels la frontière n’est plus contrôlée. La situation est donc souvent complexe : les efforts des officiers royaux pour construire la frontière se heurtent aux coutumes seigneuriales et aux pratiques de bon voisinage et de mobilité populaire.
Passer la frontière : les Quatre Rivières ont-elles un « effet frontière » ?
« Es frontieres dudit reaume », une politique globale
On peut situer précisément la naissance de la frontière royale. En France, elle est l’œuvre de Philippe IV, dans un contexte de besoins budgétaires et de pénurie de métal précieux40. Entre 1296 et 1300, le roi crée une administration douanière pour empêcher la sortie de l’argent hors du royaume. Des routes royales servent d’itinéraires obligés pour les marchands sous conduit royal et les mènent aux douanes, les « issues » du royaume, tel le pont d’Avignon. Peu à peu, les douanes plus modestes se multiplient. En Mâconnais, on compte au xve siècle presque un bureau par village du val de Saône. Cette politique est étendue à la monnaie. Charles VI réforme la carte des ateliers monétaires : des ateliers intérieurs qui vivotaient ferment, d’autres ouvrent sur les routes qui mènent aux frontières, par création ou par déplacement. C’est le cas de Villeneuve-lès-Avignon et d’Embrun sur les routes qui mènent de France en Italie.
La nouvelle fiscalité royale crée des déséquilibres et fait naître la contrebande qui touche le sel et l’argent. En période de mauvaise monnaie, avec un faible aloi pour sa valeur légale, les contrebandiers exportent la monnaie française surévaluée, pour acheter à l’étranger ; en période de bonne monnaie, ils orchestrent l’importation de pièces de mauvais aloi et exportent aussi les bonnes pièces, destinées à la fonte à l’étranger, pour en récupérer le métal41. Sur la contrebande de sel, les sources sont plus rares42. Un formulaire royal du début du xve siècle copie plusieurs lettres sur le sujet, qui laissent entrevoir les difficultés à imposer la gabelle sur les frontières. Les sujets sont censés acheter à un grenier d’État une quantité de sel fixe et taxée. Mais dans la région de Saint-Dizier, les habitants n’en achètent que par « contenance », moins que leurs besoins. C’est l’indice qu’ils se fournissent ailleurs. Le texte royal vise, sans les nommer, de « grosses abbayes », des châtelains et de simples sergents, qui sont dans le ressort du grenier de Saint-Dizier mais achètent leur sel là où la gabelle n’a pas cours (c’est-à-dire en Lorraine) ou auprès de « faulx marchans qui le conduysent et vendent43 ». Or les officiers du grenier n’ont pas de forces de police pour contrôler la frontière : ils ne peuvent que saisir le sel lorrain quand ils en découvrent.
L’administration des ports et passages a fort à faire pour lutter contre les déséquilibres qu’elle a elle-même créés. Si la répression des « faux marchands » et des trafiquants de monnaie est peu documentée, les sources abondent en plaintes contre les douaniers royaux qui entravent la circulation quotidienne des frontaliers. Animés du sentiment de remplir une mission, les douaniers royaux essayent de fermer hermétiquement les frontières : ils saisissent les vaches qui paissent dans le pré de l’autre côté de la ligne, le raisin vendangé dans la vigne du village voisin, ou le fagot de bois ramassé dans un bois du côté du royaume44. On trouve la première occurrence du mot « frontière », dans un sens non militaire, dans une ordonnance de Charles VII qui organise les procédures aux bureaux de douanes « qui sont es frontieres dudit reaume45 », alors que le terme a habituellement le sens de « front46 ». Au xve siècle, les douaniers royaux utilisent un terme jusque là guerrier dans le jargon de leur office : l’administration des ports et passages pense se battre pour la survie du pays, menacé d’épuisement intérieur. Mais nos sources ne permettent pas de dire si leur action a été efficace, ou si, faute d’atteindre les contrebandiers, elle s’est contentée de harceler les communautés riveraines et de perturber leur économie vivrière.
Un autre type d’effet frontière est lié aux bouleversements politiques : la frontière définit le lieu de refuge hors du pays en guerre. La guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons est suivie de la conquête anglaise de la Champagne jusqu’en 1427. Mais des bastions armagnacs résistent sur la frontière : ils sont adossés à un territoire neutre, où les soldats opèrent des raids de pillage mais sans être menacés militairement. C’est le cas à Mouzon sur la Meuse, comme à Montigny-le-Roi en Bassigny. Finalement, tous doivent lâcher pied, sauf Vaucouleurs, place enclavée en Barrois, commandée par Robert de Baudricourt, lui-même officier du duc de Bar, qui a donc la possibilité de négocier avec les Anglais plutôt que de se rendre. La frontière est ici l’extrême limite du champ de bataille47. Pour les officiers armagnacs destitués au profit de Bourguignons, elle est la ligne qui permet l’exil. On retrouve des réfugiés français au hasard des sources lorraines, tout au long des années 1420-1430. Simon de Bourmont, ex bailli de Troyes, meurt à Metz en 1430 : c’est par-devant les tabellions de Vaucouleurs que ses fils règlent sa succession48. Girard Toignel, ex garde du scel de Sainte-Menehould, meurt à Verdun. Sa fille Marguerite, installée en France après 1435, obtient une lettre de naturalité puisqu’elle est née en terre d’Empire49. Les opposants déchus fuient le royaume vers l’Empire, tandis que les serfs lorrains, de Bazoilles ou d’ailleurs, les croisent dans la direction inverse.
Pour les Français comme pour les Anglais, la frontière du royaume existe : elle délimite un champ de bataille. Parce que cette frontière est fermée, elle produit donc des effets et a pour conséquence paradoxale de multiplier les circulations.
La frontière apparaît dans la culture
Quand la frontière des douaniers s’est-elle imposée comme une réalité dans le paysage des Français ? On peut répondre par une chanson :
Av’ous point veu la Perronnelle
Que les gendarmes ont emmenée ?
Ilz l’ont abillée comme ung paige :
C’est pour passer le Daulphiné.
Elle avoit troys mignons de frères
Qui la sont allez pourchasser [...]
« Et Dieu vous gard, la Perronnelle !
Vous en voulez point retourner ?
- Et nenny vraiement, mes beaulx fréres :
Jamès en France n’entreray50 »
Cette chanson est devenue si populaire aux xvie et xviie siècles que le prénom de l’héroïne est passé dans l’usage commun pour désigner une sotte. La jeune fille suit les soldats du roi et se déguise en page pour « passer le Dauphiné ». L’épisode peut se placer vers 1494, quand Charles VIII envahit l’Italie. Si Péronnelle se déguise, c’est que les ponts du Rhône entre le royaume et du Dauphiné sont surveillés : les douaniers, semble-t-il, ne laissent pas les filles fuguer avec les soldats. La chanson témoigne de ce moment où le franchissement de la frontière est devenu une expérience commune, au-delà du monde des frontaliers. Présente dans la culture, la frontière confronte désormais les volontés individuelles au regard de l’État : il faut ruser pour franchir le seuil contrôlé.
Vivre la frontière
Affirmer sa fidélité sur la limite
À l’échelle locale, les gens vivent à l’intérieur du faisceau des limites. Or dans cette zone de marche épaisse, les démarcations sont précises. Pour les habitants de Domremy, la frontière entre Champagne et Barrois est marquée par le ruisseau des Trois-Fontaines au milieu du village, celle du royaume est sur la Meuse, de l’autre côté de l’église. La complexité des tracés n’empêche pas les habitants de savoir où ils habitent, ni de proclamer haut et fort leurs attachements politiques. Quand Claude du Lys, petit-neveu de Jeanne d’Arc reconstruit la maison familiale, il fait graver sur le linteau « Vive le roy Louis51 ! ». Nous sommes en 1481 : Louis XI occupe le Barrois mouvant, tandis que le bailliage de Bassigny est disputé : des prévôtés échappent au roi52 et celle de Gondrecourt, dont dépend la partie barroise de Domremy, lui résiste53. La maison de Claude du Lys, à 10 mètres d’une frontière de tensions, affiche publiquement son allégeance à celui qui, de l’autre côté du ruisseau, est un envahisseur. Selon ce patriotisme de frontière, plus on s’approche de la limite, plus le sens territorial s’exprime. À l’échelle régionale, nous observons une mosaïque de seigneuries aux ressorts variés : elle nous semble floue. Mais l’échelon local est net et se structure par le franchissement des seuils et l’affirmation des appartenances. La complexité force les gens à savoir et à dire où et qui ils sont.
Face à l’État : victimes et profiteurs de la frontière en Franche-Comté
Comment les frontaliers réagissent-ils en cas de conflit ouvert ? Sont-ils victimes de l’affrontement des pouvoirs, peuvent-ils y échapper, participer, voire en tirer parti ?
En rive gauche de la haute Saône, la France et les États bourguignons se disputent les 2 000 km² des « Terres de surséance » à partir du traité d’Arras de 1435. Le conflit combine les raids d’officiers, de part et d’autre, et les négociations entre commissaires qui finissent par geler le conflit jusqu’au début du xviie siècle. Les gros dossiers produits lors des affrontements et des négociations des années 1430-1450 permettent d’observer les villageois aux prises avec deux États en compétition54. Dans la zone contentieuse, quelques communautés ont choisi leur camp : Frettes a une « couleur politique » nettement française, alors qu’Argillières, à quelques kilomètres, est franc-comtoise. Les jeunes de Frettes servent de supplétifs aux prévôts français lors de l’attaque des villages voisins ; les habitants profitent ensuite de la vente du butin. Quelques figures de véritables profiteurs apparaissent. Richard, le maire de Frettes, sert de caution aux villages comtois qui sont attaqués par ses propres villageois et qui ont été mis à l’amende par les Français. Quelques années plus tard, on le retrouve lui-même officier royal (1458) : il est contrôleur du grenier à sel de Langres. Cette ascension sociale illustre un véritable effet d’aubaine sur la frontière : un notable rural fait le choix du roi et profite du réseau des officiers pour faire carrière hors de son village. Certains de ses voisins sont dans une position délicate. Villemin Millé habite à Frettes, mais il est un serviteur des sires de Vergy, un lignage franc-comtois très puissant hostile aux Français. Cette double fidélité lui fait subir doublement les affrontements. En 1450, les gars de Frettes participent à un raid français contre Argillières, puis les officiers bourguignons lancent un raid de représailles contre Frettes. Interrogé par la suite par les officiers comtois, Millé refuse de dénoncer les villageois qui ont pillé Argillières et ramené le butin pour le revendre au village : il serait allé se cacher à ce moment-là. Il se plaint aussi d’avoir été détroussé, comme les autres, lors des représailles. Bourguignon de Frettes, Villemin est tenu par la solidarité villageoise comme par le parti de ses maîtres, double fidélité courante sur la frontière mais qui entraîne bien des avanies. À Argillières, André Messonier est allé jusqu’à se placer sous la sauvegarde du duc de Bourgogne : il a payé pour bénéficier de sa protection personnelle. Belin Franc, de Frettes, l’insulte : « Va chié su ta garde et su ton duc de Bourgoingne ». Plus tard, Messonier se venge : il le fait capturer par les officiers comtois, qui le rançonnent de 40 francs. Mais André doit se rendre à Langres pour affaire devant l’official ; le juge ecclésiastique. Belin le fait alors arrêter et emprisonner 11 jours. Tels sont les faits, que nous connaissons par les plaintes de Messonier. Les officiers exploitent les rivalités entre villages, peut-être aussi les haines personnelles. Mais les villageois ne savent-ils pas, eux aussi, faire servir la politique à leurs propres querelles ? Au final, qui manipule qui ?
Les sujets constructeurs de frontière, entre Artois et Flandre
Comment les populations vivent-elles le faisceau des limites ? La juridiction royale s’impose-t-elle vraiment d’en haut sur des sujets passifs ? La frontière entre Picardie et Pays-Bas bourguignons permet de mieux cerner le processus de construction de la frontière, qui est aussi un dialogue entre les communautés et les pouvoirs. En Flandre et en Artois, fiefs français du duc de Bourgogne, le duc jouit de la potestas (armée, impôts). L’idée courante est que la souveraineté du roi, par l’appel en parlement et l’appel, serait sans consistance face à ce vrai pouvoir, une anomalie jusqu’à la rupture de l’hommage en 1525. Or la « géographie de la litigiosité55 » de Serge Dauchy, appuyée sur des chiffres globaux, montre que le Parlement de Paris continue de juger les appels flamands, même quand le roi et le duc sont brouillés. On peut compléter cette étude par celle de la grâce56. On a conservé des milliers de lettres de rémission, par lesquels le roi gracie les criminels par-dessus les justices locales. Mais les princes le font aussi, notamment le duc de Bourgogne. En Artois et en Flandres, peut-on calculer leurs « parts de marché » respectives ? L’enquête montre que la Flandre flamingante ignore la grâce du roi, au profit de celle du duc puis de l’archiduc, quand la Flandre gallicante, autour de Lille, est partagée. L’Artois recourt à la seule grâce du roi : même quand le duc de Bourgogne y séjourne, les suppliants artésiens préfèrent se rendre à Paris pour bénéficier du pardon du roi. Cette limite coutumière est tracée par les sujets : ce sont les Artésiens qui choisissent de faire appel de préférence au roi, les Gantois qui optent pour le duc. Cette limite de juridiction pratique ne coïncide donc pas avec le ressort des Quatre Rivières. Il y a dans le nord du royaume comme sur la Meuse plusieurs lignes frontalières, mais ici la documentation permet de nous dire quelle frontière construisent les gens ordinaires : ce n’est pas la ligne de juridiction (l’Escaut entre royaume et Empire) ni la ligne de la puissance (entre le domaine et les États bourguignons) mais un ressort effectif du roi jusqu’à la limite linguistique sur la Lys. Les Artésiens payent leurs impôts au duc mais font appel à la justice souveraine du roi : leur rapport de proximité avec le roi est bien plus ancien que la construction des États bourguignons. L’Artois apparaît ainsi comme une région de double fidélité. Voilà un cas de frontière politique fixée d’en bas.
La frontière lieu de mémoire, entre Artois et Picardie
Les grandes routes qui mènent de Paris aux villes des Pays-Bas sont les axes commerciaux majeurs de l’Europe médiévale. La frontière y prend la forme d’un seuil, matérialisé par un arbre planté au bord de la route et par un bureau de douane. Entre Bapaume et Péronne, sur la route Paris-Arras, le « Tronc Bérenge » jouait ce rôle, planté près de l’abbaye d’Arrouaise57. Dès le xie siècle, cet arbre-frontière marquait la frontière entre Picardie royale et fiefs du nord (Artois, Hainaut). À partir de 1202, il est doublé par le péage de Bapaume, qui devient une des « issues du royaume » pour les marchands. Aux xiiie et xive siècles, le point est fréquemment pris pour la ligne : passer l’arbre signifie changer de pays. Les coutumes du nord de la France définissent l’aubain (l’étranger) comme celui qui est « né outre le Tronc Bérenger ». Au xviiie siècle, l’arbre est mort mais Cassini connaît encore une Motte Bérenger à son emplacement. On a donc là un arbre symbole d’un seuil important, sur une période de 700 ans, avant son oubli, suivi de la destruction du site par l’autoroute A1. Or, à son échelle, cet arbre a eu une épaisseur historique égale à celle des Quatre Rivières : il y avait une légende du Tronc-Bérenger, ou plutôt des strates de légendes. En 1442, le duc de Bourgogne fait faire une enquête sur les tarifs du péage de Bapaume. L’enquête est précédée par un récit des origines. C’est le clerc du péage lui-même, Thomas Plucquel, qui raconte :
Autrefois, selon ce que nous avons appris de nos prédécesseurs, il n’y avait de que des forêts entre Lens et Péronne, où passe la grande route de la France à la Flandre. C’est par là que transitaient toutes les marchandises qui allaient d’un pays à l’autre. Le chemin était dangereux, car il y avait de nombreux voleurs dans ces forêts, notamment un bandit appelé Bérenger, qui demeurait au Tronc Bérenger, près de l’abbaye d’Arrouaise. La plupart des biens et des marchands qui passaient étaient attaqués58.
Les marchands auraient ensuite obtenu l’intervention du comte Baudouin II de Hainaut, qui rasa la forêt et fonda Bapaume pour chasser les bandits (« rebours », « gayans ») ; en échange, ses successeurs lèvent le péage et leurs sergents protègent la route jusqu’à l’arbre. Il est rare de voir des officiers subalternes raconter ainsi la légende de leur administration. Dans cette enquête ducale, le prédécesseur de Philippe le Bon apparaît comme un héros civilisateur ; le péage est le prix de la paix. D’où ce récit peut-il bien venir ? La réponse est à chercher chez les Bollandistes. Au viie siècle, deux frères irlandais, Luglius et Luglianus, partis en pèlerinage à Rome auraient été martyrisés en Artois par trois frères bandits, Bovo, Exelmus et Berengerius59. À la fin du xiie siècle, Gautier, abbé d’Arrouaise, réécrit la Vita des deux saints dans le cartulaire de l’abbaye. Il déplace alors leur légende : Arrouaise est construite à côté d’un tumulus qui est la tombe d’un des bandits, Bérenger. Sur la tombe pousse un arbre : c’est le Tronc-Bérenger. Au xve siècle, la légende hagiographique est sécularisée : le péager réécrit à son tour l’histoire de Bérenger en la rattachant à la frontière politique. Les officiers ont remplacé les bandits sur les lieux de leurs forfaits et aussi les moines dans la transmission de la mémoire ; les abbayes ne sont plus que les sites des douanes de Philippe le Bon. Mais l’espace et le temps s’organisent encore autour du Tronc-Bérenger.
La frontière sud de l’Artois est donc aussi importante dans l’esprit des Artésiens que la frontière nord. Celle-ci, le long de la rivière de la Lys, les englobe dans la souveraineté royale et les sépare des peuples qui ne parlent pas français ; la frontière sud, grand seuil peuplé de légendes, les sépare du domaine royal et de ses impôts et les englobe dans la grande principauté bourguignonne. Leur identité est bien frontalière, constituée par une double fidélité et l’appartenance à deux ensembles, au sein du faisceau des limites du royaume.
Conclusion : le sens de la frontière
A la fin du Moyen Âge, il y a trois sortes de frontières en France. Il y a des fronts lors des guerres, notamment entre Français et Anglais, ou plutôt entre les armées des rois de France concurrents. Il y a aussi une limite de juridiction, celle des Quatre Rivières, respectée par les deux rois concurrents, qui se battent pour le même trône dans des limites communes. Il y a enfin une limite entre le pouvoir monarchique et celui des princes.
Or le royaume se définit comme le territoire des Quatre Rivières : entre le front, le pouvoir et la juridiction, prime la juridiction. Le pouvoir d’État n’est pas défini par la guerre ni par le pouvoir de contraindre, mais par l’exercice de la souveraineté judiciaire. Tel est le portrait que les Capétiens entendent donner d’eux-mêmes : des rois de justice héritiers de Charlemagne. Telle est donc la définition de la France qu’ils promeuvent et construisent, de l’idée du xiiie siècle à la réalité nationale du xve siècle. Au xvie siècle, l’affrontement acharné entre Charles Quint et François Ier transforme la nature du pouvoir capétien : la limite est désormais définie comme une ligne de front. Le paradigme de la justice cède à celui de la puissance, les rois devenant les maîtres de tout leur royaume, au prix de la perte de la Flandre et de l’Artois.
Mais ces définitions d’État n’épuisent pas la vie de la frontière, qui concerne les hommes plus encore que la terre. Énoncées par l’État, elles sont sur le terrain fixées avec les communautés locales, maîtresses de leurs finages. Jusqu’au xviie siècle, l’espace administratif est un puzzle : on peut changer la propriété des pièces mais pas redécouper celles-ci. Les riverains manipulent la frontière, en souffrent ou en profitent, mais elle n’existe pas sans eux.
La limite, construite comme le lieu de contrôle par le pouvoir, est aussi un lieu de dialogue. Les sujets participent à la mémoire de l’État, d’abord comme dépositaires du savoir concret des limites, ensuite par la coutume qui fait vivre les institutions. Lieu de tensions, elle est enfin lieu de négociation quand elle joue son rôle : au Moyen Âge, séparer n’est pas tant cloisonner que distinguer l’intérieur de l’extérieur, et donc ainsi assurer la paix.